Évangile de Jésus Christ selon saint Matthieu
En ces jours-là, surgit Jean le Baptiste, qui annonce dans le désert de Judée : « Changez de vie, car le royaume des Cieux est imminent. » Jean est celui qu’annonçait la parole prononcée par le prophète Isaïe : Voix de celui qui appelle dans le désert : Préparez la route du Seigneur, aplanissez ses chemins.
Lui, Jean, était vêtu d’un habit de poils de chameau, avec une ceinture de cuir autour de la taille ; il se nourrissait de sauterelles et de miel sauvage. Alors Jérusalem, toute la Judée et toute la contrée du Jourdain venaient vers lui, et ils recevaient de lui le baptême dans le Jourdain en confessant leurs péchés. Voyant de nombreux pharisiens et sadducéens venir à son baptême, il leur déclara : « Progéniture de vipères ! Qui vous a montré comment échapper à la colère imminente ? Portez donc un fruit qui témoigne de votre conversion. Ne vous dites pas en vous-mêmes : ‘Nous avons Abraham pour père’ ; car, je vous l’affirme : de ces pierres, Dieu peut susciter des descendants à Abraham. Déjà la hache est posée à la racine des arbres : tout arbre qui ne donne pas de bons fruits sera abattu et jeté au feu.
Moi, je vous baptise dans l’eau, pour la conversion. Mais celui qui vient après moi est plus puissant que moi, et je ne mérite pas de délier ses sandales. Lui vous baptisera dans l’Esprit Saint et le feu. Il tient dans sa main la pelle à vanner, il va purifier son aire de battage, et il rassemblera son blé dans le grenier ; quant à la balle, il la consumera dans un feu inextinguible. »
Embrasser la conversion radicale : quand Jean le Baptiste bouscule nos certitudes
Redécouvrir l’urgence spirituelle de l’Avent à travers la prédication prophétique du désert.
Dans le désert de Judée résonne un cri qui traverse les siècles : « Convertissez-vous ! » Ce n’est pas une suggestion polie, c’est un appel vibrant qui secoue les fondations de notre confort spirituel. Jean le Baptiste nous confronte à une vérité dérangeante : le royaume de Dieu frappe à la porte, et nous ne sommes peut-être pas prêts. Cette parole, loin d’être un vestige poussiéreux du passé, pulse d’une actualité brûlante pour nos vies aujourd’hui.
Nous explorerons d’abord le contexte explosif de la prédication de Jean, puis nous plongerons dans son message de conversion qui refuse toute complaisance. Nous découvrirons ensuite comment cet appel façonne concrètement notre quotidien, avant d’en saisir la portée théologique profonde. Enfin, nous affronterons les résistances contemporaines à cette exigence radicale, pour finir dans la prière et l’action.
Le prophète surgit : Jean le Baptiste dans son décor brut
Jean le Baptiste n’apparaît pas n’importe où ni n’importe quand. Le désert de Judée, cette étendue aride à quelques kilomètres de Jérusalem, devient le théâtre d’une révolution spirituelle. Matthieu situe cet événement « en ces jours-là », une formule volontairement vague qui crée un pont entre les temps anciens et notre époque. Le désert n’est pas un choix anodin : dans la mémoire juive, c’est le lieu de la rencontre avec Dieu, celui de l’Exode où Israël a été façonné en peuple.
Jean incarne la rupture totale avec les structures religieuses établies. Contrairement aux prêtres du Temple avec leurs vêtements somptueux, il porte des poils de chameau et une ceinture de cuir, exactement comme Élie le prophète (2 Rois 1, 8). Ce n’est pas un hasard : Jean s’inscrit délibérément dans la lignée prophétique. Son alimentation – sauterelles et miel sauvage – souligne son détachement radical des conventions sociales. Il vit de ce que le désert offre, totalement libre des dépendances du système.
La citation d’Isaïe 40, 3 que Matthieu applique à Jean est fondamentale. Dans son contexte original, ce passage annonçait le retour d’exil de Babylone, quand Dieu allait reconduire son peuple à Jérusalem. Matthieu réutilise cette prophétie pour signaler un nouvel exode, une nouvelle libération. Jean prépare le chemin non pour un roi terrestre, mais pour le Seigneur lui-même qui vient visiter son peuple. « Préparer le chemin » évoque les travaux routiers entrepris avant la visite royale : il faut aplanir les obstacles, combler les ravins, redresser les courbes.
L’affluence vers Jean est stupéfiante : « Jérusalem, toute la Judée et toute la région du Jourdain » accourent. Cette hyperbole matthéenne souligne l’impact extraordinaire de sa prédication. Les gens ne viennent pas en curieux, mais en pénitents : ils se font baptiser « en reconnaissant leurs péchés ». Le baptême de Jean n’est pas le baptême chrétien que nous connaissons, c’est un geste prophétique de purification qui exprime publiquement le désir de changement. L’eau du Jourdain, fleuve chargé de symbolisme depuis Josué, devient le lieu où Israël recommence son histoire.
Mais voici que l’atmosphère se durcit. Les pharisiens et les sadducéens – deux groupes religieux opposés sur presque tout mais unis dans leur prétention – se présentent. Jean ne mâche pas ses mots : « Engeance de vipères ! » L’expression est brutale, viscérale. Elle désigne des êtres venimeux, dangereux, dont la nature même est corrompue. Ces leaders religieux pensent peut-être fuir le jugement à venir par un simple rituel, mais Jean démasque leur hypocrisie.

Conversion ou catastrophe : l’urgence du choix décisif
Le message de Jean tient en une phrase explosive : « Convertissez-vous, car le royaume des Cieux est tout proche. » Décortiquons cette bombe théologique. Le verbe « convertissez-vous » traduit le grec metanoeite, qui signifie littéralement « changez votre intelligence », « transformez votre façon de penser ». Ce n’est pas un regret superficiel ou une amélioration cosmétique, c’est une révolution intérieure, un retournement complet de perspective.
Le « car » (gar en grec) établit une causalité logique : la conversion n’est pas optionnelle, elle est rendue nécessaire par la proximité du royaume. Et justement, « le royaume des Cieux est tout proche » (eggiken) : le verbe au parfait grec indique une action passée dont les effets perdurent. Le royaume s’est approché et demeure proche. C’est imminent, pressant, urgent. Il n’y a plus de temps à perdre dans les tergiversations.
Cette urgence explique la violence des images que Jean emploie. « La cognée se trouve à la racine des arbres » : ce n’est pas une menace lointaine, c’est une action en cours. Le bûcheron est déjà là, la hache est levée. L’arbre qui ne produit pas de fruits sera coupé « et jeté au feu ». Jean ne parle pas d’un feu purificateur doux, mais d’un feu destructeur. L’image agricole est claire : les arbres stériles n’ont pas leur place dans le verger de Dieu.
Mais que signifie « produire un fruit digne de la conversion » ? Jean réclame des actes concrets, des transformations visibles. Il ne suffit pas de dire « je me convertis », encore faut-il que la vie entière en témoigne. C’est ici que Jean torpille la sécurité religieuse des juifs de son temps : « N’allez pas dire en vous-mêmes : ‘Nous avons Abraham pour père’ ». L’appartenance ethnique ou religieuse, même légitime, ne garantit rien. Dieu peut « des pierres que voici » faire surgir des enfants à Abraham.
Cette déclaration est révolutionnaire. Jean annonce que le critère d’appartenance au peuple de Dieu va changer. Ce ne sera plus la descendance biologique mais la conformité du cœur et de la vie à la volonté divine. Les « pierres » – peut-être une allusion aux païens considérés comme durs et insensibles – peuvent devenir enfants d’Abraham par la foi et la conversion. Paul développera magistralement cette théologie dans Romains 4 et Galates 3.
Le contraste entre le baptême de Jean et celui que donnera le Messie est saisissant. « Moi, je vous baptise dans l’eau, en vue de la conversion » : Jean se présente comme un simple serviteur dont le geste rituel appelle au changement. Mais « celui qui vient derrière moi est plus fort que moi, et je ne suis pas digne de lui retirer ses sandales ». L’humilité de Jean atteint son sommet. Retirer les sandales était le travail d’un esclave, et Jean se juge même indigne de ce service minimal.
« Lui vous baptisera dans l’Esprit Saint et le feu » : voilà la promesse formidable. Le baptême messianique ne sera pas un simple geste symbolique externe, mais une immersion totale dans la puissance transformatrice de l’Esprit. Le « feu » ici a une double fonction : purification et jugement. L’Esprit-feu consume ce qui est impur et illumine ce qui est vrai. Cette promesse s’accomplira à la Pentecôte, quand les langues de feu descendront sur les disciples.
L’image finale du vanneur complète le tableau. Le paysan utilise une pelle pour lancer le grain battu en l’air : le vent emporte la paille légère tandis que le grain lourd retombe. Le Messie accomplira ce tri ultime : le grain – ceux qui ont produit du fruit – sera « amassé dans le grenier », tandis que la paille – les stériles, les hypocrites – sera « brûlée au feu qui ne s’éteint pas ». Cette expression terrible évoque le jugement définitif, irrévocable.
Les trois piliers de la transformation authentique
Reconnaître honnêtement notre condition spirituelle réelle
La première étape de toute conversion véritable consiste à sortir du déni. Les pharisiens et sadducéens que Jean apostrophe illustrent parfaitement cette autosatisfaction religieuse qui empêche tout progrès spirituel. Ils viennent au baptême, peut-être par conformisme social ou par superstition, mais sans reconnaissance authentique de leur besoin. Jean dévoile leur imposture : ils croient pouvoir négocier avec Dieu, présenter leurs titres (descendants d’Abraham) comme un sauf-conduit.
Nous reproduisons ce schéma constamment. Combien de fois nous appuyons-nous sur notre héritage chrétien, notre baptême d’enfant, notre régularité à la messe, notre générosité financière, comme si ces éléments nous dispensaient d’une confrontation honnête avec nos zones d’ombre ? Jean nous force à regarder en face nos compromissions, nos hypocrisies, nos duretés de cœur. Reconnaître ses péchés, comme le faisaient ceux qui venaient au baptême du Jourdain, c’est accepter la vulnérabilité d’une lucidité sans faux-fuyants.
Cette reconnaissance ne peut être superficielle. Elle exige ce que les Pères du désert appelaient le « don des larmes », cette capacité à pleurer sur notre condition et sur le mal que nous avons causé. Ce n’est pas du masochisme morbide, c’est une souffrance féconde qui ouvre à la guérison. Tant que nous minimisons notre péché, nous ne pouvons accueillir la grâce. Comme l’a dit saint Augustin : « Dieu donne où il trouve des mains vides. »
La reconnaissance honnête de notre état implique aussi d’abandonner nos comparaisons rassurantes. « Au moins, je ne suis pas comme untel » est une stratégie pharisaïque classique. Jean ne laisse aucune place à ce relativisme moral. Devant Dieu, nous sommes tous convoqués à la même exigence de sainteté. Le thermomètre n’est pas la moyenne des comportements sociaux mais la perfection de l’amour divin.
Concrètement, cela pourrait se traduire par un examen de conscience régulier qui ne se contente pas de lister des actes isolés mais qui interroge nos orientations profondes. Où va vraiment mon cœur ? Qu’est-ce que j’idolâtre de fait, même si je proclame servir Dieu ? Quelles relations ai-je empoisonnées par mon égoïsme ? Dans quels domaines suis-je prisonnier de l’opinion des autres ? Ces questions, posées dans la prière, déchirent le voile de l’illusion.
Produire des fruits tangibles qui attestent le changement intérieur
Jean ne se contente pas d’exhorter au repentir émotionnel, il réclame « un fruit digne de la conversion ». Le singulier est significatif : il s’agit d’un fruit global qui englobe toute notre vie, pas d’actions isolées. Ce fruit se manifeste dans notre façon de traiter notre conjoint, de gérer notre argent, de parler de ceux qui nous ont blessés, de réagir face à l’injustice, de considérer les pauvres.
Les Évangiles regorgent d’exemples de fruits concrets. Zachée qui restitue le quadruple de ce qu’il a volé (Luc 19). La femme pécheresse qui lave les pieds de Jésus de ses larmes (Luc 7). Le fils prodigue qui retourne vers son père (Luc 15). Ces récits montrent que la conversion authentique se traduit par des gestes coûteux, des renoncements réels, des réconciliations effectives.
Nos fruits se révèlent particulièrement dans les relations horizontales. On peut avoir une vie de prière impressionnante mais traiter son personnel domestique avec mépris. On peut être généreux envers l’Église mais impitoyable envers un débiteur. Jean démasque ces incohérences. Le fruit authentique est holistique : il colore tous les aspects de notre existence. Comme le disait saint Jacques : « La foi sans les œuvres est morte » (Jacques 2, 17).
Produire du fruit implique aussi la patience et la persévérance. Un arbre ne devient pas fructueux du jour au lendemain. Il y a des saisons de croissance invisible, des moments de taille douloureuse, des périodes de sécheresse. Notre culture de l’instantané nous rend impatients envers nos propres processus de transformation. Mais Dieu, le vigneron patient, travaille à long terme. L’essentiel est que la trajectoire générale de notre vie s’oriente vers plus de conformité au Christ.
Pratiquement, identifions un domaine concret où notre conversion doit se matérialiser. Peut-être est-ce le pardon à accorder à quelqu’un qui nous a profondément blessés. Peut-être est-ce un changement dans notre gestion financière pour être plus généreux. Peut-être est-ce la décision de rompre avec une relation toxique qui nous éloigne de Dieu. Peut-être est-ce l’engagement à consacrer du temps aux pauvres. Le fruit de la conversion porte un nom et une adresse précis.
Accueillir le baptême dans l’Esprit et le feu qui transfigure
Jean annonce que le Messie baptisera « dans l’Esprit Saint et le feu ». Cette promesse dépasse infiniment ce que nous pouvons produire par nos propres efforts. La conversion, pour être complète, doit culminer dans une rencontre transformante avec l’Esprit vivant de Dieu. Ce n’est pas nous qui nous transformons par volontarisme moral, c’est l’Esprit qui nous reconfigure de l’intérieur.
Le baptême dans l’Esprit renvoie à l’événement de la Pentecôte où les disciples, terrés dans le Cénacle, sont soudain remplis d’une force qui les projette dans les rues de Jérusalem pour annoncer le Christ ressuscité. Pierre, qui avait renié Jésus par lâcheté, proclame maintenant courageusement devant les foules. Cette transformation n’est pas le résultat d’un programme de développement personnel, c’est l’œuvre de l’Esprit qui embrase.
Le « feu » dans cette expression a plusieurs résonances. D’abord, c’est le feu purificateur qui consume nos scories comme l’or est purifié au creuset. Ensuite, c’est le feu de la passion et du zèle pour Dieu qui remplace notre tiédeur. Enfin, c’est le feu du jugement qui sépare définitivement ce qui est de Dieu de ce qui lui résiste. Accueillir ce baptême exige donc une disponibilité totale, une acceptation de mourir à soi-même pour renaître à une vie nouvelle.
Dans la tradition chrétienne, ce baptême dans l’Esprit se reçoit sacramentellement à la confirmation, mais il doit aussi devenir une réalité expérientielle continuelle. Nous devons régulièrement demander à être remplis à nouveau de l’Esprit, car nous fuyons constamment, comme des vases percés. La prière du « Veni Creator Spiritus » ou du « Veni Sancte Spiritus » n’est pas un luxe pour mystiques, c’est une nécessité vitale pour tout chrétien qui veut vivre au-delà de ses maigres ressources.
Concrètement, comment nous disposons-nous à ce baptême dans l’Esprit ? Par la prière d’invocation humble et insistante. Par les sacrements, particulièrement l’Eucharistie qui est toujours une Pentecôte nouvelle. Par la docilité aux motions intérieures que nous percevons. Par la fréquentation de la Parole de Dieu qui est « inspirée » (theopneustos, littéralement « soufflée par Dieu »). L’Esprit ne se donne pas à ceux qui le manipulent mais à ceux qui l’implorent avec foi.

Quand la conversion façonne nos choix quotidiens
L’appel à la conversion que lance Jean résonne dans toutes les sphères de notre existence. Il ne s’agit pas d’un ajustement superficiel mais d’une refonte totale de nos priorités, de nos valeurs, de nos relations. Examinons concrètement comment cette exigence se décline.
Dans notre vie relationnelle, la conversion se manifeste par la recherche active de réconciliation avec ceux que nous avons blessés ou qui nous ont blessés. Jean réclame des fruits : le premier fruit est peut-être cette démarche humiliante où nous demandons pardon, où nous reconnaissons nos torts sans justifications. C’est aussi apprendre à pardonner non pas une fois mais « soixante-dix fois sept fois », c’est-à-dire sans limite. La rancune entretenue est l’arbre stérile dont parle Jean.
Dans notre rapport à l’argent et aux biens matériels, la conversion exige une libération de l’avarice et une ouverture à la générosité. « N’allez pas dire en vous-mêmes : nous avons Abraham pour père » trouve son écho dans notre tendance à nous rassurer par nos avoirs. La conversion nous pousse à questionner : de quoi ai-je vraiment besoin ? Que pourrais-je partager ? Comment mon train de vie témoigne-t-il du royaume qui vient ? Le riche jeune homme de l’Évangile (Matthieu 19) illustre tragiquement le refus de porter ce fruit.
Dans notre vie professionnelle, la conversion transforme notre éthique. Elle nous rend incapables de compromis avec la malhonnêteté, même « petite ». Elle nous sensibilise à la justice envers nos collaborateurs ou employés. Elle oriente nos ambitions : cherchons-nous à servir ou à dominer ? L’argent que nous gagnons, est-il le fruit d’une contribution réelle à la société ou l’exploitation d’un système injuste ? Ces questions dérangent, mais c’est précisément le rôle de la prédication prophétique.
Dans notre vie ecclésiale, la conversion nous libère de l’hypocrisie que Jean dénonce chez les pharisiens. Cessons de jouer un rôle le dimanche pour vivre autrement en semaine. Cessons de nous cacher derrière des titres (« je suis servant d’autel », « je fais partie du conseil paroissial ») pour éviter l’examen de notre cœur. La vraie piété est celle qui transparaît dans toute notre existence, pas celle qui se réduit à des gestes rituels.
Enfin, dans notre vie citoyenne et politique, la conversion nous rend prophétiques. Jean n’hésite pas à dénoncer l’injustice et l’hypocrisie des autorités religieuses de son temps. Sommes-nous prêts à nous positionner clairement contre les structures d’oppression, même au prix de notre confort ou de notre popularité ? La neutralité complaisante n’est pas une option pour qui a accueilli le royaume proche. Notre engagement pour la justice sociale, pour la dignité des migrants, pour la sauvegarde de la création, tout cela fait partie des « fruits dignes de la conversion ».
Résonances dans la tradition
La figure de Jean le Baptiste a fasciné les Pères de l’Église et les théologiens de toutes les époques. Saint Augustin, dans ses sermons sur l’Avent, présente Jean comme la « voix » qui disparaît quand le « Verbe » apparaît. Jean est tout entier orienté vers un autre. Sa grandeur réside précisément dans son effacement devant le Christ. Cette théologie de la kénose (dépouillement) fait de Jean le modèle de tout ministre de Dieu : diminuer pour que le Christ grandisse.
Les Pères grecs, particulièrement Jean Chrysostome, insistent sur la radicalité de la conversion (metanoia). Pour eux, il ne s’agit pas simplement d’un changement éthique mais d’une transformation ontologique. L’être humain converti devient une « nouvelle création » (2 Corinthiens 5, 17). Le baptême dans l’Esprit et le feu réalise ce que les rites de purification juifs ne pouvaient qu’esquisser : une régénération totale.
La tradition monastique a profondément médité le désert de Jean. Les moines du IVe siècle, fuyant vers les solitudes égyptiennes, se considéraient comme des imitateurs du Baptiste. Le désert devient le lieu de la confrontation avec soi-même et avec Dieu, loin des distractions et des compromis de la société. C’est là, dans l’aridité, que le cœur humain se purifie et que la voix de Dieu peut enfin être entendue. Saint Benoît, dans sa Règle, encourage ses moines à considérer le Carême comme un « retour au désert » spirituel.
Saint Thomas d’Aquin, dans sa Somme Théologique, analyse minutieusement le baptême de Jean. Il explique que ce baptême n’était pas un sacrement au sens chrétien – il ne conférait pas la grâce – mais un signe prophétique qui préparait les cœurs. Sa valeur résidait dans la disposition intérieure qu’il suscitait. Thomas souligne que le baptême chrétien, lui, opère ex opere operato : il communique réellement la vie divine. Cette distinction théologique n’enlève rien à l’importance du baptême johannique comme pédagogie de la conversion.
La théologie réformée, avec Luther et Calvin, a particulièrement valorisé l’appel de Jean à ne pas se fier à ses titres religieux. « Nous avons Abraham pour père » résonne avec la critique protestante des mérites humains devant Dieu. Seule la foi justifie, non l’appartenance institutionnelle ou la performance morale. Jean annonce cette gratuité en démasquant toute auto-justification. Cependant, comme le soulignent les réformés eux-mêmes, la foi authentique produit nécessairement des fruits – exactement ce que réclame Jean.
La théologie de la libération latino-américaine a redécouvert la dimension sociale de la prédication du Baptiste. Sa dénonciation des autorités religieuses corrompues, son appel à un changement radical de vie, sa proximité avec les marginalisés (il vit dans le désert, hors système), tout cela résonne avec l’option préférentielle pour les pauvres. Gustavo Gutiérrez et Leonardo Boff ont souligné que la conversion biblique n’est jamais purement intérieure : elle s’incarne dans des choix politiques et économiques concrets.
Hans Urs von Balthasar, théologien catholique contemporain, médite sur la « sainteté kénotique » de Jean. Il voit en lui l’archétype du témoin qui s’efface totalement devant le témoignage rendu. Cette abnégation absolue, loin d’être une destruction de soi, est la voie royale de la réalisation véritable. En perdant sa vie pour le Christ, Jean la gagne pleinement. C’est le paradoxe évangélique par excellence.
Piste de méditation
Pour intégrer existentiellement le message de Jean, je propose une démarche méditative en plusieurs étapes, à parcourir sur plusieurs jours ou semaines.
Première étape : Entrer dans le désert intérieur. Choisissez un moment et un lieu de silence. Lisez lentement le texte de Matthieu 3, 1-12. Imaginez-vous dans la foule qui accourt vers Jean. Qu’est-ce qui vous pousse vers lui ? Quel cri intérieur vous met en route ? Restez avec cette question sans chercher de réponse rapide.
Deuxième étape : Écouter la voix qui crie. Concentrez-vous sur l’appel : « Convertissez-vous ». Laissez cette parole résonner en vous. À quoi précisément êtes-vous appelé à vous convertir en ce moment de votre vie ? Ne généralisez pas, soyez concret. Peut-être un nom, une situation, une habitude émergera.
Troisième étape : Reconnaître ses péchés. Comme les foules qui confessaient leurs péchés en se faisant baptiser, nommez humblement devant Dieu vos zones d’ombre, vos résistances, vos duretés. Ne vous contentez pas de formules génériques. Dites la vérité de votre cœur. Pleurez si les larmes viennent.
Quatrième étape : Identifier les faux refuges. Qu’est-ce qui, dans votre vie, joue le rôle du « nous avons Abraham pour père » ? Sur quoi vous appuyez-vous faussement pour vous rassurer devant Dieu ? Votre ancienneté dans la paroisse ? Votre générosité financière ? Vos connaissances théologiques ? Laissez Jean ébranler ces sécurités factices.
Cinquième étape : Imaginer un fruit concret. Si votre arbre devait produire un fruit digne de la conversion, à quoi ressemblerait-il ? Soyez précis. Peut-être est-ce une réconciliation à entreprendre, une restitution à faire, un engagement à prendre, une rupture avec une situation malsaine. Décidez d’un acte tangible.
Sixième étape : Implorer le baptême dans l’Esprit. Reconnaissez votre incapacité à vous transformer par vous-même. Demandez humblement et ardemment que l’Esprit Saint vienne vous baptiser, vous embraser, vous purifier. Utilisez la prière traditionnelle : « Viens, Esprit Saint, remplis le cœur de tes fidèles et allume en eux le feu de ton amour. »
Septième étape : Décider et agir. La méditation qui ne débouche pas sur l’action reste stérile. Posez concrètement le geste que vous avez identifié à l’étape cinq. C’est difficile ? C’est normal. Demandez la grâce, mais faites le pas. Le royaume de Dieu est proche, il n’y a plus de temps pour tergiverser.

Défis actuels face à l’appel johannique
Notre époque oppose plusieurs résistances spécifiques au message de Jean le Baptiste. Identifions-les et esquissons des pistes de réponse.
Le relativisme moral ambiant rend difficile l’affirmation que certains comportements sont objectivement mauvais et méritent conversion. Jean parle de « vipères », d’arbres stériles jetés au feu, de paille brûlée. Ce langage sonne intolérablement dur dans une culture qui valorise la tolérance absolue. Comment répondre ? En distinguant la personne de ses actes. Aimer quelqu’un n’implique pas d’approuver tous ses choix. La vérité est un acte d’amour, même quand elle dérange. Comme le dit Benoît XVI, « l’amour sans vérité devient sentimentalisme ».
L’individualisme contemporain résiste à l’idée d’un jugement collectif. « Chacun sa vérité, chacun son chemin » est le mantra moderne. Mais Jean annonce un royaume qui vient pour tous, avec des critères objectifs : produire du fruit ou être coupé. Comment tenir cet universel sans tomber dans l’autoritarisme ? En rappelant que la loi morale naturelle, inscrite dans le cœur humain, transcende les cultures. Certaines choses sont vraies pour tous non par imposition arbitraire mais parce qu’elles correspondent à notre nature profonde créée par Dieu.
Le confort spirituel est peut-être l’obstacle majeur. Nous voulons bien un peu de religion pour agrémenter notre vie, mais pas une conversion radicale qui bouleverse tout. Jean surgit dans le désert, pas dans un salon cosy. Sa prédication est rude, exigeante. Elle appelle à un changement total. Face à cette résistance, il faut oser proclamer que le christianisme authentique n’est pas une spiritualité d’appoint mais une seigneurie totale du Christ sur notre existence. C’est tout ou rien. Comme Jésus le dira : « Qui veut sauver sa vie la perdra » (Matthieu 16, 25).
La culture thérapeutique transforme le péché en simple dysfonctionnement psychologique. On ne parle plus de conversion mais de « développement personnel », de « guérison intérieure », de « réalisation de soi ». Ces réalités ont leur place, mais elles ne remplacent pas la metanoia biblique. Comment réintégrer la dimension du péché sans culpabiliser maladivement ? En comprenant que reconnaître son péché n’est pas se détester mais se voir tel qu’on est, avec lucidité et dans la perspective de l’amour miséricordieux de Dieu. Le péché n’a pas le dernier mot, la grâce oui.
L’urgence consumériste paralyse l’urgence évangélique. Nous sommes pressés par mille sollicitations superficielles, mais l’urgence du royaume nous laisse indifférents. « Le royaume des Cieux est tout proche », clame Jean, mais nous vivons comme s’il n’arrivait jamais. Comment retrouver cette tension eschatologique ? Par la méditation régulière sur notre finitude. Nous allons mourir, peut-être bientôt. Sommes-nous prêts ? Cette perspective, loin d’être morbide, est libératrice. Elle relativise nos agitations et nous recentre sur l’essentiel.
Prière de conversion et consécration
Seigneur Dieu de nos pères, toi qui as envoyé Jean dans le désert pour préparer les chemins de ton Fils, nous voici devant toi, le cœur troublé et l’âme en quête.
Nous reconnaissons notre lenteur à nous convertir, notre attachement à nos certitudes, notre peur du changement radical que tu réclames. Comme les pharisiens et les sadducéens, nous avons souvent cherché à te négocier des compromis, à te présenter nos titres plutôt que nos cœurs.
Pardonne-nous d’avoir mis notre confiance dans nos héritages spirituels, dans nos pratiques religieuses, dans nos bonnes œuvres, comme si tout cela pouvait nous dispenser de l’humble reconnaissance de notre misère. Nous avons dit en nous-mêmes : « Nous sommes baptisés, nous sommes croyants », pensant que cela suffisait.
Nous confessons devant toi nos arbres stériles : ces relations que nous avons empoisonnées par notre égoïsme, ces paroles blessantes que nous avons prononcées sans repentir, ces injustices que nous avons cautionnées par notre silence, ces pauvres que nous avons ignorés, ces pardons que nous avons refusés.
Nous reconnaissons nos faux refuges : l’argent qui nous rassure plus que ta providence, l’opinion des autres qui nous préoccupe plus que ton jugement, le confort qui nous tient plus que ta volonté.
Seigneur, comme ton serviteur Jean criait dans le désert, fais que ta Parole crie dans nos déserts intérieurs. Réveille-nous de notre torpeur spirituelle. Secoue nos fausses sécurités. Embrase-nous de ton feu purificateur.
Nous t’implorons : baptise-nous dans ton Esprit Saint et dans ton feu. Viens consumer en nous tout ce qui n’est pas de toi. Viens allumer en nous le désir ardent de ta sainteté. Viens transformer nos cœurs de pierre en cœurs de chair.
Donne-nous le courage de produire des fruits dignes de la conversion. Aide-nous à poser les actes concrets qui témoigneront de notre changement : cette réconciliation que nous redoutons, ce pardon que nous refusons, cette générosité qui nous coûte, cet engagement qui nous effraie.
Rends-nous semblables à Jean : totalement libres des approbations humaines, radicalement orientés vers toi, capables de diminuer pour que le Christ grandisse, prêts à témoigner de la vérité quel qu’en soit le prix.
Que ta cognée tranche en nous tout ce qui est mort, stérile, pourri. Que ton feu consume notre paille – nos prétentions, nos hypocrisies, nos tiédeurs. Que ta pelle vanne notre existence pour séparer le grain de l’ivraie.
*Nous te consacrons aujourd’hui ces domaines précis de nos vies où tu nous appelles à la conversion : (silence pour que chacun nomme intérieurement).
Fortifie notre volonté chancelante. Soutiens nos résolutions fragiles. Accompagne nos premiers pas hésitants. Et quand nous tomberons – car nous tomberons – relève-nous dans ta miséricorde infinie.
Fais de nous des voix qui crient dans les déserts de ce monde : « Préparez le chemin du Seigneur ! » Rends-nous prophétiques dans nos paroles et dans nos vies. Qu’en nous voyant vivre, les gens reconnaissent que le royaume de Dieu est vraiment proche.
Par le Christ notre Seigneur, celui qui vient et qui baptise dans l’Esprit Saint et le feu. Amen.

Le royaume frappe à la porte, ouvrons-la !
Nous voici au terme de notre parcours avec Jean le Baptiste, mais en réalité au commencement d’un chemin de conversion qui ne s’achève jamais de ce côté de l’éternité. Le message du prophète du désert résonne avec une urgence renouvelée dans notre monde contemporain. « Convertissez-vous, car le royaume des Cieux est tout proche » n’est pas une relique archéologique mais une interpellation brûlante pour aujourd’hui.
Nous avons vu que la conversion authentique exige trois mouvements indissociables : reconnaître honnêtement notre condition spirituelle réelle sans nous cacher derrière nos titres ou nos performances religieuses ; produire des fruits tangibles qui attestent le changement intérieur dans toutes les sphères de notre existence ; accueillir le baptême dans l’Esprit et le feu qui seul peut nous transfigurer au-delà de nos capacités limitées.
Cette conversion n’est pas un événement ponctuel mais un processus continuel. Chaque jour, nous sommes appelés à choisir à nouveau le royaume de Dieu, à nous détourner de nos idoles, à nous laisser purifier par le feu de l’Esprit. Les obstacles sont nombreux – relativisme, individualisme, confort spirituel, culture thérapeutique – mais la grâce de Dieu est plus forte que toutes nos résistances.
Le royaume des Cieux demeure « tout proche ». Cette proximité est à la fois promesse et menace. Promesse car Dieu vient nous sauver, nous libérer, nous transformer. Menace car son arrivée confronte nos compromissions, juge nos stérilités, consume nos hypocrisies. Nous ne pouvons pas rester neutres ou tièdes. Ou nous accueillons activement ce royaume par une conversion radicale, ou nous le refusons passivement par notre inertie, et alors nous risquons d’être coupés comme l’arbre stérile.
Le temps de l’Avent dans lequel nous entrons avec ce texte est précisément le moment liturgique où l’Église nous invite à préparer le chemin, à redresser nos sentiers, à nous disposer à la venue du Seigneur. Ne laissons pas passer cette opportunité de grâce. Identifions concrètement un domaine de notre vie qui nécessite conversion et posons un acte décisif dans les prochains jours.
L’appel final est simple mais exigeant : ouvrons la porte de notre cœur au Roi qui vient. Balayons devant son passage nos encombres et nos résistances. Allumons des lampes sur son chemin par nos œuvres de charité et de justice. Et quand il arrivera, puissions-nous être trouvés veillants, fructueux, embrasés par son Esprit.
Pratique immédiate : sept actions concrètes
- Consacrez trente minutes cette semaine à un examen de conscience approfondi en présence du Seigneur, identifiant précisément un domaine nécessitant conversion radicale dans votre vie actuelle.
- Entreprendrez une démarche de réconciliation avec une personne que vous avez blessée ou qui vous a blessé, même si cela vous coûte humainement, car le fruit de la conversion se manifeste d’abord dans nos relations.
- Identifiez un « faux refuge » sur lequel vous vous appuyez indûment pour vous rassurer devant Dieu, et décidez d’un acte symbolique qui manifeste votre renonciation à cette sécurité illusoire.
- Priez quotidiennement durant l’Avent la séquence « Veni Sancte Spiritus » pour implorer le baptême dans l’Esprit et le feu qui transforme nos cœurs au-delà de nos possibilités naturelles.
- Choisissez un engagement concret de charité ou de justice pour ces semaines précédant Noël : visite à un malade isolé, don significatif à une œuvre, engagement bénévole auprès des démunis, participation à une action de plaidoyer.
- Pratiquez le « désert intérieur » en vous coupant volontairement de certaines sollicitations superflues (réseaux sociaux, télévision, consommation compulsive) pour créer un espace de silence où la voix de Dieu peut se faire entendre.
- Partagez avec au moins une personne votre démarche de conversion et demandez-lui de vous accompagner dans la prière et l’encouragement fraternel, car nous ne nous convertissons jamais seuls mais toujours en Église.
Références
Écritures : Isaïe 40, 1-11 (consolation et préparation du retour) ; Luc 3, 1-18 (version lucanienne de la prédication de Jean) ; Jean 1, 19-34 (témoignage de Jean sur le Christ) ; Actes 2, 1-13 (réalisation de la promesse du baptême dans l’Esprit à la Pentecôte).
Pères de l’Église : Saint Augustin, Sermons sur l’Avent ; Saint Jean Chrysostome, Homélies sur Matthieu ; Saint Grégoire de Nazianze, Discours sur le baptême.
Théologie classique : Saint Thomas d’Aquin, Somme Théologique, III, questions 38-39 (sur Jean Baptiste et son baptême) ; Hans Urs von Balthasar, L’Évangile comme norme et critique de toute spiritualité dans l’Église.
Littérature spirituelle : Charles de Foucauld, Méditations sur les saints Évangiles ; Dietrich Bonhoeffer, Le Prix de la grâce (sur la conversion coûteuse vs la grâce à bon marché) ; Thomas Merton, Semences de contemplation (sur le désert intérieur).
Magistère contemporain : Benoît XVI, Exhortation apostolique Verbum Domini (2010), paragraphes sur la conversion à la Parole ; François, Exhortation apostolique Evangelii Gaudium (2013), chapitres sur la transformation missionnaire de l’Église.
Ouvrages contemporains : Romano Guardini, Le Seigneur, méditations sur la figure du Christ ; Timothy Keller, La raison est pour Dieu (dialogue avec le scepticisme contemporain sur les thèmes du jugement et de la conversion).


