« Élie est déjà venu et ils ne l’ont pas reconnu » (Mt 17, 10-13)

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Évangile de Jésus Christ selon saint Matthieu

En descendant de la montagne, les disciples interrogèrent Jésus : « Pourquoi donc les scribes affirment-ils que le prophète Élie doit venir d’abord ? » Jésus leur répondit : « Élie va venir pour rétablir toute chose. Mais, je vous le déclare : Élie est déjà venu ; au lieu de le reconnaître, ils lui ont fait subir tout ce qu’ils ont voulu. Et pareillement, le Fils de l’homme va souffrir de leur fait. » Alors les disciples comprirent qu’il leur parlait de Jean le Baptiste.

Reconnaître celui qui prépare le chemin : quand Dieu vient incognito

Ou comment discerner la main de Dieu dans l’ordinaire de nos vies et accueillir les messagers que nous ne voyons pas.

Jésus descend de la montagne transfiguré et ses disciples posent la question qui dérange : pourquoi Élie n’est-il pas encore venu ? La réponse du Christ renverse leur attente. Élie est déjà passé sous les traits de Jean-Baptiste, mais personne ne l’a reconnu. Ce passage de Matthieu 17 nous invite à examiner notre propre cécité spirituelle : combien de fois passons-nous à côté des signes de Dieu parce qu’ils ne correspondent pas à notre scénario préétabli ?

Cette parole explore le mystère de la venue d’Élie à travers Jean-Baptiste et les mécanismes spirituels de la reconnaissance. Nous analyserons d’abord le contexte post-Transfiguration et les attentes messianiques, puis nous déploierons trois axes majeurs : le motif prophétique de l’Élie redivivus, la dynamique du refus et de l’aveuglement collectif, et le lien entre méconnaissance du précurseur et rejet du Messie. Enfin, nous ancrerons ces vérités dans notre quotidien par des applications concrètes et une méditation sur la disponibilité à l’imprévu de Dieu.

La descente de la montagne : un instant charnière dans le cycle de Matthieu

Le passage de Matthieu 17, 10-13 s’inscrit dans une séquence narrative d’une densité théologique remarquable. Jésus vient de vivre la Transfiguration sur la montagne (Mt 17, 1-9) avec Pierre, Jacques et Jean. Ces trois témoins ont vu le Christ resplendir de gloire, dialoguer avec Moïse et Élie, et entendre la voix du Père proclamer : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé. » En redescendant, Jésus leur ordonne de ne rien dire de cette vision « jusqu’à ce que le Fils de l’homme soit ressuscité d’entre les morts. »

C’est dans ce contexte de révélation éblouissante et de consigne de silence que survient la question des disciples. Leur interrogation n’est pas anodine : elle touche au cœur de l’eschatologie juive de l’époque. Selon Malachie 3, 23-24, Dieu enverrait le prophète Élie avant le « jour du Seigneur, jour grand et redoutable », pour réconcilier les cœurs et préparer le peuple. Les scribes enseignaient donc qu’Élie devait précéder le Messie. Or, Jésus agit manifestement comme le Messie, mais où est Élie ?

La réponse de Jésus opère un double mouvement. D’abord, il valide l’enseignement scripturaire : « Élie va venir pour remettre toute chose à sa place. » Le futur employé ici peut étonner, mais il souligne la dimension eschatologique continue de la promesse. Puis, sans transition, il ajoute : « Élie est déjà venu. » Ce présent accompli bouleverse la perspective. Le précurseur annoncé n’est pas une figure à venir dans un avenir lointain, mais un homme qui a déjà exercé son ministère. Les disciples ont assisté à sa prédication, à son baptême, à son arrestation, à son exécution. Et ils n’ont rien vu.

L’identification d’Élie à Jean-Baptiste n’est pas nouvelle dans l’évangile de Matthieu. En 11, 14, Jésus déclare déjà : « Si vous voulez bien comprendre, c’est lui, l’Élie qui doit venir. » Mais ici, après la Transfiguration où Élie est apparu aux côtés de Moïse, la révélation prend un relief dramatique. Le précurseur a été méconnu, maltraité, finalement décapité. Et Jésus ajoute cette prophétie glaçante : « De même, le Fils de l’homme va souffrir par eux. » Le sort du messager annonce celui du Messie. La méconnaissance de Jean préfigure le rejet de Jésus.

Ce passage se situe donc à un moment pivot. La gloire du Thabor illumine encore les esprits, mais déjà l’ombre de la Croix s’étend. Les disciples commencent à comprendre : le Royaume ne viendra pas dans l’éclat triomphal qu’ils espéraient. Il passe par la kénose, l’abaissement, le refus. Et cette compréhension s’ouvre par une rétrospective douloureuse : nous n’avons pas su reconnaître.

Anatomie spirituelle de l’aveuglement : pourquoi nous ne voyons pas

L’affirmation centrale du passage – « ils ne l’ont pas reconnu » – mérite qu’on s’y attarde. Le verbe grec epiginōskō signifie reconnaître pleinement, identifier avec certitude. Il ne s’agit pas d’une ignorance factuelle : tout le monde connaissait Jean-Baptiste. Son ministère avait fait sensation. Les foules affluaient au Jourdain. Hérode lui-même le craignait et l’écoutait volontiers (Mc 6, 20). Le problème n’est donc pas un défaut d’information, mais un défaut de vision spirituelle.

Plusieurs mécanismes expliquent cet aveuglement. D’abord, les scribes et les pharisiens avaient construit une image préconçue d’Élie. Ils attendaient un personnage glorieux, peut-être une réapparition physique du prophète enlevé au ciel dans un char de feu. Jean-Baptiste, avec sa tenue de poil de chameau, son régime de sauterelles et son message de repentance radical, ne correspondait pas au script. Il était trop rude, trop exigeant, trop décalé par rapport aux attentes d’un retour triomphal.

Ensuite, Jean lui-même refusait explicitement le titre. En Jean 1, 21, interrogé par les prêtres et lévites, il répond : « Je ne suis pas l’Élie. » Cette déclaration n’est pas une contradiction avec la parole de Jésus, mais une question de perspective. Jean nie être la réincarnation littérale du prophète, tout en accomplissant fonctionnellement sa mission. Il vient « dans l’esprit et la puissance d’Élie » (Lc 1, 17), ce qui est différent d’une identité personnelle. Mais cette nuance théologique échappe à ceux qui cherchent des signes extérieurs spectaculaires.

Le troisième facteur d’aveuglement réside dans le caractère dérangeant du message. Jean prêchait la conversion radicale, dénonçait l’hypocrisie religieuse, appelait « race de vipères » les chefs spirituels venus au baptême sans repentance sincère. Son ministère était un jugement vivant sur l’establishment. Reconnaître en lui l’Élie promis aurait impliqué de reconnaître la validité de sa critique, donc de remettre en question tout un système religieux et social. Il était plus confortable de le classer comme illuminé, prophète parmi d’autres, voix discordante à ignorer.

Enfin, et c’est peut-être le plus profond, la méconnaissance de Jean révèle une incompréhension fondamentale des voies de Dieu. L’Écriture annonce un précurseur qui « remettra toute chose à sa place » (apokathistēmi, terme qui évoque la restauration complète). Or, Jean a été emprisonné puis exécuté. Quelle restauration ? Quelle préparation des cœurs ? Aux yeux des contemporains, son ministère s’était soldé par un échec. Le Messie qu’il annonçait n’était pas venu dans la puissance attendue. La hache n’avait pas été mise à la racine des arbres. Le feu purificateur ne consumait pas les impies. Comment un échec pouvait-il être l’accomplissement d’une promesse ?

Cette dernière interrogation touche au mystère pascal lui-même. Le mode d’action de Dieu ne correspond pas aux logiques de puissance humaine. Jean a accompli sa mission non par le succès institutionnel, mais par la fidélité radicale qui l’a conduit au martyre. Il a préparé le chemin en incarnant la vérité, quitte à en mourir. Et c’est précisément cette logique de kénose que le monde ne peut reconnaître, car elle contredit toute sagesse mondaine.

Élie redivivus, ou le retour du prophète dans l’histoire du salut

La tradition d’un retour d’Élie plonge ses racines dans les derniers versets du prophète Malachie, qui closent le corpus prophétique de l’Ancien Testament. Cette prophétie n’était pas une spéculation marginale, mais une attente centrale de l’eschatologie juive du Second Temple. Les écrits apocryphes, la littérature rabbinique, les manuscrits de Qumrân témoignent de la vitalité de cette espérance. Élie reviendrait pour résoudre les controverses halakhiques, réconcilier les familles divisées, purifier le sacerdoce, annoncer l’arrivée du Messie.

Pourquoi Élie en particulier ? Parce que, selon 2 Rois 2, il n’est pas mort mais a été « enlevé au ciel dans un tourbillon. » Cette disparition mystérieuse laissait ouverte la possibilité d’un retour. De plus, le ministère historique d’Élie avait marqué un moment de crise majeure dans l’histoire d’Israël. Face à l’apostasie du roi Achab et de Jézabel, face à l’idolâtrie de Baal qui menaçait de submerger le yahvisme, Élie avait incarné le prophète intransigeant qui rappelait le peuple à l’Alliance. Le défi du mont Carmel, où il avait invoqué le feu du ciel sur le sacrifice, restait gravé dans la mémoire collective comme le symbole du choix décisif : « Jusqu’à quand clocherez-vous des deux côtés ? Si le Seigneur est Dieu, suivez-le ; si c’est Baal, suivez-le » (1 R 18, 21).

Or, au temps de Jésus, beaucoup percevaient une situation analogue. Le temple était contrôlé par une élite sacerdotale compromise avec Rome. La foi se sclérosait en observances rituelles. Le peuple gémissait sous l’occupation païenne. Les mouvements messianiques se multipliaient, tous dans l’attente du jour où Dieu interviendrait enfin pour restaurer Israël. Dans ce contexte, la venue d’Élie était le signe attendu que le compte à rebours avait commencé.

Jean-Baptiste assume cette fonction éliatique de multiples manières. Comme Élie, il prêche dans le désert, loin des centres de pouvoir religieux. Son vêtement de poil de chameau rappelle le manteau d’Élie (2 R 1, 8). Son message appelle à un choix radical : se convertir ou périr. Il pratique un baptême de repentance qui symbolise la purification nécessaire avant la venue du Messie. Et surtout, il accomplit la mission malachique de « ramener le cœur des pères vers leurs fils » en préparant un peuple disposé pour le Seigneur.

Mais Jean introduit aussi une nouveauté décisive. L’Élie attendu devait restaurer le culte, peut-être reconstruire le temple, réunir les tribus dispersées. Jean, lui, annonce celui qui « baptisera dans l’Esprit Saint et le feu. » Il pointe au-delà de lui-même vers le véritable restaurateur. En déclarant : « Il faut qu’il croisse et que je diminue » (Jn 3, 30), il accomplit la fonction éliatique non comme un but en soi, mais comme un passage, un pont entre l’ancienne Alliance et la nouvelle.

La reconnaissance par Jésus de Jean comme Élie opère ainsi une herméneutique prophétique profonde. Elle affirme que les Écritures s’accomplissent, mais pas nécessairement selon les modalités attendues. L’Écriture est fidèle, mais notre lecture en est souvent étroite. Dieu tient parole, mais sa parole excède nos cadres. Jean est Élie, non par réincarnation ou réapparition miraculeuse, mais par participation à la mission éliatique, en « esprit et puissance. » Cette logique de l’accomplissement « autrement » sera caractéristique de toute la révélation christique : Jésus est le Messie, mais pas le Messie politique attendu ; il établit le Royaume, mais pas par les armes ; il triomphe, mais par la Croix.

L’ironie dramatique du passage tient à ce que les disciples, qui viennent de voir Élie sur la montagne de la Transfiguration, aux côtés de Moïse et de Jésus, n’avaient pas compris que ce même Élie venait d’accomplir sa mission terrestre en Jean. La vision glorieuse du Thabor côtoie l’incompréhension de la plaine. C’est dire que la révélation ne suffit pas : il faut encore des yeux pour voir. La présence réelle d’Élie dans l’économie du salut traversait à la fois la dimension historique (Jean-Baptiste) et la dimension eschatologique (l’apparition sur la montagne), mais seule la foi éclairée par le Christ pouvait relier les deux.

Cette tension entre accomplissement déjà réalisé et espérance encore ouverte caractérise toute l’eschatologie chrétienne. Élie « va venir » et « est déjà venu » : les deux affirmations coexistent. Le Royaume est « déjà là » et « pas encore » pleinement manifesté. Nous vivons dans le temps de l’accomplissement commencé, où les promesses s’actualisent dans la discrétion de la foi, en attendant la révélation finale où « tout œil le verra. » Notre tâche consiste à discerner les signes de cet accomplissement dans l’aujourd’hui de Dieu, sans nous laisser aveugler par la non-conformité aux schémas préconçus.

« Ils lui ont fait tout ce qu’ils ont voulu », ou la dynamique du rejet

La formule employée par Jésus – « ils lui ont fait tout ce qu’ils ont voulu » – résonne comme un constat accablant sur la liberté humaine laissée à elle-même. Elle décrit non un incident isolé, mais un pattern, une structure de refus qui se répétera avec le Christ lui-même. Ce « tout ce qu’ils ont voulu » englobe l’arrestation arbitraire, l’emprisonnement, et finalement l’exécution de Jean sur un caprice d’Hérodiade et de sa fille (Mt 14, 1-12).

Le récit de la mort de Jean-Baptiste chez Matthieu et Marc met en scène une conjonction de plusieurs facteurs : la colère d’Hérodiade qui ne pardonnait pas à Jean d’avoir dénoncé son union adultère avec Hérode, la faiblesse d’Hérode qui respectait Jean mais céda à une promesse imprudente, la manipulation d’une danse et d’une demande meurtrière, l’absence totale de procès ou de légalité. C’est l’arbitraire à l’état pur, le pouvoir qui s’autorise à éliminer la voix qui dérange.

Cette violence faite au prophète révèle une vérité anthropologique profonde : l’humanité livrée à ses convoitises ne supporte pas la lumière de la vérité. Jean dénonçait un adultère royal, mais symboliquement il dénonçait toute infidélité à l’Alliance. Il rappelait que la Loi de Dieu s’impose même aux puissants, surtout aux puissants. Ce message était intolérable pour un pouvoir construit sur le compromis et la realpolitik.

La phrase de Jésus souligne aussi la dimension collective du refus : « ils » ne désigne pas seulement Hérode et sa cour, mais toute une société qui a laissé faire, qui n’a pas protesté, qui s’est accommodée de l’injustice. Les disciples de Jean ont récupéré son corps et l’ont enseveli, puis sont allés prévenir Jésus (Mt 14, 12). Mais où était le soulèvement populaire ? Où était l’indignation des foules qui avaient écouté Jean au Jourdain ? Le silence collectif ratifie le crime des puissants.

En reliant explicitement le sort de Jean à celui qui l’attend lui-même – « de même, le Fils de l’homme va souffrir par eux » – Jésus établit une continuité prophétique dans le rejet. Cette continuité traverse toute l’histoire biblique. Les prophètes ont toujours été persécutés. Élie lui-même avait dû fuir Jézabel qui voulait le tuer. Jérémie fut jeté dans une citerne. Zacharie fut lapidé dans le parvis du temple. Jésus le rappellera amèrement : « Jérusalem, Jérusalem, toi qui tues les prophètes et lapides ceux qui te sont envoyés » (Mt 23, 37).

Cette structure de refus n’est pas accidentelle. Elle révèle une résistance systémique à la parole de Dieu lorsqu’elle vient déranger l’ordre établi. Les institutions religieuses, quand elles se fossilisent, tendent à rejeter les voix prophétiques qui les appellent à la conversion. Le confort spirituel, la respectabilité sociale, l’investissement dans des structures de pouvoir : tout cela s’accommode mal de la radicalité évangélique. Jean, comme Jésus, comme tous les prophètes authentiques, représentait une menace pour ces équilibres précaires.

Mais au-delà de l’analyse sociologique, il y a un mystère théologique plus profond. Pourquoi Dieu permet-il que ses envoyés soient ainsi traités ? La réponse chrétienne passe par la théologie de la Croix. Le rejet du messager fait partie intégrante de sa mission. En subissant l’injustice, Jean ne connaît pas un échec de sa mission, mais son accomplissement. Il prépare le chemin du Messie non seulement par sa prédication, mais par son martyre. Il annonce celui qui « n’est pas venu pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour la multitude » (Mt 20, 28), et il le fait en donnant lui-même sa vie.

Cette logique est à rebours de toute sagesse humaine. Le monde juge le succès aux résultats visibles : la croissance numérique, l’influence sociale, l’impact mesurable. Le Royaume de Dieu juge à la fidélité radicale, fût-ce dans l’échec apparent. Jean meurt sans avoir vu le Messie instaurer le Royaume de puissance qu’il annonçait. Il doute même, depuis sa prison, envoyant demander à Jésus : « Es-tu celui qui doit venir, ou devons-nous en attendre un autre ? » (Mt 11, 3). Pourtant, c’est précisément dans cette fidélité jusqu’au bout, dans cette persévérance sans garanties, que s’accomplit la mission éliatique.

Le « tout ce qu’ils ont voulu » se renverse alors en « tout ce que Dieu permettait pour le salut. » Le mal commis reste mal, inexcusable. Mais Dieu, dans sa providence mystérieuse, fait servir même le refus et la violence à l’avancée de son dessein. La mort de Jean devient semence du Royaume. Son martyre atteste qu’il vaut mieux mourir fidèle que vivre dans le compromis. Et pour les disciples de Jésus, cette leçon résonne comme un avertissement et une promesse : avertissement que suivre le Christ conduit potentiellement au même sort, promesse que ce sort-là est le chemin de la gloire.

« Alors les disciples comprirent », ou la pédagogie progressive de la révélation

Le verset final – « Alors les disciples comprirent qu’il leur parlait de Jean le Baptiste » – marque un moment de basculement dans la conscience des Douze. Cette compréhension n’est pas seulement intellectuelle (identifier Jean comme l’Élie annoncé), mais existentielle : elle les fait entrer dans l’intelligence du mystère pascal, de ce Messie qui triomphe par l’échec apparent, de ce Royaume qui vient dans la faiblesse.

Notons le « alors » (tote), qui souligne le caractère soudain de cette illumination. Elle ne vient pas d’un raisonnement laborieux, mais d’une parole de Jésus qui ouvre les yeux. C’est là un trait constant de l’évangile de Matthieu : la foi naît de la rencontre avec la parole du Christ qui déchiffre l’Écriture et l’histoire. Les disciples avaient entendu Jean prêcher, ils l’avaient peut-être suivi avant de suivre Jésus (cf. Jn 1, 35-37), ils avaient assisté à son arrestation, appris sa mort. Mais ils n’avaient pas « compris. » Il a fallu que Jésus relie les points, articule Jean et Élie, Jean et le Messie, la souffrance du précurseur et celle qui attend le Fils de l’homme.

Cette pédagogie progressive caractérise toute l’économie de la révélation. Dieu ne livre pas sa vérité d’un seul tenant, dans une clarté aveuglante qui dispenserait de la foi. Il la distille, l’insinue, la suggère, à travers des événements, des paroles, des signes qui demandent interprétation. Les disciples vivent avec Jésus, le voient agir, l’entendent enseigner, mais ne comprennent souvent qu’après coup. Le Christ ressuscité ouvrira leur intelligence des Écritures (Lc 24, 45), et l’Esprit Saint les conduira vers la vérité tout entière (Jn 16, 13). Mais déjà, dans ces moments de révélation partielle comme celui de Matthieu 17, 13, la lumière point.

La compréhension des disciples porte d’abord sur l’accomplissement prophétique : oui, Élie est venu en Jean. Mais elle s’étend immédiatement à la trajectoire du Messie lui-même. Si le précurseur a été rejeté et tué, le Messie connaîtra le même sort. Cette projection est terrifiante. Elle anéantit l’espoir d’un Messie triomphant qui renverserait les Romains et instaurerait un royaume de gloire immédiate. Elle impose de repenser entièrement ce que signifie « Messie », « Royaume », « salut. »

On peut imaginer le choc dans l’esprit des disciples. Ils descendent d’une montagne où ils ont vu Jésus transfiguré en gloire, dialoguant avec les géants de l’Alliance, Moïse et Élie, confirmé par la voix divine. Tout semblait converger vers une manifestation éclatante. Et voilà qu’en quelques phrases, Jésus les ramène à la dure réalité : le chemin passe par le rejet et la mort. La gloire du Thabor ne supprime pas le Calvaire ; elle en révèle le sens ultime, mais ne le contourne pas.

Cette tension entre révélation glorieuse et prédiction de la Passion traverse toute la section centrale de Matthieu. Juste avant la Transfiguration, Jésus avait annoncé pour la première fois ses souffrances, provoquant la réaction scandalisée de Pierre : « Dieu t’en préserve, Seigneur ! Non, cela ne t’arrivera pas ! » (Mt 16, 22). Juste après notre passage, en redescendant vers la Galilée, Jésus réitère : « Le Fils de l’homme va être livré entre les mains des hommes, et ils le tueront » (Mt 17, 22-23). La pédagogie de Jésus consiste à répéter, sous différents angles, cette vérité difficile, jusqu’à ce qu’elle pénètre les cœurs.

« Alors les disciples comprirent » ne signifie pas qu’ils ont tout compris d’un coup, ni qu’ils ont accepté sereinement. Le texte dit qu’ils « comprirent qu’il parlait de Jean », pas qu’ils ont intégré toutes les implications. D’ailleurs, quelques chapitres plus loin, Jacques et Jean demanderont encore les places d’honneur dans le Royaume (Mt 20, 20-28), montrant qu’ils n’ont pas encore saisi la logique du service et du don de soi. Pierre reniera Jésus, tous s’enfuiront. La compréhension véritable ne viendra qu’après Pâques.

Mais ce « alors » marque néanmoins un progrès, un pas de plus sur le chemin de la foi adulte. Les disciples commencent à entrevoir que Dieu agit autrement qu’ils ne l’imaginaient. Ils commencent à relier les souffrances présentes aux promesses anciennes, non comme une contradiction, mais comme un accomplissement paradoxal. Ils commencent, timidement, à deviner que le martyre peut être victoire, que la faiblesse peut être force, que la mort peut être passage.

Cette pédagogie divine nous concerne directement. Nous aussi, nous vivons dans l’entre-deux de la révélation commencée et de la compréhension à parfaire. Nous aussi, nous avons des moments Thabor où tout paraît lumineux, suivis de descentes dans la plaine où rien ne semble faire sens. Notre foi se construit dans cette alternance, dans ces éclairs de compréhension suivis de longues traversées dans la pénombre. L’important n’est pas d’avoir tout compris tout de suite, mais de demeurer en chemin, dociles à la parole qui éclaire progressivement.

« Élie est déjà venu et ils ne l’ont pas reconnu » (Mt 17, 10-13)

Discerner les envoyés de Dieu dans notre quotidien

La leçon du texte se décline immédiatement en vigilance pratique. Si les contemporains de Jean n’ont pas su reconnaître l’Élie promis, c’est que leur grille de lecture était inadéquate. Ils cherchaient un signe spectaculaire, une figure conforme à leurs attentes. Nous faisons souvent de même. Nous avons des idées préconçues sur la manière dont Dieu devrait intervenir dans notre vie, les formes que devrait prendre sa providence, les personnes par lesquelles il devrait nous parler.

Dans la vie quotidienne, cela se traduit par un risque constant de passer à côté des messagers de Dieu. La parole qui nous interpelle peut venir de quelqu’un que nous jugeons peu qualifié spirituellement. La correction dont nous avons besoin peut nous parvenir par quelqu’un qui nous agace. L’invitation à changer de cap peut surgir d’une circonstance que nous estimons insignifiante. Si nous attendons que Dieu nous parle toujours dans le faste d’une liturgie impeccable ou par la bouche de personnalités charismatiques, nous risquons de manquer l’essentiel.

Prenons l’exemple de nos communautés paroissiales ou de nos milieux de travail. Il y a parfois des personnes discrètes, peu éloquentes, socialement marginales, qui portent néanmoins une vérité essentielle. Peut-être un collègue qui, sans grande rhétorique, vit une intégrité qui nous questionne. Peut-être un membre de notre groupe de prière qui, dans sa simplicité, pointe du doigt nos compromis. Peut-être même un enfant qui, par une remarque naïve, nous ramène à l’essentiel. « Ils ne l’ont pas reconnu » : le drame consiste à les écarter, à ne pas écouter, parce qu’ils ne correspondent pas au profil du « maître spirituel » que nous aurions choisi.

Dans le couple et la famille, cette dynamique se joue quotidiennement. Le conjoint qui nous fait une remarque dérangeante sur notre égoïsme, notre orgueil, nos excès : est-ce un emmerdeur ou un Jean-Baptiste qui nous prépare à accueillir le Christ dans notre vie ? L’adolescent qui remet en question notre pratique religieuse de façade : est-ce un rebelle à mater ou un prophète qui nous rappelle que Dieu veut la vérité des cœurs ? La discernement consiste à ne pas rejeter d’emblée la parole qui dérange, mais à l’examiner avec honnêteté : et si Dieu me parlait à travers cette personne, malgré sa maladresse, malgré son imperfection ?

Le texte nous invite aussi à réfléchir à notre rapport aux institutions ecclésiales. Jean-Baptiste a exercé son ministère en marge des structures officielles du Temple. Il prêchait dans le désert, non à Jérusalem. Il baptisait au Jourdain, non dans les bains rituels du sacerdoce. Cette extériorité n’invalidait pas sa mission ; au contraire, elle la rendait prophétiquement nécessaire. De même aujourd’hui, la voix de Dieu ne se limite pas aux canaux officiels. Elle peut surgir de mouvements de renouveau, de communautés nouvelles, de voix isolées qui appellent à la conversion. Les reconnaître sans tomber dans la critique systématique de l’Église demande un discernement fin, mais nécessaire.

Enfin, et c’est crucial, le texte nous appelle à questionner notre propre rôle. Peut-être sommes-nous appelés, à notre modeste échelle, à être ces Jean-Baptiste pour notre entourage. Non pas en nous érigeant en donneurs de leçons, mais en vivant une radicalité évangélique qui interroge. Notre cohérence entre foi professée et vie vécue, notre refus de certains compromis éthiques, notre disponibilité aux pauvres : tout cela peut préparer le chemin du Seigneur dans le cœur de ceux qui nous observent. Mais sommes-nous prêts à en payer le prix ? Car « ils lui ont fait tout ce qu’ils ont voulu » rappelle que la fidélité prophétique expose au rejet, à l’incompréhension, parfois à l’hostilité.

Résonances dans la tradition

La figure de Jean-Baptiste comme Élie redivivus a profondément marqué la théologie chrétienne et la spiritualité des Pères. Origène, dans son Commentaire sur Matthieu, développe l’idée que Jean est venu « en esprit et puissance d’Élie », ce qui signifie qu’il a reçu le même charisme prophétique sans être la même personne réincarnée, l’Église ayant toujours rejeté la métempsycose. Cette distinction permet de penser l’accomplissement prophétique comme participation à une mission typologique plutôt que comme répétition littérale.

Saint Jean Chrysostome, dans ses Homélies sur Matthieu, souligne que Jésus répond aux disciples en montrant que les prophéties s’accomplissent différemment de ce que les scribes enseignaient. Pour Chrysostome, l’erreur des scribes n’était pas dans la lecture de Malachie, mais dans leur rigidité interprétative. Ils avaient transformé l’annonce prophétique en scénario immuable, incapables d’admettre que Dieu garde sa liberté souveraine dans la manière d’accomplir sa parole. Cette réflexion du Père de l’Église éclaire notre propre tentation d’enfermer Dieu dans nos systèmes théologiques.

Saint Augustin, dans son De consensu evangelistarum, traite de l’apparente contradiction entre la déclaration de Jean « Je ne suis pas Élie » et l’affirmation de Jésus « Élie est déjà venu. » Il résout la difficulté en distinguant la personne et la fonction. Jean nie être Élie selon la personne, mais Jésus affirme qu’il l’est selon la mission. Cette herméneutique augustinienne a influencé toute la compréhension médiévale de la typologie biblique : les figures de l’Ancien Testament trouvent leur accomplissement dans le Nouveau non par continuité physique, mais par correspondance spirituelle et fonctionnelle.

La liturgie de l’Avent s’empare de cette dynamique. Jean-Baptiste y occupe une place centrale, particulièrement dans la deuxième quinzaine d’Avent. L’Église nous fait méditer sa figure pour nous préparer à Noël, actualisant ainsi sa fonction de précurseur. En contemplant Jean, nous sommes invités à « préparer le chemin du Seigneur » dans notre cœur, à « aplanir ses sentiers » en nous convertissant. La devise baptiste « Il faut qu’il croisse et que je diminue » devient programme spirituel : faire de la place au Christ en déblayant nos encombrements intérieurs.

Théologiquement, notre passage pose la question de l’herméneutique eschatologique. Comment lire les promesses de l’Ancien Testament à la lumière du Christ ? Faut-il attendre un accomplissement littéral de toutes les prophéties, y compris celles qui semblent non réalisées ? La christologie classique répond par une dialectique du « déjà » et du « pas encore. » Le Christ a inauguré le Royaume, accompli les promesses essentielles, mais la consommation finale reste à venir. De même, Élie est venu en Jean pour préparer la première venue, et reviendra (dans une perspective que l’Apocalypse évoque mystérieusement avec les deux témoins d’Ap 11) pour préparer la Parousie. Cette tension maintenue permet d’éviter deux écueils : le réalisé eschatologique qui nierait toute espérance future, et le futurisme qui ignorerait l’accomplissement présent.

La théologie du martyre s’enracine aussi dans ce texte. Jean meurt fidèle à sa mission, préfigurant le martyre du Christ et celui des disciples. Tertullien dira que « le sang des martyrs est semence de chrétiens » : le refus et la violence subis deviennent, dans l’économie divine, principe de fécondité. Le martyre n’est pas un accident regrettable, mais une participation mystérieuse à la Croix salvifique. Chaque fois qu’un témoin du Christ subit l’injustice pour la vérité, il « complète ce qui manque aux souffrances du Christ » (Col 1, 24), non que le sacrifice du Christ soit insuffisant, mais parce qu’il associe ses membres à son œuvre rédemptrice.

Enfin, la notion de reconnaissance (epiginōskō) ouvre sur une théologie de la foi comme vision éclairée. Les contemporains de Jean avaient les yeux et ne voyaient pas, les oreilles et n’entendaient pas (Mt 13, 13-15). La foi ne consiste pas seulement à croire des énoncés, mais à voir la présence agissante de Dieu dans l’histoire. C’est un regard renouvelé qui discerne les signes des temps, qui reconnaît les passages du Seigneur, y compris et surtout quand ils empruntent les chemins de l’abaissement et de la kénose. Cette théologie de la reconnaissance culminera dans les récits d’apparitions pascales, où les disciples ne reconnaissent le Ressuscité qu’au moment où il se fait reconnaître (Lc 24, 31 ; Jn 20, 16).

Piste de pratique : l’examen de conscience élargi

Pour intégrer cette parole dans notre vie concrète, une pratique simple peut être proposée, déclinable en quatre étapes progressives à parcourir sur une semaine ou lors d’une retraite.

Première étape : Relire son histoire pour y repérer les passages de Dieu méconnus. Prendre un temps de silence, cahier en main, et se poser la question : « À quels moments de ma vie Dieu est-il passé sans que je m’en rende compte sur le moment ? » Il peut s’agir d’une rencontre apparemment anodine qui a changé une trajectoire, d’un échec qui s’est révélé bénédiction, d’une parole qui a fait son chemin souterrainement avant de germer. Noter ces moments, rendre grâce pour ce que, rétrospectivement, on perçoit comme action de Dieu.

Deuxième étape : Identifier les « Jean-Baptiste » de notre vie. Qui sont les personnes qui, dans notre entourage, nous appellent à la conversion, à la vérité, à la radicalité ? Pas forcément les plus diplômées en théologie ou les plus charismatiques, mais celles qui, par leur vie ou leurs paroles, nous dérangent salutairement. Faire mémoire de ces figures, éventuellement renouer avec elles si on les a écartées, les remercier intérieurement ou réellement de leur rôle prophétique.

Troisième étape : Examiner nos résistances. En quoi nos attentes préconçues sur Dieu nous empêchent-elles de reconnaître ses voies ? Avons-nous une image « domestiquée » de Dieu, un Dieu qui devrait toujours nous conforter, nous rassurer, valider nos choix ? Ou sommes-nous ouverts à un Dieu qui bouscule, interpelle, appelle à sortir de nos zones de confort ? Confesser nos rigidités et demander un cœur docile.

Quatrième étape : S’exercer à la disponibilité quotidienne. Chaque soir, pendant une semaine, relire sa journée en se demandant : « Aujourd’hui, à quel moment Dieu a-t-il essayé de me parler ? Par qui ? Par quoi ? » Cela peut être à travers une parole entendue à la messe, un verset biblique qui résonne, une conversation, un événement imprévu, un sentiment intérieur. Noter ces petits signes, y répondre par une prière brève : « Seigneur, aide-moi à mieux reconnaître ta présence. »

Cette pratique de l’attention éveillée transforme progressivement notre regard. Nous devenons plus sensibles à la manière dont Dieu se glisse dans l’ordinaire de nos vies, souvent par des chemins inattendus. Et cette vigilance accrue nous prépare à ne pas manquer le passage du Seigneur quand il viendra, non dans la gloire éclatante que nous espérons, mais dans la discrétion de l’Incarnation continuée.

« Élie est déjà venu et ils ne l’ont pas reconnu » (Mt 17, 10-13)

Défis et résistances contemporaines face à ce message

Notre culture actuelle rend particulièrement difficile l’accueil de ce texte. Plusieurs obstacles contemporains méritent d’être nommés et affrontés.

D’abord, le règne de l’évidence médiatique. Nous vivons dans une civilisation de l’image spectaculaire, du buzz, de la viralité. Un événement n’existe que s’il est vu, liké, partagé. Dans ce contexte, l’idée que Dieu puisse passer inaperçu, que son envoyé soit méconnu, semble absurde. Nous attendons des signes massifs, des miracles filmés, des conversions retentissantes. Le ministère de Jean-Baptiste, rustre et marginal, ne ferait pas le poids face aux influenceurs spirituels de notre temps. Pourtant, le texte nous rappelle que c’est précisément dans la discrétion, voire l’insignifiance sociale, que Dieu accomplit souvent son œuvre.

Ensuite, notre individualisme consumériste appliqué au religieux. Nous voulons une spiritualité à la carte, qui nous épanouisse sans trop nous déranger. L’idée d’un précurseur qui appelle à la repentance radicale, qui traite les gens de « race de vipères », qui exige la conversion avant le baptême, heurte notre sensibilité. Nous préférerions un messager plus accommodant, qui valide nos choix, qui nous assure que tout va bien. Reconnaître Jean comme envoyé de Dieu implique d’accepter qu’il puisse nous bousculer, nous mettre face à nos contradictions, exiger des changements concrets.

Troisièmement, notre difficulté avec l’échec. Dans une société de la performance et de la réussite, l’idée qu’une mission divine puisse s’accomplir à travers l’échec apparent, le rejet, la mort, est presque impensable. Si Jean est vraiment envoyé de Dieu, pourquoi a-t-il fini décapité dans une prison ? Pourquoi Dieu n’est-il pas intervenu ? Ces questions, légitimes, butent sur le mystère de la Croix. Or, notre culture a largement perdu la compréhension de ce mystère. Elle oscille entre le positivisme naïf (Dieu devrait toujours arranger les choses) et le nihilisme désespéré (si les choses ne s’arrangent pas, c’est qu’il n’y a pas de Dieu). Le message biblique d’un salut qui passe par la kénose demeure scandale et folie (1 Co 1, 23).

Quatrièmement, notre crise de l’autorité et des médiations. Qui es-tu, Jean-Baptiste, pour me dire ce que je dois faire ? Qui est l’Église pour prétendre m’enseigner la vérité ? Notre époque valorise l’autonomie absolue, la construction personnelle du sens, le rejet de toute parole qui prétendrait s’imposer de l’extérieur. Dans ce contexte, la figure du prophète qui vient « de la part de Dieu » avec un message non négociable devient suspecte, voire intolérable. Or, le christianisme repose sur une structure de révélation et de médiation : Dieu parle, envoie des messagers, se dit à travers des paroles et des signes extérieurs à nous-mêmes. Reconnaître l’Élie dans Jean-Baptiste suppose d’accepter que Dieu puisse nous atteindre par un autre, à travers une parole qui vient d’ailleurs.

Enfin, notre rapport à la violence. Le texte évoque la violence faite à Jean : emprisonnement, exécution. Il annonce la violence à venir contre Jésus. Pour beaucoup aujourd’hui, la violence subie disqualifie la cause. Si Dieu était vraiment avec Jean, il l’aurait protégé. Si Jésus était vraiment le Messie, il n’aurait pas été crucifié. Cette logique, compréhensible humainement, manque la logique de l’Évangile. Dieu ne promet pas l’invulnérabilité, mais la victoire à travers et au-delà de la violence subie. Il ne supprime pas la persécution, mais la transforme en chemin de résurrection. Cela implique une conversion radicale de notre imaginaire : cesser de projeter nos désirs de puissance triomphante sur Dieu, accepter sa faiblesse apparente comme mode d’action souverain.

Face à ces défis, la réponse ne consiste pas à déplorer notre temps ou à chercher refuge dans une nostalgie passéiste. Elle consiste à retenir l’essentiel du message : Dieu se révèle souvent dans la discrétion, l’abaissement, la contradiction apparente. Reconnaître ses passages demande un regard éduqué par la foi, une disponibilité de cœur, une humilité qui accepte d’être dérangée. Et cela reste possible aujourd’hui comme hier, pour qui accepte de déplacer ses critères de jugement du visible vers l’invisible, de la réussite mondaine vers la fidélité évangélique.

Prière

Seigneur Jésus Christ, toi qui as marché sur cette terre en compagnie d’hommes et de femmes qui souvent ne te reconnaissaient pas, ouvre nos yeux et nos cœurs à ta présence cachée dans l’aujourd’hui de nos vies.

Nous te rendons grâce pour Jean-Baptiste, ton précurseur, voix qui crie dans le désert, témoin inflexible de la vérité, martyr de l’intégrité. Il a préparé tes chemins en appelant à la conversion, et son sang versé a fécondé le sol où ta Bonne Nouvelle allait germer. Qu’il nous apprenne à vivre cette même radicalité dans la fidélité quotidienne.

Pardonne-nous, Seigneur, pour toutes les fois où nous n’avons pas reconnu tes messagers. Combien de fois avons-nous écarté une parole qui nous dérangeait, fermé la porte à celui que tu envoyais, jugé selon les apparences plutôt que selon l’Esprit ? Combien de fois avons-nous préféré nos images préfabriquées de toi à ta présence réelle et déconcertante ?

Donne-nous un regard neuf, un cœur docile, des oreilles attentives. Que nous sachions discerner ta main dans les événements de nos jours, ta voix dans les paroles de ceux qui nous entourent, ton appel dans les circonstances que tu permets. Libère-nous de nos rigidités, de nos certitudes étroites, de nos attentes trop humaines.

Seigneur, envoie-nous des prophètes qui nous ramènent sans cesse à l’essentiel, qui dénoncent nos compromis, qui réveillent notre tiédeur. Et donne-nous la grâce de les accueillir, même quand leur parole blesse notre orgueil, même quand leur exigence nous coûte.

Nous te prions aussi pour tous ceux qui, aujourd’hui, portent ta parole dans des contextes hostiles ou indifférents. Pour les chrétiens persécutés qui subissent ce que Jean et toi avez subi. Pour les voix prophétiques qui, dans l’Église et dans le monde, appellent à la justice, à la paix, à la conversion écologique et sociale. Soutiens-les dans leur fidélité, console-les dans leurs épreuves, fais fructifier leur témoignage.

Prépare nos cœurs, Seigneur, comme Jean a préparé les cœurs de ses contemporains. Aplanis en nous les montagnes d’orgueil, comble les ravins de notre vide intérieur, redresse les sentiers tortueux de nos hypocrisies. Rends-nous disponibles à ta venue, non seulement dans les temps forts liturgiques, mais à chaque instant de notre existence.

Et puisque Jean a annoncé celui qui baptiserait dans l’Esprit et le feu, embrase-nous de cet Esprit. Qu’il consume en nous ce qui n’est pas de toi, qu’il purifie nos intentions, qu’il enflamme notre charité. Que nous devenions à notre tour des témoins audacieux de ton Évangile, non par nos propres forces, mais par la puissance de ta grâce.

Enfin, Seigneur, garde-nous dans la vigilance. Que nous ne manquions pas le jour de ta visite. Que nous te reconnaissions quand tu passes, sous quelque forme que ce soit. Et qu’au soir de nos vies, tu puisses nous dire : « Entre dans la joie de ton maître, bon et fidèle serviteur, car tu as su me reconnaître dans le plus petit de mes frères. »

Par Jésus, le Christ, notre Seigneur, en unité avec l’Esprit Saint, pour les siècles des siècles. Amen.

Apprendre à voir avec les yeux de la foi

En refermant cette méditation sur Matthieu 17, 10-13, une conviction se dégage : reconnaître l’action de Dieu dans l’histoire et dans nos vies ne va pas de soi. Cela exige une conversion du regard, une éducation de l’attention spirituelle, une humilité qui accepte de se laisser surprendre par un Dieu qui ne se conforme jamais totalement à nos scénarios.

Jean-Baptiste fut l’Élie attendu, mais dans une modalité que personne n’avait prévue. Il n’est pas revenu physiquement du ciel dans un char de feu. Il n’a pas rétabli le royaume d’Israël par la force. Il a prêché, baptisé, dénoncé l’injustice, et il est mort décapité. Mission accomplie ? Aux yeux du monde, échec patent. Aux yeux de Dieu, préparation parfaite du chemin du Messie.

Cette dissonance entre les apparences et la réalité profonde traverse toute l’Évangile. Le Messie triomphera, mais par la Croix. Le Royaume est là, mais caché comme le levain dans la pâte. Les derniers seront les premiers, les pauvres sont bienheureux, perdre sa vie c’est la gagner. Tout est renversé, transvalué, transfiguré par la logique de l’Incarnation et de la Résurrection.

Notre tâche, dès lors, consiste à nous former à ce regard évangélique. À cesser de juger sur les apparences, les succès mesurables, les critères mondains. À chercher les signes de la présence de Dieu non dans le spectaculaire, mais dans l’humble fidélité, dans le service discret, dans la vérité coûteuse. À accueillir les prophètes que Dieu nous envoie, même s’ils ne portent pas les habits que nous attendions.

Concrètement, cela se traduit par une disponibilité quotidienne. Chaque rencontre, chaque parole entendue, chaque événement peut être porteur d’une parole de Dieu pour moi. Le collègue qui me fait une remarque juste mais dérangeante, l’ami qui m’appelle à plus de cohérence, le texte biblique qui soudain s’allume et m’interpelle, la circonstance imprévue qui oblige à revoir mes plans : autant de lieux possibles de passage du Seigneur. À moi de cultiver un cœur assez éveillé pour le reconnaître.

Et si parfois nous doutons, si nous ne savons pas discerner ce qui vient de Dieu et ce qui n’en vient pas, souvenons-nous de la pédagogie des disciples. Ils n’ont pas tout compris d’un coup. Ils ont avancé par tâtonnements, par corrections successives, par illuminations progressives. Jésus a patiemment repris, expliqué, attendu que la compréhension mûrisse. L’Esprit Saint continue cette œuvre éducative en nous. La vie spirituelle n’est pas un sprint, mais une longue marche où l’on apprend peu à peu à voir, à entendre, à reconnaître.

« Élie est déjà venu et ils ne l’ont pas reconnu. » Cette phrase résonne comme un avertissement et comme une promesse. Avertissement : ne passons pas à côté de l’essentiel. Promesse : même si nous avons raté des passages de Dieu dans le passé, il continuera de se manifester, de nous parler, de nous appeler. Il est le Dieu de la deuxième, de la troisième, de la septième chance. Chaque jour est un nouveau jour où l’accueillir. Chaque instant offre une opportunité de reconnaissance.

Alors oui, préparons le chemin du Seigneur. Rendons droits ses sentiers. Non par des efforts surhumains d’ascèse, mais par cette disponibilité de fond, cette docilité de cœur qui fait dire : « Parle, Seigneur, ton serviteur écoute. » Dans cette écoute active et cette vigilance aimante se joue notre participation à l’avènement du Royaume. Jean-Baptiste a préparé le chemin du Christ en son temps. Nous sommes appelés à le préparer en notre temps, dans nos lieux, avec nos moyens. À nous de jouer.

Pratique : cinq gestes pour une semaine d’attention éveillée

Lundi : Silence matinal. Avant de consulter téléphone ou messages, prendre cinq minutes de silence pour demander au Seigneur : « Que veux-tu me dire aujourd’hui ? Par qui, par quoi vas-tu me parler ? » Noter le soir si quelque chose a résonné.

Mardi : Relecture d’une relation difficile. Identifier une personne qui nous dérange ou nous critique régulièrement. Se demander sincèrement : « Et si Dieu voulait me parler à travers elle ? Quelle part de vérité puis-je accueillir dans ce qu’elle me dit ? »

Mercredi : Lecture lente de Malachie 3, 1-4 et 3, 23-24. Méditer les textes sources sur Élie précurseur. Qu’est-ce qui me frappe ? Qu’est-ce que j’attendais de Dieu qui ne s’est pas réalisé comme prévu, mais peut-être autrement ?

Jeudi : Revisiter un échec. Repenser à un projet, une relation, une espérance qui a échoué. Avec le recul et dans la prière, y a-t-il quelque chose de la providence de Dieu que je peux discerner dans cet échec ? Comment Dieu a-t-il pu me préparer, me purifier, me rediriger à travers cela ?

Vendredi : Geste prophétique. Poser un acte concret de vérité ou de justice qui coûte un peu. Cela peut être dire une parole vraie mais difficile, refuser un compromis éthique au travail, consacrer du temps à un engagement caritatif. Expérimenter ce qu’a vécu Jean-Baptiste à sa mesure.

Samedi : Eucharistie attentive. Si possible, participer à la messe en étant particulièrement attentif aux lectures, à l’homélie, aux gestes liturgiques. Demander au Seigneur de me parler à travers ces médiations. Noter après la célébration ce qui a particulièrement résonné.

Dimanche : Partage communautaire. En famille ou avec des amis chrétiens, échanger sur la question : « Cette semaine, comment as-tu perçu Dieu agir ou te parler ? » Édifier mutuellement nos capacités de discernement.

Références

Sources bibliques primaires : Malachie 3, 1-4 et 3, 23-24 (promesse d’Élie) ; 2 Rois 1-2 (cycle d’Élie) ; Matthieu 3, 1-17 et 11, 2-15 (Jean-Baptiste) ; Marc 6, 14-29 (mort de Jean) ; Luc 1, 5-25 et 57-80 (annonce et naissance de Jean).

Pères de l’Église : Jean Chrysostome, Homélies sur l’Évangile de saint Matthieu, homélie 56 ; Augustin, Traité sur l’Évangile de Jean, traités 4 et 5 ; Origène, Commentaire sur Matthieu.

Théologie contemporaine : Joseph Ratzinger / Benoît XVI, Jésus de Nazareth, tome 1, chapitre sur Jean-Baptiste ; Hans Urs von Balthasar, La Gloire et la Croix, section sur la kénose ; René Girard, Je vois Satan tomber comme l’éclair, analyse du mécanisme du bouc émissaire appliqué à Jean et Jésus.

Spiritualité : Charles de Foucauld, écrits sur l’abaissement et l’imitation de Jésus ; Thérèse de Lisieux, Manuscrits autobiographiques, sur la petite voie et l’acceptation de l’échec apparent ; Jean Vanier, La communauté, lieu du pardon et de la fête, sur la reconnaissance de Dieu dans les pauvres et les marginaux.

Documents magistériels : Concile Vatican II, Dei Verbum (constitution sur la Révélation divine), notamment n° 2-6 sur la pédagogie de la révélation ; Evangelii Gaudium du pape François, n° 169-173 sur le discernement des signes des temps.

Équipe Via Bible
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