Ermite cistercienne du XIIe siècle en Champagne, Emeline incarne la vocation contemplative radicale et le don de prophétie au service des humbles. Figure discrète mais puissante de la spiritualité cistercienne, elle allie pénitence extrême et charisme prophétique dans les granges de Perthes Sèches. Son exemple interroge aujourd’hui notre capacité à discerner les signes divins dans le quotidien et à vivre une ascèse authentique. Entre histoire documentée et mémoire locale champenoise, elle rappelle que la sainteté ne nécessite ni faste ni reconnaissance immédiate.
Emeline marche pieds nus dans les terres glacées de Haute-Marne, sœur converse rattachée au monastère cistercien de Boulancourt vers 1147. Le XIIe siècle champenois voit fleurir les fondations cisterciennes sous l’impulsion de Bernard de Clairvaux. Emeline choisit la grange de Perthes Sèches, près d’Yèvres-le-Petit, pour y mener une vie de prière et de pénitence extrême. Son charisme prophétique attire rapidement paysans et seigneurs. Sa mémoire traverse huit siècles malgré l’absence totale de représentation iconographique, témoignant d’une sainteté vécue dans l’effacement radical.
Une vie d’obéissance et de prophétie
Emeline vit dans la seconde moitié du XIIe siècle, période d’expansion cistercienne majeure en Champagne. Le monastère de Boulancourt, fondé en 1152 pour des moniales, passe à l’ordre de Cîteaux en 1147 sur demande d’Henry de Carinthie, évêque de Troyes. Emeline y entre comme sœur converse, statut dédié aux travaux manuels qui permet une vie contemplative sans suivre intégralement l’office choral des moniales de chœur.
Elle choisit la grange de Perthes Sèches, dépendance agricole du monastère située près du hameau d’Yèvres-le-Petit. Les granges cisterciennes regroupent frères et sœurs convers qui cultivent les terres et assurent l’autonomie économique des communautés. Emeline y adopte un régime pénitentiel radical: trois repas hebdomadaires, marche pieds nus toute l’année, port permanent du cilice. Elle consacre ses journées à la psalmodie et à la prière solitaire.
Son charisme prophétique se manifeste rapidement. La région accourt pour solliciter ses conseils et discernements. L’épisode le plus documenté concerne Sire Symon de Beaufort, baron local. Emeline lui prédit une blessure à l’œil lors d’une bataille prochaine. La prophétie s’accomplit. Le seigneur reconnaissant fait des dons substantiels à l’abbaye de Boulancourt pour honorer la sainte femme. Cet événement illustre la reconnaissance sociale et spirituelle qu’Emeline obtient de son vivant.
Elle vit en contemporaine de Sainte Asceline, moniale du même monastère, et du Bienheureux Gossuin, également lié à Boulancourt. Ces trois figures forment un triptyque spirituel champenois, chacun incarnant des aspects complémentaires de la vocation cistercienne. Asceline représente la vie claustrale, Gossuin le service pastoral, Emeline la contemplation prophétique à la marge.
Emeline meurt en 1178 après des décennies de vie ascétique exemplaire. Elle est inhumée sous l’autel du couvent des Dames, annexe de Boulancourt. Une flamme perpétuelle brûle sur sa tombe, signe de vénération populaire immédiate. Ses restes seront plus tard translatés avec ceux d’Asceline et Gossuin dans l’église principale de Boulancourt. Ces vestiges ont disparu au cours des siècles.

Entre histoire et mémoire hagiographique
Les sources historiques confirment l’existence d’Emeline et plusieurs éléments biographiques majeurs. Le Routier cistercien atteste sa mort en 1178 à Boulancourt. Les archives diocésaines de Troyes conservent des traces de sa vénération locale dès le XIIIe siècle. L’abbé Charles Lalore publie en 1869 une « Vie de la bienheureuse Emeline d’Yèvres » qui compile traditions orales et documents paroissiaux.
Une confusion chronologique a longtemps circulé. Certains martyrologes mentionnaient 1079 comme date de décès, rendant impossible sa contemporanéité avec Asceline et Gossuin, actifs dans la seconde moitié du XIIe siècle. La recherche historique a tranché: 1178 constitue la date fiable, cohérente avec l’arrivée des cisterciens à Boulancourt en 1147 et la fondation monastique de 1152.
La légende attribue à Emeline plusieurs miracles et prophéties au-delà de l’épisode Beaufort. On raconte qu’elle annonçait les récoltes, prévenait des dangers, décelait les intentions cachées des visiteurs. Ces récits suivent les topoi hagiographiques classiques des saints prophètes médiévaux. Ils témoignent de l’impact durable d’Emeline sur l’imaginaire religieux champenois plutôt que de faits vérifiables.
Un détail biographique intrigue: certaines sources anciennes affirment qu’une Emeline serait la mère de Sainte Asceline. L’enquête historique a démenti cette filiation. La mère d’Asceline s’appelait Agnès. Le prénom Emeline était très répandu en Champagne médiévale, créant des confusions dans les généalogies hagiographiques. Notre bienheureuse avait quinze à vingt ans de plus qu’Asceline mais n’était pas sa mère.
L’absence totale de représentation iconographique constitue un mystère. Ni peinture, ni statue, ni enluminure ne subsiste. Cette invisibilité contraste avec la célébrité locale qu’Emeline connut. Elle incarne paradoxalement une sainteté effacée, presque anonyme, qui refuse toute mise en scène visuelle. Cette discrétion iconographique prolonge son choix de vie cachée dans les granges agricoles plutôt qu’au cœur du monastère.
Message spirituel
Emeline enseigne la prophétie comme service ordinaire. Son don ne sert ni la gloire personnelle ni le spectaculaire mais accompagne humblement les décisions quotidiennes des autres. Elle écoute, discerne, parle. Sa parole prophétique s’enracine dans une vie ascétique radicale: jeûne, silence, prière continue. Le charisme naît de cette discipline intérieure soutenue. Emeline rappelle que voir clair dans les événements exige d’abord de purifier son regard. La prophétie biblique ne prédit pas l’avenir mais déchiffre le présent à la lumière de Dieu. Elle aide à choisir le bien maintenant. Emeline incarne cette vigilance spirituelle qui perçoit les signes divins dans les gestes humains ordinaires. Une image la résume: la flamme perpétuelle sur sa tombe. Lumière modeste mais constante qui guide dans la nuit.

Prière
Bienheureuse Emeline, toi qui as marché pieds nus sur les chemins de Champagne, apprends-nous la simplicité radicale qui dégage le regard.
Obtiens-nous le courage de jeûner des illusions qui encombrent notre discernement.
Donne-nous ta patience silencieuse qui sait attendre la Parole juste avant de parler.
Que ton exemple nous garde fidèles dans les tâches humbles où tu as rencontré Dieu.
Aide-nous à reconnaître les signes de sa présence dans nos journées ordinaires.
Intercède pour que nous devenions, comme toi, des lumières discrètes qui éclairent le chemin des autres sans chercher la reconnaissance.
Par le Christ notre Seigneur.
Amen.
À vivre
- Pratiquer dix minutes de silence contemplatif avant toute décision importante, laissant décanter les émotions et les pressions extérieures pour discerner clairement.
 - Offrir une écoute prophétique à quelqu’un qui cherche conseil: l’aider à voir les signes de grâce déjà présents dans sa situation plutôt que donner des solutions toutes faites.
 - Jeûner d’un repas ou d’une distraction numérique pour expérimenter le lien qu’Emeline établissait entre austérité corporelle et clarté spirituelle.
 

Mémoire
Aucun sanctuaire actif ne perpétue la mémoire d’Emeline. Le monastère de Boulancourt a disparu, ses pierres dispersées. L’église qui abrita ses reliques après la translation n’existe plus. Le hameau d’Yèvres-le-Petit et la grange de Perthes Sèches, théâtres de sa vie, ont été absorbés par les remembrements agricoles modernes. Longeville-sur-la-Laines, mentionnée dans certaines sources, conserve peut-être des traces toponymiques.
La Haute-Marne cistercienne garde cependant la mémoire de ces fondations monastiques féminines du XIIe siècle. L’abbaye de Clairvaux, maison-mère de Boulancourt, propose des parcours patrimoniaux évoquant ce réseau de granges et de couvents satellites. Quelques érudits locaux maintiennent vivante l’histoire d’Emeline, Asceline et Gossuin comme triptyque spirituel champenois.
L’ouvrage de l’abbé Lalore, numérisé par la BnF Gallica, constitue la principale source écrite accessible. Ce petit volume de 1869 compile traditions paroissiales et documents d’archives avant leur possible disparition. Il témoigne d’une dévotion locale encore active au XIXe siècle.
Liturgie
- Lectures: Sagesse 7, 7-14 (sur le don de discernement prophétique) et Matthieu 7, 7-12 (demander, chercher, frapper: la prière persévérante qui obtient les charismes).
 - Chant: Psaume 24 (25) « Seigneur, enseigne-moi tes voies », thème du discernement et de la guidance divine dans les choix quotidiens.
 


