CHAPITRE 16
Luc 16.1 Jésus disait aussi à ses disciples : « Un homme riche avait un économe qu’on accusa devant lui de dissiper ses biens. – Jésus disait aussi à ses disciples. Après une pause de quelques instants, Jésus prit de nouveau la parole ; toutefois, comme l’indique cette formule de transition, c’est aux disciples et non aux Pharisiens qu’il s’adresse désormais directement (vv. 1-13). Par le mot « disciples »il ne faut entendre ni les douze Apôtres d’une manière exclusive, ni les seuls publicains signalés plus haut (14, 1), mais tous ceux des auditeurs qui croyaient en Jésus. – Un homme riche… Ce riche propriétaire est la figure du Seigneur, auquel tout appartient dans le ciel et sur la terre. Les commentateurs qui lui font représenter Mammon (Meyer, J.P. Lange, Schenkel), Satan (Olshausen), le monde personnifié (Schegg), l’empereur romain (!), ou qui laissent à dessein sa nature dans le vague (de Wette, Crombez) nous semblent s’écarter de la véritable interprétation. – Avait un économe. Selon S. Jérôme, ad Algas, quaest. 6, cet économe ne serait pas un fermier, mais un homme d’affaires, un administrateur général des biens, muni de très amples pouvoirs, à la façon d’Eliézer chez Abraham. Cet intendant symbolise tous les hommes, en tant qu’ils devront un jour rendre à Dieu un compte sévère des talents multiples qui leur auront été confiés. Comment divers exégètes ont‑ils pu voir en lui le type de Judas Iscariote, de Ponce‑Pilate, des Pharisiens, des publicains ? – Qu’on accusa… Le verbe grec employé dans le texte primitif signifie souvent « calomnier » ; mais on admet communément qu’il équivaut ici à « accuser » : il ressort en effet du contexte que l’accusation n’était que trop fondée. Néanmoins, ce mot (littéralement « je jette de travers ») désigne en outre une dénonciation secrète, faite par un motif de malignité, d’envie. Cette expression n’apparaît pas ailleurs dans le Nouveau Testament. – De dissiper ses biens, ce sont des malversations actuelles qu’on lui reproche. Nous avons rencontré le même mot dans la parabole du fils prodigue, 12, 13.
Luc 16.2 Il l’appela et lui dit : Qu’est-ce que j’entends dire de toi ? Rends compte de ta gestion : car désormais tu ne pourras plus gérer mes biens. – Cette histoire familière, dont le monde offre des exemples quotidiens, continue sa marche naturelle. Le maître fait venir aussitôt l’accusé. – Qu’est‑ce que j’entends dire de toi ? « D’une voix indignée, d’un ton de reproche », Kuinoel. C’est aussi une parole d’étonnement : Est‑il possible que j’apprenne sur vous de pareilles choses ? « De toi, que j’avais chargé de gérer mes biens. ». Wetstein. – Rends compte de ta gestion. Avant de congédier son régisseur infidèle, car c’est un congé définitif et en règle qu’il lui donne par les mots suivants, car tu ne pourras plus désormais gérer…, le propriétaire exige de lui, selon l’usage en pareil cas, des comptes rigoureux, emblème de ceux que nous aurons à rendre au souverain Juge après notre mort. Ses paroles ne contiennent donc pas une simple menace hypothétique, car il est complètement sûr du fait.
Luc 16 3 Alors l’économe dit en lui-même : Que ferai-je, puisque mon maître me retire la gestion de ses biens ? Travailler la terre, je n’en ai pas la force et j’ai honte de mendier. 4 Je sais ce que je ferai, afin que, lorsqu’on m’aura ôté mon emploi, il y ait des gens qui me reçoivent dans leurs maisons. – Le petit monologue de l’économe est admirable de pittoresque et de vérité psychologique. Il ne cherche pas à se justifier : par quelles excuses pourrait‑il pallier ses dilapidations ? Mais, sûr de perdre sa place, il se demande quels pourront être désormais ses moyens d’existence. – Que ferai‑je ? Exorde du conseil qu’il tient avec lui‑même. C’est que la misère est son unique perspective ; en effet, il ne s’est pas enrichi aux dépens de son maître, mais il a dépensé au jour le jour, en débauches sans doute, le fruit de ses vols domestiques. – Avec quelle habileté il pèse les différents partis entre lesquels il peut choisir. Tout bien considéré, il n’a que cette alternative : Travailler la terre (bêcher, piocher), ou mendier. Travailler la terre, il en est incapable. « Que veux‑tu donc que je fasse ? Des œuvres champêtres ? Ce sont là des choses charmantes que la fortune ne m’a pas apprises », Quintilien, Decl. 9. Mendier, il ne saurait s’y résoudre. Plutôt mourir que d’en venir à cette honte. cf. Ecclésiastique 40, 28-30. – Alors il réfléchit quelques instants. Son embarras n’est pas de longue durée, car voici qu’il s’écrie tout à coup : Je sais ce que je ferai. Il a conçu un plan habile pour vivre à l’aise sans travailler et sans trop s’humilier. Il va s’arranger de telle sorte qu’il ait jusqu’à la fin de ses jours des amis chez qui il sera sûr de trouver les vivres et le couvert : qui me reçoivent dans leurs maisons. Et pourtant, le genre de vie qu’il ambitionnait est décrit dans les saints Livres sous les plus sombres couleurs : « Mieux vaut la nourriture du pauvre sous un toit de planches, qu’un festin magnifique dans une maison étrangère, quand on n’a pas de domicile », Ecclésiastique 29, 29-31. Mais mieux valait encore cela que la misère. – détail naturel et dramatique : le sujet de me reçoivent n’est pas nommé ; il reste dans la pensée du régisseur, mais la suite du récit nous le révélera.
Luc 16.5 Faisant donc venir l’un après l’autre les débiteurs de son maître, il dit au premier : Combien dois-tu à mon maître ? – Aussitôt dit, aussitôt fait. Du reste, l’intendant n’avait que peu de temps à sa disposition pour régler et présenter ses comptes. – l’un après l’autre les débiteurs… Ces débiteurs n’étaient pas, comme l’ont pensé quelques exégètes, des fermiers qui payaient leurs redevances en nature. Le mot grec correspondant ne peut désigner que des débiteurs ordinaires, auxquels avaient été fournies à crédit des denrées qu’ils n’avaient pas encore payées. On a également supposé d’une manière toute gratuite qu’ils étaient insolvables, et que le régisseur passe actuellement avec eux un concordat avantageux à la fois pour eux‑mêmes et pour le propriétaire ; ou bien, qu’en esprit de réparation, l’économe infidèle avait tiré de sa propre bourse et remis à son maître les sommes dont il leur faisait grâce. Mais le texte et le contexte supposent au contraire de la façon la plus manifeste que nous sommes en face d’une criante injustice, simplement destinée à ménager dans l’avenir à son auteur une situation tolérable. – Il dit au premier. Tous les débiteurs furent convoqués, probablement l’un après l’autre. La parabole n’en mentionnera nommément que deux, mais ce sera en manière d’exemple : le régisseur se comporta de même avec tous.
Luc 16.6 Il répondit : Cent barils d’huile. L’économe lui dit : Prends ton billet : assieds-toi vite et écris cinquante. 7 Ensuite il dit à un autre : Et toi, combien dois-tu ? Il répondit : Cent mesures de froment. L’économe lui dit : Prends ton billet et écris quatre-vingts. – Cent mesures d’huile. La mesure, inconnue des classiques dans l’acception que nous lui trouvons ici, équivalait soit au bath (22 livres) soit au métrétès attique (38 litres). cf. Dict. encycl. de la Théologie catholique, art. Mesures des anc. Hébreux. D’ailleurs l’on n’est pas encore parvenu à déterminer d’une manière certaine la valeur des mesures hébraïques. – Prends ton billet : ton écrit ; ton reçu, dirions‑nous. – Assieds‑toi vite. détail pittoresque. – Écris… Cela encore est tout à fait naturel et graphique. L’intendant redoute une surprise fâcheuse ; il presse ses gens pour que la transaction soit promptement terminée. – Cinquante. De la sorte, la dette se trouvait réduite d’une moitié, par conséquent de 2000 litres environ. Il est difficile de dire si l’opération demandée consista simplement à modifier les chiffres du reçu primitif (chose d’une exécution aisée, puisque les lettres hébraïques, qui servent aussi à fabriquer les nombres, ont souvent entre elles une assez grande ressemblance), ou si le débiteur dût écrire en entier un nouvel acte. Le texte semble favoriser la première hypothèse. – Cent mesures de froment. Le kôr était chez les Hébreux une autre mesure de capacité, la plus grande de celles qui servaient pour les légumes secs : il contenait 10 baths, c’est‑à‑dire environ 400 litres. – Écris quatre‑vingt. Cette fois, l’économe ne remettait que la cinquième partie de la dette : il est vrai que la remise équivaut à 8000 litres. Pourquoi cette différence ? Est‑ce, ainsi qu’on l’a pensé, un détail insignifiant (Euthymius), une simple variante destinée à rendre le récit plus vivant ? Nous préférons y voir un détail de grande finesse psychologique de la part de l’intendant. Il connaît son monde, comme l’on dit, et prévoit que les mêmes effets seront produits avec des concessions différentes, selon les circonstances personnelles des débiteurs.
Luc 16.8 Et le maître loua l’économe infidèle d’avoir agi habilement, car les enfants de ce monde sont plus habiles entre eux que les enfants de la lumière. – Ayant appris ce qui s’était passé, le maître ne peut s’empêcher d’admirer d’une certaine manière la conduite de son régisseur. Assurément sa louange ne retombait pas sur l’acte en lui‑même, qui était une insigne fourberie ; aussi la parabole prend‑elle soin d’appeler en cet endroit l’intendant économe infidèle. Ce que le propriétaire louait, c’était le caractère ingénieux de l’expédient, l’habileté avec laquelle cet homme avait immédiatement trouvé un moyen pratique pour se tirer d’embarras : parce qu’il avait agi habilement. « Son maître lui donna des louanges, non pas sans doute à cause de l’injustice qu’il avait commise, mais en raison de l’adresse qu’il avait montrée » S. August. Enarrat. In Psaume 53, 2. C’est faute de n’avoir pas établi cette distinction qu’on s’est si souvent mépris sur le sens général de notre parabole, et qu’on a vu dans ce verset tantôt un indice évident de la conversion du régisseur (voyez la note du v. 5), tantôt (telle était l’opinion de Julien l’apostat) une apologie de l’injustice et du vol. L’acte de l’économe n’est pas apprécié au point de vue moral, mais simplement comme une heureuse adaptation des moyens à la fin. Ainsi donc, le maître « loue l’ingéniosité tout en condamnant les faits » (Clarius). Les paroles qui suivent l’indiquent clairement. – Car les enfants de ce monde… Nom parfaitement approprié pour désigner les mondains, qui s’inquiètent avant tout des intérêts matériels, qui ont toutes leurs pensées, tous leurs désirs dirigés vers la terre. cf. 20, 34. Évidemment l’économe infidèle était un enfant de ce monde. – Plus habiles que les enfants de lumière. L’Itala disait « plus rusés ». cf. S. August., l. c. Aux fils de ce monde, Jésus oppose les fils de la lumière, c’est‑à‑dire, comme il ressort du contexte et de plusieurs passages analogues (Jean 12, 36 ; Éphésiens 5, 8 ; 1 Thessaloniciens 5, 5), ses disciples, si divinement éclairés nageant en quelque sorte dans un océan de clarté. – Entre eux. Les hommes du monde sont censés former une seule et même famille, qu’animent des sentiments identiques, et, comme on l’a vu dans notre parabole, ils savent admirablement s’entendre quand leurs intérêts sont en jeu.
Luc 16.9 Moi aussi je vous dis : Faites-vous des amis avec les richesses d’iniquité, afin que, lorsque vous quitterez la vie, ils vous reçoivent dans les tabernacles éternels. – Jésus voudrait que les enfants de la lumière fissent preuve d’une pareille habileté pour les choses du ciel : il le leur dit en termes solennels (moi aussi je vous dis : notez l’emphase des deux pronoms) dans ce verset qui contient la clef de toute la narration. Il argumente par inférence du moins vers le plus, ou a contrario, comme dans les paraboles de l’ami importun (11, 6 et ss.) et du juge inique (18, 1-8) ; il propose aux bons l’exemple des méchants en guise de stimulant énergique. Voyez S. Jérôme, Ep. ad Algas. ; S. Augustin, Quaest. Evang. 2, 34 ; Maldonat, etc. – Faites‑vous des amis avec les richesses d’iniquité. Les richesses sont en effet la cause, l’occasion, l’instrument d’iniquités sans nombre. « Il arrive rarement, ou pour ainsi dire jamais, que dans l’acquisition ou la conservation des richesses n’intervienne un péché de la part de ceux qui les possèdent, qui les gèrent, des pères ou des aïeuls », Cajetan, h. l. Jésus ne parlait donc pas seulement des biens acquis d’une manière injuste, mais de la richesse en général. Nous ne nous arrêterons pas à réfuter l’opinion rationaliste (M. Renan, de Wette, l’école de Tubinguen) d’après laquelle Notre‑Seigneur condamnerait ici les riches en tant que riches, comme le fit plus tard la secte Ébionite, car c’est une allégation toute gratuite, condamnée par l’ensemble du récit. – Lorsque vous quitterez la vie : c’est‑à‑dire, quand vous serez morts. C’est au fond le même sens, puisque l’argent manque à tout le monde après la mort. – Ils vous reçoivent dans les tabernacles éternels. D’ordinaire, rien n’est moins stable qu’un séjour sous la tente (cf. 2 Corinthiens 5, 1) : toutefois il est au ciel des tentes éternelles, comme le dit pareillement le 4ème livre (apocryphe) d’Esdras. Plusieurs exégètes sous‑entendent « des anges » devant « vous reçoivent » ; selon d’autres, le verbe peut être compris sans désignation de personne ; mais, ajoute à bon droit Cocceius, « la trame de la parabole suppose qu’il fasse référence à des amis », et ces amis ne sont autres que les pauvres avec lesquels on a généreusement partagé ses biens. Non que les pauvres soient directement les portiers du ciel ; néanmoins leurs prières, leur bon témoignage, pénétreront jusqu’à Celui qui regarde comme faite à lui‑même l’aumône donnée à l’un de ces petits, et il ouvrira en leur nom le ciel à tous leurs bienfaiteurs. cf. S. Augustin, l. c., et Maldonat.
Luc 16.10 Celui qui est fidèle dans les petites choses, est fidèle aussi dans les grandes et celui qui est injuste dans les petites choses, est injuste aussi dans les grandes. – Les vv. 10-13 sont étroitement unis entre eux ainsi qu’à notre parabole, dont ils contiennent d’ailleurs la morale de concert avec le v. 9. On a prétendu bien à tort que S. Luc les a placés ici d’une manière arbitraire. Les trois premiers (10-12) répètent, quoique avec une nuance, une seule et même pensée ; le quatrième précise le genre de fidélité requis par Dieu dans les aphorismes qui précèdent. – Celui qui est fidèle dans les petites choses… C’est là une vérité de simple bon sens aussi bien que d’expérience journalière, reproduite dans le second hémistiche sous une autre forme : celui qui est injuste dans les petites choses… Par « petites », il faut entendre ici, d’après le contexte, les richesses mondaines, qui ont en réalité si peu de consistance, et par « grandes », les biens spirituels qui sont à mille lieues au‑dessus d’elles.
Luc 16 11 Si donc vous n’avez pas été fidèles dans les richesses d’iniquité, qui vous confiera les biens véritables ? 12 Et si vous n’avez pas été fidèles dans un bien étranger, qui vous donnera ce qui est à vous ? – Jésus applique maintenant ce grand principe. Quiconque se montrerait infidèle dans les petites choses (voyez la note du v. 9) mériterait‑il donc qu’on lui confiât les trésors célestes ? – Autre application : : Et si vous n’avez pas été fidèles dans ce qui est à autrui… De nouveau les expressions sont admirablement choisies, et le contraste est très frappant. Le bien d’autrui représente, comme le disait S. Jérôme, tout ce qui est du monde : c’est donc un autre nom de la fortune. « Il désigne par bien d’autrui les ressources terrestres, que personne ne peut emporter en mourant ». S. August., l. c. Dénomination de la plus parfaite exactitude, puisque, les païens eux‑mêmes l’avaient compris, « Rien non plus n’est mien. Rien de tout ce qui peut être enlevé, arraché ou perdu », Cicéron, Parad. 4 . Au contraire, les biens du ciel sont appelés d’avance notre propriété, parce qu’ils nous sont destinés et qu’il nous est relativement facile de les acquérir à tout jamais. Quoi de plus clair, mais aussi quoi de plus irrésistible que cette simple argumentation ? S. Paul faisait un raisonnement semblable, lorsqu’il écrivait à propos du choix des évêques, 1 Timothée 3, 5 : « Car si quelqu’un ne sait pas diriger sa propre maison, comment pourrait‑il prendre en charge une Église de Dieu ? ». La fidélité est entière, universelle, absolue, ou elle n’est pas. Les Rabbins possédaient plusieurs exemples ou paraboles pour montrer comment Dieu éprouve les hommes en de petites choses afin de voir s’ils seront fidèles dans les grandes. C’est ainsi, disent‑ils, qu’il ne confia d’abord à David qu’un tout petit nombre de brebis avant de l’établir pasteur de son peuple privilégié.
Luc 16.13 Nul serviteur ne peut servir deux maîtres, car ou il haïra l’un et aimera l’autre, ou il s’attachera à l’un et méprisera l’autre. Vous ne pouvez servir Dieu et la Richesse. » – Déjà nous avons rencontré cette vérité dans le Discours sur la montagne, Matth. 6, 24 (voyez le commentaire). Jésus la répète actuellement pour indiquer de quelle manière les riches devront manifester la fidélité qu’il vient de leur recommander en termes si urgents : ils seront fidèles s’ils n’hésitent pas à préférer le culte de Dieu à celui de Mammon. Ces deux maîtres en effet se disputent nos affections, nos services. Or, l’on ne saurait rien imaginer de plus incompatible que leurs caractères, leurs désirs, leurs exigences, car ils sont comme aux antipodes l’un de l’autre, cf. Jacques 4, 4. Entre eux nous avons à choisir : auquel appartiendrons‑nous ? (dans le grec, le verbe désigne une vraie servitude). Les faits ne tarderont pas à le proclamer, comme l’exprime cette vivante comparaison de Stella (h. l.) : « Si un chien suit deux hommes qui se sont rencontrés sur un chemin par hasard, tu ne pourras pas facilement découvrir lequel des deux est son maître. Mais si l’un des deux s’éloigne de l’autre, il apparaît tout de suite clairement lequel est le maître. Car le chien abandonne l’inconnu et va vers celui qu’il connaît. Il montre ainsi clairement lequel est son maître. ».
Luc 16.14 Les Pharisiens, qui aimaient l’argent, écoutaient aussi tout cela et se moquaient de lui. – Les Pharisiens… écoutaient tout cela : c’est‑à‑dire la parabole de l’économe infidèle et la morale que Jésus en avait tirée, vv. 1-13. Il s’agit toujours des Pharisiens mentionnés au début du chap. 15 (voyez 16, 1 et le commentaire). – Qui aimaient l’argent. Les Pharisiens sont donc présentés ici comme des amis de Mammon, « accusation que justifient amplement les allusions faites par le Talmud à la rapacité des Rabbins de cette époque. cf. Matth. 23, 13 ». – Et se moquaient de lui. Le verbe grec indique une dérision insigne, ouverte, atteignant les dernières limites de l’insolence. C’est l’équivalent du rire au nez des Latins. Ces Pharisiens orgueilleux trouvaient sans doute étrange qu’un pauvre, comme l’était Jésus, prît sur lui d’en remontrer aux riches. Comme si, d’ailleurs, la richesse et la religion étaient deux choses inconciliables : N’étaient‑ils pas tout ensemble favorisés des biens de ce monde et néanmoins pleins de piété ? De tels discours leurs paraissaient donc ridicules.
Luc 16.15 Jésus leur dit : « Vous êtes ceux qui se font passer pour justes devant les hommes, mais Dieu connaît vos cœurs et ce qui est élevé aux yeux des hommes est une abomination devant Dieu. – Jésus ne laissa pas passer sans y répondre cette grossière insulte. S’adressant directement à ses adversaires (vous, avec emphase), il commença par leur reprocher avec une indignation bien légitime leur honteuse hypocrisie. – Vous cherchez à paraître justes. Ils affectaient en effet de paraître saints aux yeux de leurs semblables. cf. 7, 39 et ss. ; Matth. 23, 25 ; etc. Nous verrons bientôt (18, 10) l’un d’eux se justifier même devant le Seigneur. Toutefois, si les hommes étaient dupes de ces vaines apparences, Dieu, pour qui rien ne demeure caché, connaissait toute leur misère morale. Maldonat traite fort justement de litote la phrase Dieu connaît vos cœurs, il écrit : « L’insinuation est ce par quoi on dit plus que ce que les mots signifient. Les cœurs de ces gens‑là sont remplis d’iniquité ». Cela ressort en effet du contexte : ce qui est grand pour les hommes est une abomination… Que représentent ce « grand », cette « abomination », sinon la conduite des Pharisiens jugée d’après un double principe, le principe des hommes et le principe de Dieu ?
Luc 16.16 La Loi et les prophètes vont jusqu’à Jean, depuis Jean, le royaume de Dieu est annoncé et chacun fait effort pour y entrer. – D’après Reuss les versets 16-18 contiendraient des maximes « qui paraissent être tout à fait étrangères au texte et qui ne se trouvent là que par l’effet d’un hasard inexplicable », Histoire évangéliq., p. 495. Le théologien hollandais van der Palm dit même, sans rire, que S. Luc, voulant commencer sur une nouvelle page la parabole du mauvais riche, et désireux pourtant d’utiliser le court espace qui lui restait au bas de la précédente, l’aurait rempli par ces lignes, séparées violemment de leur connexion logique et chronologique. – La Loi et les prophètes… Jésus avait déjà proposé cette belle idée en une autre occasion (Matth. 11, 12 et 13) ; il la présente actuellement sous une forme plus concise, plus serrée. Jusqu’à S. Jean‑Baptiste on était encore dans l’ère de la Loi et des prophètes ; mais, depuis l’apparition du Précurseur, le Nouveau Testament a commencé, on est entré dans la période évangélique, messianique : le royaume de Dieu est annoncé. S. Jean avait été en effet le premier à répandre publiquement cette bonne nouvelle ; Jésus l’avait fait retentir plus fortement encore, et déjà se montraient les heureux résultats de leur prédication : c’était à qui entrerait le premier dans le divin royaume. cf. 15, 1 ; Jean 12, 19. Pour les développements, voyez notre commentaire de S. Matth., 11, 12. Eusèbe. Ce n’est pas sans de grands combats, que de faibles mortels peuvent monter jusqu’au ciel. Comment, en effet, des hommes revêtus d’une chair mortelle, pourraient-ils, sans se faire violence, dompter la volupté et tout désir criminel, et imiter sur la terre la vie des anges ? En les voyant se livrer à des travaux si pénibles pour le service de Dieu, et réduire presque leur chair à une mort véritable (Romains 8, 13 ; Colossiens 3, 5), qui n’avouera qu’ils font véritablement violence au royaume des cieux ? Peut-on encore, en considérant le courage admirable des saints martyrs, ne pas reconnaître qu’ils ont fait une véritable violence au royaume des cieux ? — S. Aug. (Quest. évang., 2, 37.) On fait encore violence au royaume des cieux, en méprisant non seulement les richesses de la terre, mais les discours de ceux qui se moquent de cette indifférence complète pour ces jouissances passagères. En effet l’Évangéliste rapporte ces paroles après avoir fait observer qu’ils se moquèrent de Jésus qui leur parlait du mépris des choses de la terre.
Luc 16.17 Plus facilement le ciel et la terre passeront, qu’un seul trait de la Loi périsse. – L’ouverture du Discours sur la montagne, Matth. 5, 18 (voyez le commentaire), annonçait en des termes à peu près identiques que la loi du Sinaï persévérerait même sous le régime chrétien, quoique à l’état transfiguré, sous une forme idéalisée, perfectionnée. Mais ici encore la rédaction de S. Luc a le mérite d’une plus grande énergie. – Le ciel et la terre passeront ; car le ciel et la terre dureront au moins jusqu’à la fin du monde. – Qu’un seul trait de la loi. Un de ces petits crochets, à peine perceptibles, qu’on avait inventés pour différencier certaines lettres hébraïques. « Tomber », belle image pour signifier : perdre de sa force, cesser d’exister, être annulé. Et de fait, la Loi n’est pas tombée à terre ; son abrogation ne fut autre que son accomplissement intégral dans tous ses principes éternels. Les Pharisiens, si pleins de révérence au dehors pour la lettre de la loi, en violaient néanmoins fréquemment l’esprit : voilà ce qui tendait à la renverser, à la ruiner.
Luc 16.18 Quiconque renvoie sa femme et en épouse une autre, commet un adultère et quiconque épouse la femme renvoyée par son mari, commet un adultère. – Exemple à l’appui du principe qui précède. Peu de prescriptions divines avaient été aussi oblitérées que celle qui concernait l’unité, l’indissolubilité du mariage. Jésus lui rend dans le code messianique toute sa force originaire, montrant ainsi qu’il perfectionnait la loi mosaïque, bien loin de la détruire. Pour l’explication détaillée voyez Matth. 5, 32 ; 19, 9 ; Marc. 10, 11, et les notes correspondantes.
Luc 16.19 Il y avait un homme riche qui était vêtu de pourpre et de fin lin et qui faisait chaque jour des festins somptueux. – Après cette apostrophe adressée aux Pharisiens, vv. 15-18, Notre‑Seigneur revient à son sujet, la nécessité pour les riches de faire un excellent emploi de leurs richesses (cf. vv. 1-13). Dans une seconde parabole, que l’on range à juste titre parmi les plus belles et les plus instructives du troisième Évangile, il éclaire une autre face de cette question importante, montrant, par l’exemple terrible du mauvais riche, où conduit finalement la possession des biens de la terre si l’on n’en use que pour sa propre jouissance, au lieu d’en jeter une partie dans le sein des pauvres, c’est‑à‑dire dans le sein de Dieu. Voyez les commentaires de S. Grégoire le Grand (Hom. 40 in Evang.), de S. Jean Chrysostome (Hom. 4 de Lazaro), de S. Augustin (Serm. 14, 26, 41), et l’admirable sermon de Massillon, Le mauvais riche. – Il y a comme deux actes dans ce drame ; le premier, vv. 19-21, se passe sur la terre, le second, vv. 22-31, dans l’autre monde. De part et d’autre nous trouvons un frappant contraste entre l’état des deux personnages autour desquels porte le récit. – 1° Sur la terre : Il y avait un homme riche. C’était un Juif d’après les vv. 24, 25, 29-31. Le divin narrateur évite de mentionner son nom, soit par délicatesse, soit plutôt, comme le conjecturait déjà S. Augustin, parce qu’il n’avait pas mérité d’être inscrit au livre de vie. D’après une tradition probablement légendaire, que signale Euthymius et dont on trouve des traces encore plus anciennes dans la version sahidique, il se serait appelé Ninevé. – Les évangélistes avaient résumé en deux traits significatifs, dont l’un concernait l’habillement, l’autre la nourriture, la vie mortifiée du Précurseur ; en deux traits analogues Jésus résume toute la vie sensuelle et mondaine du mauvais riche. Premier trait : il été vêtu de pourpre et de lin. La pourpre éclatante de Tyr, le fin linge d’Égypte aussi blanc que la neige, étaient également célèbres dans l’antiquité. cf. Genèse 41, 42 ; Esther 8, 15 ; Proverbes 31, 22 ; Ézéchiel 27, 7 ; Daniel 5, 7, 16, 29 ; 1 Maccabées 10, 20 ; 11, 58 ; 14, 43 ; Apocalypse 18, 12. Ces étoffes qui valaient parfois leur pesant d’or (cf. Pline, Hist. Nat. 19, 4), fournissaient alors aux rois, aux nobles, aux riches en général, des vêtements somptueux. La pourpre était le plus souvent réservée aux habits de dessus, le lin aux vêtements intérieurs : on aimait à les associer à cause de la gracieuse combinaison de couleurs qu’on obtenait ainsi. – Second trait : il faisait chaque jour des festins somptueux. Voyez 15, 23, 24, 29 et le commentaire. C’est le luxe de la table à côté du luxe des vêtements. Quelle force dans ces quelques mots. On ne pouvait pas mieux peindre, en deux coups de pinceau, une vie d’oisiveté, de mollesse, de perpétuels et somptueux festins, de magnificence toute royale. Il est à remarquer que Notre‑Seigneur ne reproche pas d’autre crime au mauvais riche que ce culte de la chair et sa dureté pour le pauvre Lazare. « On ne l’accuse ni de violence, ni de concussion, ni d’avarice, ni d’injustice » (D. Calmet), ni même d’orgies et de débauches. Voyez Massillon, l.c., Exorde et début de la première partie. Aux yeux du « monde » il passait pour un parfait innocent. Et pourtant Dieu le condamnera. Ce riche, d’après le contexte (cf. v. 14), est évidemment l’emblème des Pharisiens avares, auxquels Jésus voulait prouver qu’il ne suffit pas, pour parvenir au salut, de mener une vie respectable au dehors, si l’on n’y joint les pratiques de la charité. C’est à tort qu’on a vu parfois en lui un type des Sadducéens voluptueux et incrédules, car Il n’y a aucun témoignage ni aucune mention d’un passage quelconque des Pharisiens aux Sadducéens.
Luc 16 20 Un pauvre, nommé Lazare, était couché à sa porte, couvert d’ulcères, 21 et souhaitant de se rassasier des miettes qui tombaient de la table du riche, mais les chiens mêmes venaient lécher ses ulcères. – Tableau de la plus extrême misère après celui de la plus grande félicité temporelle. – Nommé Lazare. « Le monde donnait un nom au riche et taisait celui du pauvre ; le Sauveur tait le nom du riche et mentionne celui du pauvre », S. Augustin. Ce nom de Lazare, également porté par l’ami de Jésus, frère de Marthe et de Marie, Jean 11, 1, est habituellement regardé comme une forme abrégée de Éléazar, « secours de Dieu ». La littérature rabbinique nous apprend que le même personnage était parfaois indifféremment appelé Lazare et Éléazar. C’était d’ailleurs une dénomination très commune à l’époque de Notre‑Seigneur, ainsi qu’on le voit par les écrits de F. Josèphe. Elle convenait admirablement au pauvre qui nous est présenté ici par le divin Maître, car elle exprimait d’une manière symbolique sa confiance en Dieu, sa patience au milieu de ses misères. Aussi bien, quoique aucun autre nom propre n’apparaisse dans les paraboles évangéliques, nous ne croyons pas qu’elle suffise à elle seule pour prouver que, dans ce cas spécial, Jésus décrivait une histoire réelle et non un simple fait imaginaire. Sur cette question, controversée dès les temps les plus reculés, voyez S. Irénée, contr. Her. 4, 2, 4, Théophylacte, h. l., D. Calmet, Maldonat, Corneille de Lapierre, Schegg, etc. – était couché à sa porte. Le verbe grec signifie littéralement « avait été jeté », comme si les amis de Lazare l’eussent apporté et abandonné à la porte du riche, dans la pensée que celui‑ci lui viendrait largement en aide. Lazare est couché à la porte cochère, l’entrée principale. – Couvert d’ulcères. Pour Lazare, la maladie, et quelle affreuse maladie., s’ajoutait au dénuement le plus absolu. Dans sa détresse, ce malheureux désirait ardemment (cf. 15, 16) se rassasier des miettes qui tombaient de la table du riche ; mais personne ne lui en donnait, car les serviteurs, façonnés à l’image de leur maître, étaient inhumains comme lui. – Mais les chiens venaient… détail pittoresque, dramatique et touchant, quelque signification qu’il faille d’ailleurs lui attribuer. Les exégètes se divisent en effet à son sujet, les uns le regardant comme une antithèse, les autres y voyant une gradation ascendante. Ceux‑là (S. Jérôme, Hugues de S. Victor, Érasme, Wetstein, Stier, Trench, etc.), pensent, conformément à la croyance populaire qui attribue à la langue des chiens une vertu médicinale, que la narration oppose sciemment à la cruauté du mauvais riche envers Lazare la pitié de bêtes dénuées de raison. Ceux‑ci, et c’est le plus grand nombre (entre autres Jansénius, Fr. Luc. Reischl), voient dans ce détail final un indice de la plus extrême misère : incapable de se défendre, Lazare devait subir les cruels coups de langue des chiens l’Orient, qui erraient sans maître dans les rues, constamment affamés. La particule « même », et la coutume biblique de présenter ces animaux sous un jour peu favorable, semblent appuyer le second sentiment.
Luc 16.22 Or, il arriva que le pauvre mourût et il fut porté par les anges dans le sein d’Abraham. Le riche mourut aussi et on l’enterra. – 2° Nous sommes tout à coup transportés dans l’autre monde, où nous retrouvons les deux héros de notre parabole. Mais leurs rôles sont désormais bien changés. Cette fois, c’est Lazare qui nous est le premier présenté. – Le pauvre mourut. La mort vint enfin le délivrer de ses cruelles souffrances ; bien plus, nous le voyons, à peine entré dans l’autre vie, comblé d’honneurs et jouissant des saints délices réservés aux élus. – porté par les anges. Celui que les hommes avaient autrefois délaissé est maintenant servi par les esprits célestes, qui le portent doucement au séjour des bienheureux. « Ils accourent en grand nombre, s’écrie S. Jean Chrysostome, l. c., afin de former un chœur joyeux ; chacun des anges se réjouit de toucher à ce fardeau, car ils aiment à se charger de tels fardeaux pour conduire les hommes au royaume des cieux ». C’était la croyance des Juifs que les âmes des justes étaient ainsi portées par les anges au paradis. « Ne peuvent entrer dans le Paradis que les justes. Leurs âmes y sont amenées par les anges », Targum Cant. 4, 12. – Dans le sein d’Abraham. Autre image empruntée par Notre‑Seigneur à la théologie rabbinique. D’ailleurs presque toutes les couleurs qu’il emploie ici pour peindre l’état des bons et des méchants dans l’autre vie sont extraites des idées qui avaient alors cours en Palestine. Ces idées étaient généralement exactes, et, en s’y accommodant, le Sauveur ne pouvait que rendre sa narration plus saisissante. Les Juifs contemporains de Jésus se servaient de trois locutions principales pour désigner le séjour des bienheureux : dans le jardin d’Éden ; sous le trône de gloire ; dans le sein d’Abraham. Cette dernière exprimait d’une façon toute gracieuse le repos et le bonheur des élus, Cette métaphore est tirée des parents qui, pour les consoler, reçoivent dans leur sein, leurs enfants fatigués par une longue marche, ou de retour à la maison après un épuisant voyage, ou se lamentant pour tout autre motif. Nous la retrouvons, légèrement amplifiée, au 4è livre (apocryphe) des Maccabées. Par l’intermédiaire des SS. Pères (voyez S. Augustin, lettre 187 ; Confess. 9, 3 ; de Anima, l. 4, c. 16), elle passa dans la liturgie et la théologie catholiques, où elle représente tantôt le limbe des patriarches, tantôt le ciel proprement dit (« Que les anges t’emmènent dans le sein d’Abraham ». Prières des agonisants) cf. S. Thomas d’Aq., Somm. Theolog. 3a, q. 52 art. 2. L’art chrétien, surtout au 13è siècle, représentait volontiers le ciel sous cette naïve figure. On la voit sculptée [en France] à S. Étienne de Bourges, à Moissac, à Vézelay, à Notre‑Dame de Reims (voir Ch. Cerf, Histoire et description de N.‑D. de Reims, t. 2, p. 49 et s.) cf. du reste l’expression analogue du quatrième Évangile, 1, 18, « le Fils unique, qui est dans le sein du Père ». – Le riche mourut aussi. Alors se réalisa la parole de Job, 21, 13 : « Ils achèvent leurs jours dans le bonheur, et descendent en paix au séjour des morts ». Cette mort semble avoir suivi de près celle de Lazare.
Luc 16.23 Au séjour des morts, il leva les yeux et tandis qu’il était en proie aux tourments, il vit de loin Abraham et Lazare dans son sein, –Au séjour des morts, le Scheôl hébreu, divisé, d’après le contexte, en deux parties distinctes, le sein d’Abraham pour les justes, la Géhenne pour les méchants ; c’est au fond de la géhenne que le mauvais riche fut plongé. – Levant les yeux. Ce détail et quelques‑uns suivants ont parfois causé à ceux des anciens auteurs qui les prenaient à la lettre un très grand embarras, « au point d’en avoir induit beaucoup en erreur » (Maldonat), entre autres Tertullien, De anima, 7. Ils en concluaient que l’âme est corporelle. Mais évidemment, « Que le riche ait levé les yeux vers le ciel, qu’il ait parlé avec Abraham, qu’il ait demandé une goutte d’eau pour rafraîchir sa langue, c’est une parabole tirée non de ce qui se fait actuellement, mais de ce qui se fera après la résurrection, et qui est conforme à notre capacité de comprendre », Maldonat. C’est une manière de parler tout à fait analogue aux anthropomorphismes qui prêtent si souvent à Dieu dans la Bible un corps, des membres, et les passions humaines. Mais la réalité se devine aisément sous ces figures, et nous avons véritablement dans cette parabole une fenêtre ouverte sur l’enfer, et nous pouvons voir à travers elle ce qui se passe dans cet affreux séjour. La parabole du mauvais riche et du pauvre Lazare contient la description la plus sublime qui ait jamais été faite de ce monde et de l’autre vie dans leurs contrastes frappants. Qu’est‑ce que la trilogie dans laquelle Dante a chanté l’enfer, le purgatoire et le ciel, si on la compare à la trilogie de cette parabole, qui nous met tout d’un coup sous les yeux, au moyen de détails peu nombreux, mais vivants et parlants, la terre, la géhenne et le paradis, comme une grande et parfaite unité ?… Le Sauveur nous fournit ici les explications les plus surprenantes, et il soulève le voile qui cache les mystères de l’avenir. – il était en proie aux tourments. Pluriel des plus expressifs. « Cet homme subissait des tourments infinis. C’est pour quoi l’évangéliste ne dit pas : comme il était dans un tourment, mais dans des tourments. Car il était tout entier dans les tourments. », S. Jean Chrys., l. c. . – Il vit de loin Abraham… Les Rabbins enseignaient aussi que les damnés pouvaient contempler les bienheureux dans les Limbes. « Le paradis et la géhenne sont ainsi disposés que de l’un on a vue sur l’autre. », Midrasch Koheleth, 7, 14. Il est vrai que, d’après eux, ces deux parties du Schéol n’étaient séparées que par une largeur de main, ou par l’espace qu’occupe une muraille ordinaire. – Dans son sein. Au lieu du singulier, le texte grec a cette fois un pluriel d’intensité ou de majesté.
Luc 16.24 et il s’écria : Abraham, notre père, aie pitié de moi et envoie Lazare, pour qu’il trempe dans l’eau le bout de son doigt et me rafraîchisse la langue, car je souffre cruellement de ces flammes. – Il s’écria. Il crie, dit S. Jean Chrysost., parce « sa grande souffrance lui conférait une voix puissante », ou, plus naturellement, pour se faire mieux entendre d’Abraham qu’il apercevait au loin, v. 23. Un dialogue du plus vif intérêt s’engage entre le réprouvé et le Père des croyants (vv. 24-31). Celui‑ci refuse coup sur coup, non sans alléguer de puissants motifs, deux suppliques du mauvais riche. – Abraham, notre père. A trois reprise (cf. vv. 27 et 30) le suppliant aura soin de rappeler à Abraham les liens étroits de consanguinité qui les unissent. Il espérait sans doute, par ce titre d’affection et de respect, le rendre plus favorable à sa prière. Mais en vain, comme le disait autrefois S. Jean‑Baptiste aux Pharisiens, 3, 8. Après un ayez pitié de moi emphatique, qui inspirait à S. Augustin un rapprochement frappant (« superbe dans ce monde, mendiant en enfer »), nous entendons la première requête : Envoie Lazare… Pourquoi désire‑t‑il que la faveur si humblement implorée lui soit accordée par l’entremise du pauvre Lazare ? Divers auteurs (Bengel, J. P. Lange, etc.) ont vu dans ce trait, mais bien à tort, un reste de mépris pour le mendiant auprès duquel le mauvais riche passait si fièrement autrefois : il le regarderait encore comme son serviteur. La vraie raison est pourtant manifeste. L’ordre des choses appelait cette circonstance. Le riche ne pouvait raisonnablement conjurer Abraham de lui rendre en personne le service demandé ; mais, ayant reconnu parmi les bienheureux le pauvre qu’il avait vu si souvent étendu à sa porte, il le désigne de la façon la plus naturelle comme un intermédiaire entre Abraham et lui. De plus, et d’une manière plus profonde, d’après Maldonat, « Voilà ce que voulait faire comprendre la parabole. Le Christ voulait en effet enseigner que les sorts du riche et de Lazare étaient changés. Pour enseigner cela, il lui a fallu dire que le riche, dans l’autre vie, avait besoin de l’aide de Lazare, comme pendant la vie terrestre Lazare avait eu besoin du riche, et avait souvent demandé son aide. Ni l’un ni l’autre n’ont obtenu ce qu’ils demandaient : Lazare, à cause de la cruauté du riche, le riche parce qu’il avait demandé trop tard », S. Greg. Hom. 40 in Evang. – Qu’il trempe le bout de son doigt. Quelle modeste requête. Une légère atténuation de ses tourments, le bout d’un doigt trempé dans l’eau et appliqué sur sa langue brûlante pour la rafraîchir un peu. Mais la voix de sa conscience l’empêche de demander davantage : il sent qu’il ne pourrait obtenir une délivrance complète. Les procédés de la justice rétributive du Seigneur sont admirables et terribles : « Il demande maintenant une goutte, celui qui refusait une miette » (S. Césaire, Hom. de Lazaro). « Il avait péché surtout par la langue » (Bengel). – Je souffre cruellement de ces flammes. Le feu de l’enfer ne saurait être plus clairement désigné.
Luc 16.25 Abraham répondit : Mon fils, souviens-toi que tu as reçu tes biens pendant ta vie et que pareillement Lazare a eu ses maux : Maintenant il est ici consolé et toi, tu souffres. – Il y a dans la réponse d’Abraham une dignité, une délicatesse qu’on a souvent admirées. Les paroles de Jésus sont par ailleurs toutes marquées au coin de la perfection, de tous les sermons du maître suprême, se dégage une passion pour le beau et l’honnête qui fait en sorte qu’on ne peut jamais les lire et les relire sans éprouver le plus grand contentement. – Mon Fils. Le père des croyants ne refuse pas au mauvais riche ce nom de tendresse. Toutefois, il est remarquable aussi que tout sentiment de compassion est exclu de sa réponse ; en effet, selon la profonde réflexion de S. Grégoire le Grand, Hom. 40 in Evang., « Les âmes des saints, toutes miséricordieuses qu’elles soient, dès lors qu’elles sont unies à la justice divine, sont contraintes par la rectitude de la sentence à ne ressentir aucune compassion pour les réprouvés. Leur jugement concorde avec celui du Juge en qui elles demeurent. Et elles ne se penchent pas miséricordieusement vers ceux qu’elles ne peuvent pas arracher à l’enfer, car elles verront d’autant plus qu’ils leur sont étrangers qu’elles les verront rejetés par leur auteur qu’elles aiment ». – Souviens‑toi. Abraham fait d’abord appel aux souvenirs du suppliant, pour l’amener à conclure par lui‑même qu’il serait injuste d’exaucer sa prière. – Tu as reçu (dans le grec, tu as pleinement reçu). Il est au nombre de ceux dont il a été dit : « Ils ont reçu leur récompense », 6, 24. Il a joui sur la terre comme il le souhaitait ; cela doit lui suffire. – Lazare a reçu de même les maux. C’est le contraste développé dans les vv. 19-21. – maintenant. Actuellement tout le contraire a lieu. Abraham se borne à mentionner les faits : son interlocuteur en pouvait aisément apprécier la justesse. – De quel droit les rationalistes prétendent‑ils encore à propos de ce passage (Baur, Ueber die kanon. Evangel. p. 44 ; Hilgenfeld, die Evangelien, p. 202, etc.) que l’évangéliste S. Luc attaque et condamne les riches en tant que riches ? Non : des deux hommes jugés dans cette parabole, le premier « n’est pas torturé pour avoir été riche, mais pour ne pas avoir été miséricordieux » (S. Jean Chrysost.), le second avait d’autres lettres de créance auprès de Dieu que sa pauvreté ; cela ressort fort bien du contexte, qui a tacitement décrit la patience de Lazare et la dureté du mauvais riche. « Toute pauvreté n’est pas sainte ; toute richesse n’est pas criminelle ». Mais, « comme la luxure rend coupable la richesse, la sainteté rend honorable la pauvreté » (S. Ambroise). L’Évangile n’a pas d’autre doctrine.
Luc 16.26 De plus, entre nous et vous il y a pour toujours un grand abîme, afin que ceux qui voudraient passer d’ici vers vous ne le puissent et qu’il soit impossible de passer de là-bas jusqu’à nous. – Seconde partie de la réponse d’Abraham : le mauvais riche demande une chose non‑seulement injuste, mais impossible. – Entre nous et vous un grand abîme a été établi. Entre nous, les élus, et vous, les réprouvés. Le mot grec correspondant à gouffre désigne plutôt un abîme que ce que l’on entend généralement par chaos. Cependant, les mots gouffre et chaos étaient dans le principe des mots synonymes chez les Grecs, et de même chez les Latins qui avaient emprunté ces expressions aux Grecs. – Il y a pour toujours. Manière très énergique de dire que le gouffre qui sépare le paradis de la géhenne est non‑seulement béant, mais éternel. « un gouffre qui sépare ceux entre qui il est creusé et creusé pour toujours ». S. Aug. lettre 164. Les damnés sont donc à tout jamais dans l’enfer ; leur sentence est irrévocable. – Ceux qui voudraient passer… Conséquence de ce qui précède. De part et d’autre la barrière ne saurait être franchie. Désormais, plus de mérite personnel, plus d’intercession des Saints, capable d’établir un pont à travers le terrible abîme.
Luc 16.27 Et le riche dit : Je te prie donc, père, d’envoyer Lazare dans la maison de mon père, – La parabole aurait pu s’arrêter après le v. 26. Mais Jésus veut la rendre encore plus complète, en montrant par de nouveaux détails ce qui constitue le danger spécial des richesses. Les privilégiés de ce monde, plongés dans toute sorte de jouissances, deviennent facilement incrédules, du moins dans la pratique, et ne s’occupent guère de leur salut. C’est ce qu’exprime la suite du dialogue. Refusé dans sa première requête, le mauvais riche en présente une seconde, qui ne concerne plus sa propre personne, mais le bien spirituel de ses frères. – Je te prie donc… d’envoyer… Si l’espace qui nous sépare est infranchissable pour Lazare, il n’existe sans doute aucun abîme entre vous et la terre.
Luc 16.28 car j’ai cinq frères, pour leur attester ces choses de peur qu’ils ne viennent, eux aussi, dans ce lieu de tourments. – J’ai cinq frères. On a vu parfois dans ce trait, mais sans raison suffisante, une allusion aux cinq fils du grand‑prêtre Anne, qui lui succédèrent à tour de rôle dans l’exercice du souverain pontificat. – Pour leur attester. C’est comme témoin, comme témoin oculaire, que Lazare devait aller trouver les frères du riche, à la façon de ce personnage que Platon, République 10, 14, fait revenir du séjour des morts sur la terre, « pour annoncer aux hommes ce qui se passe là‑bas », pour leur certifier l’existence des réalités terribles qu’il avait vues de ses propres yeux. – De peur qu’ils ne viennent… Ils n’en prenaient que trop le chemin, car ils vivaient eux aussi dans les délices, sans se soucier des pauvres, ni de Dieu. Il serait faux d’admettre, à la suite des théologiens protestants, que cette attention d’un damné à empêcher l’éternelle réprobation de ses frères est l’indice d’un sentiment de foi, ou de je ne sais quels autres germes de bien surnaturel qui s’agitaient dans son âme, car les réprouvés sont incapables de produire un acte de vertu. Les saints Pères et les exégètes catholiques attribuent le souhait du mauvais riche tantôt à l’égoïsme (S. Grégoire, Dial. 4, c. 23, Bède le Vénérable, Luc de Bruges, Corneille de Lapierre etc.) « Pour que ses tourments ne soient pas augmentés par les tourments de ceux que son exemple a entraînés à une vie dissolue semblable à la sienne, et sans miséricorde » (Jansénius), tantôt à la charité fraternelle (S. Jean Chrysostome, S. Augustin, S. Ambroise, Théophylacte, etc.), mais selon S. Thomas, Supplément de la Somme Théologique question 98, article 4 : « les damnés à cause de leur haine consommée se réjouissent des maux et s’affligent du bien, et par conséquent ils voudraient que tous les bons fussent damnés avec eux ». Cette charité fraternelle du Mauvais Riche envers ses frères est donc impossible.
Luc 16.29 Abraham répondit : Ils ont Moïse et les prophètes, qu’ils les écoutent. – Cette fois, Abraham ne réitère pas l’aimable mon fils du v. 25. Sa réponse est brève et même sévère. Ils ont Moïse et les prophètes : c’est‑à‑dire, toute la Bible, ainsi désignée par ses deux parties principales. cf. Jean 1, 46. La parole de Dieu doit leur suffire ; c’est pour eux un témoignage qu’aucun autre ne saurait surpasser. Voyez Jean 5, 39, 45-47.
Luc 16.30 Non, Abraham, notre père, reprit-il, mais si quelqu’un des morts va vers eux, ils se repentiront. – Le mendiant s’était soumis sans rien dire au refus qui l’atteignait personnellement (v. 27) ; mais ici, il propose une objection au père des croyants, ou plutôt il se permet de le contredire : Non, Abraham, notre père. Non, ils n’écouteront pas Moïse et les prophètes ; c’est là pour eux un moyen tout à fait insuffisant. Je les connais ; je sais par ma propre expérience qu’il faut, pour les frapper et les convertir, quelque chose d’extraordinaire, comme serait l’apparition d’un mort. – Ils se repentiront. Non‑seulement ils croiront, mais ils seront moralement transformés, et ils manifesteront leur conversion par des œuvres de pénitence.
Luc 16.31 Mais Abraham lui dit : S’ils n’écoutent pas Moïse et les prophètes, quelqu’un des morts ressusciterait, qu’ils ne le croiraient pas. » – Abraham rejette froidement cette vaine allégation. La parole inspirée ne leur suffit pas, qu’ils n’attendent pas de faveur extraordinaire. Si la voix des saints Livres ne les touche pas, celle d’un mort les laissera insensibles ? « Nous, les fidèles, nous sommes sauvés par l’audition, non par les apparitions » (Bengel). En tenant ce langage, Jésus devait penser à ce qui arriva bientôt après. D’ailleurs, les Pharisiens ne crurent pas à la divinité de Jésus, ni même au fait qu’il était le Messie, le Christ, quand il eut ressuscité Lazare. Y crurent‑ils quand il eut brisé victorieusement pour lui‑même les portes du tombeau ? – Notez la manière dont Abraham reproduit, mais en les renforçant, les expressions employées par son interlocuteur. Comme s’il disait : Un miracle beaucoup plus grand que celui que tu implores ne réussirait pas même à opérer un résultat moins considérable que celui que tu promets si hardiment. Après ces mots, le voile est encore brusquement tiré, ainsi qu’il arrive à la fin de plusieurs paraboles du troisième Évangile. L’auditoire devait se sentir saisi, impressionné, et porté par là‑même à mieux chercher, pour se l’appliquer ensuite, la signification de ces brûlantes leçons. – Sur les applications allégoriques que les Pères ont faites quelquefois des principaux traits de la parabole du mauvais riche (« Par le Juif, le peuple judaïque est désigné…Lazare est une image de tout le peuple païen », S. Grégoire le Grand ; « Les plaies de Lazare sont les souffrances du Seigneur provenant de la faiblesse de sa chair », S. Augustin ; de même pour les autres détails), voyez la chaîne d’or de S. Thomas, h. l.


