CHAPITRE 11
Luc 11.1 Un jour que Jésus était en prière en un certain lieu, lorsqu’il eut achevé, un de ses disciples lui dit : « Seigneur, apprenez-nous à prier, comme Jean l’a appris à ses disciples. » – C’est là une des courtes introductions historiques dont S. Luc accompagne fréquemment les discours de Jésus. Le temps et le lieu sont laissés dans le vague, comme des circonstances secondaires, ou plutôt ils sont déterminés d’une manière générale par le contexte. La scène se passe aux environs de Béthanie (cf. 10, 38 et le commentaire), probablement sur le versant occidental de la montagne des Oliviers, non loin du sommet, au S. O. de Kefr‑el‑Tour, comme l’enseigne la tradition. L’époque est celle du grand voyage de Jésus à Jérusalem peu de temps avant sa Passion, 9, 51 et ss. – Il priait. Nouvelle prière du Dieu fait homme mentionnée seulement dans le troisième Évangile. Elle servit d’occasion à l’entretien qui va suivre. Rien ne prouve que Jésus la fit à haute voix, comme l’ont pensé divers exégètes (Stier, Plumptre, etc.). – Lorsqu’il eut achevé : détail pittoresque. Au moment même où Jésus, ayant achevé sa prière, se rapprochait de ses disciples, l’un d’eux (ce devait être un des Soixante‑Douze, car les Apôtres connaissaient déjà le Notre Père) lui fit cette demande touchante : Apprenez‑nous à prier, c’est‑à‑dire, comme il ressort des mots suivants : Enseignez‑nous une formule spéciale de prière, que nous réciterons en souvenir de vous, et qui renfermera le meilleur abrégé des supplications que nous puissions adresser à Dieu. – Comme Jean l’a appris… Allusion précieuse à un détail de la vie du Précurseur. On ne sait pas quelle était cette forme de prières que S. Jean‑Baptiste avait donnée à ses disciples ; mais il y a lieu de croire qu’elle portait principalement sur la manifestation du Messie, qui était le principal objet de la prédication et de la mission du Précurseur, et sur les dispositions du cœur et de l’esprit nécessaires pour le recevoir. « Plaise à Dieu qu’il vienne. » dirons‑nous avec Maldonat. Au reste, cela a toujours été la coutume des Saints, comme autrefois celle des Rabbins célèbres, de laisser quelque prière caractéristique à leurs amis.
Luc 11.2 Il leur dit : « Lorsque vous priez, dites : Père, que votre nom soit sanctifié, que votre règne arrive. – Jésus accueille la requête des siens avec sa bonté ordinaire, et, lentement, pieusement, il se met à réciter devant eux la formule divine à laquelle on a donné son nom (l’ « oraison dominicale », ou prière du Seigneur). C’était la seconde fois qu’il la prononçait, comme l’admettent la plupart des exégètes. Déjà elle avait fait partie intégrante du Discours sur la montagne, Matth. 6, 9-13 ; il la répète aujourd’hui, soit pour la mieux graver dans le cœur de ses disciples et de son Église, soit pour montrer qu’on n’en saurait composer de plus belle. Mais, en la répétant, il l’abrège et la modifie légèrement :
Mth. Notre Père, Luc. Père.
Mth. qui êtes aux cieux : omis par S. Luc
Mth. que votre nom soit sanctifié.
Luc. que votre nom soit sanctifié.
Mth. Que votre règne arrive.
Luc. que votre règne arrive.
Mth. que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel : omis par S. Luc
Mth. Donnez-nous aujourd’hui le pain nécessaire à notre subsistance.
Luc. Donnez-nous aujourd’hui le pain nécessaire à notre subsistance.
Mth. Remettez-nous nos dettes, comme nous remettons les leurs à ceux qui nous doivent. Luc. et remettez-nous nos offenses, car nous remettons nous-mêmes à tous ceux qui nous doivent.
Mth. Et ne laisse pas entrer en tentation.
Luc. et ne nous induisez pas en tentation.
Mth. mais délivrez-nous du mal : omis par S. Luc .
Le second Notre Père n’a donc que cinq demandes au lieu de sept : mais la troisième et la septième, qu’il omet, ne sont‑elles pas comprises dans « Que votre règne arrive » et « ne nous induisez pas en tentation », comme le faisait déjà remarquer S. Augustin (Enchirid. c. 116) ? Aussi, quand l’exégète protestant H.W. Meyer a voulu conclure de ces variantes que l’Église primitive ne récitait pas l’Oraison dominicale, et que, pour ce motif, la tradition oublieuse avait communiqué aux évangélistes deux textes différents du Notre Père, un autre protestant, Alford, lui la fermé la bouche par cette question habile : « Si l’Église apostolique n’employait pas la Prière du Seigneur comme formule, quand donc a commencé l’usage du Notre Père, puisque nous le trouvons dans toutes les liturgies connues ? ». C’est de Notre‑Seigneur lui‑même que proviennent les dissemblances signalées plus haut. – Pour l’explication détaillée, nous renvoyons le lecteur à notre commentaire du premier Évangile. Nous nous bornerons ici à quelques notes rapides. Rappelons d’abord que le Notre Père se divise en deux parties, les souhaits, et les supplications. Les souhaits correspondent, dans la formule de S. Luc, aux deux premières demandes, les supplications aux trois dernières. La première partie concerne donc les intérêts de Dieu, mis en avant d’une manière aussi juste que naturelle, conformément à l’art de la prière dont nous avons de si beaux modèles dans les Psaumes ; la seconde se rapporte à nos propres intérêts, car nous y conjurons le Seigneur, ou plutôt notre Père, de subvenir à nos besoins matériels et spirituels. Ou encore : la pensée fondamentale du Pater peut se ramener à un désir ardent du royaume de Dieu. La première demande (toujours d’après S. Luc) expose le but de ce règne divin ; la seconde se rapporte à son accomplissement ; les trois autres pressent le Seigneur d’enlever les obstacles qui empêchent le royaume des cieux de se développer ici‑bas. – Notre Père. « Dès les premières paroles, combien de grâces. Tu n’osais pas lever ton visage vers le ciel, et, tout d’un coup, tu as reçu la grâce du Christ. D’un mauvais serviteur, tu es devenu un bon fils. Ne mets donc pas ta confiance dans tes œuvres, mais dans la grâce du Christ… Lève maintenant tes yeux vers le Père… Dis Père, comme le fait un fils », S. Augustin, de Verbis Dom. Serm. 27. S. Bonaventure commente admirablement aussi cette première parole : « O douceur incroyable, o joie inestimable, o jubilation ineffable, miel et sucre dans ma bouche, quand je t’appelle Père toi, mon Dieu ! O exultation, o admiration, o chant qui pénètre jusque la moelle des os : que tu sois, toi mon père. Que chercher d’autre, que dire d’autre, qu’entendre d’autre ? Tu es mon père ! », Stim. amoris, p. 3, c. 14. cf. Jean 3, 1. Nous devons donc tout d’abord nous adresser à Dieu avec un esprit filial, par conséquent avec le sentiment de la plus vive confiance. « Que ne donnera‑t‑il pas à ses fils qui lui font des demandes, puisqu’il leur a déjà donné d’être fils ? », S. Aug. – Que votre nom soit sanctifié. Tel est le premier souhait que nous formons en l’honneur de notre Père bien‑aimé. Il signifie, sous son vêtement oriental : Soyez glorifié par tous les hommes. – Notre second souhait, que votre règne arrive, appelle la diffusion du royaume de Dieu, c’est‑à‑dire de l’Église, dans l’univers entier. Qu’il n’y ait qu’un seul troupeau et qu’un seul pasteur.
Luc 11.3 Donnez-nous aujourd’hui le pain nécessaire à notre subsistance, – « Il y a deux sortes de prières, dit S. Basile (Constit. Monast., c. 1), l’une de louange, l’autre de demande, qui est moins parfaite. Lors donc que vous priez, ne vous hâtez pas de demander, autrement vous profanez votre intention, paraissant supplier Dieu par nécessité ; mais, au commencement de votre prière, oubliez toute créature visible ou invisible, et louez d’abord celui qui a tout créé. » Toutefois, la louange terminée, nous pouvons bien penser à nos besoins même matériels, comme nous l’a indiqué le Seigneur Jésus par cette autre demande de son Oraison. C’est d’ailleurs la seule requête temporelle du Pater : toutes les autres sont spirituelles. « Il n’y a qu’une seule demande sensée à faire : que les choses présentes ne nous tourmentent pas », S. Jean Chrysostome Hom. 24 in Matth. – Aujourd’hui. littéralement : jour par jour. Voir notre commentaire de S. Matthieu, 6, 11.
Luc 11.4 et remettez-nous nos offenses, car nous remettons nous-mêmes à tous ceux qui nous doivent et ne nous induisez pas en tentation. » – Le « Pater » du premier Évangile dit avec une métaphore : « nos dettes ». La formule de prière que nous a laissée Jésus ne pouvait manquer, malgré sa brièveté, de traiter ce point malheureusement si important de notre vie. Tous nous avons péché ; par le péché nos relations filiales avec Dieu ont été rompues et, pour qu’elles soient rétablies, il nous faut son miséricordieux pardon. Afin d’obtenir cette faveur, nous lui suggérons, instruits par le divin Maître, un motif bien capable de toucher son cœur : puisque nous remettons nous aussi… et nous pardonnons sans exception à quiconque nous doit. Dans ces quelques paroles, quel admirable principe de charité fraternelle. S. Jean Chrysostome s’écriait, en les lisant : « Si nous prenons cela au sérieux, nous devons rendre grâce à Dieu pour nos débiteurs. Ils sont pour nous, si nous y réfléchissons bien, la cause d’une grande indulgence ; et nous trouvons beaucoup après avoir peu perdu, car nous aussi nous sommes pour Dieu de grands débiteurs », Chaîne des Pères Grecs cf. S. Bonavent., Stim. Amor. p. 3 c. 17. Ce motif de pardon, qui constituerait à lui seul une philosophie supérieure à toutes celles de la terre, est exprimé avec plus de force et d’une manière plus directe dans la rédaction de S. Luc que dans celle de S. Matthieu. – Ne nous induisez pas en tentation, « c’est‑à‑dire, dans la tentation qui nous ferait succomber, car nous sommes comme l’athlète qui ne refuse pas la lutte que les forces humaines peuvent soutenir. ». S. August. de Verb. Dom. Serm. 28. « Celui qu’on doit chercher à fléchir par des prières t’a remis à toi la norme de la supplication », S. Jean Chrysost. C’est là pour nous une grande consolation, car notre céleste instructeur savait mieux que nous par quel art, par quelles requêtes, par quelles expressions nous toucherions le mieux son cœur. Mais voici qu’il nous enseigne maintenant, chose non moins précieuse, les conditions d’une bonne prière, qui sont 1° une sainte hardiesse produisant la persévérance, v. 5-10, 2° une entière confiance, vv. 11-13.
Luc 11.5 il leur dit encore : « Si l’un de vous, ayant un ami, va le trouver au milieu de la nuit, disant : Mon ami, prête-moi trois pains, 6 car un de mes ami qui voyage est arrivé chez moi et je n’ai rien à lui offrir, – La première condition est exprimée d’abord au moyen d’une petite parabole familière, vv. 5-8, qui est d’un pittoresque achevé. – Si l’un de vous a …. Cette interrogation au début du récit l’anime, et pique l’attention. Mais la construction devient bientôt tout à fait irrégulière, car la phrase s’achève autrement qu’elle avait commencé, le tour interrogatif disparaissant à la fin du v. 6 pour se transformer en une proposition conditionnelle. Voir au v. 11, et Matth. 7, 9 et ss., d’autres exemples de ces ruptures syntaxiques (anacoluthes). – Au milieu de la nuit. Jésus mentionne cette heure à dessein, comme la moins opportune pour obtenir une faveur de la part des hommes. Le suppliant propose du moins sa requête aussi bien que possible. Il met en tête un « mon ami » plein d’emphase, qui servira à capter sa bienveillance. Ensuite il va droit au but : prête‑moi trois pains. Après tout, n’était‑ce pas demander un bien petit service ? Ce n’est d’ailleurs pas pour lui‑même, ajoute‑t‑il par manière d’excuse, qu’il vient importuner son ami à un pareil moment ; mais un hôte lui est arrivé à l’improviste, fatigué, affamé, et il se trouve n’avoir rien à lui offrir, toutes ses provisions étant épuisées depuis le repas du soir. N’est‑ce pas là une raison suffisante pour venir frapper, même à minuit, à la porte d’un ami ? D’autant mieux que l’hôte est également un ami du demandeur, et que « les amis de nos amis sont nos amis ». – Le nombre trois ne sert qu’à rendre l’image plus concrète. Le lecteur sait que les pains de l’orient consistent des galettes peu épaisses, dont la dimension ne dépasse pas celle de nos assiettes. Notons encore que les Orientaux, pour éviter la brûlante chaleur du jour, voyagent d’ordinaire la nuit durant la belle saison : c’est pour cela que l’hôte de la parabole arrive si tard et occasionne de si grands dérangements.
Luc 11.7 et que de l’intérieur de la maison, l’autre réponde : Ne m’importune pas, la porte est déjà fermée, mes enfants et moi nous sommes au lit, je ne peux pas me lever pour t’en donner : – De son lit où il reposait confortablement, l’ami interpellé répond par un refus péremptoire, signifié en termes très durs. On voit, à travers son langage, l’homme éveillé en sursaut au beau milieu de son premier sommeil, et plein de mauvaise humeur contre celui qui est venu le troubler. Ainsi, pas de réponse polie en retour du titre aimable qu’on lui avait tout d’abord adressé ; mais, immédiatement, ces mots si rudes, ne m’importune pas. Cependant, il croit devoir légitimer son refus. En premier lieu sa maison était dûment fermée ; or les lourdes pièces de bois ou de fer qui servaient à barricader les portes des anciens ne s’enlevaient pas en un instant. De plus, et ce détail si délicat contenait une raison en apparence parfaitement plausible, ses petits‑enfants dormaient à ses côtés ; et ne les éveillerait‑il pas en remuant les barres de la porte, en ouvrant les placards pour rendre le service demandé ? Donc, comme conclusion, je ne puis me lever pour t’en donner. Tâchez de vous procurer vos pains ailleurs. – Plusieurs commentateurs, à la suite de S. Augustin, lettre 130, 8, donnent à enfants le sens de serviteurs. Alors l’idée serait : Tout le monde est couché, il n’y a personne pour m’aider à ouvrir, ou bien, pour chercher les objets demandés. Mais le texte grec emploie le diminutif de enfants, qui ne s’applique qu’au fils de la maison. – Il n’est pas nécessaire de prendre trop à la lettre les mots mes enfants et moi sommes au lit : ils demeurent vrais quand même chacun des enfants eût reposé sur son propre couchage, étendu à terre dans la chambre commune, auprès du divan du père. Cette interprétation semble plus conforme aux mœurs de l’Orient.
Luc 11.8 je vous le dis, quand même il ne se lèverait pas pour lui donner, parce qu’il est son ami, il se lèvera à cause de son sans-gêne et lui donnera autant de pains qu’il en a besoin. – On suppose donc que le demandeur, malgré le refus de son ami, aura continué de frapper à la porte sans se décourager. Jésus se sert, pour caractériser cette conduite finalement couronnée d’un plein succès, d’une expression énergique, littéralement : impudence, indélicatesse. « Il n’est rien que l’effronterie ne parvienne à arracher », écrivait Pétrone dans le même sens. Les Grecs disaient aussi d’une manière proverbiale : l’impudence est un dieu. Et les Juifs : « l’impudence obtient même des résultats en présence de Dieu ».
Luc 11.9 Et moi je vous dis : Demandez et l’on vous donnera, cherchez et vous trouverez, frappez et l’on vous ouvrira. 10 Car quiconque demande, reçoit et qui cherche, trouve et l’on ouvrira à celui qui frappe. – Dans ces deux versets, Notre‑Seigneur tire la conclusion de son récit. « Il montre que la pusillanimité dans les prières est condamnable », Cyrille (Chaîne des Pères Grecs). – Et moi je vous dis. Il y a une grande force dans ce et moi. S. Cyrille a raison d’ajouter que « un serment a de la force ». Il y a également une grande force dans les trois verbes demandez, cherchez, frappez, rangés par gradation ascendante, pour représenter l’énergie du suppliant, sa persévérance infatigable, croissant avec les obstacles et réussissant à les surmonter. En effet, on vous donnera, vous trouverez, on vous ouvrira, disent trois autres verbes qui correspondent aux premiers. « Parce que nous apportons à la prière de la lenteur et de la paresse, et que nous nous faisons une piètre estimation de la bienveillance de notre Père et en attendons peu, il répète avec insistance la même chose de trois façons différentes », Luc de Bruges. cf. Matth. 7, 7 et ss., où l’on trouve la reproduction de la même pensée. – Donc, ne craignons pas d’agir envers Dieu avec une sainte hardiesse quand nous lui demandons ses grâces. Si la persistance dans la demande triomphe de la dureté des hommes, combien plus triomphera‑t‑elle de la bonté de Dieu. En effet, dans l’application de la parabole, la comparaison a lieu à fortiori : « … si un homme endormi est forcé de donner ce qu’on lui demande après qu’on l’a éveillé malgré lui, avec quelle bonté donnera celui qui ne dort jamais et qui nous éveille pour que nous lui demandions. ». S. August. Lettre 130, 8.
Luc 11 11 Quel est parmi vous le père qui, si son fils lui demande du pain, lui donne une pierre ? Ou, si c’est un poisson, lui donnera-t-il, au lieu de poisson, un serpent ? 12 Ou, s’il lui demande un œuf, lui donnera-t-il un scorpion ? – Jésus développe maintenant, vv. 11-13, une seconde condition de la prière, qui est la confiance. Quand nous prions Dieu, c’est à un père que nous nous adressons, et ce père ne saurait manquer de nous écouter favorablement. Ainsi donc, après nous avoir montré ce que l’on peut attendre d’un ami, Notre‑Seigneur nous indique ce que nous sommes en droit d’attendre d’un père, mais d’un père céleste. Voyez Matth. 7, 9-11, cette idée exposée antérieurement par Jésus. – Quel est parmi vous le père qui, si son fils lui demande du pain. Jésus choisit ses comparaisons dans le monde de la famille, afin de mieux frapper ses auditeurs et d’inculquer plus profondément ses leçons. Les trois rapprochements qu’il établit sont des plus naturels, à cause de la ressemblance qui existe entre les objets mentionnés : le pain et la pierre, le serpent et le poisson, l’œuf et le scorpion. En effet, quand le scorpion s’enroule sur lui‑même, il a bien la forme d’un œuf quoiqu’il n’en ait pas la couleur. Le rapprochement devient encore plus saisissant dans le cas où Jésus aurait eu en vue non le scorpion ordinaire, mais, comme tout porte à le croire, le gros scorpion blanc qu’on trouve fréquemment en Palestine et en Syrie. Voyez Pline, Hist. Nat. 11, 25. Le lecteur sait que cet animal, qui appartient à la classe Arachnida et à l’ordre Pulmonaria, est une des pestes de l’orient biblique. Il porte à l’extrémité de sa queue un dard chargé de venin, et sa piqûre, toujours douloureuse, occasionne parfois la mort. Quel père serait donc assez inhumain pour mettre un scorpion au lieu d’un œuf dans la main de son enfant ?
Luc 11.13 Si donc vous, tout méchants que vous êtes, vous savez donner à vos enfants de bonnes choses, combien plus votre Père céleste donnera-t-il l’Esprit-Saint à ceux qui le lui demandent. » – Dans l’épithète sévère, mais malheureusement trop juste, que le Sauveur adresse à l’humanité, un ancien commentateur trouve à bon droit une « illustre preuve du péché originel ». – Votre Père qui est dans le ciel : le père par excellence, « de qui tout procède dans le ciel et sur la terre » (Éphésiens 3, 15). – Il vous donnera l’Esprit-Saint car c’est bien de lui qu’il est question. L’opposition ne saurait être plus forte : les hommes donnent à leurs enfants de bonnes choses, autant qu’ils le peuvent ; Dieu accorde aux siens son Esprit, ce qu’il a et ce qu’il y a de plus parfait. Comment ne le supplierions‑nous pas avec confiance ?
Luc 14-16 = Matth. 12, 22-24
Luc 11.14 Jésus chassait un démon et ce démon était muet. Lorsque le démon fut sorti, le muet parla et le peuple était dans l’admiration. – Jésus chassait un démon est une périphrase pittoresque, aimée de S. Luc. – Ce démon était muet : expression qui peut désigner la surdité aussi bien que le mutisme, ou même ces deux infirmités réunies. Le contexte montre que l’évangéliste voulait surtout parler de la seconde. D’après S. Matthieu, le démoniaque était en outre aveugle. La locution « et ce démon était muet », qui paraît d’abord surprenante, est d’une grande exactitude psychologique, car elle identifie le démon et le possédé, ne faisant d’eux qu’une seule personne morale, ce qui correspondait tout à fait à la réalité. S. Luc indique ainsi que l’infirmité guérie par Notre‑Seigneur dans la circonstance présente ne provenait pas d’un défaut d’organisme, mais qu’elle était un résultat de la possession diabolique. – Le muet parla. Ce changement de genre atteste de nouveau la précision toute médicale de l’écrivain sacré. Le démon chassé, l’homme seul restait, et reprenait tous ses droits personnels : ce qu’indique le masculin le. – Le peuple était dans l’admiration, « et disaient : Cet homme ne serait‑il pas le fils de David ? » Matthieu, 12, 23. Mais quand est‑ce qu’eut lieu ce miracle, et, par suite, quand fut prononcé le discours auquel il servit d’occasion ? S. Matthieu (cf. Marc. 3, 20 et ss.) et S. Luc lui attribuent en effet une date très différente. Nous n’osons recourir pour cette fois, comme le font plusieurs exégètes, à l’hypothèse d’une répétition, car la ressemblance des deux récits, qui va souvent jusqu’à l’identité, semble renverser d’avance une pareille opinion. Au reste, aucun des évangélistes ne détermine ici le temps d’une manière précise, ce qui nous laisse une plus complète liberté d’appréciation. Nous croyons donc l’arrangement de S. Matthieu, que corrobore en partie celui de S. Marc, plus conforme à l’ordre chronologique, et nous plaçons l’incident à une époque moins tardive dans la vie de Jésus.
Luc 11.15 Mais quelques-uns d’entre eux dirent : « C’est par Béelzéboul, prince des démons, qu’il chasse les démons. » – C’étaient, d’après les deux autres synoptiques, des Pharisiens et des Scribes. – C’est par Béelzéboul… chasse les démons. Sur ce dieu des Philistins, dont le nom était devenu chez les Juifs un synonyme de Satan, voyez S. Matth. Voilà Jésus accusé de complicité avec le prince des démons : par une calomnie si hardie et si grossière, ses ennemis espéraient ruiner son autorité auprès du peuple. Les Talmudistes l’ont équivalemment reproduite, quand ils ont prétendu que Notre‑Seigneur opérait ses miracles à l’aide de formules magiques, dont il avait puisé la connaissance en Égypte. Bab. Schab. f. 104, 2 ; 43, 1. Un ancien répliquait : « Quand arrive la cécité complète, vient l’impiété. Il n’y a pas d’œuvre de Dieu si évidente que l’impie ne pervertisse ».
Luc 11.16 D’autres, pour l’éprouver, lui demandèrent un signe dans le ciel. – Cette demande ne fut adressée à Notre‑Seigneur, suivant la narration plus précise de S. Matthieu (12, 38), qu’après qu’il eût réfuté l’accusation des Pharisiens. S. Luc unit logiquement les deux réflexions, parce que chacune d’elles provoqua une partie de la réponse de Jésus. « Les Juifs réclament des signes miraculeux », disait S. Paul, 1 Corinthiens 1, 22, pour caractériser ses anciens coreligionnaires. Abusant de la bonté de Dieu, qui avait prodigué les miracles en leur faveur, ils s’étaient peu à peu livrés à cette fâcheuse tendance.
Luc 17-26=Math 12, 25-37, 43-45 Mc3, 22-30.
Luc 11.17 Connaissant leurs pensées, Jésus leur dit : « Tout royaume divisé contre lui-même, se détruit, les maisons tombent l’une sur l’autre. 18 Si donc Satan est divisé contre lui-même, comment son royaume subsistera-t-il ? Car vous dites que c’est par Béelzéboul que je chasse les démons. – L’apologie du Sauveur se subdivise en deux parties, dont l’une est négative, vv. 17-19, et l’autre positive, vv. 20-26. Dans la première, Jésus se content de démontrer qu’il n’est nullement l’associé de Béelzéboul ; dans la seconde, il indique la vraie cause de sa puissance sur les démons. La première contient deux raisonnements, qui sont deux appels à des expériences diverses. – 1° (vv. 17 et 18). C’est une loi de l’histoire que tout royaume divisé contre lui‑même sera dévasté. Le royaume infernal n’échappe pas à cette loi. Si Jésus ne chasse les démons que par le concours de Satan leur chef, il faudra donc dire que Satan travaille à se ruiner lui‑même. Quelle absurdité. – On a interprété en deux sens différents les mots les maisons tombent l’une sur l’autre. Quelques commentateurs, s’appuyant sur les passages parallèles de S. Matthieu et de S. Marc, sous‑entendent « divisée en elle‑même » après « maison », et supposent que Jésus joint à l’exemple tiré de la politique un autre exemple pris dans la vie de famille. Mais, la phrase de S. Luc paraissant ne se prêter qu’avec peine à cette interprétation, la plupart des auteurs la regardent comme un développement de « sera dévastée ». Les guerres intestines des empires amènent bientôt la séparation, et, par suite, la ruine des familles, qui tombent tristement les unes après les autres. Ce dernier sens nous paraît être le plus vraisemblable. – Car vous dites… S. Luc a seul conservé cette réflexion finale du premier raisonnement.
Luc 11.19 Et si, moi, je chasse les démons par Béelzéboul, vos fils, par qui les chassent-ils ? C’est pourquoi ils seront eux-mêmes vos juges. – Si vous prétendez que je ne réussis à expulser les démons qu’en vertu d’un pacte fait avec Béelzéboul, j’accuserai semblablement vos disciples (vos fils) de tenir de Satan leurs pouvoirs d’exorcistes. Et que pourrez‑vous me répondre ? Eux‑mêmes, ils démontreront que vous m’avez calomnié.
Luc 11.20 Mais si c’est par le doigt de Dieu que je chasse les démons, le royaume de Dieu est donc venu à vous. – Les preuves négatives de Jésus étaient irréfutables ; mais ses arguments positifs seront encore plus forts pour anéantir le hideux sophisme de ses adversaires. Nous trouvons le premier dans ce verset. – Mais si… Cette tournure hypothétique est bien modeste, à la suite des raisonnements victorieux qui précèdent. Jésus n’en affirme pas moins un fait très évident. – Par le doigt de Dieu : belle figure, qui rappelle l’exclamation des sorciers égyptiens à la vue des miracles opérés par Moïse : « C’est le doigt de Dieu! » Exode, 8, 19. Jésus utilise l’expression « le doigt de Dieu » pour affirmer que ses actions sont accomplies par le pouvoir divin de Dieu lui-même. La rédaction de S. Matthieu porte « si c’est par l’Esprit de Dieu ». C’est la même pensée, moins l’image. – Le royaume de Dieu est arrivé jusqu’à vous : le royaume messianique est fondé. Notre‑Seigneur démontre donc, par cet argument, qu’il est le Messie promis.
Luc 11.21 Lorsqu’un homme fort et bien armé garde l’entrée de sa maison, ce qu’il possède est en sûreté. 22 Mais qu’il en survienne un plus fort qui le vainque, il lui enlève toutes les armes dans lesquelles il se confiait et il partage ses dépouilles. – Seconde preuve positive, qui consiste en une belle allégorie, exposée par S. Luc d’une manière plus complète et plus vivante que par les deux autres narrateurs. Peut‑être était‑ce en partie une réminiscence d’Isaïe, 99, 24 et 25 : « Peut‑on reprendre au guerrier sa prise, le captif d’un tyran peut‑il s’échapper ? Ainsi parle le Seigneur : Oui, même le captif du guerrier lui sera repris, la prise du tyran lui échappera. Tes adversaires, moi, je m’en ferai l’adversaire, tes fils, moi, je les sauverai. ». – Lorsqu’un homme fort… cet homme est un personnage déterminé, qui n’est autre ici que Satan. – Sa maison, c’est‑à‑dire, au figuré, le monde où le démon régnait avec plus de liberté avant la venue de Notre‑Seigneur Jésus‑Christ ? – En paix : hébraïsme pour dire : en sûreté. – Mais si un plus fort. Or « le plus fort » par opposition au prince des démons n’est autre que Jésus. – Survient : le verbe grec correspondant se dit surtout d’une irruption hostile. – qui le vainque : prompt résultat du duel déclaré à Satan par Jésus. – Il enlève toutes les armes… ses dépouilles. Ces mots, qui terminent l’allégorie, figurent les possédés guéris par le Sauveur.
Luc 11.23 Qui n’est pas avec moi est contre moi et qui n’amasse pas avec moi dissipe. – Troisième preuve positive, donnée comme une déduction de toute l’argumentation qui précède, et montrant qu’il n’est pas possible de demeurer neutre à l’égard de Jésus dans la lutte à outrance qui se livre entre lui et les démons. Le second hémistiche, qui n’amasse pas…, ne diffère du premier que par la métaphore saisissante dont il revêt la pensée.
Luc 11 24 Lorsque l’esprit impur est sorti d’un homme, il va par des lieux arides, cherchant du repos. N’en trouvant pas, il dit : Je retournerai dans ma maison, d’où je suis sorti. 25 Et quand il arrive, il la trouve nettoyée et ornée. 26 Alors il s’en va, prend avec lui sept autres esprits plus méchants que lui, puis ils entrent et s’y établissent : et le dernier état de cet homme devient pire que le premier. » – Quatrième argument positif, dans lequel Jésus rétorque l’accusation de ses ennemis et leur prouve qu’ils sont eux‑mêmes possédés du démon. Cette nouvelle allégorie contient un résumé parfait de l’histoire juive, depuis la fin de la captivité babylonienne jusqu’à l’époque de Notre‑Seigneur. L’homme dont le démon est sorti n’est autre en effet que la nation théocratique, purifiée, par les souffrances de l’exil, des superstitions païennes qui l’avaient livrée au pouvoir de Satan. Malheureusement, elle s’était laissée ressaisir, et plus fortement que jamais, par le prince des ténèbres. Aussi son état actuel, nous en avons la preuve dans les sentiments d’hostilité qu’elle manifestait envers son Messie, était‑il pire que sa situation antérieure. Mais elle se préparait par là un châtiment plus terrible encore que l’exil de Babylone. Voyez S. Matth. A part quelques expressions omises ou légèrement modifiées, la rédaction de S. Luc est ici complètement identique à celle de S. Matthieu : toutefois nos trois versets n’occupent pas la même place dans les deux récits. Le premier Évangile les rejette, peut‑être avec plus de précision, à la fin de l’apologie du Sauveur.
Luc 11.27 Comme il parlait ainsi, une femme élevant la voix du milieu de la foule, lui dit : « Heureux le ventre qui vous a porté et les seins que vous avez tétés. » – Jésus fut donc tout à coup interrompu dans son discours ; ou du moins l’héroïne de cet épisode profita, pour donner un libre cours à l’enthousiasme qui la pressait, d’une courte pause que le divin orateur fit sans doute avant de passer au second point qu’il avait à traiter. – Élevant la voix. « Les paroles ont beaucoup d’emphase. Elle manifeste, cette emphase, une grande émotion et une grande foi dans la proclamation. Elle parle aux sens intérieurs de l’âme en criant, pour ainsi dire, à tue‑tête », Maldonat. cf. Euthymius, h. l. Par leur atroce calomnie, les Pharisiens n’avaient pas réussi à tromper cette âme candide. Mais ne dirait‑on pas qu’ils ont transmis leurs sentiments de haine à ces exégètes protestants, malheureusement trop nombreux, qui ne voient, dans l’exclamation naïve et touchante de l’humble femme, qu’une « admiration inintelligente du merveilleux Thaumaturge et prédicateur », que « le premier exemple de cet esprit de Mariolatrie (qu’on nous pardonne de copier ces lignes) qui a plus tard pénétré dans l’Église pour la corrompre, et qui aujourd’hui, dans la ville de Rome comme en de nombreuses contrées catholiques, place la Vierge Marie au‑dessus du Fils qu’elle a porté dans son sein. ». – Une femme… du milieu de la foule. C’était probablement une mère, comme il ressort de son langage. – Ses paroles, dépouillées de leur vêtement figuré, reviennent à dire : Que votre mère est heureuse. Le Talmud et les ouvrages classiques abondent en félicitations semblables. « O femme heureuse, ta mère qui t’a engendré », Pétrone, 94. cf. Ovide, Métam. 4, 231.
Luc 11.28 Jésus répondit : « Heureux plutôt ceux qui écoutent la parole de Dieu et qui la gardent. » – C’est ici la réponse de Jésus. Le Sauveur ne conteste pas la vérité de l’éloge adressé à sa sainte Mère. Marie elle‑même, divinement inspirée, s’était écriée dans son cantique, 1, 48 : « désormais tous les âges me diront bienheureuse », et tous les jours les prières liturgiques nous font redire : Heureux le sein qui vous a porté. Heureuses les seins qui vous ont allaité. Mais Notre‑Seigneur aimait à élever toujours ceux qui l’écoutaient vers des sphères supérieures. C’est ainsi que, déjà à propos de sa Mère, 8, 20 et 21, il avait prononcé ce mot sublime : « Ma mère et mes frères, ce sont ceux qui écoutent la parole de Dieu, et qui la pratiquent ». De même actuellement, opposant un fait à un autre fait, il affirme que mieux vaut lui être uni intimement par l’obéissance que par des relations purement extérieures. C’était dire en termes indirects que Marie était deux fois bienheureuse. « La mère de Dieu qui a été bienheureuse, parce qu’elle a été faite ministre temporelle du Verbe incarné, est encore plus heureuse parce qu’elle demeure la gardienne éternelle de celui qui doit être toujours aimé », Bède le Vénérable, h. l. Ou, comme s’exprime S. Augustin, « La proximité maternelle ne lui fut pas d’autre profit que d’avoir engendré plus fructueusement le Christ dans son cœur que dans son corps. Marie est plus heureuse pour avoir accepté la foi du Christ que pour l’avoir conçu dans sa chair. ».
Le signe du ciel. Luc 11,29-36=Matth 12, 35-42
Luc 11.29 Le peuple s’amassant en foules, il se mit à dire : « Cette génération est une génération méchante, elle demande un signe et il ne lui en sera pas donné d’autre que celui du prophète Jonas. 30 Car, de même que Jonas fut un signe pour les Ninivites, ainsi le Fils de l’homme sera un signe pour cette génération. – Le peuple s’amassant en foules est un détail dramatique, propre à S. Luc. Le verbe grec désigne un immense concours de peuple et n’est employé qu’en cet endroit du Nouveau Testament. – Il se mit à dire. « On a posé à Jésus deux questions. Quelques‑uns le calomniaient en l’accusant de chasser les démons par Belzébuth. Il leur répond maintenant. D’autres, pour le tenter, lui demandaient un signe venant du ciel. Il commence à répondre à ceux‑là ». Il se mit est pittoresque : souvent nous avons vu S. Luc mettre en relief par cette expression le début des discours de Jésus. – Génération méchante : dans le premier Évangile, le Sauveur ajoute « et adultère ». Par ce jugement terrible, mais trop bien mérité, Notre‑Seigneur motive d’avance son refus. Pourquoi aurait‑il égard aux désirs de gens si pervers, qui ne tiennent aucun compte des nombreux miracles qu’il a opérés en signe de sa mission divine ? Néanmoins, il renvoie solennellement les Pharisiens, comme dans une circonstance antérieure de sa vie publique (Jean 2, 18 et ss.), à l’éclatant miracle de sa résurrection. Tel est le signe du prophète Jonas qu’il leur promet en ce moment cf. commentaire S. Matth. Jonas fut un signe pour les Ninivites ; Jésus fut un signe pour les Juifs ses contemporains. cf. Matth. 12, 40, où la pensée du divin Maître est plus pleinement exprimée.
Luc 11.31 La reine du Midi se lèvera, au jour du jugement, avec les hommes de cette génération et les condamnera, parce qu’elle est venue des extrémités de la terre entendre la sagesse de Salomon : et il y a ici plus que Salomon. 32 Les hommes de Ninive se lèveront, au jour du jugement, avec cette génération et la condamneront, parce qu’ils ont fait pénitence à la prédication de Jonas et il y a ici plus que Jonas. – Deux exemples pour légitimer l’assertion du v. 29 : « Cette génération est méchante ». Ils sont présentés par S. Matthieu dans un ordre inverse, les Ninivites passant avant la reine de Saba, peut‑être parce qu’il avait été question de Jonas immédiatement avant. Il est impossible de dire avec certitude quel fut l’agencement primitif. – Se lèvera : lors du jugement par excellence, les grandes assises de la fin des temps. Alors la reine de Saba et les Ninivites condamneront la génération incrédule qui aura été contemporaine de Jésus. – A part à un mot (hommes, v. 31) ajouté dans le troisième Évangile, la ressemblance des récits parallèles est absolue en cet endroit. Salomon représente la manifestation de la divine sagesse dans l’ancien Testament, Jonas celle de la divine puissance : en Jésus‑Christ, ces deux attributs sont unis et se manifestent avec un plénitude inconnue jusqu’alors. Si donc il est plus que Salomon et que Jonas, combien grand doit être le péché d’Israël qui ne l’écoute pas et ne croit pas en lui, puisque des païens ont écouté et ont cru, alors que Dieu se révélait à eux dans une mesure beaucoup plus limitée. ».
Luc 11.33 Personne n’allume une lampe pour la mettre dans un lieu caché ou sous le boisseau : on la met sur le chandelier, afin que ceux qui entrent voient la lumière. – La liaison des pensées présente ici quelque difficulté, et les commentateurs ne sont guère d’accord pour la déterminer. Plusieurs même, s’appuyant sur l’omission des vv. 33-36 dans le passage parallèle de S. Matthieu, n’ont pas craint de supposer que notre évangéliste les avait détachés de leur place primitive pour les insérer en cet endroit. Sans aller aussi loin, d’autres renoncent simplement à établir une connexion, croyant la tentative inutile. Nous dirons 1° que S. Luc a uni ces paroles au discours apologétique de Jésus parce que Notre‑Seigneur les avait réellement proférées alors, comme un grave avertissement qu’il donnait, en terminant, à tout son auditoire ; 2° que les vv. 33-36 renferment des sentences générales, applicables à bien des sujets, et répétées pour ce motif en différentes occasions par le divin Maître. cf. 8, 16 ; Matth. 5, 15 ; 6, 22 et S. Marc. 4, 21 ; 3° que l’enchaînement, quoique obscur en réalité, peut néanmoins être fixé raisonnablement de la manière suivante : La résurrection de Jésus est un signe destiné à répandre partout les plus brillantes clartés, vv. 33 ; mais la lumière ne luit bien que pour ceux dont les yeux sont en parfait état, v. 34 ; que chacun veille donc à la bonne constitution de sa vue spirituelle et morale, vv. 35 et 36. – Personne n’allume… Voyez Luc 8, 16 et le commentaire. Les expressions dans un lieu caché et sous le boisseau donnent ici un nouveau décor à la pensée. La première a reçu deux interprétations légèrement nuancées : un lieu caché en général, ou un lieu souterrain (une crypte). Sur la seconde expression, cf. Matth. 5, 15 et l’explication.
Luc 11.34 La lampe de ton corps, c’est ton œil. Si ton œil est sain, tout ton corps sera dans la lumière, s’il est mauvais, ton corps aussi sera dans les ténèbres. – Trois vérités familières, choisies dans le champ de notre expérience quotidienne, pour expliquer plus fortement des notions supérieures. Premier fait bien évident et exprimé avec charmes : nos yeux sont la lampe qui éclaire notre corps. Second fait : si nos yeux sont simples, c’est‑à‑dire sains, tout notre être physique sera lumineux. Troisième fait : si nos yeux sont malades, nous marcherons dans les ténèbres. De même au moral, pour reconnaître le vrai rôle de Notre‑Seigneur Jésus‑Christ. – Voir dans S. Matth. l’explication détaillée de ce verset et du suivant.
Luc 11.35 Prends donc garde que la lumière qui est en toi ne soit ténèbres. – Nous avons ici une application et une déduction des faits d’expérience mentionnés plus haut. Puisque l’œil est pour nous un organe si important, il faut veiller sur lui avec un très grand soin. Mais il est plus urgent encore de prendre garde à notre œil intérieur, à notre lumière morale ; que deviendrions‑nous en effet si cette lumière, nécessaire pour nous conduire à Jésus, était transformée par nos passions en de sombres ténèbres ?
Luc 11.36 Si donc tout ton corps est dans la lumière, sans mélange de ténèbres, il sera éclairé tout entier, comme lorsque brille sur toi la clarté d’une lampe. » – Reprenant, dans ce verset qui est propre à S. Luc, son raisonnement antérieur (v. 34), Jésus‑Christ dépeint sous les plus vives couleurs les précieux avantages que procurent, au propre et surtout au figuré, des yeux sains et limpides. Il semble pourtant au premier aspect que le second hémistiche se borne à répéter la pensée du premier. Aussi des lecteurs superficiels ont‑ils crié à la tautologie ; M. Reuss lui‑même n’a vu dans ce verset qu’ « une assez froide redite » (Histoire évangélique, Paris 1876, p. 454). Mais, sans recourir, comme on l’a fait quelquefois, à des conjectures sans fondement (supprimer un mot, transformer la ponctuation), il est aisé de venger de ce reproche la parole du Sauveur. Pour cela il suffit, suivant l’heureuse suggestion de Meyer, adoptée par la plupart des commentateurs modernes, de faire porter l’idée principale sur tout dans la première moitié du verset, sur éclairé dans la seconde, et d’envisager les mots n’ayant aucune partie ténébreuse comme un développement de lumineux. On obtient alors ce sens, qui n’est nullement tautologique : Si donc votre corps TOUT ENTIER est lumineux, n’ayant pas la plus petite parcelle de ténèbres, alors il sera aussi LUMINEUX que s’il était éclairé par une lampe brillante. S. Paul donne une sublime explication de ce passage quand il écrit, 2 Corinthiens 3, 18 : « nous tous qui n’avons pas de voile sur le visage, nous reflétons la gloire du Seigneur, et nous sommes transformés en son image avec une gloire de plus en plus grande, par l’action du Seigneur qui est Esprit. » Voilà bien en effet ce que voulait dire le Seigneur Jésus.
Luc 11.37 Pendant qu’il parlait, un Pharisien le pria de dîner chez lui, Jésus entra et se mit à table. – Par les mots pendant qu’il parlait, S. Luc montre avec sa précision habituelle que ce nouvel épisode suivit de très près celui auquel avait donné lieu l’indigne calomnie des Pharisiens. – Un Pharisien le pria de dîner chez lui… L’invitation, les faits le prouveront bientôt, était loin de partir d’un cœur bon et loyal. Elle avait sans doute été combinée par les ennemis de Jésus pendant sa vigoureuse apologie, comme un moyen de l’observer de plus près, à huis clos, et de le compromettre par des questions insidieuses. cf. 14, 1. Ce « dîner » ne désigne pas le repas du soir, mais le déjeuner, qu’on prenait vers midi comme nous faisons en France, quelques heures après le petit déjeuner du matin. cf. 14, 12 et 16, où S. Luc distingue ces deux repas. – Jésus entra et se mit à table : Ces deux verbes, juxtaposés à dessein par l’évangéliste, signifient qu’à peine entré Jésus se mit à table sans s’inquiéter d’autre chose.
Luc 11.38 Or le Pharisien vit avec étonnement qu’il n’avait pas fait l’ablution avant le dîner. – L’hôte ne semble pas avoir manifesté au dehors l’étonnement que lui causait l’omission de Jésus. « Le pharisien a pensé en lui‑même. Il n’a pas émis un son. Celui qui lisait dans les cœurs l’a quand même entendu ». – Il n’avait pas fait l’ablution. Il ne s’agit pas ici d’un bain complet, mais d’une simple immersion des mains et de l’avant‑bras. Sur cette cérémonie et sur l’importance qu’y attachait l’école pharisaïque, cf. comment. S. Matthet S. Marc. Le scandale du Pharisien dut être d’autant plus grand que Jésus revenait d’auprès une foule considérable, et qu’il s’était mis en contact avec un impur possédé.
Luc 11.39 Le Seigneur lui dit : « Vous, Pharisiens, vous nettoyez le dehors de la coupe et du plat, mais au dedans de vous tout est plein de rapine et d’iniquité. – Le Seigneur lui dit : Expression solennelle : c’est comme Seigneur que Jésus va parler. On a remarqué depuis longtemps que son discours présente une ressemblance frappante avec celui qui est relaté au 23ème chap. de S. Matthieu. Mais chacun des narrateurs fixe si nettement les dates en ce double passage, et ces dates, de même que les localités, diffèrent tellement, qu’il est impossible de ne pas admette une répétition des mêmes vérités devant divers auditoires. Telle était déjà l’opinion de S. Augustin : « Selon S. Matthieu… le Seigneur était déjà arrivé de la Galilée à Jérusalem ; et si l’on examine l’ordre des événements qui précèdent ce discours, on est porté à croire qu’ils se sont passés dans cette dernière ville. Saint Luc au contraire suppose dans son récit que le Seigneur était toujours sur le chemin de Jérusalem. Aussi suis‑je porté à croire que ce sont deux discours différents, cités, le premier par un Évangéliste, et le second par un autre. » Accord des Évangélistes l. 2, c. 75. D’ailleurs, dans le troisième Évangile, les idées sont moins développées, et puis, ce ne sont pas seulement les Pharisiens, mais aussi les Scribes qui reçoivent les malédictions de Jésus. cf. v. 45 et ss. Cette autre différence prouve encore que les deux discours ne sont pas complètement parallèles. Le Sauveur aura donc flagellé une première fois les vices de ses ennemis devant un auditoire plus restreint, avant de fulminer contre eux, à Jérusalem même, sous les portiques du temple et en présence d’une foule immense, son grand réquisitoire. cf. 20, 45-47. – Vous, Pharisiens… Jésus ne s’adresse pas exclusivement à celui qui l’avait invité, mais aux convives en général, car ils appartenaient tous sans doute à la secte. On a osé trouver mauvais que Notre‑Seigneur ait lancé des reproches si énergiques contre un homme dont il avait accepté l’hospitalité, et cela dans sa propre maison, à sa propre table. Mais Jésus avait des motifs suffisants pour s’écarter en cette occasion des lois ordinaires des « bonnes manières ». Toujours aimable et condescendant à l’égard des pécheurs même les plus dégradés, il s’est toujours montré sévère, inexorable, à l’égard des hypocrites qui gâtaient son peuple : ce roi de vérité ne peut supporter le mensonge, et il a bien le droit de le démasquer partout, même chez un hôte déloyal (voyez le v. 37 et l’explication). Aussi Ebrard répondait‑il de la manière la plus heureuse à cette objection de Strauss : « Je puis certifier à Strauss que, si Notre‑Seigneur s’asseyait de nos jours à sa table, il serait tout aussi peu civil ». cf. S. August., de Verb. Dom. Serm. 38. – Vous nettoyez le dehors de la coupe… « Jésus tient compte du temps, et il tire de ce qu’il a sous la main un enseignement. On en était à l’heure du repas, et il prend comme exemple une coupe et un plat », S. Cyrille, Chaîne des Pères Grecs. Aussi, rien de plus naturel que ce début et, par là‑même, rien de plus frappant. – Mais au‑dedans de vous : votre âme, la partie la plus intime de vous‑mêmes. Quelle opposition hardie. La vaisselle et les âmes. Mais Jésus ne faisait que décrire ce qu’il contemplait. Autant les plats et les coupes qu’il avait devant lui sur la table, lavés, frottés dix fois le jour, étincelaient et brillaient, autant les cœurs des hommes qui l’entouraient étaient souillés, car la rapine (un vice désigné en particulier) et l’iniquité (le vice en général) les remplissaient de manière à les faire déborder. Quelques exégètes obtiennent cet autre sens : L’intérieur de la coupe et du plat regorge de votre rapine et de votre iniquité, c’est‑à‑dire : Vos repas sont le produit de l’injustice. cf. Matth. 23, 25. Mais c’est là une construction forcée.
Luc 11.40 Insensés. Celui qui a fait le dehors n’a-t-il pas fait aussi le dedans ? – Insensés. Épithète parfaitement choisie, car Jésus va démontrer par un raisonnement rapide, mais lumineux, combien la conduite des Pharisiens était déraisonnable au point de vue moral et religieux. – Certains commentateurs (Elsner, Kypke, Kuinoel, etc.) traduisent : Celui qui a purifié le dehors n’est pas pur au dedans pour cela. Rien ne justifie cette interprétation. Celui qui a purifié le dehors, c’est Dieu, créateur de toutes choses (cf. Genèse 1, 1) ; le dehors représente ici le corps humain, et le dedans l’âme humaine. La pensée de Jésus revient donc à ces mots de Bède le Vénérable : « Celui qui a fait l’une et l’autre natures de l’homme désire que les deux soient purifiées ». Ne serait‑il pas absurde de veiller à la propreté matérielle du corps, et de négliger la sainteté de l’âme ? De croire qu’un corps bien lavé peut rendre agréable à Dieu un cœur souillé par le péché ?
Luc 11.41 Toutefois, donnez l’aumône selon vos moyens et tout sera pur pour vous. – Pendant longtemps nous avons aimé à voir dans ce verset, avec de nombreux exégètes contemporains, un détail de mordante ironie. Il nous semblait peu naturel, peu conforme à l’esprit général du discours, de supposer que Notre‑Seigneur eût glissé une exhortation isolée au milieu de si vifs reproches. La phrase nous paraissait équivaloir à cette traduction libre de Kuinoel : « En conséquence, donnez de toute façon une obole aux pauvres. Vous n’aurez plus alors à vous demander avec inquiétude si vous vous êtes procuré de la nourriture injustement. Tout, alors vous sera pur. ». Mais, tout bien considéré, nous préférons revenir au sentiment des anciens, qui, prenant les paroles de Jésus dans leurs sens obvie, en écartent toute allusion ironique. S’interrompant donc au milieu de ses terribles reproches, le Sauveur indique aux Pharisiens, à la place de leurs vaines ablutions qui étaient incapables de les purifier, un moyen sérieux d’effacer leurs péchés. Faites l’aumône, leur dit‑il, et vous serez purs devant Dieu. L’Écriture Sainte abonde en textes analogues, qui mettent en relief le caractère propitiatoire de l’aumône. Qu’il suffise de citer Daniel 4, 24 ; Tobie 4, 11, 12 ; 1 Pierre 4, 8. Et les Rabbins disaient d’une manière analogue : « L’aumône a une valeur égale à celle de toutes les vertus », Bava bathra, f. 9, 1. Non sans doute que l’aumône puisse, à elle seule, expier toute espèce de crimes. Du moins, et telle était surtout la pensée de Jésus, elle est beaucoup plus propre à purifier l’âme que toutes les eaux de la mer et des rivières, appliquées en lotions extérieures (D. Calmet. cf. Maldonat). – Selon vos moyens. Selon les biens et la fortune qu’ils possèdent. Il est plus conforme à l’étymologie et à l’usage de traduire par « ce qui est dedans », c’est‑à‑dire le contenu de votre coupe et de votre plat, par conséquent : votre breuvage et votre nourriture. – et tout sera pur : indique d’une manière pittoresque la promptitude avec laquelle le résultat sera produit, pas besoin de frotter, de lustrer ou de plonger plusieurs fois dans l’eau.
Luc 11.42 Mais malheur à vous, Pharisiens, qui payez la dîme de la menthe, de la rue et de toute plante potagère et qui n’avez nul souci de la justice et de l’amour de Dieu. C’est là ce qu’il fallait pratiquer, sans omettre le reste. – cf. Matth. 23, 23 et le commentaire. Jusqu’ici, vv. 39-41, Notre‑Seigneur Jésus‑Christ a reproché aux Pharisiens leur affreuse hypocrisie, qui les portait à croire qu’un peu d’eau passée sur leurs mains suffisait pour laver leurs souillures morales. Dans trois malédictions qu’il prononce maintenant contre eux, vv. 42-44, il décrit de plus en plus leur esprit faux et antireligieux. Première malédiction : Malheur aux Pharisiens qui pratiquent scrupuleusement de petits détails extralégaux, mais qui négligent l’essentiel de la loi divine. – Mais rattache la pensée précédente à celle‑ci : Mais je vois bien qu’il est inutile de vous faire de telles recommandations ; aussi, malheur à vous. – Qui payez la dîme… Les Pharisiens, appliquant le précepte de la dîme (Lévitique 28, 30 et ss.) de la façon la plus rigide, avaient compris dans ses limites toutes les plantes potagères en général, et même quelques herbes médicinales telles que la menthe et la rue. Cette dernière, qui n’est pas mentionnée ailleurs dans la Bible, a une tige de 6 à 9 centimètres, sous‑ligneuse à la base et très ramifiée au sommet, des feuilles glauques d’une odeur forte et repoussante, des fleurs d’un beau jaune en corymbe. Elle était tenue en grand estime par les anciens, qui l’employaient comme assaisonnement et comme vermifuge. cf. Pline, 2. N., 19, 8 ; Columelle, de Re Rust., 12, 7, 5 ; Dioscorides, 3, 45 ; Fréd. Hamilton, La Botanique de la Bible, Nice 1871, p. 102 et s. Le Talmud (Schebiith, 9, 1) la cite pourtant parmi les plantes non astreintes à la dîme ; mais le formalisme pharisaïque jugeait autrement sur ce point. – N’avez nul souci… Quel contraste. Et, dans ce contraste, quelle grave accusation contre les Pharisiens : Renversant l’ordre naturel, ils accomplissent les plus petites choses avec un soin méticuleux, mais ils omettent les plus essentielles sans pudeur et sans remords ; ils multiplient les pratiques de surérogation, mais ils négligent les premiers devoirs de la religion.
Luc 11.43 Malheur à vous, Pharisiens, qui aimez les premiers sièges dans les synagogues et les salutations dans les places publiques. – Seconde malédiction : Malheur aux Pharisiens orgueilleux qui ambitionnent et recherchent partout les honneurs. cf. 20, 46, où nous verrons Jésus renouveler ce blâme. – Les premiers sièges dans les synagogues. Ils portaient donc l’orgueil jusqu’au sanctuaire. « Il y a encore, dans les livres des Hébreux, des décrets sur la façon dont les docteurs de la loi et les Pharisiens devaient s’asseoir. D’où est né l’adage selon lequel les gens de la plèbe, autrement dit le peuple de la terre, étaient appelés l’escabeau des pieds des Pharisiens. ». – Les salutations dans les places publiques. cf. Matth. 23, 7 et l’explication. En Orient, plus encore qu’en Occident, l’on a toujours été à cheval sur l’étiquette sous ce rapport. D’après le Talmud, ne pas donner à un Rabbin le titre qui lui est dû, c’est irriter la majesté divine. R. Jochanan ben Zachaï est regardé comme un modèle d’humilité parce que, même sur la place publique, il saluait le premier les gens (Berachoth, f. 27, 1).
Luc 11.44 Malheur à vous, parce que vous ressemblez à des tombeaux qu’on ne voit pas et sur lesquels on marche sans le savoir. » – Troisième malédiction : Malheur aux Pharisiens qui, malgré leurs belles apparences de piété, portent au fond de leur cœur la corruption du tombeau. Les lois juives expliquent cette comparaison si humiliante pour les Pharisiens. D’après Nombres 19, 16, le contact d’un tombeau rendait légalement impur pour huit jours, de même que celui d’un cadavre, et c’est pour cela qu’on devait rendre les tombeaux aussi apparents que possible, afin que les passants puissent les éviter. cf. D. Calmet, h. l. Les Pharisiens étaient donc, par suite de leurs vices secrets, des tombeaux dissimulés sous le gazon. cf. E. Renan, Mission de Phénicie, p. 809. Saints en apparence, ils n’étaient en réalité que des hommes corrompus. Dans S. Matthieu, 23, 27 et 28, le point de comparaison n’est pas tout à fait le même, quoique l’idée générale soit identique. De ces accusations du Sauveur, il ne sera pas sans intérêt de rapprocher une description vivante du Talmud (Sola, f. 22, 2) relative au Pharisaïsme. Nous en empruntons la traduction à M. J Cohen, Les Pharisiens, Paris 1877, t. 2, p. 30. « Il y a sept sortes de Pharisiens : 1° Les forts d’épaules ; ils écrivent leurs actions sur leur dos pour se faire honorer des hommes ; 2° les broncheurs, qui vont par les rues traînant, pour se faire remarquer, les pieds contre terre et les heurtant sur les cailloux ; 3° les cogne‑têtes, qui ferment les yeux pour ne pas voir les femmes, et se cognent le front contre les murs ; 4° les humbles renforcés, qui marchent pliés en deux ; 5° les Pharisiens de calcul, qui n’observent la loi que pour les récompenses qu’elle promet ; 6° les Pharisiens de la peur, qui ne font le bien que dans la crainte du châtiment ; 7° Les Pharisiens du devoir ou les Pharisiens d’amour ; ceux‑ci seuls sont les bons ; parmi les autres, il n’en est pas un seul qui soit digne d’estime ». Ce triste et véridique portrait n’empêche pas M. Cohen d’excuser le plus qu’il peut ses coreligionnaires, de transformer en une exception ce que Notre‑Seigneur Jésus‑Christ signale comme la règle, de prétendre même qu’à part « quelques incidents orageux et quelques paroles irritées, » Jésus n’eut pas avec les Pharisiens des rapports si hostiles qu’on le suppose, bien plus, qu’il leur emprunta des points assez nombreux de sa doctrine. (voir les chap. 1 et 2 du tome 2). Il existe aujourd’hui encore à Jérusalem une secte pharisaïque vivant séparée des autres communautés juives. Certains juifs les accusent d’être : « Fanatiques, bigots, intolérants, querelleurs, et au fond irréligieux ; pour eux l’accomplissement extérieur des lois cérémoniales est tout, la morale théorique peu de chose, la morale pratique n’est rien. » Aussi, la pire injure qu’un Juif de la secte des Chassidim (les pieux) puisse proférer dans un accès de colère consiste à dire : « Tu es un Porisch. » c’est‑à‑dire un Pharisien.
Luc 11.45 Alors un docteur de la Loi, prenant la parole, lui dit : « Maître, en parlant de la sorte, vous nous outragez aussi. » – Ce scribe espérait sans doute détourner par son interpellation l’orage qui éclatait depuis quelques instants sur la tête des Pharisiens. Il le détourna en effet, mais pour l’amener sur lui‑même et tous ses pareils. – Maître : L’interruption est polie dans la forme. Le Docteur décerne à Jésus sans hésitation le titre de Rabbi. D’ailleurs tous les partis rendaient spontanément cet hommage à sa profonde sagesse. cf. 7, 40 ; 10, 25 ; 12, 13 ; 19, 39 ; 20, 21, 28, 39, etc. – Vous nous outragez aussi : Nous, les docteurs officiels ; ne remarquez‑vous pas que nous sommes également atteints par vos censures ? En effet, observe justement Luc de Bruges, « Les Pharisiens n’étaient rien d’autre que des rigides observateurs de la doctrine des scribes. Le Pharisien en tant que Pharisien n’enseignait rien. ».
Luc 11.46 Jésus répondit : « Et à vous aussi, docteurs de la Loi, malheur. Parce que vous chargez les hommes de fardeaux difficiles à porter et vous-mêmes, vous n’y touchez pas d’un seul de vos doigts. – Ce Scribe avait vu juste. Oui, mes reproches retombent aussi sur les Légistes, répond Notre‑Seigneur sans se laisser intimider, et, s’adressant à eux désormais jusqu’à la fin de son discours, vv. 46-52, il leur jette à la face un triple malédiction motivée, comme il avait fait pour les Pharisiens. Sur le premier « Malheur » que contient ce verset, voyez Matth. 23, 4 et le commentaire. – Vous chargez les hommes… Chargés d’interpréter la Loi, mais ajoutant à ses prescriptions, déjà nombreuses et souvent pénibles, d’autres prescriptions plus nombreuses et plus pénibles encore, ils chargeaient vraiment les hommes de fardeaux insupportables. Mais, ce qu’il y avait de pire, c’est qu’ils se gardaient bien d’y toucher eux‑mêmes d’un doigt. Jésus n’avait‑il pas raison de stigmatiser à tout jamais une telle conduite ?
Luc 11.47 Malheur à vous, qui bâtissez des tombeaux aux prophètes et ce sont vos pères qui les ont tués. 48 Vous servez donc de témoins et vous applaudissez aux œuvres de vos pères, car eux les ont tués et vous, vous leur bâtissez des tombeaux. – Seconde malédiction, la plus longue des trois, vv. 47-51. Votre situation, dit Jésus aux Scribes, n’est pas moins fausse à l’égard des prophètes qu’à l’égard de la Loi. Vous maltraitez la Thorah par des gloses exagérées ; vous maltraitez de même les prophètes par un culte d’apparat, qui n’a rien de vrai, d’intérieur. Jésus exprime cette idée d’une façon hardie, paradoxale en apparence, mais d’autant plus vigoureuse. Il signale d’abord un premier fait (vous bâtissez les tombeaux des prophètes) qui se passait alors au su et au vu de tout le monde israélite. Il en signale ensuite un second (ce sont vos pères qui les ont tués), dont la vérité est certifiée par maint endroit de l’histoire juive. Alors, les rapprochant l’un de l’autre et tirant une conclusion inattendue, il affecte de voir dans l’œuvre des fils la continuation et l’approbation ouverte de celle des pères. Ceux‑ci ont fait mourir les prophètes, ceux‑là les ensevelissent : n’est‑ce pas un seul et même acte ? Voyez les détails de l’explication dans S. Matth.
Luc 11.49 C’est pourquoi la Sagesse de Dieu a dit : Je leur enverrai des prophètes et des apôtres, ils tueront plusieurs d’entre eux et en persécuteront d’autres : – Jésus va montrer maintenant, vv. 49-51, qu’une telle manière d’agir attirera infailliblement la colère et les vengeances du ciel sur toute la nation. – La sagesse de Dieu a dit. Ces mots, si simples en apparence, ont suscité un assez grand nombre d’opinions diverses parmi les exégètes. Le P. Curci et d’autres croient, mais sans le moindre fondement, qu’ils ne furent pas prononcés par Notre‑Seigneur Jésus‑Christ, et que S. Luc lui‑même les a insérés dans le discours. Plusieurs auteurs les regardent comme une formule de citation biblique, « sagesse de Dieu » équivalant suivant eux à « Écriture sainte » ; toutefois, ils ne peuvent tomber d’accord touchant le passage cité, et cela se comprend, puisque les paroles suivantes du Sauveur, je leur enverrai…, n’existent nulle part d’une manière identique dans les écrits de l’ancienne Alliance. M. Godet renvoie le lecteur à Proverbes 1, 20-31 : « La sagesse crie dans les rues, et fait entendre sa voix sur les places publiques… Voici, je ferai venir sur vous mon esprit et je vous ferai connaître mes paroles… Mais vous avez fait échouer mon conseil et résisté à mes réprimandes. C’est pourquoi, quand votre calamité surviendra, je me rirai de votre malheur… (et je dirai) : Qu’ils mangent du fruit de leurs œuvres. » Il a soin de rappeler en outre que S. Clément de Rome, S. Irénée, Méliton donnent au livre des Proverbes le nom de Sagesse. Olshausen, Stier, Alford aiment mieux voir ici une réminiscence de 2 Chroniques 24, 18-22 : « Et ils abandonnèrent le temple du Seigneur, Dieu de leurs pères… et ce péché attira la colère du Seigneur sur Juda et sur Jérusalem. (Et) Il leur envoyait des prophètes pour les ramener au Seigneur ; mais ils ne voulaient pas les écouter, malgré leurs protestations…. ». Ewald et Bleek peu satisfaits, et à bon droit, de ces rapprochements, supposent que la citation faite par Jésus provenait d’un livre réellement intitulé « Sagesse de Dieu », mais perdu depuis. N’est‑il pas beaucoup plus naturel, sans recourir à tant d’hypothèses mal appuyées, de dire que, par « sagesse de Dieu », Jésus n’a pas désigné autre chose que les décrets divins, lesquels sont censés prendre la parole( « a dit ») quand ils sont mis à exécution ? Plus tard, sous les galeries du temple, le Sauveur se mettra lui‑même directement en cause : « C’est pourquoi, voici que moi, j’envoie vers vous des prophètes, des sages et des scribes… » (Matth. 23, 34) ; preuve qu’il est la sagesse éternelle du Père. – Des Prophètes et des Apôtres, c’est‑à‑dire tous les prédicateurs de l’Évangile. cf. Éphésiens 2, 20 ; 3, 5, où le nom de prophète, uni à celui d’apôtre, est pareillement appliqué aux dignitaires de l’Église du Christ.
Luc 11.50 afin qu’il soit redemandé compte à cette génération du sang de tous les prophètes qui a été répandu depuis la création du monde, 51 depuis le sang d’Abel jusqu’au sang de Zacharie, tué entre l’autel et le sanctuaire. Oui, je vous le dis, il en sera redemandé compte à cette génération. – C’est en vertu de la solidarité qui règne entre les crimes et les criminels de tous les temps, que Jésus peut rendre la génération juive contemporaine responsable de tous les homicides injustes commis depuis les premiers jours du monde, cf. commentaire S. Matth. – Depuis le sang d’Abel jusqu’au sang de Zacharie. Zacharie ne différant pas, comme nous l’avons admis dans notre explication de S. Matthieu, du prophète mentionné au second livre des Chroniques, 24, 20-22, et ce livre occupant la dernière place dans la Bible hébraïque, Notre‑Seigneur Jésus‑Christ signalait de la sorte le sang répandu en premier et en dernier lieu d’une manière criminelle d’après le canon sacré des Juifs. En outre, chacun de ces deux meurtres était rendu plus atroce par des circonstances particulières : celui d’Abel était un fratricide, à celui de Zacharie s’ajoutait la malice du sacrilège. – Entre l’autel et le sanctuaire. La maison par excellence, ou le temple, comme nous lisons expressément dans S. Matthieu. Cette signification du mot maison est familière aux Hébreux et aux Arabes. – Oui, je vous le dis… Répétition brève et solennelle de la menace qui vient d’être développée. Oui, j’en donne ma parole, cette génération sera châtiée. Plus d’un auditeur, témoin peut‑être des effroyables massacres qui firent couler des flots de sang juif dans toute la Palestine, dut se souvenir alors de Jésus et sa prophétie terrible.
Luc 11.52 Malheur à vous, docteurs de la Loi, parce que vous avez enlevé la clef de la science, vous-mêmes n’êtes pas entrés et vous avez empêché ceux qui entraient. » – Troisième malédiction à l’adresse des Scribes. Voyez Matth. 23, 13. – Vous avez enlevé la clef de la science. « Une formule élégante par laquelle est indiqué le rôle de l’enseignement et de l’explication de la vraie religion, qui ouvre l’esprit comme une clef », Elsner. Les Docteurs de la loi avaient donc entre les mains, en vertu même des fonctions qu’ils exerçaient, la clef de la science religieuse, par conséquent du salut et du ciel. Et voici qu’au lieu d’ouvrir, ils tenaient la porte fermée. – Vous‑même n’êtes pas entrés : c’était leur affaire ; mais, crime impardonnable, vous avez arrêté ceux qui voulaient entrer. A plus d’un prêtre le Souverain Juge adressera un jour le même reproche. – Rien ne prouve qu’il faille prendre en mauvaise part l’expression « pris la clef », car le pouvoir des Scribes était très légitime. cf. Matth. 23, 2 et 3. Le texte ferait plutôt allusion, comme l’ont pensé quelques commentateurs, à une antique cérémonie par laquelle les Juifs « avaient coutume de livrer la clef dont on voulait que se servent ceux qui étaient chargés du devoir d’enseigner ». Mais nous préférons ne voir dans ce verset qu’une simple métaphore.
Luc 11.53 Comme Jésus leur disait ces choses, les Pharisiens et les Scribes se mirent à le presser vivement et à l’accabler de questions, 54 lui tendant des pièges et cherchant à surprendre quelque parole de sa bouche pour l’accuser. – Ce résultat fut un redoublement de haine de la part des Pharisiens et des Scribes. S. Luc décrit à merveille, en un tableau plein de vie, les efforts qu’ils tentèrent sur‑le‑champ pour arracher à Jésus quelque paroles imprudente, qui leur permettrait de le citer devant les tribunaux juifs ou romains et d’accélérer sa perte. Dans le texte grec, tous les mots qui suivent sont d’une grande énergie. – A le presser : une pression vive et hostile, qui consista en toute sorte de questions insidieuses posées coup sur coup à Notre‑Seigneur, de manière à l’obliger à parler sans préparation et à répondre de travers, s’il était possible.


