CHAPITRE 13
Luc 13.1 En ce même temps, quelques-uns vinrent raconter à Jésus ce qui était arrivé aux Galiléens, dont Pilate avait mêlé le sang avec celui de leurs sacrifices. – En ce même temps. Au moment donc où Jésus achevait son discours du chap. 12, il y avait là des hommes qui se mirent aussitôt à lui raconter un incident horrible, arrivé récemment à Jérusalem, et dont ils apportaient peut‑être le première nouvelle. – Galiléens dont Pilate avait mêlé le sang… Le fait est relaté en peu de mots, mais d’une manière vraiment tragique, bien capable de faire impression. On croirait voir ces malheureux Galiléens assaillis tout à coup par les soldats de Pilate dans le parvis du temple, au moment où les prêtres immolaient en leur nom des victimes, et immolés eux‑mêmes sans pitié, de sorte que leur sang se mêla au sang des animaux qu’ils offraient en sacrifice. Il y avait dans cette coïncidence quelque chose d’affreux (« Culte sacrificiel abominable, éclaboussé par le sang des animaux et des hommes », Tite‑Live, Hist. 19, 39). L’histoire profane est demeurée complètement silencieuse sur ce drame sanglant, dont nous devons le souvenir à S. Luc. Mais il est en parfaite harmonie avec le caractère de Pilate et celui des Galiléens, tels qu’ils nous sont connus par les sources les plus authentiques. Les soulèvements contre l’autorité romaine n’étaient pas rares à Jérusalem dans ces temps‑là, surtout à l’occasion des fêtes, et, chaque fois qu’une émeute avait lieu, on était sûr de rencontrer les Galiléens parmi les zélotes les plus exaltés, les plus remuants. cf. Flavius Josèphe Ant. 17, 9, 3 ; 10, 2 ; Vila, § 17. D’autre part, Pilate se montrait alors sans pitié. Il n’était pas homme à se laisser intimider par la sainteté du sanctuaire juif, bien qu’une stipulation spéciale interdît au gouverneur romain d’introduire ses soldats dans le temple. De la tour Antonia, qui communiquait avec l’édifice sacré, et qui servait de garnison aux troupes impériales, on pénétrait en un instant dans les parvis. Quand il y avait lutte, la victoire restait infailliblement aux légionnaires, qui égorgèrent un jour jusqu’à 20.000 émeutiers (Flavius Josèphe Ant. 20, 5, 3).
Luc 13.2 Il leur répondit : « Pensez-vous que ces Galiléens fussent de plus grands pécheurs que tous les autres Galiléens, pour avoir souffert de la sorte ? 3 Non, je vous le dis, mais si vous ne vous repentez, vous périrez tous comme eux. – Sans porter aucun jugement sur la conduite de Pilate, Jésus, demeurant dans son rôle spirituel, profite de cette lugubre nouvelle pour exhorter à la pénitence tous ceux qui l’entouraient. Il a divinement compris et mis à nu la secrète pensée des narrateurs. Rattachant leur récit à ses dernières paroles, 12, 57-59, ils l’avaient donné en réalité comme une preuve que les malheureux Galiléens tombés sous les glaives romains dans l’enceinte même du temple, bien plus, tout près de l’autel, tandis qu’ils accomplissaient l’acte le plus auguste de la religion, devaient être exceptionnellement coupables, puisque leurs sacrifices, au lieu d’attirer sur eux les grâces du Seigneur, semblaient avoir au contraire provoqué ses vengeances. Telle était bien d’ailleurs la manière de voir habituelle de l’Orient (cf. Job, 4, 7), et particulièrement des Juifs (cf. Jean 9, 2 et le commentaire) : les grands malheurs étaient toujours censés arriver à la suite de grands péchés. Jésus affirme avec énergie qu’un pareil jugement est souvent injuste, qu’il l’est du moins dans le cas actuel. Non, ceux de ses compatriotes qui venaient d’éprouver une fin si lamentable n’étaient pas pires que les autres Galiléens. Sans doute il existe, toute la Bible en fait foi, une relation étroite entre le mal physique et le mal moral, car il est bien certain que toutes nos souffrances viennent du péché. Mais il serait faux de prétendre qu’un malheur individuel est infailliblement le signe d’un crime individuel, qu’un homme châtié en ce monde est, pour ce seul motif, plus coupable que ceux qui vivent heureux autour de lui. Après avoir renversé d’un mot ce triste préjugé, Notre‑Seigneur écarte ses questions stériles pour attirer, selon sa coutume, l’attention de ses auditeurs sur des considérations pratiques, personnelles, de la dernière importance : Si vous ne faites pénitence, vous périrez tous pareillement. Tous est emphatique : Tous sans exception. Pareillement : aussi misérablement que ceux dont vous venez de raconter la mort. Rentrez donc en vous‑mêmes, en face d’une telle calamité ; profitez de la leçon qu’elle vous donne : sinon, c’est le glaive de Dieu, et pas seulement celui de Pilate, qui fera de vous un massacre épouvantable. L’avertissement était en même temps une prophétie, comme le disent à l’envi les commentateurs. Parce que les Juifs ne firent pas pénitence à la voix de Jésus, ils périrent par millions durant la guerre avec Rome, en Galilée, dans toute la Palestine, à Jérusalem, et jusque dans le temple.
Luc 13.4 Ou bien ces dix-huit sur qui tomba la tour de Siloé et qu’elle tua, pensez-vous que leur dette fût plus grande que celle de tous les autres habitants de Jérusalem ? 5 Non, je vous le dis, mais si vous ne vous repentez, vous périrez tous de même. » – Pour fortifier sa conclusion, Jésus rappelle à l’auditoire un autre événement douloureux, dont Jérusalem avait également été le théâtre, et que nous ne connaissons de même que par S. Luc. Une tour, probablement une tour des remparts, située non loin de la piscine de Siloé, s’était effondrée subitement, et, dans sa chute, avait écrasé dix‑huit personnes. Devait‑on supposer que les victimes de cette catastrophe étaient les habitants les plus impies, les plus immoraux de la capitale juive ? Assurément non, répond encore Jésus. Puis il répète, comme un refrain terrible, ses paroles du v. 3. Ici encore nous avons une prédiction qui se réalisa d’une manière littérale aux derniers jours de l’État théocratique, quand des Juifs nombreux furent broyés à Jérusalem sous les décombres des maisons et des édifices. Mais nous pouvons, nous devons même, nous élever plus haut encore. L’avis du Sauveur ne concernait pas seulement les habitants de la Palestine, et n’avait pas une valeur transitoire. Pris dans son acception complète, il a une portée universelle pour l’espace comme pour la durée, et s’adresse aux hommes de tous les temps et de tous les pays. Nous aussi, nous périrons, et à tout jamais, si nous ne faisons une sincère pénitence.
Luc 13.6 Il dit aussi cette parabole : « Un homme avait un figuier planté dans sa vigne, il vint pour y chercher des fruits et n’en trouva pas, – La parabole du figuier stérile se compose d’un fait rapidement énoncé, v. 6, et d’un court dialogue entre le propriétaire de l’arbre et le cultivateur, vv. 7-9. C’est le développement poétique, dramatique, de Matth. 3, 10. – Un homme avait un figuier… C’est Dieu qui est désigné par cet homme ; le figuier représente le peuple juif (cf. Matth. 21, 19, 20 et le commentaire), planté au milieu de l’immense vignoble qui est l’emblème du monde entier. – Planté dans sa vigne. En Palestine, on élèvait souvent des arbres fruitiers dans les vignes, et c’est le figuier qui était le plus habituellement choisi. cf. ce passage de Pline, Hist. nat. 17, 18 : « (l’ombre ) du figuier, quoique étendue, est légère ; aussi ne défend‑on pas de le planter parmi les vignes ». De là vient la fréquente association de la vigne et du figuier dans les Saints Livres. – Il vint pour y chercher du fruit et n’en trouva pas. cf. Marc. 11, 13. Dieu avait cependant tout mis en œuvre pour que son peuple de prédilection produisît des fruits excellents et nombreux. Mais il s’était montré rebelle aux grâces comme aux menaces. Il avait même refusé de se convertir à la voix de Jésus.
Luc 13.7 il dit au vigneron : Voilà trois ans que je viens chercher du fruit à ce figuier et je n’en trouve pas, coupe-le donc : pourquoi rend-il la terre improductive ? – Le propriétaire, trompé dans son attente, se plaint avec une certaine amertume, et bien légitimement du reste, car c’était déjà la troisième fois qu’il était ainsi frustré. Un bon arbre demeurerait‑il si longtemps stérile ? Au moral, et dans l’application de la parabole, ces trois années ont été interprétées de bien des manières. « Quelques Pères les entendent des trois états sous lesquels les hommes ont vécu : sous la loi naturelle, depuis le commencement du monde jusqu’à Moïse ; sous la loi écrite, depuis Moïse jusqu’à Jésus‑Christ ; sous la loi évangélique, depuis Jésus‑Christ jusqu’à la fin du monde (S. Ambroise, S. Augustin, S. Grégoire). D’autres les entendent du triple gouvernement qui s’est vu sous les Juifs : le gouvernement des juges, depuis Josué jusqu’à Israël ; le gouvernement des rois, depuis Saül jusqu’à la captivité de Babylone, et le gouvernement des grands‑prêtres, depuis la captivité jusqu’à Jésus‑Christ. D’autres (Théophylacte), des trois âges de l’homme : l’enfance, l’âge viril et la vieillesse. D’autres enfin, des trois années de la prédication de Jésus‑Christ ». D. Calmet. Nous nous permettrons de dire à la suite de l’illustre exégète lorrain que « ces explications sont toutes arbitraires », car les trois années « marquent simplement que Dieu a donné aux Juifs tout le temps et tous les moyens convenables, pour les mettre hors d’excuse ». Il ne faut donc pas trop appuyer sur ce détail. Si l’on insistait pour entendre ces trois ans d’une manière strictement chronologique et pour y voir une allusion au ministère public de Notre‑Seigneur Jésus‑Christ, nous répondrions que la quatrième année devrait aussi se prendre à la lettre : or, il est certain qu’elle représente le délai de quarante années accordé aux Juifs entre la mort de Jésus et la ruine de Jérusalem. – Après la plainte, la sentence : coupe‑le donc. « Non seulement il n’est d’aucun profit (le figuier), mais il dérobe l’eau que les ceps de vigne puisaient de la terre…et occupe de l’espace », Bengel. L’arbre est stérile ; de plus il nuit : double raison de le détruire. S. Grégoire en donne une excellente paraphrase : « L’arbre infertile s’élève en hauteur, mais en dessous de lui, la terre demeure stérile ». De même Corneille de Lapierre : « Il rend la terre inerte et stérile, tant par son ombre que par ses racines, par lesquelles il enlève aux ceps de vigne voisins le suc de la terre ». Personne ici‑bas n’est simplement inutile. Quiconque ne fait pas le bien fait le mal, le prêtre plus que tout autre. – Quoique terrible en vérité (« on l’entend avec une très grande peur », S. Grégoire, Hom. 31 in Evang.), l’ordre du Seigneur, coupe cet arbre, manifeste bien sa bonté paternelle, comme le faisaient observer les saints Pères. « C’est un détail particulier de la clémence de Dieu envers les hommes, de ne pas lancer les châtiments en silence et secrètement, mais d’en proclamer d’abord l’arrivée par des menaces, afin d’inviter ainsi les pécheurs au repentir », S. Basile. « S’il avait voulu condamner, il se serait tu. Personne n’avertit quelqu’un de se mettre sur ses gardesquand il veut le frapper ». Selon l’antique adage, quand ils ont la volonté arrêtée de sévir, « les Dieux s’approchent à pas feutrés » ; ils n’avertissent pas et s’approchent doucement des coupables qu’ils veulent surprendre.
Luc 13.8 Le vigneron lui répondit : Seigneur, laissez-le encore cette année, jusqu’à ce que j’aie creusé et mis du fumier tout autour. – Le vigneron, qui est ici la figure de Notre‑Seigneur Jésus‑Christ, intercède pour le figuier stérile. Suspendez pour une année encore votre juste sentence : peut‑être des soins plus diligents amèneront‑ils cet arbre à fruit. Il cite, comme exemple de son redoublement de sollicitudes pendant le temps d’épreuve, deux détails particuliers, j’ai creusé, et m‘y du fumier tout autour, qui symbolisent des grâces spéciales, plus abondamment versées. Cela représente le traitement des arbres malades ou stériles.
Luc 13.9 Peut-être portera-t-il du fruit ensuite, sinon, vous le couperez. » – Ces moyens extraordinaires une fois pris, une double alternative devra se présenter. Ou le figuier portera des fruits, et alors on le laissera vivre ; ou il persévérera dans son état d’infécondité, et dans ce cas le propriétaire n’aura qu’à exécuter son premier dessein. Ce sort sera si parfaitement mérité, que la voix même de l’amour renoncera cette fois à l’écarter. – La phrase reste ensuite suspendue. Le maître de la vigne ne fait aucune réponse, comme s’il ne voulait pas s’engager à exaucer la demande du vigneron. La parabole se termine ainsi d’une façon brusque, menaçante. Il est néanmoins dans l’esprit de cet intéressant récit de supposer que la prière fut agréée. – La leçon, nous l’avons dit, s’adresse directement et principalement à Israël ; mais on peut aussi l’appliquer à tous les hommes. « Ce qui est dit des Juifs sert de mise en garde pour tous, je le crains fort, et surtout pour nous : pour que, vides de mérites, nous n’occupions pas un lieu fécond de l’église, nous qui, ayant été bénis, devons, comme la grenade, produire des fruits intérieurs, fruits de pudeur…fruits d’amour et de charité mutuelle, contenus comme nous sommes dans un seul et même utérus, celui de notre mère l’église, de peur que le vent ne nuise à la récolte, que la grêle ne la détruise, que la canicule de la cupidité ne la consume, que les orages de nos passions ne la saccagent », S. Ambroise, Exp. in Luc, 7, 171. Il y a bien réellement, dans cette parabole, l’histoire de la conduite tout aimable de Dieu à l’égard de chaque pécheur. Il supporte, il patiente, il soigne jusqu’à la dernière extrémité : il ne châtie finalement que lorsque tout espoir de conversion a disparu. S. Grégoire de Nazianze (ap. Cat. D. Thom.) veut que nous imitions la divine longanimité : « Ne soyons jamais prompts à frapper, mais prévenons par la miséricorde, de peur de couper un figuier qui peut encore produire des fruits, et qui peut‑être serait guéri par les soins d’un cultivateur habile ».
Luc 13.10 Jésus enseignait dans une synagogue un jour de sabbat. – Jésus termine son ministère comme il l’avait commencé. cf. Marc. 1, 21 et ss. Au début et à la fin de sa vie publique nous le voyons prêchant l’Évangile dans les synagogues, aux jours de sabbat. Le divin Sauveur ne se lasse pas de jeter dans les cœurs le bon grain de l’Évangile.
Luc 13.11 Or, il y avait là une femme possédée depuis dix-huit ans d’un esprit qui la rendait infirme : elle était courbée et ne pouvait absolument pas se redresser. – Si l’historien sacré n’a désigné que d’une manière générale le lieu et la date du miracle, le « très cher médecin » décrit fort bien l’état pathologique de la malade. – Possédée d’un esprit qui la rendait infirme, un esprit d’infirmité, de faiblesse. Cette expression sera commentée plus loin (v. 16) par Notre‑Seigneur : elle désigne la cause du mal, et cette cause était toute morale et spirituelle. L’infirmité provenait d’une possession de l’esprit mauvais. cf. Marc. 9, 25. – Le caractère particulier de la maladie est ensuite indiqué. Depuis dix‑huit ans, la pauvre femme sur laquelle Jésus venait de jeter un regard de miséricorde était toute courbée, repliée sur elle‑même, à tel point, ajoute S. Luc pour mieux montrer combien elle était digne de pitié, qu’elle ne pouvait pas du tout regarder en haut. Le mal n’avait donc pas seulement son siège dans le cou, mais il affectait aussi le dos et les reins, en un mot toute l’épine dorsale. – Les saints Pères, dans leurs paraphrases morales, regardent ce triste état comme la figure des âmes qui sont, suivant le mot du poète, courbées vers la terre, tandis qu’il convient si bien à l’homme (la forme de son corps ne le lui dit‑elle pas sans cesse?) de « chercher les choses du ciel et d’élever ses regards au‑dessus de la terre ». S. Basil., Hom. 9 in Hexam. cf. S. August. Enarrat. 2 in Psalm. 68, 24 ; Théophylacte h. l.
Luc 1312 L’ayant vue, Jésus l’appela et lui dit : « Femme, tu es délivrée de ton infirmité. » 13 Et il lui imposa les mains, aussitôt elle se redressa et elle glorifiait Dieu. – Maldonat fait à ce propos une excellente réflexion : « Il fit preuve doublement de bienveillance et de libéralité envers cette femme, en l’assainissant, et en l’incitant en premier lieu à recouvrer la santé. Jésus n’avait guère coutume de guérir quelqu’un sans être sollicité. Mais cette femme, non seulement il la guérit sans qu’elle l’ait demandé, mais, d’une certaine façon, il la prie de vouloir bien être guérie. ». – Tu es délivrée de ton infirmité. « Parole tout à fait digne de Dieu, s’écrie S. Cyrille, et remplie d’une majesté céleste ». Avant même d’être énoncé, le résultat était déjà opéré dans la volonté du Thaumaturge. Notons aussi la belle métaphore, toute classique d’ailleurs, par laquelle la maladie est assimilée à des liens qui retiennent captif : dans le cas présent elle était d’une justesse particulière. – Et il lui imposa les mains. Ce geste, signe de la toute‑puissance de Jésus, accompagna probablement sa parole toute‑puissante (S. Cyrille, Euthymius, Trench). L’effet produit fut instantané. Immédiatement aussi l’humble femme, délivrée tout ensemble de ses liens spirituels et corporels, se mit à proclamer avec effusion la louange de Dieu. – Elle glorifiait… Ce temps indique la continuité : elle glorifiait et glorifiait encore l’auteur de tout don parfait.
Luc 13.14 Mais le chef de synagogue, indigné de ce que Jésus avait fait cette guérison un jour de sabbat, prit la parole et dit au peuple : « Il y a six jours pour travailler, venez donc vous faire guérir ces jours-là et non pas le jour du sabbat. – La scène change subitement. Des paroles de colère, d’indignation interrompent bruyamment celles de l’action de grâces, et c’est le président de l’assemblée qui les profère. Et pourquoi donc cet homme s’indigne‑t‑il ? Parce que Jésus avait opéré cette guérison un jour de sabbat : Voilà tout son motif. « C’est bien fait pour eux de se scandaliser qu’elle ait été redressée, eux qui étaient courbés », S. Augustin, l. c. Esclave, comme tant d’autres, de traditions insensées, il prenait pour une œuvre servile l’acte que Jésus venait d’accomplir. Les Rabbins n’enseignent‑ils pas que, s’il est permis à un médecin de soigner en un jour de sabbat une maladie subite et dangereuse, il est absolument interdit de traiter une infirmité chronique ? Toutefois, le chef de la synagogue n’ose interpeller directement Notre‑Seigneur : c’est sur la foule innocente, dont il sait n’avoir rien à redouter, que retombent tout d’abord ses amers reproches. Mais, comme le font remarquer les exégètes, quelles inconséquences, quel ridicule, dans son langage dicté par un zèle aveugle et par la haine. La remontrance commence pourtant par une phrase qui est presque une citation littérale de la Loi : Il y a six jours pour travailler. cf. Exode 20, 9, 10 ; Deutéronome 5, 15 et ss. Mais elle s’achève de la façon la plus étrange : Venez‑donc en ces jours‑là, et faites‑vous guérir. Qu’est‑ce que cela veut dire ? La malade avait‑elle donc demandé sa guérison ? Et, alors même qu’elle l’eût demandée, et que Jésus eût été coupable en l’accordant, où était la faute du peuple, qui avait simplement joué le rôle de témoin ? Un malade à qui le Sauveur offrait miraculeusement la santé devait‑il la refuser, si c’était le sabbat ? L’Évangile ne fournit pas d’autres exemples d’une ingérence aussi illogique, ou d’une sottise aussi incurable. Cela rappelle la conduite de ce marin juif qui lâcha tout à coup le gouvernail au beau milieu d’une tempête, parce que le jour du sabbat venait de commencer.
Luc 13.15 Hypocrite, lui répondit le Seigneur, est-ce que chacun de vous, le jour du sabbat, ne détache pas de la crèche son bœuf ou son âne, pour le mener boire ? – Le Seigneur s’indigne à son tour, réprouve à juste titre de pareils procédés. Quelle force dans l’apostrophe : Hypocrites, par laquelle il lève le masque de religion sous lequel s’abritait le dépit de ses adversaires. Elle s’adresse à tous ceux des membres de l’assistance (et ils étaient assez nombreux, d’après le v. 17) qui partageaient les sentiments du chef de la synagogue. Quelle vigueur aussi dans la courte apologie qui suit. Elle se compose de deux parties : il montre en v. 15 que ses adversaires ne sont pas cohérents avec leurs principes, et conclut « a fortiori » en v. 16. – Est‑ce que chacun de vous… Êtes vous donc si rigoureux quand vos intérêts matériels sont en cause ? Hésitez‑vous alors à vous livrer à des occupations qui constituent un véritable travail ? Et vous réprouvez en moi une parole et un geste ? On trouve formellement exprimée dans le Talmud la coutume que mentionne ici Notre‑Seigneur. « Non seulement il est permis d’aller conduire à l’eau un animal le sabbat, mais même de puiser de l’eau pour lui, de façon cependant (étrange distinction où se trouve tout le caractère pharisaïque) à ce que la bête se rende à l’eau elle‑même et boive, mais non que l’eau soit apportée à la bête », Tr. Erubhin, f. 20, 2. Mais, si l’on était si respectueux pour le repos du sabbat, que n’apportait‑on dès la veille une provision d’eau dans l’étable ? – Voyez dans S. Matthieu, 12, 11, un raisonnement du même genre, quoique présenté sous une autre forme.
Luc 13.16 Et cette fille d’Abraham, que Satan tenait liée depuis dix-huit ans, il ne fallait pas la délivrer de cette chaîne le jour du sabbat. » – Beau contraste, vigoureusement tracé. Qu’était la malade ? Une fille d’Abraham : titre glorieux qui disait beaucoup au cœur d’un Juif. cf. Matth. 3, 9. Et Jésus oppose cette fille d’Abraham aux simples animaux mentionnés précédemment. Dans quel état se trouvait‑elle ? Au pouvoir de Satan, qui l’avait liée (figure expressive et pittoresque) depuis des années. Fallait‑il donc la laisser souffrir davantage, alors qu’on se refusait, légitimement du reste, à faire endurer la soif pendant quelques heures à des bêtes sans raison ? Assurément non. Ce serait aller contre toutes les intentions divines. – S. Irénée, 4, 19, démontre qu’en opérant de fréquentes guérisons le samedi, Jésus rendait honneur au céleste instituteur du sabbat, qui aimait à répandre en ce jour sur son peuple ses faveurs les plus délicates.
Luc 13.17 Pendant qu’il parlait ainsi, tous ses adversaires étaient couverts de confusion et tout le peuple était ravi de toutes les choses merveilleuses qu’il accomplissait. – Double effet produit par l’argumentation du Sauveur. Ses ennemis, couverts de honte, rougissaient (forte expression qui n’apparaît pas ailleurs dans l’Évangile), ne peuvent lui répondre. La masse de l’assemblée juive éprouve un vif sentiment de joie en voyant Jésus accomplir tant de merveilles.
Luc. 18-19 = Matth. 13, 31-32 ; Marc. 4, 30-31.
Luc 13.18 Il disait encore : « A quoi le royaume de Dieu est-il semblable et à quoi le comparerai-je ? – A quoi le royaume de Dieu est-il semblable… Formule destinée à rendre l’attention plus vive. La répétition à quoi le comparerai‑je en grossit encore l’intérêt.
Luc 13.19 Il est semblable à un grain de sénevé qu’un homme prit et jeta dans son jardin, il poussa et il devint un arbre et les oiseaux du ciel firent leur demeure dans ses rameaux. » – S. Matthieu et S. Marc (voyez nos commentaires) développent un peu plus cette parabole. S. Luc, malgré la brièveté de son récit, a pourtant divers détails spéciaux. 1° Il nous montre le grain de moutarde semé, non pas dans un champ (S. Matth.) ou dans la terre, d’une manière encore plus générale (S. Marc), mais dans un jardin. 2° Il nous le montre ensuite, par une hyperbole, non seulement devenu le plus grand de toutes les herbes potagères, mais transformé en un arbre. Quant à la signification, elle est absolument la même que dans les autres Évangiles. « Comme la semence de la moutarde des champs (sénevé) qui l’emporte en quantité sur les semences des autres huiles, croît au point de servir d’abri à plusieurs oiseaux, la doctrine du salut résidait, au début, en peu de personnes, et reçut par la suite de l’accroissement », S. Cyrille, l.c. Et quel accroissement. Le monde n’est‑il pas en grande partie chrétien ? cf. S. August. Serm. 44, 2.
Luc 13, 20-21 = Matth. 13, 33.
Luc 13.20 Il dit encore : « A quoi comparerai-je le royaume de Dieu ? – Il dit encore : il répéta. Les mots suivants sont en effet une reproduction abrégée de la formule employée plus haut, v. 18.
Luc 13.21 Il est semblable au levain qu’une femme prend et mêle dans trois mesures de farine, de façon à faire lever toute la pâte. » – La parabole du grain de sénevé exprimait la puissance d’expansion dont jouit la doctrine évangélique, le développement extérieur du royaume de Dieu ; dans celle‑ci il s’agit d’un développement intime, d’une puissance de transformation. Et en effet, le levain de l’Évangile a tout envahi : la vie de famille, la politique, les sciences, les arts ; rien n’échappe à son influence. Ceux‑là même en vivent qui prétendent s’y soustraire. Voyez d’ailleurs notre explication du passage parallèle de S. Matthieu. Les deux rédactions sont tout à fait identiques dans le texte grec.
Luc 13.22 Il allait donc par les villes et les villages, enseignant et s’avançant vers Jérusalem. – Il allait. C’est toujours la suite du grand voyage commencé au chap. 9, v. 51 (voyez l’explication), ainsi qu’il ressort des mots s’avançant vers Jérusalem. Cette formule introduit une nouvelle série de scènes intéressantes. L’évangéliste mentionne en passant que Jésus, selon sa coutume, annonçait la bonne nouvelle dans chacune de ses résidences temporaires.
Luc 13.23 Quelqu’un lui demanda : « Seigneur, n’y aura-t-il qu’un petit nombre de sauvés ? » Il leur dit : – Quelqu’un lui demanda. Le questionneur n’est pas autrement déterminé par le récit. Son caractère, l’occasion de sa demande, sont laissés dans le vague. Nous ne savons pas même si c’était un disciple ou simplement un Juif de la foule. Car en général, dans la narration évangélique, « toutes les personnalités, à part celle du Christ, se retirent à l’arrière‑scène : leur histoire n’étant pas rapportée dans leur propre intérêt, mais à cause de l’application que nous devons nous en faire, et en tant qu’elle introduit les paroles qui nous sont adressées à tous par Notre‑Seigneur ». – N’y aura-t-il qu’un petit nombre sauvés ? cf. Actes 2, 47 (…) le Seigneur ajoutait chaque jour au nombre de ceux qui étaient dans la voie du salut. C’était là une question tout à fait à l’ordre du jour chez les Juifs, par suite de la grande effervescence que l’attente du Messie avait produite dans leurs rangs. L’une des bizarres rêveries cabalistiques des Rabbins consistait à essayer de fixer le nombre des élus par la valeur numérique des lettres de tel ou tel texte scripturaire relatif au royaume des cieux. On retrouve l’écho de ces subtiles discussions dans : « Le Très‑Haut a fait ce siècle pour un grand nombre, mais le siècle à venir pour peu », 4ème livre d’Esdras 8, 1 ; « Je l’ai dit autrefois, je le dis maintenant, et je le dirai plus tard : ceux qui périssent sont plus nombreux que ceux qui sont sauvés, comme la vague par rapport à une goutte d’eau », 4ème livre d’Esdras 9, 15-16. – Il leur dit. La réponse de Jésus s’adresse donc à toute l’assistance et pas seulement à l’interrogateur. S. Augustin d’Hippone (serm. 32, sur les par. du Seig.) le Sauveur répond affirmativement à la question qui lui est faite : « Y en a-t-il peu qui soient sauvés ? » parce qu’il y en a peu qui entrent par la porte étroite. C’est ce qu’il déclare lui-même dans un autre endroit : « Le chemin qui conduit à la vie est étroit, et il en est peu qui le trouvent. » (Mth 7.) — Bède le Vénérable. C’est pour cela qu’il ajoute ici : « Car beaucoup, je vous le dis, chercheront à entrer, (excités par le désir de sauver leur âme), et ils ne le pourront pas » effrayés qu’ils seront des difficultés de la route. — S. Basile de Césarée. (sur le Ps 1.) L’âme, en effet, hésite et chancelle quand, d’un côté, la considération de l’éternité lui fait choisir le chemin de la vertu, et quand en même temps la vue des choses de la terre lui fait donner la préférence aux séductions du monde. D’un côté elle voit le repos et les plaisirs de la chair, de l’autre l’assujettissement, l’esclavage de soi-même ; d’un côté l’intempérance, de l’autre la sobriété ; d’un côté les rires dissolus, de l’autre des ruisseaux de larmes, d’un côté les danses, de l’autre les prières ; ici le son des instruments, là les pleurs ; d’un côté la volupté, de l’autre la chasteté. — S. Aug. (serm., 32.) Notre-Seigneur ne se contredit pas en disant ici qu’il en est peu qui entrent par la porte étroite, et en déclarant dans un autre endroit « qu’un grand nombre viendront de l’Orient et de l’Occident » etc. (Mth 8.) Ils seront peu en comparaison de ceux qui se perdent, mais ils seront beaucoup dans la société des anges. Quand le grain est battu dans l’aire, à peine si on le voit, mais cependant il sortira de cette aire une si grande quantité de grains qu’elle remplira le grenier du ciel.
Luc 13.24 « Efforcez-vous d’entrer par la porte étroite, car beaucoup, je vous le dis, chercheront à entrer et ne le pourront pas. – Efforcez‑vous d’entrer. Le verge grec, d’où est venu notre substantif « agonie », implique l’idée de lutte, de combat. Il est donc nécessaire de lutter, si l’on veut réussir à pénétrer dans le royaume des cieux. cf. 1 Corinthiens 9, 25 ; 1 Timothée 6, 12. La belle métaphore par la porte étroite nous est déjà connue par un passage analogue du premier Évangile (Matth. 7, 12 ; voyez le commentaire), où nous l’avons vue plus développée. Cette porte étroite est celle qui donne accès au palais messianique, c’est‑à‑dire au séjour des bienheureux. – Beaucoup, je vous le dis… Par ces paroles, Notre‑Seigneur motive et justifie sa vive recommandation, son appel à la violence. Luttez, je vous le dis, car il y en aura beaucoup qui ne pourront franchir l’entrée du ciel, parce que leurs tentatives auront été molles et inconstantes ? Ils ne devront donc s’en prendre qu’à eux‑mêmes.
Luc 13.25 Une fois que le père de famille se sera levé et aura fermé la porte, si vous êtes dehors et que vous vous mettiez à frapper, en disant : Seigneur, ouvrez-nous. Il vous répondra : Je ne sais d’où vous êtes. – Les vv. 25-30 commentent d’une manière dramatique la pensée générale qui vient d’être exprimée. Sous une vivante allégorie, dont nous avons déjà rencontré dans S. Matthieu (7, 22 et ss. ; 25, 10-12) les éléments principaux, empruntés à la vie de famille de l’Orient, Jésus représente une scène terrible de la fin des temps. Il nous montre un père de famille qui, après avoir longuement attendu ses hôtes invités pour le repas du soir, entre avec eux dans la salle du festin et ferme la porte derrière lui. Mais plusieurs des convives se sont mis en retard. Pendant quelque temps, ils se tiennent debout dans la rue à l’entrée de la maison, espérant qu’on leur ouvrira bientôt. Toutefois, voici qu’ils s’impatientent et commencent à frapper vivement contre la porte. Ils appellent même tout haut le maître de la maison : Seigneur, ouvrez‑nous. Un dialogue s’engage entre eux et lui, mais, hélas : pour leur plus grande confusion, car ils ont la douleur de s’entendre dire : Je ne sais d’où vous êtes. Leurs prières sont maintenant trop tardives ; « Car après le jugement, il n’est plus question de demandes ou de mérites », S. Augustin Serm. 22 de Verbis Domini. Ils devaient faire des efforts pour pénétrer à travers la porte étroite : ils ne passeront jamais par la porte fermée. S. Cyr. Notre-Seigneur nous montre ensuite par un exemple manifeste combien sont coupables ceux qui ne peuvent entrer : » Lorsque le père de famille sera entré et aura fermé la porte, » etc. ; c’est-à-dire, supposez un père de famille qui a invité beaucoup de monde à son festin, lorsqu’il est entré avec ses convives et que la porte est fermée, d’autres arrivent et frappent à la porte. — Bède. Ce père de famille, c’est Jésus-Christ qui est présent partout par sa divinité, mais qui nous est représenté dans l’intérieur du ciel avec ceux qu’il réjouit de la vue de sa présence, tandis qu’il est comme dehors avec ceux qu’il soutient invisiblement dans le combat de cette vie. Il entrera définitivement, lorsqu’il admettra toute l’Église à le contempler, il fermera la porte lorsqu’il refusera aux réprouvés la grâce de la pénitence. Ceux qui se tiendront au dehors et frapperont à la porte, c’est-à-dire ceux qui seront séparés des justes, imploreront en vain la miséricorde qu’ils auront méprisée : « Et il leur répondra : Je ne sais d’où vous êtes. » — S. Grég. (Moral., 8.) Ne pas savoir, pour Dieu, c’est l’éprouver, comme on dit d’un homme vrai dans ses paroles, qu’il ne sait pas mentir, parce qu’il a horreur du mensonge ; ce n’eut pas qu’il ne saurait mentir, s’il le voulait, mais l’amour de la vérité lui inspire un profond mépris pour le mensonge. La lumière de la vérité ne connaît donc pas les ténèbres qu’elle réprouve.
Luc 13.26 Alors vous vous mettrez à dire : Nous avons mangé et bu devant vous et vous avez enseigné dans nos places publiques. – Les réprouvés insistent, essayant de se faire reconnaître comme des amis du père de famille. De grâce, rappelez vos souvenirs : N’avons‑nous pas mangé, bu, en votre présence ? Oui ; mais par ce devant vous, ils se condamnent eux‑mêmes sans paraître le remarquer, car ils ne pouvaient pas exprimer plus fortement l’absence de communion intime avec lui. Devant vous, et pas « avec vous. ». N’avez‑vous pas enseigné publiquement sur nos places publiques ? Oui, mais comment ont‑ils reçu sa prédication ? Suffit‑il donc d’assister à un discours pour être l’ami personnel de l’orateur ?
Luc 13. 27 Et il vous répondra : Je vous le dis, je ne sais d’où vous êtes, retirez-vous de moi, vous tous, ouvriers d’iniquités. – Ces vaines excuses, sous lesquelles il est aisé de voir des allusions manifestes au ministère de Notre‑Seigneur Jésus‑Christ et à l’incrédulité de la plupart des Juifs, sont reçues comme elles le méritent. Je ne sais d’où vous êtes, répète froidement la voix du père de famille. En vérité, qui êtes‑vous ? Nos relations, s’il en a existé quelques‑unes entre nous, ont été purement extérieures ; au fond, nous sommes séparés par un abîme. Aussi, je ne veux pas vous écouter davantage : retirez‑vous de moi. Vous n’êtes pas mes amis, mais des ouvriers d’iniquité. Sentence d’éternelle damnation. « Quand il a dit je ne vous connais pas, il ne restait plus que la géhenne et d’intolérables tourments. Cette parole est même plus terrible que l’enfer lui‑même », S. Jean Chrysostome, cité par Luc de Bruges.
Luc 13.28 C’est alors qu’il y aura des pleurs et des grincements de dents, lorsque vous verrez Abraham, Isaac et Jacob et tous les prophètes dans le royaume de Dieu, tandis que vous serez jetés dehors. 29 Il en viendra de l’Orient et de l’Occident, de l’Aquilon et du Midi et ils prendront place au banquet dans le royaume de Dieu. – Y désigne le lieu de désespoir et de tourments où seront rejetés les ouvriers d’iniquité maudits plus hauts. – Jésus signale ensuite un détail qui constituera pour les damnés d’entre les Juifs un supplice particulier. Du sein de l’enfer, ils verront (cf. 16, 23 et le commentaire) les saints de leur nation, spécialement les patriarches et les prophètes, jouissant d’un éternel bonheur ; bien plus, tandis qu’ils seront, eux, les fils de la promesse, exclus du festin des noces de l’Agneau, ils verront de nombreux païens, venus de tous les coins du monde (de l’orient et de l’occident… cf. Isaïe 49, 12), admis parmi les convives de ce divin banquet (ils se mettront à table dans le royaume de Dieu). Quel désolant spectacle, quand ils se souviendront qu’il leur aurait été relativement facile de parvenir au salut. – Le lecteur a remarqué sans doute que, depuis le v. 22, Jésus s’adresse directement à ses auditeurs, comme si sa description terrible devait être réalisée en leurs propres personnes. On ne saurait nier qu’il n’y ait, dans ce passage, une allusion manifeste à la damnation d’un grand nombre de Juifs, surtout parmi les contemporains du Sauveur. Au reste, le Talmud affirme le même fait à sa manière. « De six cent mille hommes qui sortirent de l’Égypte, dit‑il, il n’y en eut que deux qui entrèrent dans la Terre promise : ainsi verra‑t‑on très peu d’Israélites sauvés au temps du Messie ». Talmud de Babylone, Traité Sanhédrin 111a.
Luc 13.30 Et tels sont les derniers, qui seront les premiers et tels sont les premiers, qui seront les derniers. » – Conclusion de cette scène tragique, sous la forme d’un adage plusieurs fois répété par Notre‑Seigneur (cf. Matth. 19, 30 ; 20, 16) et bien adapté à la circonstance présente. – Les derniers seront les premiers. Les païens si misérables, « vous n’aviez pas le Christ, vous n’aviez pas droit de cité avec Israël, vous étiez étrangers aux alliances et à la promesse, vous n’aviez pas d’espérance et, dans le monde, vous étiez sans Dieu » (Éphésiens 2, 12), ont conquis la première place ; au contraire, les premiers seront les derniers : beaucoup de Juifs ont été rejetés au dernier rang.
Luc 13.31 Le même jour, quelques Pharisiens vinrent lui dire : « Retirez-vous et partez d’ici, car Hérode veut vous faire mourir. » – Quelques pharisiens… Démarche étrange assurément. Toutefois, il faut avoir bien mal compris l’ensemble de la narration évangélique dans ce qu’elle rapporte des relations antérieures des Pharisiens avec Jésus, ou il faut vouloir excuser à tout prix la secte, pour dire avec M. Cohen, les Pharisiens, 1877, t. 2, p. 51 : « Hérode… avait incarcéré Jean‑Baptiste… Il voulut de même faire saisir Jésus. Or, ce furent les Pharisiens qui vinrent avertir ce dernier des mauvais desseins du tétrarque et lui fournirent les moyens de se sauver à temps (!). Une telle démarche prouve que ce parti était loin d’être malveillant à l’égard de Jésus ». Comme si les Pharisiens ne nous étaient pas au contraire apparus constamment comme les ennemis acharnés du Sauveur. Comme si Jésus lui‑même ne montrait pas, dans sa réponse empreinte de sévérité, qu’il comprenait fort bien les intentions de ces ennemis hypocrites, et qu’il ne se laissait pas tromper par eux, même quand ils affectaient d’être inquiets pour sa vie. « Ils faisaient semblant de l’estimer », disait déjà S. Cyrille (in Chaîne) en toute justesse. – Partez d’ici. Notre‑Seigneur était alors, croyons‑nous, en Pérée, province qui appartenait comme la Galilée au territoire d’Hérode Antipas. – Car Hérode veut vous faire mourir. Ces prétendus amis allèguent, pour inciter Jésus à fuir au plus vite, ce motif, qui pouvait paraître de prime abord d’autant plus vraisemblable, que le tétrarque avait quelque temps auparavant fait mourir Jean‑Baptiste. Énonçaient‑ils un fait réel ? Hérode nourrissait‑il vraiment des projets sanguinaires à l’égard de Jésus ? Ou bien était‑ce une ruse dont se servaient les Pharisiens pour effrayer leur adversaire, l’éloigner d’une contrée paisible où il ne courait aucun danger, le pousser dans la direction de la Judée et de Jérusalem, le déconsidérer en le montrant comme un homme timide et lâche ? Beaucoup d’exégètes (entre autres Théophylacte, Euthymius, Maldonat, Corneille de Lapierre, Fr. Luc, Calmet, Olshausen, Ebrard, Stier) ont admis cette dernière hypothèse, parce qu’elle est en conformité parfaite avec le caractère fourbe, rusé, des Pharisiens, et aussi parce que la première semble difficilement conciliable avec les sentiments habituels d’Antipas pour Jésus. cf. 9, 9, et 23, 8, où nous voyons le tétrarque manifester un vif désir de voir Notre‑Seigneur. Toutefois, la manière dont le divin Maître répond aux Pharisiens (« allez et dites à ce renard ») indique plutôt qu’Hérode jouait un rôle personnel dans cet épisode. Nous savons par sa conduite à l’égard du Précurseur qu’il avait une âme extrêmement mobile, ce qui produisait en lui de perpétuelles contradictions. Jaloux de son pouvoir, il avait redouté Jean‑Baptiste : n’était‑il pas naturel qu’il craignît de même le Prophète, le Thaumaturge, qui exerçait sur la foule une si grande influence ? Il est donc assez probable qu’il s’était entendu avec les Pharisiens pour l’intimider, sans songer peut‑être à exécuter la menace qu’il lui faisait porter. Voyez dans Amos, 7, 10-17, une intrigue du même genre, destinée à mettre fin aux prophéties que lançait contre le royaume d’Israël le pasteur de Thécué.
Luc 13.32 Il leur répondit : « Allez et dites à ce renard : Je chasse les démons et guéris les malades aujourd’hui et demain et le troisième jour j’aurai fini. – Les commentateurs admirent à l’envi la dignité, le calme, la sainte hardiesse, le sens profond de la réponse de Jésus. Elle est présentée à dessein sous une forme un peu obscure et énigmatique. Mais, si Hérode et ses ambassadeurs éprouvèrent quelque embarras pour la comprendre, nous pouvons aujourd’hui la saisir sans beaucoup de peine. – Allez. Vous me dites de m’en aller ; moi, je vous donne le même conseil. – Dites à ce renard. Jésus est loin de tenir ici le langage d’un courtisan. Mais que cette épithète peu flatteuse accolée par lui au nom d’Hérode était bien méritée. Il n’est pas un peuple pour qui le renard n’ait été un emblème de ruse, de dissimulation, de méchanceté. « Comme de deux façons se commet une injustice, par la fraude ou des injures, la fraude étant apparentée au renard et l’injure au lion, l’une et l’autre sont étrangères à l’homme, mais la fraude est la plus odieuse », Cic. De offic. 1, 13. Elien, Histor. 4, 39, place les renards au sommet de la malignité et de la ruse. « Les Égyptiens furent d’une finesse rusée, c’est pourquoi on les compare aux renards », Talmud, Schamoth R. 22. Or, l’histoire présente rarement des natures aussi intrigantes, aussi dissimulées, aussi fourbes que celle d’Hérode Antipas : sa vie, telle que nous la lisons dans les écrits de Josèphe, est un tissu de ruses malsaines. Et voici que Jésus le prenait en flagrant délit sous ce rapport. – Je chasse les démons, et guéris les malades. Par ces quelques mots, Notre‑Seigneur désigne son ministère dans ce qu’il avait de plus saillant, l’expulsion des démons et les guérisons miraculeuses. Il passait en faisant le bien, en accomplissant des œuvres de charité, et voilà que ses ennemis le redoutaient comme un homme dangereux, et cherchaient à se débarrasser de lui par des menaces. Mais ces menaces n’étaient pas capables de l’impressionner. Quelle noble fermeté dans ces deux verbes employés au temps présent (je chasse, je guéris), qui dénotent une résolution inébranlable d’agir quand même, jusqu’à l’heure marquée par la divine Providence. Les expressions aujourd’hui, demain et le troisième jour ne doivent pas se prendre à la lettre, comme si c’étaient des dates strictement chronologiques. La parole de Jésus perdrait ainsi de sa grandeur. A la suite des anciens, qui les avaient très bien comprises, nous les entendrons d’une manière large. « Par aujourd’hui, demain, et le troisième jour, est désignée la totalité du temps requis pour son œuvre », Cajetan, h. l. De même au v. 33. – J’aurai fini…. Il n’est pas difficile d’indiquer ce que représente cette fin dont Jésus parle avec tant de solennité. C’est sa mort qu’il appelle fin, cf. Jean 19, 28 ; Hébreux 2, 10 ; 5 , 9. Notre‑Seigneur voulait dire par ce langage figuré : Ma mort ne tardera pas beaucoup, mais mon ministère n’est pas encore arrivé à son terme. Je reste donc ; je n’ai pas à modifier les plans divins pour un Hérode. Autant cette parole est belle, autant serait mesquine, M. Reuss (Hist. Évang. p. 482) a raison de l’affirmer, l’interprétation suivante de plusieurs auteurs du XIXème siècle : J’ai encore pour deux jours de guérisons et d’expulsions à opérer dans ce pays ; d’ici à trois jours j’aurai fini et je partirai. – Notons en passant que si S. Luc ne mentionne qu’un tout petit nombre de miracles durant cette période de la vie publique de Notre‑Seigneur (quatre seulement du ch. 10 au ch. 17), le présent verset prouve que ce silence n’indique pas une cessation des miracles. Jésus continuait donc d’opérer des merveilles ; mais les écrivains sacrés ne pouvaient les signaler toutes.
Luc 13.33 Seulement il faut que je poursuive ma route aujourd’hui et demain et le jour suivant, car il ne convient pas qu’un prophète meure hors de Jérusalem. – Seulement, continue, le Sauveur, il faut que je marche aujourd’hui. Le moment fixé pour mon départ viendra pourtant, et alors je m’en irai dans une autre contrée ; mais ce ne sera pas pour fuir, comme si j’avais peur des embûches d’Hérode : ce sera tout au contraire pour aller affronter la mort au lieu où je dois la subir. En effet, il ne convient pas qu’un prophète meurt hors de Jérusalem. « Ce n’est pas que tous les prophètes soient morts dans Jérusalem, ni qu’il y ait sur cela aucune loi ; mais, pour exagérer la cruauté de cette ville, le Sauveur dit qu’elle est si habituelle à répandre le sang des prophètes qu’il ne semble pas qu’un prophète puisse mourir ailleurs ». D. Calmet. Surtout, il convenait que le Messie mourût dans la capitale juive. Sa personne était donc inviolable sur le territoire d’Hérode, quels que fussent les desseins de ce tyran. Qu’importaient au lion de la tribu de Juda les ruses d’un timide renard ?
Luc 13.34 Jérusalem, Jérusalem, qui tues les prophètes et lapide ceux qui sont envoyés vers elle. Combien de fois j’ai voulu rassembler tes enfants comme la poule rassemble sa couvée sous ses ailes et vous ne l’avez pas voulu.– A cette parole, dans laquelle plusieurs exégètes ont vu, peut‑être justement, une fine et mordante ironie soit à l’égard de Jérusalem, soit envers Antipas, Notre‑Seigneur ajoute quelques mots de lamentation douloureuse. Il mourra bientôt dans la ville sainte : la résidence messianique sera donc une cité déicide, et quels malheurs ne s’attirera‑t‑elle pas par ce crime horrible : Il ne peut s’empêcher de gémir sur elle. – On trouve aussi dans S. Matthieu, mais à une autre place, 23, 37-39 (voyez le commentaire), cette apostrophe poignante de Jésus à Jérusalem. Aurait‑elle été répétée deux fois ? Cela nous paraît fort vraisemblable ; du moins l’on admet généralement qu’elle convient très bien dans les deux circonstances où nous la trouvons. – Jérusalem, Jérusalem. « C’est la germination de la parole de celui qui prend pitié ou qui aime excessivement », S. Cyrille. – A cette ville coupable Jésus reproche rapidement son crime principal : elle massacre sans pitié ceux qui lui sont envoyés de Dieu pour la sauver. – j’ai voulu rassembler tes enfants comme la poule rassemble sa couvée sous ses ailes. Dans le texte de S Matthieu nous lisons « que de fois j’ai voulu rassembler tes enfants, comme une poule rassemble ses poussins sous ses ailes, et vous ne l’avez pas voulu. ». S. Augustin, Enarrat. in Psalm. 62, applique mystiquement à tous les hommes cette image : « Si l’esprit infernal est pareil à un vautour, ne sommes‑nous pas cachés sous les ailes d’une poule divine, et peut‑il nous atteindre? Cette poule, qui nous rassemble sous ses ailes, jouit d’une force invincible ». – vous ne l’avez pas voulu. Les habitants de Jérusalem, demeurés incrédules, avaient refusé par là même le puissant et doux abri que voulait leur donner Jésus. Aussi les aigles de Rome, en s’abattant sur eux, les trouveront‑ils sans aucune défense.
Luc 13.35 Voici que votre maison va vous être laissée. Je vous le dis, vous ne me verrez plus, jusqu’à ce que vienne le jour où vous direz : Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur. » – La sentence est clairement formulée. La demeure sacrée des Juifs, c’est‑à‑dire le temple, sera délaissée par l’hôte divin dont elle était le palais. Le 4ème livre (qui est apocryphe) d’Esdras, 1, 30-33, annonce ce terrible abandon presque dans les mêmes termes, et comme le résultat du même crime : « Je vous ai rassemblés comme la poule rassemble ses petits sous ses ailes. Maintenant, que ferai‑je de vous ? Je vous éloignerai de ma face… Le Seigneur tout puissant a dit : votre maison est déserte. ». Cependant le Sauveur, miséricordieux alors même qu’il menace et châtie, ouvre aux Juifs, en terminant, une perspective de bonheur, leur laisse un espoir de salut. Bientôt, ils cesseront de le voir ; mais un jour, convertis et devenus croyants, ils le recevront ne poussant ce cri d’allégresse et d’amour : Béni soit celui qui vient… Ce sera aux grandes assises du jugement général.


