CHAPITRE 15
Luc 15.1 Tous les publicains et les pécheurs s’approchaient de Jésus pour l’entendre. – Ils s’approchaient de Jésus. Cette forme verbale semble indiquer une habitude, un fait qui se reproduisait fréquemment ; et en réalité, divers passages des saints Évangiles nous montrent Jésus entouré de pécheurs qui lui étaient conduits par une attraction mystérieuse (voyez en particulier Marc. 2, 15 ; Luc. 4, 31 ; 7, 37, etc.). Mais elle désigne en même temps ici une actualité du moment. A l’heure même dont parle S. Luc, des publicains et des pécheurs se pressaient en grand nombre autour de Notre‑Seigneur. Par pécheurs il faut entendre tous ceux qui transgressaient ouvertement la loi juive. Les publicains sont mentionnés à part et en premier lieu, comme les plus criminels d’entre les pécheurs, surtout au point de vue de la théocratie. Un proverbe grec va jusqu’à dire que « le diable, s’il devenait pauvre, se ferait publicain ». – Pour l’entendre. C’était donc un excellent motif qui conduisait à Jésus tous ces malheureux ; et il les recevait avec bonté, il leur parlait du royaume de Dieu, il les convertissait par ses discours célestes.
Luc 15.2 Et les Pharisiens et les scribes murmuraient, disant : « Cet homme accueille des pécheurs et mange avec eux. » – Ces prétendus saints, ces orgueilleux « séparés », car telle est la signification du nom de Pharisien, ne pouvaient supporter la conduite du médecin charitable, et ils s’en plaignaient ouvertement, murmurant : cet homme (expression de dédain) accueille les pécheurs et mange avec eux. cf. Romains 16, 2 ; Philippiens 2, 29. Recevoir les pécheurs était déjà une grande faute aux yeux des Pharisiens ; mais, manger avec eux, c’est‑à‑dire, d’après l’idée orientale, s’associer à eux de la manière la plus intime, c’était le comble de l’immoralité. Hommes au cœur desséché, s’écrie S. Grégoire (Hom. 34 in Evang.), qui osaient blâmer la source des miséricordes. Ce que les Pharisiens et les Scribes reprochaient à Jésus fait au contraire sa gloire et nous incite le plus à l’aimer. Jamais il n’était mieux dans son rôle que lorsqu’il accueillait doucement les pécheurs.
Luc 15.3 Sur quoi il leur dit cette parabole : – Jésus daigna répondre à l’odieuse accusation qu’il avait surprise sur les lèvres de ses adversaires, et, pour se justifier de recevoir les pécheurs, il exposa successivement les trois paraboles de la brebis perdue, de la drachme retrouvée, et de l’enfant prodigue, qui cadrent si bien avec le plan du troisième Évangile. – Cette parabole, au singulier, ne retombe peut‑être que sur la première parabole ; mais rien n’empêche que cette expression ne désigne à la fois nos trois récits, qui sont unis entre eux de la façon la plus étroite. C’est vraiment une « trilogie » de paraboles que nous avons dans ce chapitre, comme le montre leur juxtaposition significative. Elles nous enseignent en effet la même vérité, à savoir, la manière dont Dieu va au‑devant des pécheurs, et la bonté avec laquelle il les reçoit quand ils se convertissent. Toutefois, cette vérité unique nous est présentée sous des faces distinctes. Ainsi, tandis que, dans les deux premières similitudes, nous voyons surtout Dieu cherchant les âmes coupables, agissant pour les sauver, la troisième décrit au contraire principalement l’activité personnelle du pécheur, ses efforts pour chercher et pour trouver son Dieu après qu’il s’est séparé de lui. En se combinant, elles forment un tout parfait et harmonieux, puisque le repentir nécessite, selon les données de la théologie (cf. Concile de la ville de Trente, Session 6, chap. 4 et ss., de la Justification), ces deux éléments : la grâce qui prévient au dehors et la correspondance subjective à la grâce. – Autres notions générales qui ne sont pas sans intérêt : 1° Les chiffres cités dans les trois paraboles sont arrangés d’après une gradation descendante : un sur cent, un sur dix, un sur deux ; quoique la gradation soit véritablement ascendante si l’on envisage avant tout l’idée, car la perte d’une brebis sur cent est moindre que la perte d’une drachme sur dix, et ces deux pertes, même réunies, sont loin d’équivaloir à celle d’un fils bien‑aimé. 2° La culpabilité paraît suivre le même mouvement ascensionnel. Il y a le péché d’ignorance, figuré par la brebis insensée qui s’échappe du bercail ; le péché plus considérable dont nous trouvons l’emblème dans la pièce de monnaie, qui représente, au dire des Pères, l’âme humaine marquée à l’effigie divine et sachant qu’elle appartient à Dieu ; le péché tout à fait volontaire du fils prodigue, que rien ne saurait excuser. 3° Comme contraste, nous pouvons observer un mouvement analogue dans la miséricorde du Seigneur, qui se manifeste avec une intensité de plus en plus grande.
Luc 15.4 « Qui d’entre vous, ayant cent brebis, s’il en perd une, ne laisse les quatre-vingt-dix-neuf autres dans le désert, pour aller après celle qui est perdue, jusqu’à ce qu’il l’ait retrouvée ? La parabole de la brebis perdue. S. Matthieu aussi, 18, 12 et ss., a conservé cette histoire d’une brebis mystique perdue et retrouvée ; mais la place qu’il lui assigne, et divers traits secondaires du fond et de la forme, ne coïncidant pas avec le récit de S. Luc, il en résulte que notre parabole fut exposée au moins deux fois par Notre‑Seigneur en des circonstances différentes. Voyez l’explication du premier Évangile, S. Matthieu 18, 12 et ss. – Comme précédemment, 14, 28, Jésus met ses auditeurs en scène, afin de les frapper davantage. – S’il en perd une. La perte n’est en aucune façon imputable au propriétaire, qui n’est autre que le Bon Pasteur par antonomase (« Le Père divin, dont nous ne sommes tous que la centième partie », S. Ambroise) ; mais la brebis s’est égarée par sa propre faute. Pour figurer les coupables égarements des pécheurs, il n’était pas possible de choisir une comparaison plus exacte, car une brebis éloignée du troupeau dont elle fait partie manque tout ensemble et de sagesse pour retrouver sa route, et de force pour se défendre. – Ne laisse les quatre‑vingt dix‑neuf autres… Mais, demande S. Cyrille (in Cat. D. Thom.), est‑ce qu’en voulant être compatissant pour la brebis perdue, le pasteur n’a pas été cruel pour les autres ? Nullement, répond‑il aussitôt, car elles sont en sûreté, protégées par une main toute‑puissante. En effet, rien n’oblige de supposer qu’elles courussent des périls sérieux en son absence. De plus, avant de partir il a pourvu à leur nourriture, puisqu’il les laisse dans le désert, c’est‑à‑dire, d’après le sens habituel de cette expression dans la Bible, au milieu de savanes riches en pâture, et simplement appelées « désert » parce qu’on ne rencontre ni villes ni villages aux alentours. – Pour aller après celle qui est perdue. Il daigne se charger en personne de cette tâche pénible, et il est décidé à chercher la pauvre égarée jusqu’à ce qu’il l’ait retrouvée. Quelle délicatesse dans ces détails, et comme ils conviennent bien à Jésus. Aux pasteurs spirituels du peuple juif, les prophètes adressaient au contraire ce sanglant reproche : « Vous n’êtes pas allés à la recherche des brebis perdues ». Ézéchiel 34, 4.
Luc 15.5 Et quand il l’a retrouvée, il la met avec joie sur ses épaules, – Quand il l’a retrouvée. Dans le premier Évangile, Notre‑Seigneur exprimait cette pensée sous une forme hypothétique : « s’il parvient à la trouver ». – Il la met sur ses épaules. Doux et glorieux trophée de la victoire du Bon Pasteur. Un mercenaire aurait maltraité la brebis coupable, qui lui avait causé tant de fatigues : quelle différence dans la conduite du céleste berger. « Il ne punit pas la brebis, ne la ramena pas à la hâte dans le bercail. C’est en la mettant sur ses épaules et en la portant avec douceur qu’il la réunit au troupeau », S. Grég. de Nysse, Chaîne des Pères Grecs. Tout autre sentiment disparaît devant sa joie et son amour. Quoique si riche en traits inimitables, l’histoire évangélique n’en offrirait pas beaucoup qui fussent plus dignes du Cœur sacré de Jésus. Aussi « n’est‑il pas d’image que la Primitive Église ait chérie autant que celle‑ci, comme le prouve la multitude de gemmes, de sceaux, de fragments de verre, etc., conservés jusqu’à nous, sur lesquels nous trouvons le Christ ainsi représenté. Elle apparaît très fréquemment aussi dans les bas‑reliefs des sarcophages et dans les fresques des catacombes. Quelquefois, d’autres brebis sont aux pieds de Jésus, regardant avec un plaisir manifeste le pasteur et son doux fardeau. Le plus souvent Notre‑Seigneur tient dans sa main droite la flûte de Pan, symbole des attraits du divin amour, tandis que, du bras gauche, il porte sa chère brebis. De temps à autre il est assis, comme s’il était fatigué d’une longue marche. Cette représentation occupe toujours la place d’honneur, le centre de la voûte ou du tombeau », cf. Didron, Iconographie chrétienne, p. 346 ; Northcote et Brownlow, Rome souterraine, trad. De Paul Allard, 2è édit. p. 347 et ss. Voyez aussi l’hymne que notre parabole a inspiré au poète Prudence. – Au moral, selon la délicate réflexion de S. Augustin, « la brebis égarée retourne au bercail, non par ses propres forces, mais sur les épaules du pasteur qui la rapporte. Elle a bien pu s’égarer au gré de ses caprices, mais elle ne pourrait se retrouver elle‑même, elle n’est retrouvée que par la bonté du pasteur qui la recherche ». Enarrat. In Psaume 77, 19. Ou encore, d’après S. Ambroise : « Les bras de la croix du Christ sont ses épaules. C’est là qu’il a déposé mes péchés ; et sur la nuque de ce noble gibet, je me suis reposé. ».
Luc 15.6 et, de retour à la maison, il assemble ses amis et ses voisins et leur dit : Réjouissez-vous avec moi, parce que j’ai trouvé ma brebis qui était perdue. – Nouveaux traits destinés à mettre en relief l’amour incomparable du bon Pasteur. Sa joie, comme toutes les grandes joies, demande à être communiquée. A peine rentré chez lui il réunit donc ses amis et ses voisins pour leur faire part de son succès, pour recevoir leurs félicitations. Les mots ma brebis qui était perdue sont pleins d’emphase.
Luc 15.7 Ainsi, je vous le dis, il y aura plus de joie dans le ciel pour un seul pécheur qui se repent, que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui n’ont pas besoin de repentir. – Par la formule solennelle je vous le dis, Jésus introduit l’application qu’il va faire de sa parabole. – De la terre nous passons au ciel, où nous voyons se reproduire la scène joyeuse décrite au précédent verset. Seulement, c’est la chose signifiée qui nous est désormais présentée à la place du signe. – Pour un seul pécheur qui fait pénitence : telle est l’occasion qui apporte au ciel un surcroît de félicité. L’idée qui suit, … plus que pour quatre vint dix neuf justes…, est plus étonnante encore. Quelques commentateurs, désireux d’en faciliter l’intelligence, ont pris les dernières paroles dans un sens ironique, comme si le Sauveur eût voulu dire qu’une seule vraie conversion suscite dans le ciel plus de joie que la sainteté apparente d’un grand nombre de soi‑disant justes, tels qu’étaient les Pharisiens. Nous préférons, à la suite des Pères et d’après le contexte (v. 4), voir là une de ces locutions orientales que l’on doit bien se garder de trop presser, et qu’il est du reste aisé de justifier par quelques comparaisons. « Un chef préfère dans la bataille le soldat qui, revenu après s’être enfui, charge l’ennemi avec vigueur, à celui qui n’a jamais tourné les talons devant l’ennemi, mais ne l’a jamais non plus vraiment combattu avec courage. Ainsi, le paysan préfère la terre qui, après les épines, porte des fruits abondants, à celle qui n’a jamais eu d’épines, mais ne produit jamais non plus de riche moisson ». S. Grégoire, Hom. 34 in Evang. De même, une mère qui vient de perdre un de ses fils semble oublier tous les autres dans l’excès de sa douleur. cf. S. Bernard, In cantic. Serm. 29.
Luc 15 8 Ou bien quelle est la femme qui, ayant dix drachmes, si elle en perd une, n’allume une lampe, ne balaie sa maison et ne cherche avec soin jusqu’à ce qu’elle l’ait retrouvée ? 9 Et quand elle l’a retrouvée, elle assemble ses amies et ses voisines et leur dit : Réjouissez-vous avec moi, parce que j’ai retrouvé la drachme que j’avais perdue. – S. Ambroise, et divers exégètes après lui, regardent cette femme comme une figure de l’Église : « Qui sont ceux‑ci ? Père, pasteur, femme ? Dieu n’est‑il pas père, le Christ n’est‑il pas pasteur, l’Église n’est‑elle pas épouse ? ». Il nous semble que les trois figures représentent plutôt une seule et même personne, Dieu ou Notre‑Seigneur Jésus‑Christ. C’était la pensée de S. Grégoire le Grand : « C’est une seule et même personne que symbolisent le pasteur et la femme, car c’est une seule et même personne qui est Dieu et Sagesse de Dieu », Hom. 34 in Evang. – Ayant dix drachmes. La drachme est une monnaie grecque qui correspond au denier romain. Dix drachmes était un avoir bien modeste : un drachme équivalait à 3,5 grammes d’argent. Mais, dans ces conditions, la perte d’une drachme sera d’autant plus considérable, surtout pour une pauvre femme qui l’avait péniblement gagnée. La drachme des Grecs, comme le denier de Rome, avait cours à cette époque dans toute la Palestine, de concert avec les monnaies juives. – N’allume une lampe… Petite description vivante, pittoresque, montrant fort bien qu’il s’agit d’une somme relativement importante, puisqu’on se donne tant de peine pour la retrouver. La drachme, en effet, symbolise l’âme des pécheurs. « Nous sommes les drachmes de Dieu », S. Cyrille. cf. S. August. Enarr. in Ps 138. Le récit nous a conduits dans une de ces maisons pauvres de l’Orient, qui ne reçoivent, même en plein jour, qu’un peu de lumière par la porte. En outre, l’objet à retrouver est petit : on allume donc la lampe pour rendre les recherches plus faciles. – Balaie sa maison. Seconde opération, non moins naturelle que la première, et usitée en tous lieux dans le même but. – Cherche avec soin… Trait d’ensemble, qui porte l’idée principale. cf. v. 4. – S. Bernard fait une belle application morale de ces divers détails : « L’âme serait encore à terre, difforme et fétide (l’âme humaine, marquée au coin de Dieu, mais défigurée par le péché) si cette femme évangélique n’avait pas allumé la lampe, c’est‑à‑dire, si la sagesse n’était pas apparue dans la chair, n’avait pas mis la maison sens dessus dessous (n’avait par combattu les vices), n’avait pas cherché la drachme qu’elle avait perdue. C’est donc son image, qui avait perdu sa beauté native, et qui, rendue méprisable sous la peau du péché, était comme cachée dans la poussière. Cette image, elle l’essuiera après l’avoir retrouvée, elle l’éloignera de la région de la dissimilitude, lui fera recouvrer sa beauté première, et la rendra semblable aux saints glorieux. En un mot, elle la rendra en tout conforme à elle‑même », De gratia et libr. Arbitr., 10. – Elle assemble ses amies…. Scène de joie et de congratulation comme au v. 6. La nuance de langage la drachme que j’avais perdue est parfaitement appropriée à la circonstance : la drachme n’appartenait pas à la femme au même titre que la brebis au pasteur, et l’on ne perd pas une pièce de bétail à la façon d’une pièce d’argent.
Luc 15.10 Ainsi, je vous le dis, il y a de la joie devant les anges de Dieu pour un seul pécheur qui se repent. » – Jésus renouvelle en l’abrégeant son assertion solennelle du v. 7. Notez aussi les deux variantes qu’il y introduit. 1° Il ne parle plus au futur, mais au présent. 2° Il ne mentionne pas le ciel en termes abstraits, mais il nous montre les anges chantant de joyeux chant d’actions de grâces pour la conversion des pécheurs. En effet, dit S. Bernard, « larmes de pénitence, vin des anges ». cf. Bossuet, Sermon pour le troisième Dim. Après la Pentecôte, Migne, t. 2, p. 135 et ss. – Adressons souvent à Jésus cette humble prière de S. Augustin : « Je suis la pièce d’argent de Dieu ; je me suis éloigné du trésor. Prends pitié de moi ! ». Et alors nous aurons quelque espoir de voir se réaliser en nous les vers de Prudence : « La drachme perdue est cachée dans le trésor royal ; la perle purifiée de la boue dépasse les étoiles en éclat lumineux. ».
Luc 15.11 Il dit encore : « Un homme avait deux fils. La Parabole du Fils Prodigue Luc 15, 11-32 Parmi les paraboles évangéliques, il n’en est pas qui ait été plus admirée que celle‑ci. Les rationalistes eux‑mêmes ne peuvent contenir leur admiration en face de ce drame parfait, où l’humain et le divin s’associent d’une manière vraiment inimitable. S’il est permis de comparer entre elles les choses divines, cette parabole mérite d’être appelée la perle et la couronne de toutes les paraboles de l’Écriture. Très bien commentée dans l’antiquité par S. Jean Chrysostome (Homil. De patre ac duobus filiis) et par S. Jérôme (lettre Ad Damas. de filio prodigo). – Il dit encore : Petite formule de transition pour amener la principale des trois paraboles. – Le récit nous introduit immédiatement au sein d’une riche famille, composée d’un père et de ses deux fils déjà grands. Le père n’est autre que Dieu ; cela ressort évidemment du contexte. Mais il règne quelque incertitude parmi les commentateurs relativement aux personnages dont les deux fils sont la figure annonciatrice. « Il y en a qui prétendent que le plus âgé de ces deux fils représente les anges. Le jeune homme, pour eux, est l’homme qui s’est éloigné en parcourant un long chemin quand, du ciel et du paradis, il tomba sur la terre. Ce sens provient de pieux sentiments ; je doute cependant qu’il soit vrai », S. Jean Chrysostome, l. c. Nous verrons en effet que le fils aîné n’a rien de bien angélique. Les Pères et les exégètes du moyen-âge ont vu assez fréquemment dans les deux frères l’image des Païens et des Juifs : des Païens, d’abord séparés du vrai Dieu et livrés à tous les égarements de leurs passions, mais plus tard généreusement convertis à la foi et à la vie chrétienne ; des Juifs orgueilleux, qui auraient voulu jouir seuls des privilèges du royaume messianique, et qui préférèrent n’y avoir aucune part plutôt que de voir les païens en bénéficier aussi. Il est certain que les détails de la parabole cadrent en général assez bien avec cette interprétation. Néanmoins, les meilleurs commentateurs des temps modernes sont d’accord pour reconnaître qu’elle ne doit venir qu’en seconde ligne, et que, directement, l’enfant prodigue représente les publicains et les pécheurs, tandis que son frère figure les Pharisiens et les Scribes. L’introduction historique des vv. 1-3 et l’analogie des deux autres paraboles indiquent en effet que la pensée première de Jésus, lorsqu’il retraçait ce drame, était d’opposer la conduite de ses orgueilleux adversaires à celle des pécheurs convertis qui se pressaient autour de sa personne sacrée. Voyez les commentaires de Corneille de Lapierre, de Maldonat, de Fr. Luc, de Mgr. Mac Evilly, de MM. Bisping, Crombez, Dehaut, etc. Du reste, telle était déjà l’opinion de Tertullien, de S. Cyrille, de Théophylacte, etc.
Luc 15.12 Le plus jeune dit à son père : Mon père, donne-moi la part du bien qui doit me revenir. Et le père leur partagea son bien. – Le plus jeune… On ne doit pas trop presser cette circonstance, car rien ne montre qu’il y ait eu une notable différence d’âge entre les deux frères. – Mon père : appellation de tendresse qui laisse à la demande du jeune fils tout son caractère odieux, dénaturé. Ce n’est d’ailleurs qu’un simple palliatif. – Donne‑moi… L’ingrat expose sa requête sous une forme quasi légale ; le langage qu’il emploie est aussi technique que celui d’un juriste. Il semble réclamer comme un droit, non comme une faveur, ce partage prématuré. Le ton, non moins que la chose même, fait pressentir jusqu’à quel point son cœur a perdu tout sentiment filial. La part dont il demandait le paiement immédiat était probablement la part d’héritage qui devait lui revenir après la mort de son père. D’après la loi juive (Deutéronome 21, 17, elle ne consistait, pour les cadets, qu’en la moitié de celle de l’aîné. – Tel est le premier pas du prodigue vers le mal : il veut être libre, il veut jouir. Mais, d’après les principes de ce monde, il n’y a ni liberté ni plaisirs sans argent. C’est pour cela que le jeune fils désire être mis au plus tôt en possession de sa fortune. Image des pécheurs, dont la vie criminelle commence d’ordinaire par un amour immodéré de l’indépendance, de la jouissance : ils trouvent le joug divin trop lourd, et ils le rejettent impatiemment de leurs épaules. – Le père leur partagea son bien... Quoique rien ne l’y forçât, le père accède à la demande de son fils. Essayer de le retenir malgré lui au sein de la famille dans son état d’âme actuel eût été peine perdue, ou même un mal pire que ceux qu’on pouvait redouter. C’est ainsi que Dieu nous laisse libres de l’abandonner, d’abuser de ses dons pour l’offenser, permettant que nous découvrions, après une triste expérience, combien son service est doux quand on le compare à la tyrannie du monde et des passions. – D’après le contexte, v. 29, le père, après avoir divisé ses biens entre ses deux fils, mit seulement le cadet en possession de la part qui lui revenait, et garda celle de l’aîné en qualité d’administrateur.
Luc 15.13 Peu de jours après, le plus jeune fils ayant rassemblé tout ce qu’il avait, partit pour un pays lointain et il y dissipa son bien en vivant dans la débauche. – Maintenant que le jeune fils est en quelque sorte émancipé, quel usage fera‑t‑il de sa liberté ? On ne le prévoit que trop. Le v. 12 a raconté le début de sa ruine morale : celui‑ci en expose les développements aussi rapides que terribles. L’apostasie de la vie suit bientôt l’apostasie du cœur. cf. S. Bernard, De divers. Serm. 8. – Chaque détail porte dans cette tragédie lamentable : Le prodigue convertit toute sa fortune en espèces pour l’emporter et en jouir plus commodément ; cela fait, il partit pour un pays étranger. Pouvait‑on désigner plus fortement la manière dont le pécheur s’éloigne de Dieu, la distance énorme qu’il met par sa vie coupable entre lui et son souverain Maître ? C’est d’abord une expatriation, et la terre d’exil est aussi lointaine que possible. « Car le pécheur fuit Dieu, pour demeurer loin de lui », S. Jean Chrysost. « Dans la région éloignée qui est l’oubli de Dieu », S. Augustin (Cat. D. Thom.). « Qui peut s’éloigner plus loin que de soi‑même ? Ce ne sont pas les distances qui le séparent (de lui‑même), mais les mœurs », S. Ambroise, h.l. – Il y dissipa son bien. Le mal va si vite. Notre prodigue est à peine arrivé sur la terre étrangère, que nous l’y voyons lancé en plein dans cette vie de folles débauches qui détruit une fortune aussi rapidement qu’une âme. – En vivant dans la débauche. Quelle réserve délicate dans cette description. Dans le texte grec, le verbe désigne la conduite d’un homme qui ne s’impose aucune retenue, dont la vie est un mélange d’intempérance et de prodigalité, en un mot d’un débauché. Le mot débauche est employé deux fois par S. Paul, Éphésiens 15, 18 ; Tite 1, 6, et une fois par S. Pierre, 1 Pierre 4, 4.
Luc 15.14 Lorsqu’il eut tout dépensé, une grande famine survint dans ce pays et il commença à sentir le besoin. – Ici commence un second tableau, celui de la misère du prodigue, fruit de ses honteuses dissipations, vv. 14-16. – Lorsqu’il eut tout dépensé : par opposition à convertit toute sa fortune du v. 13. Si du moins il n’eût sacrifié que ses biens matériels. – Une grande famine survint… c’est par une permission spéciale de la Providence que la famine éclata juste au moment où le prodigue se trouvait dénué de ressources. Celui qui ne s’était refusé aucune jouissance sentit bientôt l’aiguillon de la faim : il commença à sentir le besoin. Quel contraste avec sa vie précédente : Mais cela est vrai surtout au moral. Il est une foule de prodigues qui, tout en étant demeurés à la tête d’une fortune florissante, au faîte des honneurs, souffrent réellement de la faim, de la soif, comme l’avait prédit le prophète Amos, 8, 11. « En effet, celui qui s’éloigne du Verbe de Dieu a faim, celui qui s’éloigne de la fontaine a soif ; celui qui s’éloigne du trésor est dans la misère ; celui qui s’éloigne de la sagesse devient fou », S. Ambroise.
Luc 15.15 S’en allant donc, il se mit au service d’un habitant de ce pays, qui l’envoya à sa maison des champs pour garder les porcs.– Si du moins il quittait le pays de sa ruine pour se diriger immédiatement vers la maison paternelle. Mais non ; il faut que de nouvelles souffrances, de plus profondes humiliations, viennent briser l’orgueil de son cœur. – Il se mit au service… mot très fort, qui suppose d’une part de vives instances pour obtenir un emploi, de l’autre la plus complète dépendance. Où est ce fier jeune homme qui tenait tant à sa liberté ? Au moral, « Il se soumet totalement au démon celui qui devient vraiment citoyen de la région du péché », Cajetan. cf. S. Bernard, De divers. Serm. 8. – Qui l’envoya… L’auditoire dut frémir en entendant ce détail. Un Juif préposé à la garde de l’animal réputé le plus impur au point de vue légal, quelle dégradation. Les puritains d’Israël craignaient de se souiller en prononçant le nom du porc, qu’ils remplaçaient par une périphrase (« l’autre chose »), et nous savons par Hérodote, 2, 47, que les seules personnes exclues des temples égyptiens étaient les gardiens de pourceaux. – Les moralistes voient justement dans ce détail une figure du péché poussée jusqu’à ses limites les plus honteuses.
Luc 15.16 Il eût bien voulu se rassasier des gousses que mangeaient les porcs, mais personne ne lui en donnait. – Il désirait se rassasier… « Ceux qui sont affamés ont l’habitude de remplir leur ventre avec tout ce qui leur tombe sous la main. Ils ne font aucune distinction entre les différentes nourritures, pourvu qu’ils assouvissent leur faim de loup. », Maldonat, h.l. Et puis, ce qui est une nourriture suffisante pour des animaux ne l’est pas toujours pour l’homme, et tel était précisément le cas. « La nourriture qui ne restaure pas le corps, mais le surcharge », S. Ambroise. Enfin, c’est une vérité morale souvent relevée à cette occasion par les Pères, que les plaisirs sensuels ne parviennent jamais à rassasier le cœur humain. « Il ne peut pas se rassasier, car la volupté a toujours faim d’elle‑même », S. Jérôme, l.c. Le poète païen l’a dit aussi : « Courir après les bonnes choses et ne jamais se satisfaire », Lucrèce. – Des gousses. Les gousses en question sont, selon toute vraisemblance, celles du caroubier, arbre de la famille des légumineuses, qui croît abondamment dans toute la Syrie, en Égypte, et même en Italie et en Espagne. Leur longueur habituelle est d’environ un demi pied, leur largeur de 6 à 8 centimètres. Elles contiennent une pulpe blanchâtre au goût fade, quoique légèrement sucré. Au temps de Jésus, les Orientaux les servaient en pâture au bétail : les plus pauvres seulement essayaient quelquefois de s’en nourrir. Leur nom sémitique est caroubes. On les a aussi appelées « figues d’Égypte », ou bien « pain de S. Jean », parce qu’on croyait que le Précurseur s’en était nourri dans le désert. – Personne ne lui en donnait (l’imparfait exprime la continuité : on ne lui en donnait jamais). Quelques auteurs sous‑entendent : autre chose, ou une chose meilleur (Alford, Stier, etc.) ; mais le contexte s’oppose à toute addition de ce genre. Personne donc n’offrait au prodigue de ces misérables fruits. On a donné différentes explications de ce fait. Voyez Maldonat, Corneille de Lapierre, etc., h. l. La plus naturelle et la plus simple consiste à supposer que d’autres serviteurs étaient chargés de distribuer les caroubes aux pourceaux, et qu’aucun d’eux ne s’inquiétait du malheureux gardien. Cela montre à quelle détresse ce dernier était réduit. Mais avait‑il le droit de se plaindre ? « C’est en toute justice qu’il ne reçoit pas la nourriture des porcs qu’il convoite celui qui a préféré paître des porcs plutôt que de manger à satiété les mets paternels. », S. Bernard, De Convers. 8.
Luc 15.17 Alors, rentrant en lui-même, il dit : Combien d’ouvriers de mon père ont du pain en abondance et moi, je meurs ici de faim. – Nous passons au second acte de l’histoire du prodigue, vv. 17-24. On y voit également deux tableaux : 1° la pénitence, vv. 17-20a, 2° le pardon, vv. 20b-24. Nous avons suivi pas à pas le malheureux égaré sur une voie qui l’écartait de plus en plus de son Dieu. Maintenant nous sommes arrivés à la crise, au changement soudain de cette tragédie d’une âme, et une tâche plus agréable nous reste, celle de retracer les divers degrés de son retour. – Rentrant en lui‑même. Heureuse expression, souvent employée dans le même sens par les classiques grecs et latins. « C’est bien pour lui d’être revenu à lui‑même après s’être éloigné de lui‑même. En effet, celui qui revient à Dieu retourne à lui‑même ; et celui qui s’éloigne du Christ, se renie lui‑même », S. Ambroise. A l’école sévère de la miséricorde divine, comme s’exprime S. Augustin, il a fini par s’instruire et comprendre. Son monologue est beau et digne d’un vrai pénitent. Il s’ouvre par un contraste saisissant : Combien d’employés dans la maison de mon père ont du pain en abondance (ils ont tout à satiété dans cette maison bénie que j’ai quittée pour mon malheur) : moi, le fils bien‑aimé, hélas. fils rebelle, apostat, dans cette contrée affreuse, je meurs de faim.
Luc 15 18 Je me lèverai et j’irai à mon père et je lui dirai : Mon père, j’ai péché contre le ciel et envers toi, 19 je ne mérite plus d’être appelé ton fils : traite-moi comme l’un de tes ouvriers. – Conclusion toute naturelle après de telles prémisses. Il dit « « Je me lèverai, » car il était étendu dans un état de prostration; « et j’irai, » Il était en effet bien éloigné; « à mon père, » il était devenu le serviteur de celui à qui appartenaient les pourceaux. S. Augustin, De quaest. Evang. 33. Puis arrivé auprès de son père, dont il se rappelle avec confiance toute l’ancienne tendresse, que fera‑t‑il ? Une humble et sincère confessions : j’ai péché contre le ciel (le ciel personnifié, en tant que résidence de Dieu) et contre toi. Cri d’un cœur coupable, allant droit au cœur miséricordieux du divin offensé ; mais encore faut‑il que ce cri soit poussé : « Sois ton propre accusateur, et lui sera ton défenseur », S. Augustin. « Autant la confession des péchés les allège, autant leur dissimulation les alourdit. C’est le désir de satisfaire pour le péché qui conseille la confession ; l’endurcissement dans le péché conseille la dissimulation. Moins tu t’épargnes toi‑même, crois‑le, plus Dieu t’épargne », Tertullien, de Poenit. 9, 10. cf. S. Ambroise, h. l. – Je ne mérite plus d’être appelé ton fils… « Il n’ose pas aspirer à l’affection du fils, qui ne doute pas que tout ce qui est à son père ne soit à lui ; mais il demande la condition du domestique, prêt à servir désormais pour un salaire, et encore déclare‑t‑il ne pouvoir mériter ce sort que par l’indulgence paternelle. » Bède le Vénérable. – Traite‑moi comme… Ce comme est plein de délicatesse. Malgré tout, le prodigue est le fils de la maison ; il ne saurait donc devenir un serviteur pur et simple chez son père. Du moins désire‑t‑il être traité comme tel.
Luc 15. 20 Et il se leva et il alla vers son père. Comme il était encore loin, son père le vit et, tout ému, il accourut, se jeta à son cou et le couvrit de baisers. – Il exécute sans tarder sa noble résolution, montrant par là combien sa pénitence était sincère. Il en est tant qui éprouvent des velléités de conversion et qui ne se convertissent jamais. Rentrer en soi‑même n’est pas toujours revenir à Dieu. Aussi, dit S. Grégoire de Nysse (in Cat. D. Thom.), est‑ce là un bel exemple que l’Esprit Saint nous a tracé, afin que nous apprenions comment nous devons déplorer les égarements de notre cœur. – Scène touchante au‑delà de toute expression, vérifiant à la lettre plusieurs descriptions antiques de la miséricorde divine. cf. Psaume 102, 8-12 ; Isaïe 49, 15. – Comme il était encore loin. D’après un proverbe oriental, pour un centimètre de distance qu’un homme franchit afin de s’approcher de Dieu, Dieu en franchit un mètre à sa rencontre. Le prodigue est encore bien loin que déjà son père l’a reconnu : car il l’attendait, et, comme la mère de Tobie, il épiait constamment le retour de son fils. – Tout ému. Littéralement, ses entrailles s’émurent : mot par lequel les évangélistes expriment si souvent la tendre pitié de Jésus. – Il accourut… les peintres qui ont essayé de représenter l’histoire de l’enfant prodigue se sont inspirés pour la plupart de ce moment délicieux (Salvator Rosa, le Guerchin, Murillo, Spada). Le tableau de Spada contient seulement deux figures à mi‑corps ; mais « il serait impossible de rendre avec plus de bonheur cette tendre commisération d’un père oubliant les torts de son fils… La tête du vieillard est admirable. La compassion et l’amour le disputent à l’attendrissement, tandis que le repentir et l’espoir animent les traits du fils, dont la bouche semble prononcer les mots si touchants : Mon père, j’ai péché ». Musée chrétien, p. 140 bis. – le couvrit de baisers, cf. Matth. 26, 48 et le commentaire.
Luc 15.21 Son fils lui dit : Mon père, j’ai péché contre le ciel et envers toi, je ne mérite plus d’être appelé ton fils. – Malgré ces marques évidentes de réconciliation et de pardon, le prodigue n’oublie pas la confession de ses fautes. Son père a tiré le voile sur son triste passé, et l’a reçu comme le fils le plus aimant ; néanmoins, il le sent, c’est un devoir pour lui de s’accuser, de s’humilier. Toutefois il est remarquable qu’il ne prononce pas en entier les phrases qui lui était venues à la pensée dès les premiers instants de sa conversion (vv. 18 et 19). Il omet de dire les mots traite‑moi comme l’un de…, qui seraient désormais déplacés après l’accueil si affectueux qu’il a reçu. « Pourquoi demanderait‑il à son père d’être traité comme un employé celui qui se voit reçu comme un fils ? », Maldonat. « Celui qui a désiré être employé quand il n’avait pas de pain, se juge encore indigne de l’être après le baiser du père », S. Augustin Quaest. Evang. 2, 33. Les baisers paternels arrêtèrent donc cette parole sur ses lèvres.
Luc 15.22 Mais le père dit à ses serviteurs : Apportez la plus belle robe et habillez-le, mettez-lui un anneau au doigt et des sandales aux pieds. – Le père, dans cette scène entière, demeure tout‑à‑fait muet à l’égard de son fils. Quand l’émotion lui permet de parler, ce n’est pas à lui qu’il s’adresse pour le rassurer, mais à ses serviteurs pour leur donner des ordres. Toutefois, que cela est naturel, et comme ces ordres sont expressifs. Ils impliquent la réhabilitation la plus complète du coupable, le pardon le plus absolu. – Apportez la plus belle robe. Il faut entendre vraisemblablement la robe la plus belle et la plus précieuse qui fût dans le vestiaire paternel. Les haillons du prodigue vont faire place à ce noble vêtement des fils de famille. cf. Marc. 12, 38 ; 16, 5. Au sens moral, cette robe figure le « vêtement de l’Esprit Saint » (Tertullien), le recouvrement de la dignité que le péché nous avait enlevée (S. Augustin). – Mettez un anneau à sa main. Dans l’antiquité, l’anneau, et spécialement l’anneau à gemme servant de sceau, comme le portaient les hommes, était un signe de distinction, d’autorité. cf. Genèse 41, 42 ; Jacques 2, 2. Voilà pourquoi on le passe au doigt du prodigue. Quant aux sandales, elles étaient regardées comme une marque de liberté, car les esclaves allaient toujours nu‑pieds. Elles représentent ici le zèle avec lequel le nouveau converti marchera désormais dans la voie des divins préceptes (cf. Éphésiens 6, 15), de même que l’anneau symbolisait son union éternelle avec le Seigneur (Osée 2, 19 et 20).
Luc 15 23 Amenez aussi le veau gras et tuez-le, faisons un festin de réjouissance : 24 car mon fils que voici était mort et il est revenu à la vie, il était perdu et il est retrouvé. Et ils se mirent à faire la fête. – L’heureux père veut en outre fêter le retour de son fils par un joyeux banquet, en vue duquel il commande à ses serviteurs de tuer sur le champ le veau le plus gras de l’étable, mis en réserve et délicatement nourri, selon l’usage oriental, pour célébrer le premier événement prospère qui surviendrait dans la famille. – Les Pères ont volontiers envisagé ce veau gras comme l’emblème de Notre‑Seigneur Jésus‑Christ, « dont nous mangeons chaque jour la chair et buvons le sang » (S. Jérôme). Toutefois, nous dirons avec Maldonat, que cette interprétation, quelque ingénieuse qu’elle paraisse, n’est pas littérale, mais simplement mystique. Voyez dans S. Irénée, 3, 11, un autre rapprochement plein d’intérêt. – faisons un festin de réjouissance. Les propriétaires de la brebis égarée, de la drachme perdue, avaient désiré que leurs voisins et amis prissent part à leur joie ; le père de famille invite de même ses serviteurs à partager la sienne. Car Dieu a ses jours de fête, dit admirablement Origène (Hom. 23 in Levit.) ; « Dieu a ses propres jours de fête. C’est une grande festivité pour lui que le salut de l’humanité. ». Et quel motif, s’écrie ce bon père, n’avons‑nous pas de nous livrer à l’allégresse. Mon fils était mort, et il est revenu à la vie. C’était bien en réalité une résurrection inespérée. Le second contraste, il était perdu et il est retrouvé, répète la même idée pour la renforcer. – Ils se mirent à faire la fête. Le fils rentré en grâce, assis à la place d’honneur, se souvint peut‑être alors du « il commença à être dans le besoin » (v. 14) qui avait occasionné sa conversion.
Luc 15.25 Or, le fils aîné était dans les champs, comme il revenait et approchait de la maison, il entendit de la musique et des danses. – Le fils aîné, que nous avions complètement perdu de vue depuis le début de la parabole, nous est à son tour présenté dans un long épilogue (vv. 25-32). Sa conduite fera surgir une autre leçon. – Il était dans les champs. Telle était son occupation habituelle. Tandis que le prodigue se livrait aux plaisirs, lui il avait fait valoir péniblement les champs paternels. Pourquoi n’avait‑il pas été immédiatement averti du retour de son frère ? Comment avait‑on commencé le repas sans l’attendre ? Peut‑être voulait‑on lui ménager une agréable surprise ; ou bien, il se trouvait dans quelque lointain domaine, et le bonheur du père était trop vif pour souffrir un retard dans sa manifestation. – Il entendit de la musique. C’est par là seulement qu’il sut, en approchant de la maison, qu’il était survenu une cause de joie inopinée. Sur ce double accompagnement obligatoire des festins chez les orientaux et en général dans l’antiquité, voyez Isaïe 5, 12 ; Amos 6, 5 ; Matth. 14, 6 ; Sueton. Caligula, 37 ; Horace, Ars poet. 374. Ce n’étaient pas les convives eux‑mêmes qui chantaient et dansaient, mais des musiciens et des danseuses à gage, retenus pour la circonstance.
Luc 15 26 Appelant un des serviteurs, il lui demanda ce que c’était. 27 Le serviteur lui dit : Votre frère est arrivé et votre père a tué le veau gras, parce qu’il l’a retrouvé sain et sauf. – Au lieu d’entrer, et de voir par lui‑même quelle était la cause de ces réjouissances inattendues, le fils aîné, montrant ainsi tout qu’il y avait de maussade, de raide dans son caractère, prend des informations auprès d’un serviteur. La réponse de celui‑ci est empreinte d’une grande délicatesse, d’une discrétion toute respectueuse. Le père avait bien pu (v. 24) apprécier le caractère moral du retour de son fils, mais ce langage n’aurait pu convenir dans la bouche d’un serviteur ; aussi Jésus lui fait‑il dire simplement : parce qu’il l’a retrouvé sain et sauf. Chaque détail est vraiment d’une exquise perfection.
Luc 15.28 Mais il se mit en colère et ne voulut pas entrer. Le père sortit donc et se mit à le prier. – Un autre se serait précipité dans les bras de ce frère que l’on croyait à jamais perdu. Pour lui, il s’irrite violemment et demeure à la porte (l’imparfait indique la continuité de son refus), afin de marquer par là combien il réprouvait une pareille fête. – Son père… se mit à le prier. Quel bon père. Avec quelle miséricorde il supporte les divers défauts de ses enfants : Il va au‑devant de l’aîné comme il est allée au‑devant du prodigue, et il le conjure instamment d’entrer.
Luc 15.29 Il répondit à son père : Voilà tant d’années que je te sers, sans avoir jamais transgressé tes ordres et jamais tu ne m’as donné, à moi, un chevreau pour festoyer avec mes amis. – Cette démarche pleine de condescendance n’attira au père que d’insolents et d’amers reproches. – Voilà tant d’années : ne dirait‑on pas que ce fils orgueilleux avait sacrifié des vies entières ? – Je te sers : dans le texte grec, il manifeste avec plus de force son manque complet de sentiments généreux ; il a servi à la façon d’un esclave, non pas avec l’amour d’un fils. Il ajoute, comme ces Pharisiens orgueilleux dont il est le type achevé : Je n’ai jamais transgressé tes ordres (cf. 18, 11, 12). Qu’ai‑je reçu, ose‑t‑il dire encore, en échange de ma fidélité, de mes fatigues ? Pas même un chevreau pour le manger en compagnie de mes amis. Le bonheur d’avoir joui constamment de la présence de son père ne compte pour rien à ses yeux.
Luc 15.30 Et quand cet autre fils, qui a dévoré ton bien avec des prostituées, arrive, tu tues pour lui le veau gras. – Son langage atteint ici le comble de l’indignité. A sa propre conduite il oppose dans les termes les plus cruels la conduite du prodigue ; il établit de même un odieux parallèle entre ce que le père a fait pour deux fils si dissemblables. Sa conclusion tacite est qu’il a subi un traitement inique. – Cet autre fils. Il ne dit pas mon frère, mais il emploie une formule qui n’était pas moins outrageante pour le père que pour le prodigue. – Qui a dévoré ton bien avec des prostituées. Le fait n’était que trop réel sans doute. Toutefois appartenait‑il à un fils, à un frère, de le relever ainsi ? Avec quelle délicatesse le divin narrateur l’avait mentionné plus haut (v. 13). – Tu as tué pour lui le veau gras, par opposition à jamais tu ne m’as donné un chevreau.
Luc 15.31 Le père lui dit : Toi, mon fils, tu es toujours avec moi et tout ce que j’ai est à toi. 32 Mais il fallait bien faire un festin et se réjouir, parce que ton frère que voilà était mort et qu’il est revenu à la vie, il était perdu et il est retrouvé. » – C’est avec la plus grande douceur que le père daigne répondre à ce fils impudent. Il eût été en droit de châtier par un blâme sévère les observations irrespectueuses qui venaient de lui être adressées ; mais il aime mieux faire entendre la voix de la bonté. Ses paroles sont néanmoins graves, sérieuses, et même menaçantes si l’on en pèse bien toute la portée. Elles réfutent pas à pas les plaintes du fils aîné, de sorte que le v. 31 correspond au v. 29, le v. 32 au v. 30. – Mon fils : appellation pleine de tendresse. Pourtant, son fils ne lui avait pas même donné le titre affectueux de « père ». – Tu es toujours avec moi… Quelle force dans chacun de ces mots. Toi, mon aîné, ma principale espérance. Ne m’ayant jamais quitté, ta vie, que tu appelles si méchamment un esclavage, n’a‑t‑elle pas été, si tu m’aimes, une fête perpétuelle ? Je ne t’ai jamais rien donné. Mais, tout ce que j’ai est à toi, et tu jouis de mes biens comme moi‑même. Qu’as‑tu donc à envier ? Serais‑tu jaloux de ce festin, de ce veau gras ? Mais ton esprit, à défaut de ton cœur, ne te dit‑il pas que nous devrions tous nous livrer à la joie en cette heureuse circonstance ? Et le bon père répète sa double phrase du v. 24 ; mais il a soin de substituer ton frère à « mon fils », pour mieux protester contre le « cet autre fils » qu’on lui avait précédemment (v. 30) jeté à la face d’une manière si cruelle. – Là‑dessus, la parabole se termine brusquement, sans nous dire quelle fut l’impression produite par ces justes remontrances. Hélas : ce silence est de triste présage pour les Pharisiens et pour les Juifs, figurés par l’aîné des deux frères. Du moins ils ne sont pas formellement exclus de la maison paternelle. Disons‑leur avec S. Anselme, nous qui sommes comme les fils prodigues venus du paganisme : « Bouge donc, maintenant… Ne demeure pas à l’extérieur. Ne sois pas jaloux du vêtement, des sandales et de l’anneau, symbole de la foi, celle que le Père a donnée à moi son fils pénitent. Mais viens à l’intérieur, et participe à la joie, et prends part au banquet. Si tu ne le fais pas, j’attendrai…jusqu’à ce que le Père sorte de la maison pour te prier d’entrer. Et entre‑temps, je dirai à la gloire du même Père : l’anneau est à moi, l’anneau est à moi ! ».


