Évangile de Jésus Christ selon saint Matthieu
À cette époque, comme Jésus était entré à Capharnaüm, un centurion s’approcha de lui et l’implora : « Seigneur, mon serviteur est alité, à la maison, paralysé, et il souffre atrocement. »
Jésus lui dit : « Je vais aller moi-même le guérir. »
Le centurion répondit : « Seigneur, je ne suis pas digne que tu pénètres sous mon toit, mais prononce seulement une parole et mon serviteur sera guéri. Car moi qui suis placé sous une autorité, j’ai des soldats sous mes ordres ; à l’un, je dis : « Va », et il va ; à un autre : « Viens », et il vient, et à mon esclave : « Fais ceci », et il le fait. »
En entendant cela, Jésus fut rempli d’admiration et dit à ceux qui le suivaient : « En vérité, je vous l’affirme, chez personne en Israël je n’ai rencontré une foi pareille. Aussi je vous le dis : Beaucoup viendront de l’orient et de l’occident et s’assiéront avec Abraham, Isaac et Jacob au banquet du royaume des Cieux. »
Quand la foi franchit toutes les frontières : le centurion qui a émerveillé Jésus
Comment un officier romain nous enseigne que la confiance radicale en Dieu ouvre grand les portes du Royaume à tous, sans exception.
L’évangile de ce jour nous place devant une scène dérangeante : Jésus s’émerveille. Pas devant les prêtres du Temple, ni devant ses disciples, mais devant un soldat païen qui commande des troupes d’occupation. Ce centurion romain nous révèle que la foi véritable n’appartient à aucun peuple, à aucune tradition, à aucune élite religieuse. Elle surgit là où on ne l’attend pas et renverse toutes nos certitudes sur qui mérite d’entrer dans le Royaume.
Nous explorerons d’abord le contexte explosif de cette rencontre à Capharnaüm, puis nous analyserons la nature unique de cette foi qui fascine Jésus. Nous verrons ensuite comment cette scène annonce l’universalité radicale du salut, avant d’examiner ses implications pour notre vie spirituelle et ecclésiale aujourd’hui. Enfin, nous découvrirons comment vivre concrètement cette ouverture que le centurion nous enseigne.
Le choc de la rencontre : quand l’occupant devient modèle
Le contexte politique et religieux
Imaginez la scène. Capharnaüm, petite ville de pêcheurs au bord du lac de Tibériade, carrefour commercial où se croisent Juifs, Grecs et Romains. Jésus y a établi son quartier général après avoir quitté Nazareth. La foule le suit partout depuis qu’il a guéri le lépreux au chapitre précédent. L’atmosphère est électrique.
Et voilà qu’un centurion se présente. Pas n’importe qui : un officier romain commandant environ cent hommes, représentant direct de la puissance occupante. Pour les Juifs de l’époque, c’est l’ennemi. Ces soldats perçoivent les impôts, maintiennent l’ordre par la force, rappellent constamment que le peuple élu vit sous domination étrangère. Certains centurions sont brutaux, corrompus, méprisants envers les coutumes juives.
Matthieu ne nous dit pas si celui-ci fait partie des « bons » centurions mentionnés ailleurs dans les évangiles. Luc précisera qu’il a fait construire une synagogue, mais Matthieu reste sobre. Ce qui compte, c’est le contraste : cet homme devrait être exclu, impur, indigne d’approcher un rabbi juif. Pourtant, il vient supplier Jésus pour son serviteur paralysé qui souffre terriblement.
La structure narrative révélatrice
Matthieu construit son récit avec une économie de mots qui rend chaque détail significatif. Le centurion « s’approche » (verbe technique pour désigner l’adoration dans le Nouveau Testament) et « supplie » Jésus. Deux verbes qui marquent l’humilité, la reconnaissance d’une autorité supérieure. Pas de discours militaire, pas d’ordre lancé avec arrogance : juste une prière, directe, centrée sur la souffrance d’un autre.
La réponse de Jésus est immédiate : « Je vais aller moi-même le guérir. » Proposition extraordinaire quand on sait que pour un Juif pieux, entrer dans la maison d’un païen signifiait contracter une impureté rituelle. Jésus ne pose aucune condition, ne vérifie pas les qualifications religieuses du demandeur, ne demande pas de garanties. Il se met en route, simplement.
C’est alors que le centurion prononce les paroles qui vont changer notre compréhension du Royaume : « Seigneur, je ne suis pas digne que tu entres sous mon toit, mais dis seulement une parole et mon serviteur sera guéri. » Cette phrase, nous la répétons à chaque messe avant la communion, souvent machinalement. Mais mesurons-nous son audace ?
La foi qui fait l’admiration de Dieu : anatomie d’une confiance totale
L’humilité comme fondement
« Je ne suis pas digne » : voilà le socle. Le centurion ne se compare pas aux autres, ne revendique aucun mérite, ne fait pas valoir ses bonnes actions passées. Il se tient simplement devant Jésus dans la vérité de sa condition. Paradoxalement, c’est cette humilité qui le rend « digne » de recevoir.
Nous vivons dans une culture obsédée par la performance, les diplômes, les CV, les preuves de notre valeur. L’homme romain nous rappelle que devant Dieu, tous ces titres tombent. Ce qui compte, c’est reconnaître que nous recevons tout par grâce, que nous ne pouvons rien exiger, que notre indignité même devient le lieu de la rencontre.
Cette humilité n’est pas un rabaissement malsain, une dévalorisation psychologique. C’est le réalisme spirituel qui voit clair : je suis créature, limitée, marquée par le péché, et pourtant infiniment aimée. Le centurion ne dit pas « je suis un déchet sans valeur », mais « je reconnais la distance infinie entre toi et moi, et je m’en remets totalement à ta bonté ».
La compréhension de l’autorité spirituelle
Le passage suivant est génial : « Moi-même qui suis soumis à une autorité, j’ai des soldats sous mes ordres… » Le centurion fait une analogie militaire. Dans l’armée romaine, la chaîne de commandement est absolue. Quand un supérieur donne un ordre, il est exécuté sans discussion. Le centurion n’a même pas besoin d’être physiquement présent : sa parole suffit.
Il transpose ce principe au domaine spirituel avec une intuition fulgurante : si lui, simple humain, peut commander par sa parole dans l’ordre militaire, combien plus Jésus, investi de l’autorité divine, peut-il commander à la maladie, à la paralysie, à toutes les forces qui asservissent l’humanité ? Une seule parole de Jésus suffit. Pas besoin de rituels compliqués, de gestes magiques, de présence physique.
Cette compréhension révèle une foi qui a saisi l’essentiel : Jésus n’est pas un simple guérisseur parmi d’autres, un thaumaturge qui manipule des forces occultes. Il est celui qui commande à la création elle-même, parce qu’il vient de Dieu. Le centurion voit plus loin que beaucoup de disciples qui, même après des mois à suivre Jésus, doutent encore de son autorité sur la tempête, sur la mort, sur le mal.
La foi sans voir
Autre élément crucial : le centurion croit sans avoir vu de miracle. Il n’a pas assisté aux noces de Cana, n’a pas vu Jésus changer l’eau en vin. Il n’était probablement pas présent lors de la guérison du lépreux. Il a entendu parler, sans doute, mais il n’a pas de preuves personnelles. Et pourtant, il fait confiance, totalement, immédiatement.
C’est exactement la foi que Jésus célébrera plus tard chez Thomas : « Heureux ceux qui croient sans avoir vu. » Le centurion appartient à cette catégorie. Sa foi ne repose pas sur l’évidence empirique mais sur l’intuition profonde que Jésus dit vrai, que sa parole est fiable, qu’on peut lui confier ce qui nous est le plus cher.
Nous qui vivons vingt siècles après les événements, nous sommes exactement dans cette position. Nous n’avons pas vu Jésus marcher sur les eaux, multiplier les pains, ressusciter Lazare. Nous avons des témoignages, une tradition, une expérience spirituelle personnelle peut-être, mais pas de preuve irréfutable. Le centurion nous trace le chemin : croire en s’appuyant sur la cohérence et la bonté de celui qui parle, pas sur des démonstrations de force.
L’universalité du salut : quand Dieu renverse nos frontières
La déclaration prophétique de Jésus
« Amen, je vous le déclare, chez personne en Israël, je n’ai trouvé une telle foi. » Imaginez l’effet de cette phrase sur les disciples juifs qui entourent Jésus. Leur maître vient de dire qu’un païen, un soldat romain, manifeste une foi supérieure à tout ce qu’il a rencontré parmi le peuple élu. C’est un renversement complet des catégories religieuses de l’époque.
Les pharisiens enseignaient que le salut appartenait à Israël en vertu de l’Alliance conclue avec Abraham. Certes, certains justes parmi les nations pouvaient être sauvés, mais c’était l’exception. Le centurion devrait se convertir, accepter la circoncision, observer la Torah pour être intégré. Jésus court-circuite tout ce processus : cet homme est déjà dans le Royaume par sa foi, sans avoir franchi aucune des étapes rituelles prévues.
Cette déclaration prépare tout le développement ultérieur de l’Église primitive. Quand Pierre entrera chez Corneille (autre centurion !), quand Paul ouvrira la mission aux païens, quand le concile de Jérusalem décidera de ne pas imposer la Loi mosaïque aux convertis non-juifs, ils ne feront qu’actualiser ce que Jésus a affirmé ici : la foi prime sur l’appartenance ethnique ou religieuse.
Le festin du Royaume : image d’inclusion radicale
« Beaucoup viendront de l’orient et de l’occident et prendront place avec Abraham, Isaac et Jacob au festin du royaume des Cieux. » L’image est puissante. Matthieu, qui écrit pour des judéo-chrétiens, reprend le symbole traditionnel du banquet messianique, cette grande fête que Dieu offrira aux justes à la fin des temps.
Mais il le transforme radicalement. Ce ne sont plus seulement les descendants biologiques d’Abraham qui y prendront place, mais des gens venus de partout : l’orient (Perse, Mésopotamie), l’occident (Rome, l’Espagne), tous les points cardinaux. Le Royaume n’a pas de frontières géographiques, culturelles ou ethniques. La seule condition d’entrée, c’est cette foi-confiance que le centurion a manifestée.
L’image du festin est elle-même significative. Un repas, c’est le partage, la convivialité, l’égalité momentanée entre les convives. Autour de la table du Royaume, le centurion romain s’assoira avec les patriarches d’Israël. Le pécheur repenti côtoiera le saint. L’exclu social partagera le pain avec le notable. Tous les privilèges terrestres sont abolis dans cette communion finale.
Cette vision a des implications vertigineuses pour notre ecclésiologie. L’Église n’est pas un club fermé où l’on entre par cooptation ou héritage. C’est cette assemblée universelle convoquée par Dieu, où la grâce précède toujours nos mérites, où l’Esprit souffle où il veut, où nous sommes constamment surpris de découvrir qui Dieu appelle et comment il les transforme.
Les fils du Royaume mis en question
Matthieu n’inclut pas la phrase dans notre péricope du jour, mais elle suit immédiatement : « Les fils du Royaume seront jetés dans les ténèbres extérieures. » Avertissement sévère : l’appartenance au peuple élu ne garantit rien. On peut hériter de la tradition, connaître les Écritures par cœur, pratiquer tous les rites, et rester extérieur au Royaume si on refuse de croire, si on se ferme à la grâce.
Jésus s’inscrit dans la longue lignée des prophètes qui ont dénoncé la religiosité superficielle. Isaïe déjà fustigeait ceux qui honorent Dieu des lèvres tandis que leur cœur est loin. Jérémie annonçait une Alliance nouvelle écrite dans les cœurs, pas seulement gravée sur des tables de pierre. Jean-Baptiste criait aux pharisiens : « Ne vous avisez pas de dire : nous avons Abraham pour père ! »
Pour nous chrétiens d’aujourd’hui, baptisés dès l’enfance, habitués aux sacrements, le message est le même : notre foi doit être vivante, personnelle, renouvelée. On ne vit pas de la foi de nos parents ou de nos grands-parents. Chacun est appelé à cette rencontre personnelle avec le Christ, à cette confiance qui transforme l’existence. Sinon, nous devenons ces « fils du Royaume » qui en sont exclus par leur propre endurcissement.

Implications pour nos vies : apprendre du centurion
Dans notre prière personnelle
Le centurion nous enseigne d’abord une attitude de prière. Quand nous nous adressons à Dieu, venons-nous avec nos exigences, notre liste de revendications, notre sentiment de mériter certaines réponses ? Ou adoptons-nous cette posture d’humilité confiante : « Je ne suis pas digne, mais dis seulement une parole » ?
Beaucoup d’entre nous portent des fardeaux écrasants : maladie, deuil, échec, solitude, culpabilité. Nous prions, parfois depuis des années, sans voir de changement apparent. Le centurion nous rappelle que notre rôle n’est pas de dicter à Dieu comment et quand il doit intervenir. Notre rôle est de présenter nos souffrances avec confiance, de croire que sa parole est efficace, et d’attendre dans l’espérance.
Cette prière n’est pas passive ou résignée. C’est une supplication ardente (le centurion « supplie »), mais dépouillée de toute prétention à contrôler Dieu. Elle reconnaît que nous ne savons pas toujours ce qui est bon pour nous, que les chemins de Dieu ne sont pas les nôtres, que sa réponse peut venir d’une manière inattendue.
Dans nos relations ecclésiales
Si Jésus admire la foi d’un étranger, d’un païen, d’un militaire, qu’est-ce que cela change dans notre regard sur ceux qui ne font pas partie de notre communauté ? Trop souvent, les chrétiens se comportent comme des propriétaires exclusifs de la grâce, regardant de haut ceux qui ne partagent pas leur foi ou leur pratique.
Le centurion nous oblige à reconnaître que Dieu agit aussi hors de nos structures, que l’Esprit souffle dans des cœurs que nous n’aurions jamais imaginés, que la sainteté peut fleurir dans des vies très éloignées de nos normes ecclésiales. Cela ne relativise pas l’importance de l’Église, des sacrements, de la communion visible. Mais cela nous garde dans l’humilité, ouverts à la surprise.
Concrètement, cela signifie accueillir chaque personne qui franchit le seuil de notre église non comme un projet de conversion à formatter, mais comme quelqu’un chez qui Dieu est déjà à l’œuvre. Notre rôle n’est pas de juger de la qualité de sa foi, mais de l’accompagner dans sa rencontre avec le Christ. Le centurion est venu à Jésus dans une démarche libre, authentique. Nous devons créer les conditions pour que chacun puisse faire de même.
Dans notre compassion pour les souffrants
Le centurion ne vient pas pour lui-même, mais pour son serviteur. Dans la hiérarchie romaine, un esclave était une propriété, un bien qu’on pouvait remplacer. Pourtant, cet homme se soucie profondément de la souffrance de son subordonné au point de s’humilier publiquement pour lui.
Nous vivons dans une société qui célèbre l’autonomie individuelle et l’épanouissement personnel. Le centurion nous rappelle que la vraie grandeur consiste à porter les fardeaux d’autrui, à intercéder pour ceux qui souffrent, à nous exposer pour leur bien. Qui sont les « serviteurs paralysés » dans nos vies ? Nos proches malades, nos collègues en difficulté, les migrants, les démunis, tous ceux qui sont bloqués dans des situations d’impuissance ?
L’intercession n’est pas une pratique pieuse facultative. C’est l’expression même de la charité qui nous unit les uns aux autres dans le Corps du Christ. Quand nous prions pour quelqu’un, nous exerçons ce même office que le centurion : nous présentons à Jésus une souffrance qui n’est pas la nôtre, confiants qu’il peut transformer cette situation par sa parole.
Résonances dans la tradition : un texte fondateur
Lecture patristique et théologique
Saint Augustin commente longuement cet épisode dans ses sermons. Il voit dans le centurion une figure de l’Église issue des païens, qui entre dans le salut par la foi tandis qu’Israël, le peuple premier appelé, risque de le refuser par incrédulité. Cette lecture typologique a parfois conduit à des interprétations antijuives qu’il faut absolument éviter aujourd’hui.
Ce que retient Augustin de juste, c’est l’universalité du salut et la primauté de la foi. « La foi, écrit-il, n’est pas l’apanage d’un peuple, mais le don de Dieu offert à tous. » Le centurion préfigure ces multitudes qui viendront de toutes les nations prendre place au festin. Sa foi « militaire », qui comprend l’autorité et l’obéissance, devient le modèle de la foi chrétienne qui se soumet à la Parole.
Saint Jean Chrysostome, dans ses homélies sur Matthieu, insiste sur l’humilité du centurion : « Il ne dit pas : viens et guéris, mais : dis seulement une parole. Il reconnaît ainsi qu’il ne mérite pas de recevoir le Seigneur chez lui. » Pour Chrysostome, cette humilité est la clef qui ouvre le Royaume. Tant de gens riches, puissants, instruits restent dehors parce qu’ils se croient dignes, tandis que le centurion entre par la porte de son indignité reconnue.
Thomas d’Aquin, dans son commentaire sur Matthieu, analyse les trois dimensions de la foi du centurion : humilité (je ne suis pas digne), confiance (dis seulement une parole), et intelligence théologique (compréhension de l’autorité divine). Ces trois éléments constituent la foi parfaite qui obtient la guérison. Pour Thomas, la foi n’est pas seulement un sentiment, mais inclut une dimension intellectuelle : comprendre qui est Dieu et comment il agit.
Usage liturgique et spirituel
« Seigneur, je ne suis pas digne de te recevoir, mais dis seulement une parole et je serai guéri » : cette prière précède la communion dans la liturgie eucharistique depuis des siècles. Le parallèle est évident : comme le centurion reconnaît son indignité avant que Jésus entre « sous son toit », nous reconnaissons la nôtre avant de recevoir le Corps du Christ.
Mais la phrase contient aussi une profession de foi eucharistique : nous croyons que sous les apparences du pain, c’est vraiment Jésus qui vient à nous. Sa parole (« Ceci est mon corps ») suffit à opérer cette transformation mystérieuse. Nous n’avons pas besoin de comprendre comment, seulement de croire que. La foi du centurion devient ainsi le modèle de notre foi eucharistique.
Saint Ignace de Loyola, dans ses Exercices spirituels, propose de méditer sur cet épisode dans le cadre de la contemplation des mystères de la vie du Christ. Il invite à se mettre à la place du centurion : ressentir son angoisse pour le serviteur malade, sa démarche humble vers Jésus, son émerveillement devant la réponse. Cette méditation doit conduire à un triple colloque : demander l’humilité, la foi confiante, et l’amour effectif du prochain.
Dans la tradition monastique, particulièrement chez les Pères du désert, l’humilité du centurion est devenue une référence constante. Abba Macaire aurait dit : « Si tu veux entrer dans le Royaume, deviens comme le centurion qui disait : je ne suis pas digne. Car celui qui se fait petit sera élevé. » La « prière du centurion » était récitée au début de chaque office, rappelant aux moines que même après des années de vie consacrée, ils demeuraient indignes et dépendants de la seule grâce.
Méditer avec le centurion
Étape 1 : Se situer dans la scène
Prenez un temps de silence. Fermez les yeux et imaginez-vous à Capharnaüm. Vous êtes dans la foule qui suit Jésus. Vous voyez ce centurion romain s’approcher, un homme habitué à commander qui pourtant se fait suppliant. Observez son visage, sa démarche, le ton de sa voix. Que ressentez-vous ? De la méfiance parce qu’il est romain ? De la curiosité ? De la compassion pour son serviteur malade ?
Étape 2 : Identifier votre propre « paralysie »
Qu’est-ce qui est paralysé en vous ? Quelle partie de votre vie est bloquée, empêchée, souffrante ? Ce peut être une relation brisée, une peur qui vous tétanise, une habitude destructrice dont vous n’arrivez pas à vous défaire, un deuil qui vous empêche d’avancer. Nommez-le intérieurement, sans vous juger.
Étape 3 : Reconnaître votre indignité
Redites lentement : « Seigneur, je ne suis pas digne. » Non pas comme une formule apprise, mais comme une vérité qui vous habite. Vous n’avez rien à prouver, rien à mériter. Vous vous tenez devant Dieu dans votre pauvreté radicale. Laissez tomber vos défenses, vos justifications, vos comparaisons avec les autres. Respirez dans cette pauvreté reconnue.
Étape 4 : Faire acte de foi en sa parole
Maintenant, ajoutez : « Mais dis seulement une parole et je serai guéri. » Croyez-vous vraiment que la parole de Dieu peut transformer cette situation ? Ou bien pensez-vous qu’elle est trop grave, trop ancrée, trop compliquée ? Confiez-la explicitement à Jésus, sans dicter la solution, mais en lui faisant totalement confiance.
Étape 5 : Attendre dans l’espérance
Le texte ne dit pas que le serviteur a été guéri instantanément devant la foule. Matthieu précise simplement : « Et le serviteur fut guéri à l’heure même. » La guérison a eu lieu à distance, hors du regard du centurion. Votre prière aussi peut être exaucée d’une manière que vous ne voyez pas immédiatement. Restez dans la confiance, comme le centurion qui est reparti sans preuve visible, certain que la parole de Jésus avait agi.

L’universalité à l’épreuve
Le pluralisme religieux
Notre époque est marquée par une conscience aiguë de la diversité religieuse. Si le centurion païen peut avoir une foi qui émerveille Jésus, qu’en est-il des musulmans, des bouddhistes, des hindous, des agnostiques de bonne volonté ? Sommes-nous condamnés à choisir entre un exclusivisme étroit (seuls les chrétiens sont sauvés) et un relativisme où toutes les croyances se valent ?
L’évangile nous indique une voie étroite. D’un côté, Jésus affirme clairement que le salut passe par lui : « Je suis le chemin, la vérité, la vie. Nul ne vient au Père que par moi. » De l’autre, il reconnaît et célèbre la foi de ceux qui ne font pas partie d’Israël, qui ne le connaissent pas encore pleinement. Le centurion croit en Jésus, mais il n’a pas encore la foi trinitaire complète, il ne connaît pas le mystère pascal.
La tradition catholique a développé la notion de « chrétiens anonymes » (Karl Rahner) ou de « semences du Verbe » (Vatican II) pour penser cette réalité. Partout où il y a foi véritable, humilité, amour du prochain, recherche sincère de la vérité, Dieu est à l’œuvre, même si la personne ne nomme pas explicitement le Christ. Notre rôle n’est pas de juger qui est sauvé ou non, mais de témoigner de ce que nous avons reçu et de reconnaître humblement que l’Esprit agit bien au-delà des frontières visibles de l’Église.
L’inclusion des marginalisés
Le centurion était un marginal religieux, un exclu du point de vue de la Loi juive. Qui sont les exclus d’aujourd’hui dans nos communautés chrétiennes ? Les divorcés remariés, les personnes LGBT+, les migrants sans papiers, les pauvres dont la vie désordonnée ne correspond pas à nos standards de respectabilité ? L’accueil que Jésus réserve au centurion nous interpelle.
Certes, accueil ne signifie pas abolition de toute norme morale ou doctrinale. L’Église a une mission de vérité à exercer, des sacrements à protéger. Mais la question est : comment accompagnons-nous ces personnes ? Avec la distance méprisante des pharisiens qui se croient purs ? Ou avec la reconnaissance que Dieu agit dans leurs vies d’une manière que nous ne soupçonnons peut-être pas ?
Le pape François a souvent insisté : l’Église doit être un « hôpital de campagne », accueillant d’abord les blessés sans leur demander leurs papiers en règle. Le centurion vient tel qu’il est, avec son métier violent, son statut d’occupant, sa vie qui ne correspond en rien aux critères de sainteté juifs. Jésus ne lui fait pas la morale, ne pose pas de préalables. Il répond à sa foi. C’est cette attitude que nous devons retrouver : faire confiance que l’Esprit travaille dans le cœur de ceux qui s’approchent, et les accompagner avec respect sur leur chemin.
La tentation de la religiosité sans foi
Autre défi : nous pouvons être « fils du Royaume » de nom, pratiquants réguliers, engagés dans nos paroisses, et manquer de cette foi vivante qui caractérise le centurion. Nous connaissons les prières par cœur, nous participons aux sacrements, mais notre cœur reste-t-il vraiment tourné vers Dieu dans une confiance d’enfant ?
Le risque, pour les chrétiens de tradition, c’est la routine spirituelle. Nous faisons les gestes sans y mettre notre cœur. Nous récitons « je ne suis pas digne » avant chaque communion, mais y croyons-nous vraiment ? Ou bien nous comportons-nous comme des habitués qui ont leurs petites entrées chez Dieu ?
Le centurion nous secoue. Il nous rappelle que chaque rencontre avec Jésus doit être nouvelle, personnelle, risquée. Il nous invite à vérifier régulièrement : ma foi est-elle vivante ou s’est-elle sclérosée en habitudes vides ? Est-ce que je fais vraiment confiance à la parole de Dieu, ou bien me repose-je sur mes propres forces, mes propres mérites, mes propres stratégies ?
Prière inspirée du centurion
Seigneur Jésus Christ, Toi qui as admiré la foi du centurion et proclamé l’ouverture universelle de ton Royaume, nous venons à toi avec nos paralysies et nos fardeaux.
Nous ne sommes pas dignes que tu entres sous le toit de nos vies, marquées par le péché, l’égoïsme et le doute. Nous reconnaissons nos limites, nos fermetures aux autres, notre tendance à nous croire propriétaires de ta grâce.
Mais nous croyons en ta parole, parole qui guérit, qui libère, qui relève. Dis seulement une parole, et nos cœurs endurcis deviendront accueillants, nos peurs paralysantes se transformeront en confiance, nos jugements sur les autres céderont la place à la compassion.
Apprends-nous l’humilité du centurion, qui savait se tenir devant toi sans prétention, dans la vérité de sa condition. Donne-nous sa foi intelligente, qui comprend que ton autorité s’exerce par amour, que ta parole crée ce qu’elle annonce, que tu peux tout transformer par ta seule présence.
Ouvre nos cœurs à l’universalité de ton appel. Aide-nous à reconnaître tes disciples dans ceux que nous n’aurions jamais imaginés : les étrangers qui nous dérangent, les pécheurs qui nous scandalisent, les chercheurs sincères qui ne portent pas encore ton nom.
Que nous sachions, comme le centurion, porter les fardeaux de nos frères et sœurs, intercéder pour ceux qui souffrent, nous exposer pour leur bien.
Fais de nos communautés chrétiennes des images du festin du Royaume où tous sont accueillis sans distinction, où la grâce précède toujours nos mérites, où ta surprise nous garde dans l’émerveillement.
Et quand viendra l’heure de nous asseoir à ta table éternelle, avec Abraham, Isaac et Jacob, avec tous les saints venus de l’orient et de l’occident, puissions-nous reconnaître autour de nous bien des visages que nous n’attendions pas, et rendre grâce pour ta miséricorde qui surpasse toute mesure.
Toi qui règnes avec le Père et l’Esprit Saint, maintenant et pour les siècles des siècles.
Amen.
La foi sans frontières qui change tout
Le centurion de Capharnaüm nous dérange autant qu’il a dérangé les contemporains de Jésus. Il vient bousculer nos certitudes sur qui mérite d’entrer dans le Royaume, sur ce que signifie vraiment croire, sur l’universalité scandaleuse de la grâce divine. Cet homme, que tout devrait exclure, devient le modèle même de la foi pour tous les siècles à venir.
Sa leçon est limpide : ce qui compte devant Dieu, ce n’est ni notre pedigree religieux, ni nos performances spirituelles, ni notre conformité à des normes extérieures. C’est cette confiance radicale, humble et intelligente, qui reconnaît l’autorité absolue de la parole divine et s’y remet totalement. Une foi qui ne calcule pas, qui ne marchande pas, qui ne se compare pas, mais qui simplement croit et laisse Dieu agir.
Pour nous aujourd’hui, l’appel est triple. D’abord, vérifier la qualité de notre propre foi : est-elle vivante, personnelle, renouvelée, ou s’est-elle fossilisée en habitudes vides ? Ensuite, élargir notre regard sur ceux que Dieu appelle : cesser de juger, accueillir la surprise de voir l’Esprit à l’œuvre dans des vies que nous n’aurions jamais imaginées. Enfin, cultiver l’humilité radicale qui seule ouvre la porte du Royaume : reconnaître notre indignité et recevoir tout par grâce.
Le festin du Royaume est déjà dressé. Des multitudes s’y pressent, venues de tous les horizons. À nous de choisir : resterons-nous dehors, figés dans nos certitudes et nos privilèges supposés ? Ou entrerons-nous, à la suite du centurion, dans cette joyeuse assemblée universelle où seule compte la foi qui agit par l’amour ?
Pratique : sept attitudes à cultiver
Répéter quotidiennement la prière du centurion au réveil et avant de dormir, non comme formule magique, mais comme acte conscient de foi et d’abandon à la volonté divine.
Identifier chaque semaine une « paralysie » personnelle (peur, blocage, habitude nocive) et la confier explicitement à Jésus dans la prière, en lui faisant confiance pour la transformer à sa manière et à son heure.
Pratiquer l’intercession concrète en choisissant chaque jour une personne souffrante de notre entourage et en prenant quelques minutes pour la présenter à Dieu avec foi, comme le centurion pour son serviteur.
Examiner nos jugements sur ceux qui ne partagent pas notre foi ou notre pratique religieuse, et demander la grâce de reconnaître l’action de Dieu dans leurs vies plutôt que de les exclure mentalement.
Accueillir réellement dans nos communautés en identifiant qui sont les « centurions » d’aujourd’hui (les exclus, les marginaux, les différents) et en posant un geste concret d’ouverture vers eux.
Cultiver l’humilité spirituelle en reconnaissant régulièrement devant Dieu notre indignité, non pour nous dévaloriser, mais pour recevoir tout de sa grâce sans prétention.
Approfondir notre foi eucharistique en méditant le lien entre la prière du centurion et la communion, croyant vraiment que la parole du Christ transforme le pain en son Corps et nous transforme nous-mêmes.
Références pour aller plus loin
Textes bibliques connexes : Luc 7,1-10 (récit parallèle avec variantes) ; Actes 10,1-48 (Corneille, autre centurion croyant) ; Romains 10,9-13 (la foi comme porte du salut universel) ; Éphésiens 2,11-22 (l’unité des juifs et païens dans le Christ).
Patristique : Saint Augustin, Sermons 62-65 sur le centurion ; Saint Jean Chrysostome, Homélies sur Matthieu n°26 ; Origène, Commentaire sur Matthieu 8,5-13.
Théologie contemporaine : Karl Rahner, « Les chrétiens anonymes », dans Écrits théologiques (1966) ; Hans Urs von Balthasar, La dramatique divine vol. III, sur l’universalité du salut ; Joseph Ratzinger/Benoît XVI, Jésus de Nazareth tome 1, chapitre sur les miracles.
Magistère ecclésial : Concile Vatican II, Lumen Gentium §16 sur le salut de ceux qui ne connaissent pas le Christ ; Gaudium et Spes §22 sur l’action universelle de l’Esprit ; Pape François, Evangelii Gaudium §24-28 sur l’Église en sortie vers les périphéries.
Spiritualité : Ignace de Loyola, Exercices spirituels (contemplation des mystères de la vie du Christ) ; Thérèse de Lisieux, Manuscrits autobiographiques (sur la petite voie d’enfance spirituelle) ; Charles de Foucauld, Méditations sur les évangiles (sur la foi des humbles).


