Évangile de Jésus Christ selon saint Luc
En ce temps-là,
Jésus disait à ses disciples :
« Vous le savez bien :
si le maître de maison avait su à quelle heure le voleur viendrait,
il n’aurait pas laissé percer le mur de sa maison.
Vous aussi, tenez-vous prêts :
c’est à l’heure où vous n’y penserez pas
que le Fils de l’homme viendra. »
Pierre dit alors :
« Seigneur, est-ce pour nous que tu dis cette parabole,
ou bien pour tous ? »
Le Seigneur répondit :
« Que dire de l’intendant fidèle et sensé
à qui le maître confiera la charge de son personnel
pour distribuer, en temps voulu, la ration de nourriture ?
Heureux ce serviteur
que son maître, en arrivant, trouvera en train d’agir ainsi !
Vraiment, je vous le déclare :
il l’établira sur tous ses biens.
Mais si le serviteur se dit en lui-même :
“Mon maître tarde à venir”,
et s’il se met à frapper les serviteurs et les servantes,
à manger, à boire et à s’enivrer,
alors quand le maître viendra,
le jour où son serviteur ne s’y attend pas
et à l’heure qu’il ne connaît pas,
il l’écartera
et lui fera partager le sort des infidèles.
Le serviteur qui, connaissant la volonté de son maître,
n’a rien préparé et n’a pas accompli cette volonté,
recevra un grand nombre de coups.
Mais celui qui ne la connaissait pas,
et qui a mérité des coups pour sa conduite,
n’en recevra qu’un petit nombre.
À qui l’on a beaucoup donné,
on demandera beaucoup ;
à qui l’on a beaucoup confié,
on réclamera davantage. »
– Acclamons la Parole de Dieu.
Transformez vos dons en responsabilité : la parabole de l’intendant fidèle
Découvrez comment le principe évangélique « à qui l’on a beaucoup donné, on demandera beaucoup » peut réorienter votre vie vers une vigilance active et une gestion fructueuse de vos talents
L’avertissement de Jésus résonne avec une acuité particulière : nos talents, nos opportunités, notre temps ne sont pas des propriétés privées mais des dépôts confiés. Cette parabole de l’intendant fidèle (Lc 12, 39-48) ne nous menace pas, elle nous invite à une conscience nouvelle : chaque don reçu porte en lui une vocation, chaque capacité développée appelle une responsabilité proportionnée. Entre vigilance active et gestion créative, ce texte trace un chemin exigeant mais libérateur pour qui veut vivre pleinement sa vocation humaine et chrétienne.
Cette exploration vous conduira de la compréhension du contexte évangélique vers une méditation pratique, en passant par l’analyse des trois figures majeures du texte (le maître de maison vigilant, l’intendant fidèle, le serviteur négligent), les applications concrètes dans votre vie professionnelle et relationnelle, et des pistes méditatives pour cultiver cette vigilance fructueuse. Vous découvrirez comment transformer la notion de « rendre des comptes » en dynamique positive de croissance et de service.

Un enseignement sur la vigilance eschatologique
Le passage de Luc 12, 39-48 s’inscrit dans une section plus large consacrée à la vigilance chrétienne et aux paraboles du Royaume. Jésus vient de rappeler à ses disciples l’importance de se tenir prêts pour le retour du Fils de l’homme, utilisant l’image saisissante du voleur nocturne. Cette première métaphore établit le cadre : l’imprévisibilité absolue du moment décisif.
La question de Pierre introduit alors un développement crucial. En demandant « est-ce pour nous que tu dis cette parabole, ou bien pour tous ? », l’apôtre révèle une préoccupation pastorale essentielle : existe-t-il une différence de responsabilité entre les disciples choisis et la foule ? La réponse de Jésus ne simplifie pas, elle complexifie intentionnellement. Par la parabole de l’intendant, il établit un principe universel tout en reconnaissant des degrés de responsabilité.
Le contexte littéraire révèle que Luc rassemble ici plusieurs enseignements de Jésus sur l’usage des biens, la gestion du temps et la fidélité dans l’attente. Le chapitre 12 commence avec la mise en garde contre l’hypocrisie des pharisiens, poursuit avec l’enseignement sur la Providence divine, et culmine dans ces paraboles sur la vigilance. Cette progression n’est pas fortuite : elle conduit le disciple depuis la confiance fondamentale en Dieu jusqu’à la responsabilité active dans l’attente.
L’usage du terme « intendant » (oikonomos en grec) est particulièrement significatif. Dans le monde gréco-romain, l’intendant occupait une position ambivalente : esclave de statut mais gestionnaire de confiance, sans propriété personnelle mais avec une autorité déléguée considérable. Cette figure incarne parfaitement la condition du disciple : tout recevoir, tout gérer, rien posséder en propre.
La structure narrative oppose deux chemins possibles pour cet intendant. Le premier conduit à la récompense maximale : « il l’établira sur tous ses biens ». Le second mène au châtiment sévère : « il l’écartera et lui fera partager le sort des infidèles ». Cette polarité dramatique n’est pas une menace arbitraire mais une révélation des conséquences inhérentes aux choix effectués.
Le texte se conclut par le principe général qui donne son titre à notre réflexion : « À qui l’on a beaucoup donné, on demandera beaucoup ; à qui l’on a beaucoup confié, on réclamera davantage ». Cette maxime, devenue proverbiale, établit une proportionnalité entre dons reçus et comptes à rendre. Elle introduit une distinction entre celui qui connaît la volonté du maître et celui qui l’ignore, nuançant ainsi la notion de responsabilité selon le degré de connaissance.

Trois figures, un principe de responsabilité graduée
Au cœur de ce passage évangélique se déploie une anthropologie de la responsabilité articulée autour de trois figures archétypales. Chacune incarne une manière possible de se situer face aux dons reçus et au temps accordé.
La première figure, le maître de maison vigilant, apparaît comme modèle initial. Face au risque du voleur, il représente celui qui anticipe, qui reste éveillé, qui protège ce qui lui a été confié. Cette vigilance n’est pas anxiété : c’est une présence consciente, une attention soutenue aux enjeux réels. Le texte suggère que cette vigilance aurait empêché l’effraction. La métaphore du « mur percé » évoque une vulnérabilité créée par l’inattention.
Jésus transpose immédiatement cette image domestique au plan eschatologique : « Vous aussi, tenez-vous prêts : c’est à l’heure où vous n’y penserez pas que le Fils de l’homme viendra ». L’impératif de vigilance devient ainsi la posture fondamentale du disciple. Mais vigilance pour quoi ? Non pas pour un événement ponctuel uniquement, mais pour une présence continue à l’œuvre de Dieu dans l’histoire.
La deuxième figure, l’intendant fidèle et sensé, élève la réflexion. Il ne s’agit plus seulement de protéger ses propres biens mais de gérer ceux d’autrui pour le bien de la communauté. L’intendant reçoit une « charge » : veiller sur le personnel, distribuer la nourriture en temps voulu. Sa fidélité se mesure à deux critères : la continuité du service (« trouvé en train d’agir ainsi ») et la qualité de la gestion (fidèle et sensé).
Le bonheur promis à ce serviteur dépasse toute attente : « il l’établira sur tous ses biens ». Cette récompense révèle une logique évangélique essentielle : la fidélité dans les petites choses conduit à une responsabilité accrue. Ce n’est pas un fardeau mais une promotion, une participation élargie à l’œuvre du Maître. La confiance engendre la confiance.
La troisième figure, le serviteur infidèle, illustre la dérive possible. Sa pensée initiale trahit le problème : « Mon maître tarde à venir ». L’attente prolongée ne conduit pas à une vigilance accrue mais à un relâchement progressif. Le serviteur substitue sa propre volonté à celle du maître. Il abuse de son autorité temporaire : violence envers les autres serviteurs, dissolution personnelle (« manger, boire et s’enivrer »).
Cette figure révèle comment la responsabilité peut se corrompre en domination. L’autorité déléguée, au lieu de servir le bien commun, devient instrument d’oppression et de jouissance égoïste. Le châtiment décrit (« il l’écartera et lui fera partager le sort des infidèles ») souligne la gravité de cette trahison : l’infidèle rejoint le camp de ceux qui n’ont jamais connu le Maître.
La conclusion du passage introduit une distinction capitale entre celui qui « connaissant la volonté de son maître » n’agit pas, et celui qui « ne la connaissait pas ». Cette gradation dans la responsabilité révèle une justice nuancée : le jugement prend en compte le degré de connaissance. Plus on sait, plus on est comptable. Cette proportionnalité évite deux écueils : le rigorisme qui traiterait tous les manquements également, et le laxisme qui excuserait l’ignorance cultivée.
Le principe final « À qui l’on a beaucoup donné, on demandera beaucoup » fonctionne comme clé herméneutique de l’ensemble. Il établit une corrélation directe entre réception et restitution, entre capacité et exigence. Ce n’est pas une menace externe mais la structure même de la réalité spirituelle : les dons portent en eux-mêmes leur finalité, leur vocation à la fructification.
Déploiement thématique : vigilance, gestion et temporalité
La vigilance comme présence consciente au réel
La vigilance évangélique diffère radicalement de l’inquiétude anxieuse. Là où l’anxiété projette des catastrophes imaginaires, la vigilance maintient une attention lucide au présent. Le maître de maison qui aurait su l’heure du voleur représente celui qui lit les signes, qui discerne les enjeux véritables de son existence.
Cette vigilance comporte trois dimensions pratiques. D’abord, la conscience de la valeur : savoir ce qui mérite d’être protégé, distinguer l’essentiel de l’accessoire. Le disciple vigilant ne dilapide pas son attention sur des préoccupations secondaires. Ensuite, la capacité d’anticipation : prévoir les conséquences de ses choix, préparer l’avenir sans le craindre. Enfin, la promptitude à agir : transformer la connaissance en décision, ne pas laisser passer les occasions décisives.
La métaphore du voleur nocturne révèle que les moments décisifs arrivent souvent déguisés, dans l’ordinaire des jours. La « venue du Fils de l’homme » ne désigne pas seulement un événement final mais ces instants où Dieu sollicite une réponse, où une décision engage l’avenir. La vigilance consiste à reconnaître ces kairos, ces moments opportuns qui scandent l’existence.
Dans notre culture de la distraction permanente, cette vigilance devient contre-culturelle. Elle exige de cultiver l’attention, de résister à la fragmentation cognitive, de préserver des espaces de silence où percevoir les mouvements profonds de l’âme et de l’histoire. Le disciple vigilant développe une présence qualitative au temps plutôt qu’une accumulation quantitative d’activités.
La gestion comme service créatif du bien commun
L’intendance fidèle représente le passage de la vigilance passive à la responsabilité active. L’intendant ne se contente pas d’attendre : il gère, distribue, organise. Sa tâche consiste à « distribuer, en temps voulu, la ration de nourriture ». Cette formule concentre l’essentiel de la responsabilité chrétienne : identifier les besoins, discerner le moment opportun, assurer une distribution équitable.
La dimension créative de cette gestion mérite attention. L’intendant n’est pas un simple exécutant mécanique ; il doit exercer son jugement (« fidèle et sensé »), adapter sa gestion aux circonstances changeantes, résoudre les problèmes imprévus. Cette liberté dans la responsabilité révèle que Dieu ne veut pas des serviteurs robotisés mais des collaborateurs intelligents, capables d’initiative au service du projet commun.
La qualité « sensé » (phronimos en grec) désigne une sagesse pratique, une prudence qui sait naviguer entre principes et situations concrètes. L’intendant sage ne se réfugie pas dans l’application rigide de règles : il cherche comment incarner l’intention du maître dans les circonstances réelles. Cette intelligence pratique devient vertu théologale quand elle se met au service du Royaume.
Le critère du succès n’est pas l’accumulation personnelle mais le service effectif : la communauté reçoit-elle ce dont elle a besoin ? Les plus faibles sont-ils nourris ? La distribution est-elle juste ? Ces questions déplacent radicalement la notion de réussite depuis la performance individuelle vers la contribution collective. L’intendant accompli est celui par qui le bien circule, non celui qui l’accumule.
La temporalité de l’attente active
La dérive du serviteur infidèle commence par une erreur de perception temporelle : « Mon maître tarde à venir ». Cette phrase révèle comment une attente prolongée peut corrompre la vigilance. Le temps qui s’étire crée l’illusion que le retour ne viendra jamais, que l’absence actuelle légitime l’appropriation des biens confiés.
Cette corruption temporelle illustre un phénomène spirituel universel. Quand les promesses tardent à s’accomplir, quand l’horizon eschatologique recule, la tentation surgit de s’installer dans le provisoire comme s’il était définitif, de gérer l’héritage comme s’il était propriété personnelle. Le serviteur oublie progressivement qu’il rendra des comptes ; il traite les ressources confiées comme siennes.
L’attente chrétienne authentique maintient une tension créative entre le déjà et le pas encore. Le Royaume est inauguré mais non consommé ; le Maître est venu mais reviendra ; la rédemption est accomplie mais en cours d’actualisation. Cette tension empêche à la fois le découragement (« rien ne change ») et la présomption (« tout est accompli »).
La formule « à l’heure où vous n’y penserez pas » ne promeut pas l’ignorance mais souligne que la préparation authentique n’est pas chronologique mais existentielle. On ne se prépare pas en calculant des dates mais en vivant constamment selon les valeurs du Royaume. La surprise du retour teste non pas nos capacités de prédiction mais la qualité de notre présence habituelle.

Applications : de la théorie à la pratique quotidienne
Ces enseignements évangéliques trouvent des traductions concrètes dans toutes les sphères de l’existence contemporaine. Commençons par la vie professionnelle, terrain privilégié de l’intendance moderne.
Dans le travail, chaque poste devient une forme d’intendance. Les ressources de l’entreprise (temps, budget, compétences de l’équipe) ne nous appartiennent pas : elles nous sont confiées pour une gestion fructueuse. L’ingénieur qui reçoit un projet complexe, le manager qui dirige une équipe, l’enseignant face à ses étudiants exercent une intendance. La question devient : servons-nous les objectifs véritables de notre mission ou détournons-nous les ressources vers nos intérêts particuliers ?
La distinction entre l’intendant fidèle et l’infidèle éclaire les dérives possibles. L’intendant fidèle cherche le bien de l’organisation et de ses collaborateurs ; l’infidèle utilise son autorité pour sa gloire personnelle, son confort, ses réseaux d’influence. Dans notre culture de la performance individuelle, ce principe évangélique offre un contrepoids salutaire : le succès se mesure à la contribution collective, non à l’accumulation personnelle de pouvoir ou de prestige.
Dans la sphère familiale, le principe « à qui l’on a beaucoup donné, on demandera beaucoup » révèle sa pertinence immédiate. Les parents reçoivent le don immense d’enfants à éduquer. Ce don porte une responsabilité proportionnée : cultiver leurs talents, former leur conscience, préparer leur autonomie. La tentation du serviteur infidèle peut se traduire ici par le contrôle possessif ou la négligence désengagée.
L’éducation devient intendance quand les parents reconnaissent que leurs enfants ne leur appartiennent pas mais leur sont confiés. Cette conscience transforme l’autorité parentale : non plus domination mais service, non plus façonnage selon nos propres images mais accompagnement vers l’épanouissement unique de chaque personne. Le compte à rendre concerne notre fidélité à cette mission : avons-nous équipé nos enfants pour la vie ? Avons-nous cultivé en eux les capacités de discernement et d’amour ?
Dans les engagements communautaires et ecclésiaux, le texte résonne avec force. Chaque charismes reçu, chaque responsabilité confiée dans la communauté chrétienne appelle une gestion fidèle. Le coordinateur de catéchèse, le membre du conseil paroissial, le bénévole d’association caritative exercent une intendance. Leur fidélité se vérifie dans la durée : maintiennent-ils le service quand l’enthousiasme initial s’émousse ? Résistent-ils à la tentation d’utiliser leur position pour satisfaire leur besoin de reconnaissance ?
La dimension temporelle de la vigilance trouve ici une application cruciale. Dans nos sociétés de l’instantané, cultiver une présence constante au service devient acte de résistance. L’intendant fidèle distribue « en temps voulu », c’est-à-dire qu’il discerne le kairos, le moment opportun pour chaque initiative. Cette sagesse temporelle évite deux écueils : l’activisme frénétique qui confond agitation et fécondité, et la procrastination qui diffère indéfiniment l’action nécessaire.
Un principe enraciné dans l’histoire spirituelle
Le principe « à qui l’on a beaucoup donné, on demandera beaucoup » traverse toute la tradition biblique et patristique, révélant sa profondeur théologique.
Dans l’Ancien Testament, la notion de responsabilité proportionnée apparaît déjà dans la figure du prophète. Amos, Osée, Jérémie reçoivent des révélations divines qui les obligent : « Le lion a rugi, qui ne trembleraient ? Le Seigneur Dieu a parlé, qui ne prophétiserait ? » (Am 3, 8). Le prophète ne peut rester silencieux face à la parole reçue. Sa connaissance devient son fardeau, sa responsabilité incontournable.
La parabole des talents (Mt 25, 14-30) offre un parallèle évangélique éclairant. Là aussi, la distribution des ressources varie (cinq, deux, un talent), la responsabilité diffère selon les capacités, mais l’exigence de fructification reste universelle. Le serviteur qui enterre son talent unique illustre la même infidélité que notre intendant négligent : il préfère la sécurité immobile à la gestion risquée mais fructueuse.
Saint Augustin, méditant ce passage dans ses Sermons, établit un lien entre connaissance théologique et responsabilité morale : « Celui qui sait ce qu’il doit faire et ne le fait pas pèche doublement : contre la vérité qu’il connaît et contre l’action qu’il néglige ». Cette formulation augustinienne souligne que la connaissance engage : savoir le bien sans le faire constitue une faute aggravée.
Saint Grégoire le Grand, dans son Pastoral, applique explicitement notre texte à la charge pastorale. L’évêque reçoit un troupeau à conduire, des âmes à nourrir spirituellement. Sa responsabilité dépasse celle du simple fidèle précisément parce que son autorité est plus grande, ses moyens plus abondants. Grégoire détaille les tentations spécifiques du pasteur infidèle : user de l’autorité pour la domination, négliger la prédication par paresse, rechercher les honneurs plutôt que le service.
La tradition monastique a particulièrement cultivé cette notion de vigilance active. La Règle de saint Benoît organise toute l’existence autour de la garde du cœur et du service communautaire. L’abbé y apparaît comme intendant suprême, responsable devant Dieu de chaque moine confié à ses soins. Mais chaque frère exerce aussi une intendance : sur son temps dans les horaires monastiques, sur les objets communs qu’on lui prête, sur les talents qu’il développe au service de la communauté.
Thomas d’Aquin systématise théologiquement ce principe dans sa doctrine de la providence et de la prudence. Pour lui, Dieu gouverne le monde non par interventions arbitraires mais en confiant aux créatures intelligentes une participation active à son plan. Cette participation constitue notre dignité mais aussi notre responsabilité. Plus une créature reçoit de capacités rationnelles et de grâces surnaturelles, plus elle devient co-créatrice responsable de l’ordre providentiel.
Cultiver l’intendance fidèle au quotidien
Comment transformer ces enseignements en pratique spirituelle concrète ? Voici une méthode progressive pour cultiver la vigilance et l’intendance fidèle.
Commencez par un inventaire honnête de vos dons reçus. Prenez une heure de silence pour dresser la liste des talents, opportunités, ressources matérielles et relationnelles dont vous disposez. Ne pratiquez ni fausse modestie ni orgueil : simplement reconnaître les données objectives de votre situation. Quelles compétences professionnelles possédez-vous ? Quelle éducation avez-vous reçue ? Quels réseaux relationnels ? Quelle stabilité matérielle ? Quelle santé ?
Ensuite, interrogez chaque don identifié : « En quoi ceci m’a-t-il été confié plutôt que possédé ? » Cette question déplace la perspective de la propriété vers l’intendance. Vos compétences professionnelles servent-elles uniquement votre carrière ou contribuent-elles au bien commun ? Votre éducation vous sert-elle seul ou enrichit-elle votre entourage ? Cette relecture transforme radicalement le rapport aux ressources.
Pratiquez ensuite l’examen quotidien selon trois questions tirées de notre texte. Le soir, avant le coucher, demandez-vous : « Ai-je été vigilant aujourd’hui aux occasions de servir ? » Revoyez mentalement votre journée : où Dieu vous sollicitait-il ? Quels appels avez-vous entendus et suivis ? Lesquels avez-vous manqués par inattention ou refus ?
Deuxième question : « Ai-je géré fidèlement ce qui m’était confié ? » Concernant votre temps, votre argent, vos responsabilités professionnelles et familiales. Avez-vous distribué « en temps voulu » ce que les autres attendaient de vous ? Ou avez-vous accaparé, différé, négligé ?
Troisième question : « Ai-je maintenu la conscience que je rendrai compte ? » Cette conscience préserve de la dérive du serviteur qui dit « mon maître tarde ». Elle ne produit pas l’angoisse mais la lucidité : mes choix ont des conséquences, mes actions s’inscrivent dans une histoire plus vaste que mon présent immédiat.
Cultivez des pratiques de vigilance contemplative. Choisissez un moment quotidien fixe, même bref (10-15 minutes), pour simplement être présent sans agenda. Asseyez-vous en silence, respirez consciemment, laissez s’apaiser le tumulte intérieur. Cette pratique entraîne la vigilance : elle renforce votre capacité d’attention, votre présence qualitative au réel.
Enfin, identifiez une « ration de nourriture » spécifique à distribuer cette semaine. Qui dans votre entourage manque de quelque chose que vous pourriez fournir ? Un collègue a besoin de conseil, un voisin de compagnie, un proche de pardon ou de reconnaissance ? Décidez concrètement d’une action et réalisez-la dans les sept jours.

Répondre aux objections contemporaines
Cette doctrine de la responsabilité proportionnée soulève des questions légitimes dans nos contextes contemporains. Abordons-les avec nuance.
Première objection : « Ce principe ne crée-t-il pas une angoisse paralysante ? Si je dois rendre compte de tout don reçu, comment vivre sereinement ? » La réponse distingue angoisse et vigilance. L’angoisse imagine des menaces vagues et des jugements arbitraires ; la vigilance reconnaît une structure de sens dans l’existence. Le principe évangélique ne menace pas mais révèle que nos vies ont une portée, que nos choix importent. Cette conscience peut certes inquiéter, mais elle fonde surtout la dignité humaine : nous sommes des êtres responsables, capables de participer consciemment à l’œuvre de Dieu.
De plus, le texte lui-même nuance : « celui qui ne la connaissait pas […] n’en recevra qu’un petit nombre » de coups. Cette gradation révèle une justice qui prend en compte les circonstances. Nous ne sommes pas comptables de ce que nous ignorions légitimement, ni des dons que nous n’avons pas reçus. La comparaison avec autrui devient ainsi stérile : chacun rend compte selon sa mesure propre.
Deuxième question : « Dans une société inégalitaire, ce principe ne justifie-t-il pas les privilèges ? Les riches peuvent dire : ‘Nous avons plus parce qu’on nous a confié plus’ ». Cette lecture inverse le texte. Jésus ne justifie pas l’accumulation mais la responsabilise : « à qui l’on a beaucoup donné, on demandera beaucoup ». Les privilégiés ne peuvent se glorifier de leurs avantages ; ils doivent au contraire reconnaître que ces avantages créent des devoirs accrus envers la communauté.
Le texte fournit même un critère de discernement moral pour les situations de pouvoir : l’intendant fidèle distribue équitablement la nourriture, l’infidèle exploite les autres serviteurs. La richesse, l’éducation, l’influence sociale deviennent moralement légitimes seulement quand elles servent le bien commun, particulièrement des plus vulnérables. Cette lecture fait du texte un outil de critique sociale plutôt qu’une justification de l’ordre établi.
Troisième défi : « Comment appliquer ce principe dans une société pluraliste où tous ne partagent pas la foi chrétienne ? » L’intendance fidèle ne requiert pas un vocabulaire théologique pour être opérationnelle. Dans l’espace public, elle se traduit en éthique de responsabilité sociale : reconnaître que nos capacités professionnelles servent la société, que nos richesses matérielles comportent des obligations envers les démunis, que nos positions d’autorité exigent un service désintéressé.
Les entreprises qui adoptent une « responsabilité sociétale » pratiquent une forme d’intendance, même sans référence religieuse. Les professionnels qui adhèrent à des codes déontologiques stricts reconnaissent implicitement que leurs compétences les engagent envers les usagers. Le principe évangélique trouve ainsi des traductions laïques qui permettent le dialogue interconvictionnel.
Quatrième interrogation : « Le texte ne valorise-t-il pas excessivement la performance et la productivité ? » Attention à ne pas confondre gestion fructueuse et productivisme effréné. L’intendant fidèle distribue « en temps voulu », formule qui intègre les rythmes naturels, le respect des personnes, la qualité plutôt que la quantité. Le serviteur qui reste « en train d’agir ainsi » manifeste une continuité paisible, non une frénésie.
La véritable fructification spirituelle inclut le repos, l’accueil, l’écoute, la gratuité. Ces dimensions ne produisent pas de résultats quantifiables immédiats mais fertilisent profondément le terrain. L’intendant sage sait qu’on ne gère pas les âmes comme des stocks de marchandises, qu’on ne distribue pas la nourriture spirituelle selon des cadences industrielles.
Prière : invocation pour l’intendance fidèle
Seigneur Jésus, Maître de toute vie,
toi qui nous confies tes biens en notre absence,
donne-nous la vigilance qui ne sommeille pas
et la fidélité qui traverse les saisons.
Tu as placé entre nos mains fragiles
les trésors de ta grâce et les dons de ta providence,
non pour que nous les gardions jalousement
mais pour que nous les fassions circuler
comme le sang irrigue tout le corps.
Apprends-nous à reconnaître, chaque matin,
que le temps de ce jour nous est confié,
que les talents qui dorment en nous attendent leur éveil,
que les personnes placées sur notre route
portent ton visage et réclament notre service.
Préserve-nous de la tentation du serviteur infidèle
qui se dit en son cœur : « Mon maître tarde »,
et qui transforme l’autorité reçue en domination,
la responsabilité en exploitation,
l’attente en dissolution morale.
Accorde-nous plutôt la sagesse de l’intendant sensé
qui discerne les besoins de la communauté,
distribue en temps voulu la nourriture nécessaire,
veille sur les plus faibles sans négliger personne,
et demeure en éveil même quand la nuit s’allonge.
Que nous comprenions, Seigneur, que tu ne nous juges pas
selon les dons que nous n’avons pas reçus
ni selon les missions que tu n’as pas confiées,
mais selon notre réponse à ton appel singulier,
notre fidélité dans la tâche particulière qui est nôtre.
À nous qui avons reçu ta Parole et connaissons ta volonté,
donne l’humilité de reconnaître
que notre responsabilité dépasse celle de l’ignorant,
que notre compte sera proportionné à notre savoir,
que la connaissance théologique engage moralement.
Transforme notre attente de ton retour
en vigilance créative et service joyeux.
Que l’horizon eschatologique ne nous paralyse pas
mais nous stimule à cultiver dès maintenant
les semences du Royaume que tu as plantées.
Quand viendra l’heure que nous ne connaissons pas,
le jour où tu nous demanderas compte,
puissions-nous te présenter non nos mérites
mais le fruit de ta grâce active en nous,
non notre performance solitaire
mais la communion que nous avons servie,
non nos talents enfouis par peur
mais les moissons nées de notre confiance en toi.
Alors tu pourras dire : « Heureux ce serviteur
que son maître en arrivant trouve en train d’agir ainsi ! »
Et nous faire entrer dans la joie
de la responsabilité définitive et totale,
l’intendance éternelle de ton Royaume consommé.
Par Jésus Christ, notre Seigneur et notre Maître,
qui vit et règne avec le Père dans l’unité de l’Esprit Saint,
maintenant et pour les siècles des siècles. Amen.
Du principe à l’engagement
L’enseignement de Luc 12, 39-48 ne se contente pas d’informer ; il transforme quand on le laisse pénétrer nos habitudes concrètes. La parabole de l’intendant fidèle nous invite à un triple passage existentiel.
D’abord, du statut de propriétaire à celui de gestionnaire. Cette conversion du regard libère : puisque rien ne m’appartient en propre, je peux tenir lâche ma prise sur les choses, partager plus généreusement, prendre des risques au service du bien commun. L’intendant ne craint pas de perdre ce qu’il n’a jamais possédé ; il craint seulement de trahir la confiance reçue.
Ensuite, de la vigilance passive à la responsabilité active. Il ne suffit pas d’attendre sagement : il faut gérer, distribuer, agir. La foi chrétienne n’est pas contemplation désengagée mais participation créative à l’œuvre de Dieu dans l’histoire. Chaque don reçu porte en lui sa vocation au service ; chaque talent cultivé appelle son exercice fructueux.
Enfin, de la crainte du jugement à la joie de la collaboration. Le « rendre compte » final n’est pas un tribunal arbitraire mais la révélation de ce que nous sommes devenus par nos choix accumulés. La perspective eschatologique, loin de paralyser, dynamise : elle révèle que nos gestes quotidiens s’inscrivent dans une histoire qui les dépasse et leur confère sens.
Commencez cette semaine par identifier un talent spécifique qui sommeille en vous, un don non cultivé. Décidez d’une action concrète pour le mettre au service d’autrui. Parallèlement, pratiquez l’examen quotidien des trois questions : vigilance, gestion fidèle, conscience du compte à rendre. Enfin, rejoignez ou créez un petit groupe d’intendants fidèles, un cercle de responsabilité mutuelle où partager vos progrès et vos difficultés.
La promesse de Jésus demeure : celui qui gère fidèlement les petites choses sera établi sur les grandes. Notre intendance limitée actuelle prépare la responsabilité élargie du Royaume consommé. Ne gaspillons pas le temps de préparation qui nous est accordé.
Pratique : l’intendance fidèle en sept étapes
- Inventoriez vos dons reçus (talents, ressources, opportunités) en les écrivant sur trois colonnes : capacités professionnelles, relations significatives, biens matériels disponibles
- Pratiquez l’examen quotidien en trois questions : Ai-je été vigilant aux occasions ? Ai-je géré fidèlement ? Ai-je maintenu la conscience du compte à rendre ?
- Identifiez chaque semaine une « ration de nourriture » spécifique à distribuer : conseil à un collègue, temps avec un proche négligé, don matériel ou financier ciblé
- Cultivez 15 minutes de vigilance contemplative quotidienne pour entraîner votre présence consciente au réel et affiner votre discernement des kairos
- Transformez une responsabilité professionnelle ou familiale en intendance consciente : demandez-vous régulièrement « Comment puis-je servir le bien commun ici ? »
- Créez un cercle de responsabilité mutuelle avec 2-3 personnes pour partager mensuellement vos progrès et défis dans l’intendance fidèle
- Méditez mensuellement la formule « À qui l’on a beaucoup donné, on demandera beaucoup » en actualisant votre inventaire initial : quels nouveaux dons ai-je reçus ce mois ?
Références
- Évangile selon saint Luc 12, 39-48 : Texte source de la parabole de l’intendant fidèle, établissant le principe de responsabilité proportionnée aux dons reçus.
- Augustin d’Hippone, Sermons sur l’Évangile de Luc : Commentaires patristiques reliant connaissance théologique et responsabilité morale face aux enseignements évangéliques.
- Grégoire le Grand, Règle pastorale : Application du principe d’intendance à la charge épiscopale et aux diverses formes d’autorité dans l’Église primitive.
- Thomas d’Aquin, Somme théologique, IIa-IIae, question 47 : Traité systématique sur la prudence comme vertu de gestion sage et la participation créée à la providence divine.
- Benoît de Nursie, Règle des moines, chapitres 2 et 64 : Organisation monastique autour de l’intendance mutuelle et de la responsabilité abbatiale pour la communauté confiée.
- Vatican II, Gaudium et Spes, n° 34 : Doctrine contemporaine sur la participation des laïcs à l’œuvre créatrice de Dieu par leur travail et leurs responsabilités temporelles.
- Matthieu 25, 14-30, Parabole des talents : Parallèle évangélique illustrant la fructification obligée des dons reçus et la condamnation de la stérilité par peur.
- Jean-Paul II, Laborem Exercens (1981) : Encyclique sur le travail humain comme participation à l’œuvre créatrice et dimension de l’intendance universelle.



