Le Christ sauve tous les hommes (Rm 15, 4-9)

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Lecture de la lettre de saint Paul Apôtre aux Romains

Frères, tout ce qui a été écrit d’avance dans les livres saints l’a été pour notre instruction, afin que, par la persévérance et l’encouragement des Écritures, nous gardions l’espérance. Que le Dieu de la persévérance et de l’encouragement vous accorde d’être en harmonie les uns avec les autres selon le Christ Jésus. Ainsi, d’un même cœur, d’une même voix, vous glorifierez Dieu, le Père de notre Seigneur Jésus Christ.

Accueillez-vous donc mutuellement, comme le Christ vous a accueillis pour la gloire de Dieu. Car je vous l’affirme : le Christ s’est mis au service des Juifs, en raison de la fidélité de Dieu, pour accomplir les promesses faites à nos pères ; quant aux nations païennes, c’est en raison de sa miséricorde qu’elles glorifient Dieu, comme le dit l’Écriture : C’est pourquoi je célébrerai ta louange parmi les nations, je chanterai ton nom.

Accueillir l’universel : quand le Christ brise les murs de la division

Une plongée dans Romains 15 pour découvrir comment l’Écriture nourrit l’espérance et transforme notre manière d’accueillir l’autre.

Dans ce passage de sa lettre aux Romains, Paul déploie une vision révolutionnaire qui résonne encore aujourd’hui avec une puissance inaltérée. Il s’adresse à des communautés déchirées entre Juifs et païens convertis, entre traditions ancestrales et nouveauté de l’Évangile. Son message traverse les siècles pour atteindre tous ceux qui cherchent à vivre une foi authentique dans un monde fragmenté. L’apôtre nous invite à découvrir comment les Écritures anciennes éclairent notre présent, comment la persévérance engendre l’espérance, et surtout comment l’accueil mutuel devient le signe visible de l’œuvre du Christ qui rassemble l’humanité entière.

Nous explorerons d’abord le contexte historique et théologique de ce passage, puis nous analyserons la dynamique entre Écritures, espérance et unité. Nous approfondirons ensuite trois dimensions essentielles : l’accueil comme imitation du Christ, l’universalité du salut, et la transformation communautaire. Enfin, nous puiserons dans la tradition chrétienne et proposerons des pistes concrètes pour incarner ce message.

Le terreau d’une communauté en tension

L’épître aux Romains représente le testament théologique de Paul, écrite vers l’an 57 ou 58, probablement depuis Corinthe, alors qu’il s’apprête à se rendre à Jérusalem. La communauté romaine, qu’il n’a pas fondée et qu’il ne connaît pas personnellement, vit des tensions profondes entre croyants d’origine juive et ceux venus du paganisme. Cette cohabitation difficile reflète une question cruciale pour l’Église naissante : comment ces deux mondes peuvent-ils former un seul corps dans le Christ sans que l’un doive renoncer à son identité au profit de l’autre.

Le passage qui nous occupe se situe dans la section parénétique de la lettre, c’est-à-dire la partie consacrée aux exhortations pratiques. Après avoir développé les grands axes de sa théologie du salut dans les chapitres précédents, Paul aborde maintenant les conséquences concrètes de cette doctrine dans la vie communautaire. Il vient de traiter des questions alimentaires et des jours de fête, sujets brûlants qui divisent la communauté. Les croyants d’origine juive maintiennent des pratiques alimentaires strictes et observent le sabbat, tandis que les pagano-chrétiens ne se sentent pas liés par ces prescriptions.

Ce contexte historique éclaire l’urgence du propos paulinien. L’unité de l’Église ne constitue pas simplement un idéal pieux, mais une nécessité existentielle qui engage la crédibilité même de l’Évangile. Si ceux qui proclament la réconciliation avec Dieu par le Christ ne peuvent eux-mêmes vivre réconciliés, quel témoignage offrent-ils au monde. Paul sait que l’enjeu dépasse largement les questions rituelles ou alimentaires. Il touche au cœur même de la révélation chrétienne : Dieu a-t-il vraiment abattu le mur de séparation entre les peuples, ou l’Évangile reste-t-il prisonnier des catégories anciennes.

L’apôtre commence par affirmer que les Écritures anciennes, celles que nous appelons l’Ancien Testament, ont été écrites pour instruire les croyants de son temps. Cette déclaration peut sembler évidente, mais elle porte une charge théologique considérable. Paul ne dit pas que ces textes appartiennent au passé ou qu’ils concernent uniquement le peuple juif. Au contraire, ils demeurent vivants et pertinents pour tous, Juifs et païens confondus. Les promesses faites aux patriarches, les psaumes de louange, les prophéties d’un rassemblement universel : tout cela conserve une actualité brûlante.

Cette instruction par les Écritures ne vise pas la simple accumulation de connaissances. Elle produit la persévérance et le réconfort, deux réalités indispensables au cheminement de foi. La persévérance désigne cette capacité à tenir bon malgré les épreuves, les incompréhensions, les tentations de découragement. Le réconfort évoque la consolation divine qui soutient le croyant dans les moments difficiles. L’un et l’autre conduisent à l’espérance, cette vertu théologale qui oriente toute l’existence vers la promesse divine.

Paul enchaîne alors avec une prière-souhait caractéristique de son style épistolaire. Il invoque le Dieu de la persévérance et du réconfort pour qu’il donne aux Romains d’être d’accord les uns avec les autres selon le Christ Jésus. Cette formulation mérite attention : l’accord ne naît pas d’un consensus humain ou d’un compromis diplomatique, mais d’un don de Dieu. Plus encore, cet accord doit se modeler sur le Christ lui-même. L’unité chrétienne n’efface pas les différences, mais elle les transcende dans une communion plus profonde.

L’Écriture comme matrice de l’espérance communautaire

Au cœur de ce passage se déploie une dynamique spirituelle d’une richesse insoupçonnée. Paul établit un lien organique entre l’Écriture, la persévérance, le réconfort et l’espérance. Ce n’est pas une simple énumération de vertus chrétiennes, mais la description d’un processus de transformation communautaire qui part de la Parole de Dieu pour aboutir à une louange unanime.

L’Écriture occupe une place fondatrice dans cette dynamique. En affirmant que tout ce qui a été écrit à l’avance l’a été pour notre instruction, Paul opère une révolution herméneutique. Les textes anciens ne sont pas des reliques du passé, mais des paroles vivantes qui s’adressent à chaque génération de croyants. Cette lecture christologique et ecclésiale de l’Ancien Testament permettra aux premiers chrétiens de découvrir partout les traces du Christ et les annonces de son œuvre. Les promesses faites à Abraham trouvent leur accomplissement dans la communauté rassemblée autour du Christ. Les psaumes de louange deviennent la prière de l’Église qui célèbre la miséricorde divine envers tous les peuples.

Cette instruction scripturaire engendre la persévérance, cette vertu si nécessaire dans un contexte d’épreuves et de tensions. Les premiers chrétiens vivaient sous la menace de persécutions, dans des sociétés souvent hostiles. Les tensions internes entre groupes culturels différents auraient pu fragmenter les communautés naissantes. La lecture assidue des Écritures offrait un ancrage, un point de référence stable qui permettait de traverser les tempêtes sans perdre cap. Elle rappelait que Dieu avait toujours été fidèle à ses promesses, qu’il avait déjà délivré son peuple de situations apparemment sans issue.

Le réconfort accompagne cette persévérance. Il ne s’agit pas d’une consolation superficielle qui nierait la réalité des difficultés, mais d’une force intérieure qui jaillit de la certitude d’être aimé et accompagné par Dieu. Les Écritures témoignent sans cesse de cette présence bienveillante qui ne fait jamais défaut. Elles racontent comment Dieu console son peuple dans l’exil, relève celui qui tombe, guérit les cœurs brisés. Cette parole de consolation résonne encore aujourd’hui pour tous ceux qui traversent l’épreuve.

L’espérance couronne ce processus. Elle ne désigne pas un optimisme vague ou une attente passive, mais une certitude ancrée dans les promesses divines. Parce que Dieu s’est montré fidèle par le passé, parce qu’il a accompli en Christ ce qu’il avait annoncé, nous pouvons espérer avec confiance qu’il mènera à son terme l’œuvre commencée. Cette espérance transforme radicalement la manière de vivre le présent. Elle donne sens aux épreuves, motive la persévérance, et ouvre à une joie profonde même au cœur des difficultés.

Paul relie ensuite cette espérance individuelle à l’unité communautaire. Le Dieu qui donne persévérance et réconfort est aussi celui qui permet aux croyants d’être d’accord les uns avec les autres. Cette harmonie ne résulte pas d’un effort humain, mais d’une grâce divine. Le critère de cette unité reste le Christ Jésus lui-même. Il ne s’agit donc pas de gommer les différences ou d’imposer l’uniformité, mais de laisser le Christ devenir le centre de gravité qui attire tous les membres de la communauté.

Cette unité trouve son expression naturelle dans la louange. D’un même cœur et d’une seule voix, la communauté rend gloire à Dieu. L’image est puissante : elle évoque un chœur où chaque voix garde sa particularité tout en s’harmonisant avec les autres pour produire une mélodie unique. Le but ultime de toute la démarche apparaît ici : glorifier Dieu le Père de notre Seigneur Jésus Christ. L’unité chrétienne n’est pas une fin en soi, mais le moyen par lequel la communauté témoigne de la grandeur et de la miséricorde divines.

L’accueil mutuel, reflet de l’accueil du Christ

Paul passe maintenant de la théorie à la pratique avec une exhortation directe qui constitue le pivot éthique de tout le passage. Accueillez-vous les uns les autres comme le Christ vous a accueillis pour la gloire de Dieu. Cette phrase courte contient une densité théologique et pratique remarquable. Elle établit un lien indissoluble entre l’expérience de l’accueil divin et le devoir d’accueillir l’autre.

Le verbe accueillir porte ici une signification riche qui dépasse la simple politesse ou l’hospitalité conventionnelle. Il évoque l’attitude de Dieu lui-même envers l’humanité pécheresse. Alors que nous étions pécheurs, étrangers, exclus, le Christ nous a accueillis sans condition préalable. Il n’a pas attendu que nous devenions dignes, que nous nous conformions à des critères, que nous prouvions notre valeur. Son accueil précède toute transformation et rend celle-ci possible.

Cet accueil du Christ revêt plusieurs dimensions qu’il convient d’explorer. D’abord, il se manifeste dans l’incarnation elle-même. Le Fils de Dieu n’a pas jugé bon de maintenir une distance prudente avec l’humanité déchue. Il a assumé notre condition, partagé notre existence jusqu’à l’expérience de la mort. Cette proximité radicale constitue déjà un accueil sans précédent. Ensuite, dans son ministère terrestre, Jésus multiplie les gestes d’accueil envers les exclus de son temps : lépreux, publicains, prostituées, Samaritains. Il mange avec les pécheurs, touche les impurs, dialogue avec ceux que la société religieuse rejette. Chacun de ces actes proclame que personne ne se trouve hors d’atteinte de la miséricorde divine.

L’accueil du Christ atteint son sommet dans le mystère pascal. Sur la croix, Jésus accueille même ses bourreaux en priant pour leur pardon. Il ouvre le paradis au criminel crucifié à ses côtés. Sa mort devient le lieu d’un accueil universel qui brise toutes les barrières. La résurrection confirme et scelle cet accueil en inaugurant une humanité nouvelle où les anciennes divisions n’ont plus cours. Désormais, il n’y a plus ni Juif ni Grec, ni esclave ni homme libre, ni homme ni femme, car tous sont un dans le Christ Jésus.

Paul invite les croyants à reproduire cet accueil dans leurs relations mutuelles. L’impératif est sans appel : accueillez-vous les uns les autres. Il ne s’agit pas d’une suggestion aimable, mais d’une exigence qui découle directement de l’Évangile. Celui qui a été accueilli par le Christ ne peut refuser d’accueillir son frère ou sa sœur dans la foi. Le refus d’accueillir reviendrait à nier la grâce reçue, à se comporter comme le serviteur impitoyable de la parabole qui, ayant été pardonné d’une dette énorme, refuse de pardonner à son compagnon une somme dérisoire.

Cet accueil mutuel doit s’inspirer de l’accueil du Christ. Il ne s’agit donc pas d’un geste condescendant par lequel les forts toléreraient les faibles, ou d’un accommodement tactique pour préserver une paix superficielle. L’accueil chrétien authentique reconnaît dans l’autre un frère ou une sœur pour qui le Christ est mort, quelqu’un d’infiniment précieux aux yeux de Dieu. Il implique le respect de la conscience d’autrui, même lorsqu’elle diffère de la nôtre sur des points secondaires. Il demande de renoncer à juger ou à mépriser celui qui pense ou agit différemment sur des questions où l’Évangile laisse une liberté.

La finalité de cet accueil mutuel apparaît dans la formule pour la gloire de Dieu. Ici se dévoile le but ultime de toute l’éthique chrétienne. Il ne s’agit pas simplement de faciliter la cohabitation dans les communautés, ni même de créer une atmosphère chaleureuse et fraternelle, aussi importantes que soient ces dimensions. L’enjeu dépasse l’harmonie humaine pour toucher au témoignage rendu à Dieu. Quand les croyants s’accueillent mutuellement à l’image du Christ, ils manifestent au monde la réalité de l’amour divin. Leur unité dans la diversité devient un signe visible de l’œuvre de réconciliation accomplie par le Christ. Elle proclame que Dieu a vraiment le pouvoir de rassembler ce que le péché avait dispersé, de faire communion là où régnait la division.

Fidélité aux Juifs, miséricorde pour les nations

Paul approfondit maintenant sa réflexion en explicitant le double mouvement par lequel le Christ réalise le dessein universel de Dieu. Cette section révèle la manière dont l’apôtre articule continuité et nouveauté, promesses anciennes et accomplissement présent. Le Christ s’est fait serviteur des Juifs en raison de la fidélité de Dieu, pour réaliser les promesses faites aux pères. Cette affirmation rappelle que l’Évangile ne surgit pas du néant, mais s’inscrit dans une histoire sainte millénaire.

La figure du Christ serviteur mérite attention. Paul n’utilise pas les titres glorieux de Seigneur ou de Fils de Dieu, mais le terme humble de serviteur. Ce choix vocabulaire n’est pas anodin. Il évoque le mystère de l’incarnation et de l’abaissement volontaire du Fils. Il rappelle aussi les poèmes du Serviteur souffrant dans le prophète Isaïe, ces textes qui annoncent un personnage énigmatique qui porte les péchés de beaucoup et justifie les multitudes par sa connaissance. En se faisant serviteur, le Christ accomplit pleinement sa mission rédemptrice.

Ce service s’adresse d’abord aux Juifs, non par exclusion des autres peuples, mais parce que l’histoire du salut passe par Israël. Dieu a choisi Abraham et sa descendance pour en faire l’instrument de sa bénédiction universelle. Il leur a fait des promesses solennelles, répétées aux patriarches, confirmées par l’alliance sinaïtique, rappelées par les prophètes. Ces promesses concernaient une descendance nombreuse, une terre, mais surtout une bénédiction qui s’étendrait à toutes les nations de la terre. La fidélité de Dieu exigeait que ces promesses trouvent leur accomplissement. Le Christ vient donc d’abord vers les brebis perdues de la maison d’Israël pour honorer l’engagement divin.

Cette priorité chronologique d’Israël ne signifie nullement son exclusivité. Paul l’affirme immédiatement : quant aux nations, c’est en raison de sa miséricorde qu’elles rendent gloire à Dieu. Le fondement théologique diffère. Pour les Juifs, c’est la fidélité de Dieu à ses promesses anciennes. Pour les païens, c’est la miséricorde pure, la grâce gratuite qui accorde à ceux qui n’avaient aucun droit ce qui était promis à d’autres. Cette distinction ne crée pas de hiérarchie, mais reconnaît simplement la pédagogie divine progressive.

La miséricorde divine envers les nations manifeste la gratuité absolue du salut. Les païens n’avaient reçu ni les promesses ni la Loi. Ils vivaient dans l’ignorance du vrai Dieu, adorant des idoles. Selon la logique humaine, ils auraient dû rester étrangers au salut. Mais Dieu, riche en miséricorde, décide de les inclure dans son dessein de salut. Cette inclusion ne résulte pas de leurs mérites, de leurs efforts, de leur sagesse. Elle découle uniquement de la bonté surabondante de Dieu qui veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité.

Paul cite alors un texte qui provient probablement du psaume 18 : C’est pourquoi je proclamerai ta louange parmi les nations, je chanterai ton nom. Cette citation scripturaire ne constitue pas un simple ornement rhétorique. Elle prouve que l’inclusion des païens était déjà inscrite dans les Écritures anciennes. David, roi d’Israël, annonçait qu’il louerait Dieu parmi les nations. Cette perspective universaliste traverse toute la Bible hébraïque, depuis la promesse à Abraham que toutes les familles de la terre seraient bénies en lui, jusqu’aux visions prophétiques d’un pèlerinage des nations vers Jérusalem.

La louange des nations devient ainsi l’accomplissement du dessein divin. Juifs et païens réunis rendent gloire au Dieu unique. Cette chorale universelle réalise ce que les prophètes avaient entrevu : un jour où tous les peuples reconnaîtraient le Dieu d’Israël comme le seul vrai Dieu. Mais cette reconnaissance ne se fait pas par contrainte ou domination. Elle jaillit de la gratitude pour la miséricorde reçue. Les païens ne deviennent pas des Juifs. Ils gardent leur identité propre tout en étant greffés sur l’olivier franc qu’est Israël. Cette greffe miraculeuse produit un arbre nouveau où les branches naturelles et les branches sauvages portent ensemble le même fruit de louange.

L’apôtre établit ainsi un équilibre remarquable entre continuité et nouveauté. La fidélité de Dieu envers Israël et sa miséricorde envers les nations ne s’opposent pas mais se complètent. Les promesses faites aux pères trouvent leur plein accomplissement dans l’intégration des païens. Loin de trahir Israël, le Christ réalise sa vocation la plus profonde : être lumière des nations et salut jusqu’aux extrémités de la terre. Cette vision paulinienne interdit tout supersessionisme qui prétendrait que l’Église aurait remplacé Israël. Elle rejette aussi tout particularisme qui limiterait le salut à un seul peuple. La vérité se situe dans cette tension féconde où Dieu honore ses engagements anciens tout en déployant une miséricorde qui embrasse l’humanité entière.

Le Christ sauve tous les hommes (Rm 15, 4-9)

Une communion qui transcende les identités

Cette section nous plonge au cœur d’une réalité qui bouleverse les catégories habituelles de la pensée humaine. Paul ne propose pas simplement une coexistence pacifique entre groupes différents, ni même un dialogue interreligieux avant la lettre. Il annonce l’émergence d’une communauté radicalement nouvelle où les barrières les plus solides de l’Antiquité se trouvent abolies. L’audace de cette vision ne peut se mesurer qu’en considérant la profondeur du fossé qui séparait Juifs et païens dans le monde antique.

Pour un Juif pieux du premier siècle, les païens demeuraient impurs par nature. Le contact avec eux souillait. Manger à leur table violait les prescriptions alimentaires. Les épouser constituait une abomination. Cette séparation ne relevait pas du simple préjugé culturel, mais d’une conviction religieuse enracinée dans la Torah. Dieu lui-même avait ordonné à Israël de se tenir à l’écart des nations pour ne pas se laisser contaminer par l’idolâtrie. Les barrières érigées visaient à protéger la sainteté du peuple élu. De leur côté, les païens cultivés méprisaient souvent les Juifs pour leur particularisme, leurs coutumes étranges, leur refus de vénérer les dieux de l’Empire. Les tensions pouvaient dégénérer en violences, comme en témoignent plusieurs épisodes rapportés par les historiens antiques.

Dans ce contexte explosif, Paul proclame une révolution. Le Christ a fait tomber le mur de séparation. Son œuvre réconciliatrice ne concerne pas seulement les individus et Dieu, mais aussi les groupes humains entre eux. En mourant sur la croix, il a aboli la Loi des ordonnances avec ses prescriptions, créant en lui-même un homme nouveau à partir des deux. Cette création nouvelle ne supprime pas les identités particulières, mais elle les relativise et les transcende dans une identité plus fondamentale : celle de fils et filles de Dieu par adoption.

La communauté chrétienne primitive expérimentait concrètement cette nouveauté radicale. Des Juifs observants partageaient le repas avec des païens convertis. Ensemble ils formaient un seul corps, buvaient à un seul Esprit. Cette communion concrète, visible, vécue au quotidien, témoignait de la puissance transformatrice de l’Évangile mieux que tous les discours. Elle démontrait que Dieu accomplissait réellement ce qu’il avait promis : rassembler les enfants dispersés, faire de tous les peuples un seul troupeau sous un seul berger.

Cette unité ne s’obtenait pas sans tensions ni conflits. Les chapitres précédents de Romains l’attestent. Certains jugeaient les pratiques des autres. Certains méprisaient ceux qu’ils considéraient comme faibles dans la foi. Des questions pratiques soulevaient des désaccords : peut-on manger de la viande sacrifiée aux idoles, observe-t-on le sabbat, suit-on les prescriptions alimentaires de la Torah. Paul refuse de trancher ces questions par un décret autoritaire. Il préfère éduquer les consciences, élever le débat, rappeler les principes fondamentaux qui doivent guider le discernement.

Le principe suprême reste l’amour mutuel enraciné dans l’amour du Christ. Celui qui mange ne doit pas mépriser celui qui ne mange pas. Celui qui s’abstient ne doit pas juger celui qui mange. Chacun agit selon sa conscience devant Dieu. Mais cette liberté trouve sa limite dans le souci de ne pas blesser la conscience du frère faible. L’amour conduit à renoncer volontairement à ses droits légitimes pour ne pas devenir une pierre d’achoppement. Cette éthique de la charité fraternelle dépasse infiniment le légalisme étroit et l’individualisme libertaire.

L’harmonie communautaire visée par Paul ne résulte pas d’un nivellement par le bas où chacun abandonnerait ses convictions pour un consensus mou. Elle naît d’une conversion profonde où chacun apprend à regarder l’autre avec les yeux du Christ. Celui que je serais tenté de rejeter à cause de ses pratiques différentes reste quelqu’un pour qui le Christ est mort. Cette seule considération devrait transformer radicalement mon attitude. Comment pourrais-je mépriser ou exclure celui que le Christ a jugé digne de mourir pour lui. Comment oserais-je ériger des barrières que le Christ a abattues au prix de son sang.

La louange commune couronne cette démarche d’unité. D’un même cœur, d’une seule voix, rendant gloire à Dieu : l’image évoque une chorale où chaque voix conserve sa tessiture propre tout en s’harmonisant avec les autres. Le soprano ne devient pas alto, le ténor ne se transforme pas en basse. Mais tous ensemble produisent une polyphonie qui transcende et magnifie chaque voix individuelle. Ainsi dans l’Église, les identités particulières subsistent mais s’ordonnent à un but commun qui les dépasse : glorifier le Père par le Fils dans l’Esprit.

La tradition d’hospitalité chrétienne comme mémoire vivante

Les Pères de l’Église ont médité ce passage avec une profondeur qui continue d’éclairer notre compréhension. Jean Chrysostome, dans ses homélies sur l’épître aux Romains, insistait particulièrement sur la dimension pratique de l’accueil mutuel. Pour lui, la véritable orthodoxie se manifeste moins dans l’adhésion à des formules dogmatiques que dans la charité concrète envers les frères. Il voyait dans l’exhortation paulinienne un appel à transformer les communautés chrétiennes en espaces d’hospitalité radicale où chacun trouve sa place sans conditions préalables.

Augustin d’Hippone explorait la dimension herméneutique du passage. Dans son commentaire, il montrait comment les Écritures anciennes deviennent pour les chrétiens une source inépuisable d’instruction et de consolation. Sa théorie de l’interprétation spirituelle permettait de découvrir le Christ dans toute la Bible hébraïque. Les sacrifices de l’Ancien Testament préfiguraient le sacrifice du Christ. Les prophéties annonçaient sa venue. Les psaumes exprimaient ses sentiments et ceux de son corps mystique qu’est l’Église. Cette lecture christologique unifie les deux Testaments et permet aux chrétiens de s’approprier l’héritage spirituel d’Israël.

La tradition monastique médiévale a particulièrement incarné la vertu d’hospitalité inspirée par ce texte. La règle de saint Benoît prescrit d’accueillir tout hôte comme le Christ lui-même. Cette pratique transformait les monastères en havres de paix pour les voyageurs, les pèlerins, les pauvres. L’hospitalité bénédictine ne distinguait pas entre les personnes selon leur origine sociale, leur religion ou leur nationalité. Tous recevaient le même accueil chaleureux, voyant en chacun le Christ qui vient visiter sa communauté sous les traits de l’étranger.

Les mystiques rhénans comme Maître Eckhart ont médité la dimension théologique de l’unité dans la diversité. Pour Eckhart, l’unité véritable ne supprime pas la multiplicité mais la transfigure. De même que les personnes divines restent distinctes dans l’unité de l’essence divine, les membres de l’Église conservent leur singularité tout en participant à une communion qui les dépasse. Cette analogie trinitaire éclaire la vision paulinienne d’une communauté où Juifs et païens gardent leur identité propre tout en formant un seul corps dans le Christ.

La Réforme protestante a redécouvert l’importance de l’Écriture comme source de consolation et d’espérance. Luther insistait sur le fait que la Bible n’était pas un livre de lois morales mais une parole de grâce qui console les consciences angoissées. Calvin développait une théologie de la persévérance des saints enracinée dans la fidélité immuable de Dieu. Ces intuitions réformées rejoignent la pensée paulinienne sur le rôle des Écritures dans le processus de sanctification communautaire.

La spiritualité contemporaine continue de puiser dans ce passage des inspirations fécondes. Les communautés nouvelles qui émergent dans le catholicisme cherchent à incarner cette vision d’une Église rassemblant des personnes de tous horizons dans une communion fraternelle. Les mouvements œcuméniques s’appuient sur l’exhortation à l’unité pour surmonter les divisions entre chrétiens. Les théologies du dialogue interreligieux trouvent dans la reconnaissance par Paul de la légitimité des deux voies, celle de la fidélité pour Israël et celle de la miséricorde pour les nations, une inspiration pour penser les rapports entre religions.

Chemins spirituels pour une vie transformée

La méditation de ce texte peut s’approfondir selon plusieurs étapes qui conduisent progressivement à une appropriation personnelle et communautaire du message paulinien. Commencer par une lecture priante lente du passage en laissant résonner chaque phrase. Accueillir les mots sans précipitation, en notant ceux qui touchent particulièrement. Cette première étape familiarise avec le texte et permet à la Parole de pénétrer en profondeur.

Puis examiner honnêtement les barrières que nous érigeons entre nous et certaines personnes. Quels préjugés nous habitent. Qui trouvons-nous difficile d’accueillir vraiment. Cette introspection courageuse révèle souvent des zones d’ombre que nous préférerions ignorer. Mais reconnaître ces résistances constitue le premier pas vers leur dépassement. Noter par écrit ces observations peut aider à clarifier la situation.

Ensuite contempler concrètement comment le Christ nous a accueillis personnellement. Se remémorer les moments où nous avons expérimenté sa miséricorde, son pardon, sa présence aimante malgré notre indignité. Laisser monter la gratitude pour cet accueil inconditionnel. Cette contemplation ravive la conscience de la grâce reçue et motive le désir de la transmettre à d’autres.

Dans un quatrième temps, identifier une personne concrète que nous avons du mal à accueillir pleinement. Prier pour elle quotidiennement pendant une semaine en demandant la grâce de la voir avec les yeux du Christ. Chercher activement des occasions de poser un geste d’accueil envers elle, même modeste. Cette pratique transforme progressivement le regard et ouvre le cœur.

Approfondir ensuite la lecture régulière des Écritures comme source de persévérance et d’espérance. Choisir un texte biblique et le méditer chaque jour pendant un mois. Observer comment cette fréquentation assidue de la Parole nourrit la vie spirituelle, console dans les épreuves, fortifie dans les tentations. Tenir un journal spirituel peut aider à repérer les fruits de cette pratique.

S’engager dans une démarche concrète d’accueil au sein de la communauté ecclésiale. Repérer les personnes isolées, nouvelles, différentes. Prendre l’initiative d’un contact, d’une invitation, d’un geste de fraternité. Participer activement aux efforts de la paroisse ou du groupe pour créer un climat d’hospitalité et de communion. Cette dimension communautaire prolonge la conversion personnelle.

Enfin cultiver une prière d’intercession pour l’unité des chrétiens et la paix entre les peuples. Rejoindre les intentions universelles de l’Église en priant pour le rassemblement de l’humanité dans l’amour de Dieu. Cette ouverture du cœur aux dimensions du monde manifeste une authentique filiation divine puisque Dieu lui-même veut le salut de tous.

Une parole qui continue de brûler

Ce passage de l’épître aux Romains déploie une vision dont la force révolutionnaire n’a pas pâli avec les siècles. Paul y articule une théologie de l’Écriture comme parole vivante qui instruit, console et suscite l’espérance. Il fonde l’éthique chrétienne de l’accueil mutuel sur l’expérience de l’accueil inconditionnel dont nous avons bénéficié de la part du Christ. Il montre comment le dessein universel de salut respecte à la fois la fidélité de Dieu envers Israël et sa miséricorde gratuite envers les nations.

L’actualité de ce message frappe avec force dans notre monde contemporain si fragmenté, traversé de tensions identitaires, de replis communautaires, de murs visibles et invisibles. Les communautés chrétiennes elles-mêmes ne sont pas épargnées par ces divisions. Des chrétiens se déchirent sur des questions secondaires, oubliant l’essentiel de l’Évangile. Des Églises se referment sur elles-mêmes au lieu de rayonner l’hospitalité du Christ.

L’appel de Paul résonne donc avec une urgence particulière aujourd’hui. Accueillez-vous les uns les autres comme le Christ vous a accueillis. Cette parole simple contient un programme révolutionnaire qui pourrait transformer nos communautés et, à travers elles, la société tout entière. Imaginez des paroisses où chacun trouverait vraiment sa place quelle que soit son origine, sa condition sociale, son passé. Des groupes de prière où la diversité des sensibilités spirituelles enrichirait la louange commune au lieu de provoquer des conflits. Des mouvements ecclésiaux qui accueilleraient les différences comme des dons de l’Esprit plutôt que comme des menaces.

Cette vision exige un renouvellement profond des mentalités et des pratiques. Elle suppose de renoncer à l’esprit de jugement qui scrute les défauts d’autrui. Elle demande de dépasser les peurs qui nous font nous replier sur nos semblables. Elle invite à un acte de foi radical en la puissance du Christ de rassembler ce que le péché a dispersé. Mais elle promet en retour une joie et une plénitude que nul ne peut ravir, celle de participer dès maintenant au Royaume où toute larme sera séchée et où tous les peuples vivront dans la paix.

L’Église se trouve ainsi placée devant un choix décisif. Soit elle incarne courageusement cette vision paulinienne d’une communion qui transcende les barrières humaines, et alors elle devient signe prophétique de l’humanité réconciliée que Dieu prépare. Soit elle cède aux tentations du repli identitaire et du sectarisme, et alors elle trahit sa mission la plus fondamentale. Chaque communauté locale, chaque croyant porte une part de responsabilité dans cette orientation. Nos choix quotidiens d’accueil ou d’exclusion, d’ouverture ou de fermeture, dessinent le visage de l’Église de demain.

Pratique

Intégrer la lecture quotidienne des Écritures comme source de persévérance et d’espérance, en méditant particulièrement les textes qui parlent de l’accueil et de la miséricorde divines.

Examiner régulièrement les préjugés et barrières que nous érigeons entre nous et certaines personnes, en demandant la grâce de voir chacun avec le regard du Christ.

Poser chaque semaine un geste concret d’accueil envers une personne que nous avons tendance à éviter ou à juger, commençant par de petites attentions authentiques.

Participer activement à la vie communautaire de notre paroisse ou groupe de prière en favorisant un climat d’hospitalité et de respect des différences légitimes.

Cultiver une prière d’intercession quotidienne pour l’unité des chrétiens et la réconciliation entre les peuples, rejoignant ainsi les intentions universelles de l’Église.

Approfondir notre connaissance de l’histoire du salut en étudiant comment les promesses faites à Israël trouvent leur accomplissement dans le mystère du Christ.

Témoigner par notre vie de la possibilité d’une communion authentique qui respecte les particularités de chacun tout en créant une vraie fraternité universelle.

Références

Épître de saint Paul aux Romains, chapitres 14 et 15, pour le contexte immédiat du passage étudié et la compréhension des tensions communautaires à Rome.

Psaume 18, cité par Paul comme témoignage scripturaire de la louange des nations, illustrant la dimension universelle du dessein divin présente déjà dans l’Ancien Testament.

Jean Chrysostome, Homélies sur l’épître aux Romains, pour la lecture patristique insistant sur la dimension pratique de l’accueil mutuel et de la charité fraternelle.

Augustin d’Hippone, commentaires sur l’épître aux Romains et développements sur l’herméneutique spirituelle permettant de découvrir le Christ dans toute l’Écriture.

Règle de saint Benoît, chapitre sur l’hospitalité, pour la tradition monastique d’accueil de tout hôte comme le Christ lui-même, incarnation pratique de l’exhortation paulinienne.

Martin Luther, préfaces aux épîtres pauliniennes, pour la redécouverte réformée de l’Écriture comme parole de grâce consolant les consciences et source de persévérance dans la foi.

Maître Eckhart, sermons sur l’unité et la diversité, pour la méditation mystique de la communion qui respecte la singularité de chacun à l’image de la Trinité divine.

Constitution dogmatique Dei Verbum du Concile Vatican II, pour la théologie catholique contemporaine de la Révélation et de l’Écriture Sainte comme parole vivante adressée à l’Église.

Équipe Via Bible
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