CHAPITRE 19
Luc 19.1 Jésus étant entré dans Jéricho, traversait la ville. – Jésus avait fait son entrée dans la ville et (telle est la force de l’imparfait) il était alors occupé à la traverser. Il semble que, sans la rencontre intéressante qu’il fit bientôt, il ne se serait pas arrêté cette fois à Jéricho. C’est à tort que plusieurs exégètes (Stier, Schegg) donnent à « traversait » le sens du prétérit, et supposent que la scène suivante se passa en dehors des murs.
Luc 19.2 Et voilà qu’un homme appelé Zachée, c’était un chef de publicains et il était riche, – Et voilà. L’adverbe favori de S. Matthieu ne pouvait être mieux employé. « Luc attire l’attention du lecteur sur la chose admirable qu’il a l’intention de raconter », F. Luc. – Le héros de cette histoire est décrit par son nom, par sa profession, par sa condition. – 1° Un homme nommé Zachée. Le mot grec correspondant à « homme » (de même au v. 7) indique d’avance un personnage d’une certaine distinction. Zachée, nom hébreu avec une terminaison grecque ou latine. Il signifie « pur » (cf. l’antique dénomination chrétienne « Innocent »), et apparaît de temps en temps soit dans la Bible (Esdras 2, 9 ; Néhémie 7, 14, etc.), soit dans le Talmud. – Il était chef des publicains. Le mot grec correspondant ne se trouve nulle part ailleurs ; aussi est‑il difficile de déterminer au juste sa valeur. Peut‑être désigne‑t‑il le receveur général du district, ayant sous lui tous les collecteurs ; mais il est possible aussi qu’il représente un titre moins élevé, tel que seraient ceux de contrôleur, ou de brigadier des douanes. Lieu de grand transit par sa situation, et d’immenses ressources agricoles par la fertilité de ses terres (son baume surtout et ses fruits étaient exportés au loin ; Flavius Josèphe, Antiquités Judaïques, 14, 4, 1 ; 15, 4, 2 ; Justin, Hist. 36, 3 ; Pline, hist. Nat. 12, 54), Jéricho avait naturellement dans ses murs une petite armée de publicains. – Et fort riche… La suite du récit (v. 8) permet d’induire qu’il s’était enrichi dans l’exercice de sa profession.
Luc 19.3 cherchait à voir qui était Jésus et il ne le pouvait à cause de la foule, car il était de petite taille. Charmants détails, naïvement dépeints. Il cherchait : le temps indique des efforts réitérés, mais constamment frustrés… A voir qui était Jésus ; c’est‑à‑dire, d’après Maldonat et plusieurs autres « à le distinguer dans cette foule compacte et confuse » ; plus simplement et beaucoup mieux, croyons‑nous, « Que disaient de lui son visage et sa façon de se vêtir ? ». Désir bien légitime, en toute hypothèse, car on aime à connaître de visu les hommes célèbres, et Jésus avait alors une réputation sans pareille. Mais, comme nous le disent les Pères, ce n’était pas uniquement la curiosité naturelle qui portait Zachée à contempler de près Notre‑Seigneur : un commencement de foi s’agitait dans son cœur envers Celui qu’il savait être, au rebours du sentiment universel, l’ami dévoué des publicains. « Une semence de salut se multipliait en lui parce qu’il désirait voir Jésus », Titus Bostr. (Cat. D. Thom.).
Luc 19.4 Courant donc en avant, il monta sur un sycomore pour le voir, parce qu’il devait passer par là. – Le récit devient de plus en plus pittoresque, comme la scène même. Les obstacles ne faisant qu’aviver les saints désirs de Zachée, il se précipite vers un endroit où il prévoit que le cortège devra passer. Il monta sur un sycomore. Il ne faut pas entendre par là notre faux sycomore de l’Occident, mais le « ficus sycomorus » ou « ficus Ægyptia », qui tient tout ensemble et du figuier et du mûrier, comme l’exprime son nom : du figuier par les fruits, du mûrier par les feuilles. Il ne croît que dans les parties les plus chaudes de la Palestine, spécialement dans la profonde et tropicale vallée du Jourdain. cf. 1 Rois 10, 27 ; 2 Chroniques 1, 15 ; Amos 7. Il est facile de grimper dessus, grâce à son tronc court, et à ses larges branches latérales, qui s’écartent dans toutes les directions. – Car il devait passer par là. Le rationaliste Keim, dans son Jesu von Nazara, t. 3, p. 17, proteste contre l’invraisemblance de ce détail, d’où il conclut que tout l’épisode de Zachée est légendaire : nous pensons au contraire qu’on n’invente pas de tels détails.
Luc 19.5 Arrivé à cet endroit, Jésus leva les yeux et l’ayant vu, il lui dit : « Zachée, descends vite, car il faut que je loge aujourd’hui dans ta maison. » – Jésus leva les yeux. Autre détail pittoresque. Celui qui avait lu surnaturellement dans le cœur de Nathanaël malgré l’épais feuillage d’un figuier (Jean 1, 48), lit de la même manière dans l’âme de Zachée malgré l’ombre du sycomore. « Jésus… n’avait besoin d’aucun témoignage sur l’homme ; lui‑même, en effet, connaissait ce qu’il y a dans l’homme », Jean 2, 25. – Il lui dit : Zachée. Déjà il le connaît. Quelqu’un de l’assistance le lui aurait nommé, d’après Paulus. Idée mesquine. Comme si le bon Pasteur ne savait pas les noms de ses brebis. Jean 10, 3. « L’impression que nous recevons du récit est favorable à la supposition que Jésus reconnut Zachée par une espèce d’intuition immédiate et miraculeuse : il lisait dans ses yeux ce qu’aucun autre ne pouvait y voir », dit très bien M. Reuss (Hist. Évang. p. 542), qui est bon exégète quand il n’est pas en proie à ses préjugés rationalistes. – Car aujourd’hui, placé en avant avec emphase, explique le descends vite : c’est une hospitalité immédiate que demande Jésus. – Il faut que je demeure… La maison de Zachée devait être ce jour‑là le lieu de repos du Sauveur, d’après les desseins providentiels de Dieu son Père. Jésus s’invite d’une façon toute royale : nulle part ailleurs dans l’Évangile nous ne le voyons agir ainsi, circonstance qui relève l’honneur fait au publicain de Jéricho. Heureux Zachée. « Tu voulais me voir passer, et aujourd’hui même tu me trouveras en repos chez toi », S. August. Serm. 113. Mais, continue le même Père, « Il a reçu le Christ dans sa maison, car il habitait déjà dans son cœur ». Au reste, « Même si Jésus n’avait pas entendu la voix de celui qui l’invitait, il aurait quand même vu la disposition de son âme », S. Ambroise, h. l.
Luc 19.6 Zachée se hâta de descendre et le reçut avec joie. – Zachée se hâta : Écho de l’ordre donné par Jésus, v. 5. On conçoit du reste ce joyeux empressement. Que de choses dans les quelques paroles de ce verset. S. Ambroise nous montre Zachée tombant du sycomore comme un fruit mûr, dès la moindre secousse imprimée à l’arbre par Jésus. « Zachée dans le sycomore, est le nouvel arbre fruitier d’un nouveau temps », Expos. in Luc, 9, 90.
Luc 19.7 Voyant cela, ils murmuraient tous en disant : « Il est allé loger chez un pécheur. » – Tout le monde ne partagea pas le bonheur de Zachée, qui fit au contraire une multitude d’envieux. Les murmures furent unanimes et se prolongèrent longtemps. – Il était allé loger chez un pécheur. Il y avait à Jéricho, ville sacerdotale, un très grand nombre de prêtres (cf. Mth 10, 31 et le commentaire), presque autant qu’à Jérusalem, dit le Talmud, et, au lieu de demander à l’un d’eux l’hospitalité, Jésus établissait sa résidence chez un publicain abhorré, dont la profession était regardée par les Juifs comme un crime insigne.
Luc 19.8 Mais Zachée, se présentant devant le Seigneur, lui dit : « Voici, Seigneur, que je donne aux pauvres la moitié de mes biens et si j’ai fait tort de quelque chose à quelqu’un, je lui rends le quadruple. » – Cette scène touchante ne se serait passée, d’après divers commentateurs (Olshausen, Schleiermacher, etc.) que le lendemain matin, au moment où Jésus se mettait en route pour Jérusalem. Il est beaucoup plus naturel de la placer soit immédiatement, dans la rue même, en face des insulteurs, soit peu de temps après l’entrée du Sauveur chez son hôte, par exemple à la fin du repas du soir (cf. l’expression aujourd’hui des vv. 5 et 9). Zachée, debout devant Jésus, émet publiquement un vœu généreux, indice de sa complète conversion. C’est à tort qu’on a vu parfois dans l’emploi du temps présent l’énonciation d’un fait antérieur et habituel, comme si Zachée eût voulu dire : Seigneur, je suis moins mauvais qu’on le croit : voyez quelles sont mes pratiques habituelles. Je donne… je restitue… De l’avis à peu près universel, le présent est mis pour le futur, en signe du caractère inébranlable et de l’exécution prochaine de la résolution. La chose est si sûre qu’on peut la regarder moralement comme déjà faite. – Je donne la moitié de mes biens. De la part d’un homme riche, c’était un sacrifice énorme. « Voici que le chameau, après avoir déposé le fardeau de sa bosse, passe à travers le trou de l’aiguille. C’est‑à‑dire que, après avoir rejeté l’amour des richesses et foulé aux pieds la fraude, il reçoit la bénédiction de l’accueil du Seigneur », Bède le Vénérable . – Et si j’ai fait tort à quelqu’un. Dans le grec : extorquer de l’argent au moyen de fausses accusation. cf. 3, 14 et le commentaire. La locution et si serait‑elle une sorte d’euphémisme derrière lequel Zachée masquerait à demi ses fautes ? Les exégètes modernes l’ont souvent affirmé, quoique bien à tort, selon nous. Quel intérêt Zachée avait‑il à ne pas faire alors une confession humble et complète ? Nous supposons donc, d’après son langage, qu’il n’a pas conscience d’avoir lésé volontairement les droits du prochain. Mais il sait combien ses fonctions sont délicates, et avec quelle facilité l’injustice matérielle, sinon formelle, peut s’y glisser (cf. le proverbe italien : Il n’y a pas de grand fleuve où il ne soit entré un peu d’eau trouble) : il est prêt à réparer tous ses torts, si on lui en découvre. Et avec quelle générosité il les réparera. Je lui rends le quadruple. La loi juive n’exigeait cette restitution au quadruple qu’en certains cas, par ex. quand l’objet volé avait été aliéné par le voleur ou avait péri chez lui (Exode 22, 1) ; ordinairement on n’était condamné à restituer que le double (Exode 22, 4-9), et même, quand on restituait spontanément, il suffisait d’ajouter un cinquième en sus de la valeur. Quant aux lois romaines, un article spécial, « des publicains », n’exigeait de ces fonctionnaires que la restitution pure et simple, quoique les voleurs communs dussent la faire au quadruple.
Luc 19.9 Jésus lui dit : « Le salut est venu aujourd’hui pour cette maison, parce que celui-ci est aussi un fils d’Abraham. – Jésus s’adresse directement à Zachée, quoiqu’il parle de lui à la troisième personne. – Le salut est venu… Douce assurance pour Zachée, et pour toute sa maison, qui avait reçu comme lui avec de vifs sentiments de foi la visite du Sauveur. – Un fils d’Abraham. Des auteurs anciens et modernes (S. Cyprien, S. Jean Chrysost., S. Ambroise, Maldonat, Stella, Reuss, Curci) ont conclu de ces mots que Zachée devait être païen d’origine ; mais telle n’est certainement pas leur signification directe. Il n’y a aucune raison de ne pas les prendre à la lettre, et c’est d’une manière littérale qu’on les interprète généralement aujourd’hui. Zachée était Juif, comme le prouve son nom (note du v. 2) ; mais, en se faisant publicain, il s’était dégradé aux yeux de ses concitoyens, il avait en quelque sorte renoncé à sa précieuse filiation : converti désormais, il a recouvré tous ses droits au salut promis à Abraham, son illustre aïeul.
Luc 19.10 Car le Fils de l’homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu. » – Jésus continue de répondre au blâme de la foule. Il a justifié sa conduite par un premier motif, tiré des droits de Zachée ; il en expose maintenant un second, qui consiste dans l’indication générale de son propre rôle en tant que Messie : Le Fils de l’homme est venu… N’est‑il‑pas venu tout exprès pour chercher les brebis égarées et les ramener au bercail ? Voyez dans S. Matthieu, 18, 11 (cf. Le commentaire), la reproduction de cette pensée. Ici, le verbe chercher est une particularité de S. Luc. – Que devint Zachée après sa conversion ? D’anciens auteurs pensent qu’il s’attacha immédiatement à la personne de Jésus. Quelques‑uns (à la suite de Clément d’Alexandrie, Strom. 4, 6) l’ont identifié avec S. Mathias, qui devint plus tard apôtre à la place de Judas. D’autres font de lui le premier évêque de Césarée, en Palestine. Mais une antique tradition, « confirmée par un grande nombre de témoignages, et surtout par l’autorité du pape Martin V dans sa bulle de l’année 1427 », (Propre du bréviaire de Tulle, au 3 septembre), démontre que Zachée émigra de bonne heure dans les Gaules, et qu’il se fixa finalement dans un lieu sauvage et pittoresque (Roc‑Amadour) qui appartient aujourd’hui au diocèse de Cahors, où il est honoré sous le nom de S. Amadour (Amator).
Luc 19, 11-28. La parabole des mines.
Sur la différence qui, malgré des analogies nombreuses, existe entre cette parabole et celle des talents, conservée par S. Matthieu, 25, 14-30, cf. commentaire S. Matth. Dès les premiers siècles, Ammonius d’Alexandrie, Eusèbe et S. Jean Chrysostome, en faisaient deux pièces distinctes.
Luc 19.11 Comme ils écoutaient ce discours, il ajouta une parabole, parce qu’il était près de Jérusalem et que le peuple pensait que le royaume de Dieu allait bientôt paraître. – Petite introduction historique, précieuse pour découvrir le vrai but et le sens de la parabole. cf. 18, 1 et 9. Nous sommes encore à Jéricho (cf. v. 28), et probablement dans la maison de Zachée. – Il était près de Jérusalem. Jéricho n’est en effet qu’à 25 kilomètres de Jérusalem, c’est‑à‑dire à une petite journée de marche (environ 6 ou 7 heures). – le peuple pensait… Depuis quelque temps l’enthousiasme est toujours allé croissant dans l’entourage de Jésus. cf. 14, 25 ; 18, 31, 38 ; 19, 1-3. Ses partisans, même les plus éclairés, s’obstinent à croire que, s’il va maintenant à Jérusalem, la capitale de la Théocratie, c’est pour y fonder sans délai, pour y faire briller le royaume du Messie avec son cortège obligé de gloires humaines. Jésus répond à ces grossières espérances en montrant, sous les traits de cette belle composition poétique, 1° qu’il s’écoulera encore un long temps avant la crise décisive qui établira définitivement son règne, 2° que ses amis devront employer ces siècles d’attente à un travail sérieux, s’ils veulent être récompensés au dernier jour, 3° que ses ennemis, spécialement ceux des Juifs qui le combattent, n’échapperont pas à sa Justice.
Luc 19.12 Il dit donc : « Un homme de grande naissance s’en alla dans un pays lointain pour être investi de la royauté et revenir ensuite. – Un homme de haute naissance : digne figure de Notre‑Seigneur Jésus‑Christ qui, « bien qu’il soit devenu serviteur, est quand même noble selon l’ineffable origine qu’il tient de son Père », S. Cyrille, in Cat. D. Thom. Ou plutôt, « Il n’est pas seulement noble selon la divinité, mais aussi selon la nature humaine, puisqu’il est de la semence de David », S. Basile, ibid. – S’en alla dans un pays lointain : aussi loin qu’il y a de la terre au ciel, ce qui suppose une absence prolongée. – Pour prendre possession d’un royaume. L’image est empruntée aux coutumes d’alors. Combien de petits princes, en Palestine et autour de la Palestine (en Judée, à Chalcis, à Abila, à Emèse, à Damas, en Commagène, etc.), avaient dû se rendre à Rome pour recevoir leur investiture du sénat ou de l’empereur. Le premier livre des Maccabées, 8, 13, fait à ce sujet une réflexion significative : « Ceux qu’ils voulaient (les Romains) faire régner régnaient, et ils dépossédaient du royaume ceux qu’ils voulaient ». C’est ainsi qu’Hérode‑le‑Grand avait entrepris le voyage de Rome pour obtenir le titre de roi des Juifs ; que son fils Archélaüs était allé, quoique en vain, faire sa cour à Auguste pour qu’il lui fût accordé de conserver cette dignité. De même, Jésus était sur le point de monter au ciel avant de revenir à la fin des temps dans l’état de gloire et de puissance royales. – Le héros de la parabole des talents est un simple père de famille, qui n’aspire à aucune dignité.
Luc 19.13 Ayant appelé dix de ses serviteurs, il leur donna dix mines et leur dit : Faites-les valoir, jusqu’à ce que je revienne. – Ayant appelé dix de ses serviteurs. Non pas « ses dix serviteurs », comme sil n’en eût pas eu davantage. Il se propose de mettre leur fidélité à l’épreuve durant son absence : c’est pour cela qu’il leur confie à chacun dix mines, désireux de voir comment ils sauront les faire fructifier à son profit. La « mine » n’était pas une monnaie réelle, ayant cours : après avoir servi de poids, elle était devenue une monnaie fictive, comme le talent. Il est probable qu’il s’agit ici de la mine attique, qui contenait 100 drachmes, qui correspond à trois mois de salaire. Quelle différence dans la parabole des talents, Matth. 25, 15 et ss., où le maître partage toute sa fortune, qui était considérable, entre trois seulement de ses serviteurs. – Faites‑les valoir : faites des affaires. Jésus signifiait, par les serviteurs qui recevaient les mines, ses propres disciples. « Les affaires ne consistait en rien d’autre, qu’à étendre son règne à tous les mortels, grâce à la prédication de ses disciples » Eusèbe (ap. Cat. D. Thom.). Cela convient donc encore à tous les prêtres.
Luc 19.14 Mais ses concitoyens le haïssaient et ils envoyèrent après lui des messagers chargés de dire : Nous ne voulons pas que cet homme règne sur nous. » – Mais ses concitoyens le haïssaient. Les concitoyens de Jésus, ce sont évidemment les Juifs, puisqu’il était comme eux membre de l’état théocratique, Jean 4, 22 ; Romains 9, 5. Leur haine envers lui n’apparaît que trop à chacune des pages évangéliques. – Ils envoyèrent après lui… Les messagers devaient protester de toutes leurs forces contre l’élévation du noble prétendant à la dignité suprême, en remontrant au suzerain que cet acte serait tout à fait impolitique, attendu qu’il était contraire aux vœux de la nation entière. Nous apprenons par l’historien Josèphe Ant. 17, 11, 1 (cf. La Guerre des Juifs, 11, 2, 1) que les choses se passèrent à la lettre de cette sorte quand Archélaüs alla revendiquer à Rome la succession de son père. – Nous ne voulons pas que cet homme… Expression dédaigneuse : cet homme que nous détestons. Les Juifs, à deux reprises au moins, parlèrent en ce sens à Pilate contre Jésus, quand ils crièrent : « Nous n’avons pas d’autre roi que l’empereur », et « N’écris pas : Roi des Juifs », Jean 19, 15, 21. Tous ces détails sont propres à la parabole des mines ; on ne trouve rien de semblable dans celle des talents.
Luc 19.15 Quand il fut de retour, après avoir été investi de la royauté, il se fit appeler les serviteurs auxquels il avait donné l’argent, pour savoir quel profit chacun en avait tiré. – Malgré tant d’oppositions (elles devinrent plus vives encore après la mort de Notre‑Seigneur, cf. Actes 12, 13 ; 13, 45 ; 14, 18 ; 17, 5 ; 18, 6 ; 22, 22 ; 23, 12, et, du monde juif, elles passèrent au monde entier, qui les continue chaque jour) le candidat au trône vit ses droits reconnus. Le voici maintenant qui revient, muni de pleins pouvoirs, dont il fait aussitôt un double usage : il récompense ses amis et se venge de ses ennemis. – Il fit appeler les serviteurs… Voyez, pour l’explication détaillée, S. Matth., car c’est ici surtout que les deux paraboles se ressemblent. Celle des mines a pourtant encore des variantes notables, conformément à la diversité de son but et de son ordonnance générale. – … Pour savoir quel profit chacun en avait tiré. Ce sont deux questions en une seule : qui s’était enrichi, et de quoi.
Luc 19.16 Le premier vint et dit : Seigneur, votre mine a gagné dix autres mines. 17 Il lui dit : C’est bien, bon serviteur, parce que tu as été fidèle en peu de chose, reçois le gouvernement de dix villes. – Les serviteurs, du moins les trois dont le récit fait une mention spéciale, se présentent au roi d’après un ordre conforme à leurs succès, par conséquent à leurs mérites. – Votre mine a produit dix mines. Langage d’une profonde humilité. Le serviteur semble attribuer tout le profit à l’argent de son maître, et ne tenir aucun compte de son activité, de son habileté personnelles. Il en est autrement dans la parabole des talents : « Seigneur, tu m’avais confié cinq talents, j’en ai gagné cinq autres ». – En échange de sa fidélité, il reçoit, outre un bel éloge, une récompense vraiment princière : tu auras puissance sur dix villes. Dix cités, pour dix mines avec lesquelles on aurait à peine acheté une modeste maison. Dans l’antiquité, les rois récompensaient assez fréquemment leurs amis et serviteurs fidèles en leur attribuant le revenu d’une ou de plusieurs villes. Dans la parabole des talents, le maître, n’étant qu’un homme privé, se contente de dire : « Entre dans la joie de ton Maître ». Il n’a pas de cités à donner.
Luc 19.18 Le second vint et dit : Seigneur, votre mine a produit cinq autres mines. 19 Toi aussi lui dit-il, gouverne cinq villes. – C’est la même scène réitérée, à part cinq mines et cinq villes au lieu de dix. La récompense, et c’était bien juste, est donc proportionnée au succès, ou plutôt aux efforts, à la générosité de l’action. Dans l’ordre moral aussi, les mêmes dons ne produisent pas toujours des résultats identiques. Puissions‑nous du moins gagner cinq mines.
Luc 19.20 Puis un autre vint et dit : Seigneur, voici votre mine que j’ai gardée en dépôt dans un linge. 21 Car j’avais peur de vous, parce que vous êtes un homme sévère : vous retirez ce que vous n’avez pas déposé et vous moissonnez ce que vous n’avez pas semé. – Un autre vint. Le narrateur parle maintenant comme s’il n’eût été confié de l’argent qu’à trois serviteurs. « Il ne parle pas de ces autres qui, semblables à des débiteurs prodigues, ont perdu ce qu’ils avaient reçu », S. Ambroise (Expos. in Luc. 8, 95) . Mais rien, dans la parabole, ne nous autorise à croire que les sept autres aient été si pervers. Peut‑être est‑il mieux de dire qu’on les passe sous silence pour abréger, leur conduite ayant été analogue ou à celle des deux premiers, ou à celle du troisième. – Voici ta mine, que j’ai gardée dans un linge. Le mouchoir était destiné à essuyer la sueur du visage. Il n’est pas sans intérêt de voir, d’après le Talmud, des Juifs se servant précisément du mouchoir pour envelopper de petites sommes d’argent, à l’instar de ce négligent serviteur. D’après la parabole des talents, l’argent avait été enfoui en terre. Au moral, « Envelopper de l’argent dans un suaire c’est cacher les dons reçus pendant une longue durée de temps », Bède le Vénérable . – Car j’avais peur de vous. Dans les termes les plus arrogants, le coupable essaie d’excuser sa conduite, qu’il voudrait faire passer pour de la prudence. Il a eu peur de son maître, lequel est si sévère, et dont il craignait les reproches, ou même les vengeances. – Les locutions proverbiales « prendre ce qu’on n’a pas déposé, moissonner ce qu’on n’a pas semé » (voyez‑les dans S. Matthieu, 25, 24, avec une légère variante) peuvent exprimer soit l’appropriation injuste du bien d’autrui, soit l’accumulation des richesses sans travail personnel, au prix de la sueur des pauvres gens. Cette seconde acception est ici la plus probable.
Luc 19.22 Le roi lui répondit : Je te juge sur tes paroles, méchant serviteur. Tu savais que je suis un homme sévère, retirant ce que je n’ai pas déposé et moissonnant ce que je n’ai pas semé, 23 pourquoi donc n’as-tu pas mis mon argent à la banque ? Et à mon retour, je l’aurais retiré avec les intérêts. – Je te juge sur tes paroles. Le roi répond à ce misérable en lui opposant ses propres paroles. Le serviteur aurait dû pour le moins prêter à intérêts la somme qui lui avait été confiée : son royal maître en eût ainsi tiré quelque profit.
Luc 19.24 Et il dit à ceux qui étaient là : Otez-lui la mine et donnez-la à celui qui en a dix. 25 Seigneur, lui dirent-ils, il en a dix. 26 Je vous le dis, à quiconque possède, on donnera et à celui qui n’a pas, on ôtera même ce qu’il a. – Il dit à ceux qui étaient là : ceux‑ci étaient les serviteurs du roi en général, ses gardes. – Surpris d’un pareil ordre, ils se permettent une observation respectueuse : Mais celui auquel vous donnez la mine, n’est‑il pas déjà le plus riche de tous ? – Je vous le dis. Ainsi qu’il convient à sa dignité, le prince n’a pas l’air de s’apercevoir qu’on l’a interpellé ; il répond néanmoins à l’objection par l’axiome bien connu : on donnera à celui qui a déjà … cf. 8, 18 etc.
Luc 19.27 Quant à ces gens qui me haïssent et n’ont pas voulu m’avoir pour roi, amenez-les ici et égorgez-les en ma présence. » – Après avoir récompensé ou puni ses serviteurs selon leur conduite respective, le roi, par cette transition, introduit un terrible arrêt contre ceux de ses concitoyens qui lui avaient fait autrefois une opposition si hostile, v. 14. La sentence est majestueuse, sans appel, exécutée sur‑le‑champs sous les yeux mêmes du juge, ainsi que cela se pratiquait fréquemment dans les contrées orientales (dans le grec, l’équivalent de tuez est un mot d’une grande énergie). Le voile tombe brusquement après ces effrayantes paroles. Quelle impression ne durent‑elles pas produire sur l’assistance. C’est une prophétie de la ruine de Jérusalem, et, dans le sens large, des châtiments qui atteindront à la fin du monde tous les ennemis de Notre‑Seigneur Jésus‑Christ et de son Église.
Luc 19.28 Après ce discours, Jésus se mit à marcher en avant, pour monter à Jérusalem. – Après ce discours. Jésus se mit donc en route aussitôt après avoir achevé la parabole des mines. Il y a une emphase visible dans le verbe marcher, qui rappelle une phrase plus significative encore de S. Marc, 10, 32. Jésus s’est mis en tête du cortège nombreux qui l’accompagne, et, bien qu’il sache ce qui l’attend, il s’avance vaillamment, à la façon d’un chef que rien n’effraie. Monter à Jérusalem est ici d’une réalité plus parfaite que jamais, car on monte perpétuellement (d’environ 3500 pieds) pour aller de Jéricho à Jérusalem, on passe de -250 mètres sous le niveau de la mer à une altitude de +780 mètres. La Route était lugubre et désolée, elle traversait un des plus affreux déserts qui soient au monde (cf. 10, 25 et ss. et l’explication). Pour le moment du moins, elle menait Jésus à un triomphe.
Luc 19, 29-54. = Matth. 21, 1-11 ; Marc. 11, 1-11 ; Jean 12, 12-19.
Luc 19.29 Lorsqu’il approcha de Bethphagé et de Béthanie, vers la montagne appelée des Oliviers, Jésus envoya deux de ses disciples, -Comparé aux deux autres synoptiques (Matthieu, Marc) pour cette troisième et dernière partie de son Évangile (Luc 19, 29 – 24, 53), S. Luc est en général moins complet, moins précis : il abrège, et omet par conséquent beaucoup de détails. Mais, d’autre part, nous trouverons de temps en temps et jusqu’à la fin dans son récit de ces particularités précieuses auxquelles il nous a habitués dès le début. Nous devons intercaler ici, d’après la suite chronologique des événements, un petit séjour de Notre‑Seigneur à Béthanie, cf. Jean 12, 1-19. – Bethphagé et Béthanie. Sur Bethphagé, cf. Matth. 21 et le commentaire. Quoique S. Luc et S. Marc mentionnent Bethphagé avant Béthanie, il résulte des récits comparés de S. Matthieu et de S. Jean que Bethphagé était le plus rapproché de Jérusalem, puisque Jésus, allant de Béthanie à la capitale juive, trouva cette localité sur sa route. Mais comme, d’une part, S. Luc abrège, et que, d’autre part, les deux villages étaient très peu distants l’un de l’autre, cette manière de parler n’a rien de foncièrement inexact. – La montagne appelée des Oliviers. La colline qui s’élève à l’orient de Jérusalem est du reste appelée par l’historien Josèphe comme par le Nouveau Testament tantôt « mont des oliviers », tantôt, quoique plus fréquemment, « mont des oliveraies ».
Luc 19.30 en disant : « Allez au village qui est en face, en y entrant, vous trouverez un ânon attaché, sur lequel aucun homme ne s’est jamais assis, détachez-le et amenez-le. 31 Et si quelqu’un vous demande pourquoi vous le détachez, vous répondrez : Parce que le Seigneur en a besoin. » – Le Messie donne lui‑même des ordres en vue de sa marche triomphale. Il ne songe plus à se soustraire aux honneurs comme autrefois, car l’heure marquée par la Providence a sonné. – L’emphatique jamais est propre à S. Luc. – Le Seigneur en a besoin. La phrase est identique dans les trois récits d’après le texte grec.
Luc 19.32 Ceux qui étaient envoyés partirent et trouvèrent les choses comme Jésus le leur avait dit. 33 Comme ils détachaient l’ânon, ses maîtres leur dirent : « Pourquoi détachez-vous cet ânon ? » 34 Ils répondirent : « Parce que le Seigneur en a besoin. » – S. Luc est seul à dire que ce fut au moment même où les envoyés de Jésus déliaient l’ânon qu’ils reçurent les observations des propriétaires. Seul encore S. Luc cite directement la réponse des deux apôtres.
Luc 19.35 Et ils l’amenèrent à Jésus, puis, ayant jeté leurs manteaux sur l’ânon, ils y firent monter Jésus. – Les disciples ornent l’humble monture pour la rendre moins indigne de Jésus, en jetant dessus leurs manteaux.
Luc 19.36 A son passage les gens étendaient leurs manteaux sur la route. – Remarquez l’emploi de l’imparfait, qui indique un acte constamment renouvelé au fur et à mesure que Jésus avançait. – Le peuple étendit leurs manteaux : et des branches qu’ils coupaient aux arbres plantés le long du chemin (cf. S. Matth. et S. Marc).
Luc 19.37 Lorsqu’il était déjà près de la descente du mont des Oliviers, toute la foule des disciples, transportés de joie, se mit à louer Dieu à haute voix pour tous les miracles qu’ils avaient vus. – Précieuse note topographique, spéciale à S. Luc. Trois chemins conduisent de Béthanie à Jérusalem. L’un d’eux se glisse entre les pointes septentrionale et centrale du mont des Oliviers ; un autre gravit sa cime la plus élevée, pour descendre ensuite en traversant le village moderne d’El‑Tour ; le troisième, qui est et doit toujours avoir été la route proprement dite, contourne la masse du centre, passant entre elle et le mont du Scandale. Les deux autres sont plutôt des sentiers de montagne que de vrais chemins, et, comme Jésus était accompagné d’un si grand nombre de disciples, il est clair qu’il dut prendre cette route, la plus commode des trois. C’est donc au moment où le cortège, après avoir franchi le versant oriental du mont des Oliviers, arrivait à l’endroit où le chemin débouche tout à coup sur le flanc occidental, que les acclamations de la foule commencèrent. Là en effet, la ville, auparavant cachée par la cime de la colline, apparaissait subitement dans toute sa splendeur. Si, maintenant qu’elle n’a plus son ancienne beauté, elle présente encore de ce lieu aux regards du pèlerin un magnifique panorama, il est impossible d’oublier, qu’on la regardait comme une des merveilles du monde (Tacite, Hist. 5, 8). Le temple surtout se montrait de là tout rayonnant de grâce. Voyez S. Matth. On conçoit qu’en face de ce spectacle admirable, rehaussé à cette époque de l’année par les charmes du printemps, face à la capitale et au palais du Roi Messie, l’enthousiasme de la multitude qui escortait Jésus n’ait pu se contenir. – La foule des disciples : des disciples dans le sens le plus large de cette expression. – Se mit à louer… Ce détail, propre au troisième Évangile, fait déjà ressortir d’une manière générale le caractère religieux de cette manifestation populaire. – A haute voix est pittoresque. – Pour tous les miracles (voyez S. Matth.) : c’est‑à‑dire, à propos des nombreux miracles du Sauveur dont ils avaient été témoins, mais spécialement, ajoute S. Jean, 12, 17, à propos de la résurrection de Lazare.
Luc 19.38 « Béni soit, disaient-ils, le roi qui vient au nom du Seigneur. Paix dans le ciel et gloire au plus haut des cieux. » – Les acclamations du peuple, d’abord conformes dans notre Évangile à celles des autres synoptiques (hormis l’addition de roi, qui correspond toutefois à une idée analogue de S. Marc, 11, 10), prennent ensuite un caractère particulier : Paix dans le ciel, et gloire au plus haut des cieux ! On croirait entendre un écho du cantique des anges, 2, 14. « Paix au ciel » : le ciel est en paix avec nous, grâce à la médiation, à l’oblation volontaire du Christ. cf. Romains 5, 1 ; Colossiens 1, 20 ; 2, 14, 15.
Luc 19.39 Alors quelques Pharisiens, au milieu de la foule, dirent à Jésus : « Maître, réprimandez vos disciples. » – La brièveté relative de la description de S. Luc est plus que compensée par l’intérêt des deux narrations qui suivent (cf. vv. 41 et ss.). Elles furent sans doute fournies à l’évangéliste par les documents qu’il avait réunis avec tant de soin. La première, qui contient un dialogue rapide de Jésus avec les Pharisiens, a quelque analogie avec un fait relaté par le premier Évangile, 21, 15 et 16. – Quelques Pharisiens… Partout nous trouvons ces ennemis du Sauveur. Les voilà déjà répandus parmi les rangs de la foule qui honore Jésus comme le Messie. – Maître (équivalent de Rabbi) : derrière ce titre respectueux, qu’ils lui donnaient de temps à autre (cf. 10, 25 etc.) , ils dissimulent mal leur envie, leur mécontentement. – Réprimandez vos disciples. « Vous n’entendez donc pas ce qu’ils disent : Par quelque réprimande sévère, arrêtez au plus tôt leurs blasphèmes ». Pour ces incrédules, le langage des disciples était en effet blasphématoire et ils rendaient le Maître responsable de la conduite des siens.
Luc 19.40 Il leur répondit : « Je vous le dis, si eux se taisent, les pierres crieront. » – Grave et sublime réponse de Jésus. Non‑seulement il accepte les hommages qu’on lui rend, mais il affirme avec une majesté digne du Messie, et en employant une locution proverbiale empruntée peut‑être à la prophétie d’Habacuc (2, 11), que, si les hommes cessaient de l’acclamer, les pierres mêmes devraient le faire. C’était dire : « Vox populi, vox Dei. », « la voix du peuple est la voix de Dieu ». C’était reconnaître lui‑même très explicitement sa dignité messianique. Sur une expression semblable de Virgile, Ecl. 5, 28, Servius a écrit ce juste commentaire : « C’est parler par hyperbole quand la chose est de nature à ne pouvoir en aucune façon être cachée, ou demeurer occulte ». cf. Ovide, Metam. 2, 697, et, dans le Talmud, le traité Chagigah, f. 16, 1 : « Ne dis pas : qui témoignera contre moi ? Les pierres et les solives de ta maison témoigneront contre toi ».
Luc 19.41 Et lorsque, s’étant approché, il aperçut Jérusalem, il pleura sur elle, en disant : – S’étant approché. Quand il fut parvenu à son tour au lieu décrit plus haut, v. 37. – C’est à bon droit qu’on a regardé cette scène touchante comme « un des joyaux de notre Évangile » (Godet). En contemplant Jérusalem, Jésus en embrassa toute l’histoire passée, présente et future : histoire du divin amour qui s’était manifesté avec des tendresses sans pareilles, histoire de l’ingratitude humaine poussée à son comble, histoire des vengeances célestes les plus terribles. Ce douloureux tableau suscita en lui une vive émotion, à laquelle il donne un libre cours au plus beau moment de son triomphe. Deux fois seulement nous lisons dans sa vie qu’il pleura, ici et avant de ressusciter Lazare, sur son ingrate patrie et sur l’ami de son cœur. Mais là il n’était question que de larmes silencieuses, tandis qu’ici il pleure à haute voix et sanglote. Qu’il est beau et divin, le Fils de Dieu pleurant. Et toutefois S. Épiphane raconte qu’il s’était trouvé de son temps des hommes qui, trouvant ce détail indigne de Jésus, l’avaient retranché d’une main aussi brutale qu’inintelligente. cf. D. Calmet, h. l.
Luc 19.42 « Si tu connaissais, toi aussi, du moins en ce jour qui t’est donné, ce qui ferait ta paix. Mais maintenant ces choses sont cachées à tes yeux. – Jésus va motiver ses pleurs. Il gémit sur l’endurcissement de sa chère patrie et sur les maux affreux qui en seront la conséquence inévitable : Si tu connaissais… Toi aussi (avec emphase), comme mes disciples fidèles. La répétition fréquente des pronoms toi, tu, te, … dans les vv. 42-44 (quatorze fois) est du plus bel effet. – Du moins en ce jour. Chaque mot porte. Ce jour‑là avait été donné à Jérusalem pour se repentir et pour croire à Jésus : mais c’était un jour décisif. – Ce qui serait ta paix (cf. 14, 32) : c’est‑à‑dire les conditions auxquelles Dieu est disposé à t’accorder la paix, le salut. Peut‑être y a‑t‑il dans ces mots une paronomase, par laquelle le Sauveur jouerait, suivant un usage aimé des Orientaux, sur le nom de Jérusalem (lieu ou vision de la paix). – Mais maintenant… La phrase qui précède n’est pas achevée, comme le notait déjà Euthymius : « La phrase est inachevée. C’est ce qui arrive à ceux qui pleurent. Ils abrègent les mots sous le coup de l’émotion ». On la compléterait en ajoutant : « tu te conduirais bien autrement » ou quelque autre idée analogue. Jésus laisse donc tout à coup, pour revenir à la triste réalité, ce bel idéal qu’il avait un instant contemplé. – Ces choses sont cachées à tes yeux. Aveuglement tout à fait volontaire de la part de Jérusalem : elle a d’elle‑même fermé les yeux à la lumière (cf. la fin du v. 44).
Luc 19.43 Viendront sur toi des jours où tes ennemis t’environneront de tranchées, t’investiront et te serreront de toutes parts, 44 ils te renverseront par terre, toi et tes enfants qui sont dans ton sein et ils ne laisseront pas dans ton enceinte pierre sur pierre, parce que tu n’as pas connu le temps où tu as été visitée. » – Description magnifique tout ensemble. La plupart des expressions du texte grec sont techniques, tout à fait nobles, et propres au troisième Évangile. Jésus passe aux affreux châtiments que Jérusalem attirera sur elle par une conduite si coupable. Viendront mis à dessein en tête de la phrase, indique la certitude des malheurs prophétisés. – Tes ennemis t’environneront… Chacun des horribles détails tour à tour signalés par Jésus est introduit d’une manière emphatique, qui les met tristement en relief. – Tranchées : Retranchement ou rempart artificiel destiné soit à protéger un camp, soit à investir une ville. C’était ordinairement une vaste levée de terre, surmontée de palissades et protégée extérieurement par un fossé. Les Juifs, dans une habile sortie, ayant incendié le rempart que les Romains avaient établi autour de Jérusalem, Titus en construisit rapidement un second, mais en maçonnerie, qui n’avait rien à craindre du feu. – te serreront de toutes parts. Accumulation énergique de synonymes. Mais ce ne sont pas de vaines paroles. La circonférence de Jérusalem était de 33 stades : le retranchement de Titus n’en avait que 39. – Ils te renverseront par terre. Image d’une ruine universelle. La ville sera rasée ; ses fils (ses habitants) seront massacrés sans pitié. – Ils ne laisseront pas… Voyez Matth. 24, 2, où Jésus lance en particulier cette sombre prophétie contre le temple. Et tout s’est réalisé à la lettre : cf. Josèphe, de La Guerre des Juifs, 7, 1, 1. Aussi, un jour que Frédéric‑le‑Grand demandait à Gellert ce qu’il pensait du Christ, ce célèbre professeur se contenta de lui répondre : Que pense Votre Majesté de la destruction de Jérusalem ?. – Parce que tu n’as pas connu le temps… Jésus termine comme il avait commencé (v. 2), en reprochant à la cité juive son triste aveuglement. Le temps où elle a été visitée et qu’elle a méconnu n’est autre que le temps de la vie publique du Sauveur, durant lequel elle avait reçu de lui tant de visites pacifiques (sur le mot visite, voyez 1, 68 et le commentaire).
Luc 19.45 Étant entré dans le temple, il se mit à chasser ceux qui y vendaient et y achetaient, 46 leur disant : « Il est écrit : Ma maison est une maison de prière et vous en avez fait une caverne de voleurs. » – Jésus régnant en Messie dans le temple. Luc 19, 45 – 21, 4. Le triomphe de Jésus continue, mais sous une autre forme. Deux jours durant, le lundi et le mardi de la semaine sainte, nous le voyons manifester en face de ses ennemis son autorité messianique, par les actes d’abord, puis par la parole. C’est vraiment un roi qui trône dans son palais. Expulsion des vendeurs. Luc 19, 45-48 = Matth. 21, 12-23 ; Marc. 11, 15-17. Voyez nos commentaires sur les deux premiers Évangiles. S. Luc ne fait guère que toucher à cette majestueuse action de Jésus. – Étant entré dans le temple. C’était, comme le note expressément S. Marc, 11, 12 et ss., le lendemain de l’entrée solennelle à Jérusalem. – Ceux qui y vendaient et ceux qui y achetaient. C’était la seconde fois que Jésus chassait des parvis sacrés les grossiers usurpateurs qui les profanaient avec la tolérance et même la complicité des prêtres. cf. Jean 2, 14 et ss. – Vous en avez fait une caverne de voleurs. Cinquante ans après, la maison de Dieu allait devenir dans un sens encore plus désolant un repaire horrible de bandits. Parlant des atrocités commises par les « sicaires » dans l’intérieur du temple, Ananus s’écriait : « Il eût été bon pour moi de mourir avant de voir le sanctuaire souillé par de telles abominations, ces lieux sacrés horriblement piétinés par des scélérats sanguinaires ». Flavius Josèphe La Guerre des Juifs, 4, 3, 10.
Luc 19.47 Jésus passait les journées à enseigner dans le temple. Et les Princes des prêtres, les Scribes et les notables cherchaient à le perdre, – à enseigner. Tournure qui exprime la continuité ; elle est complétée du reste par « les journées ». A cette physionomie céleste de Jésus enseignant, le narrateur oppose les conciliabules de haine que tiennent ses cruels ennemis. Les mots princes des prêtres, scribes, principaux du peuple représentent les trois chambres du Sanhédrin. – Ils cherchaient à le perdre : l’imparfait indique la constance de leurs tentatives haineuses.
Luc 19.48 mais ils ne savaient comment s’y prendre, car tout le peuple l’écoutait suspendu à ses lèvres. – Décidés à se défaire de Jésus, les Sanhédristes étaient dans l’embarras sur les moyens auxquels ils auraient recours pour le mettre à mort. – Car tout le peuple était suspendu d’admiration. Motif de cette hésitation, et en même temps beau contraste. Tandis que les ennemis du Sauveur s’acharnent à sa perte, le peuple écoute Jésus avec transport. La locution suspendu, spéciale à notre évangéliste, n’est pas moins élégante qu’énergique. Les auteurs classiques l’emploient fréquemment. Voyez Virg. Aen. 4, 79 ; Ovid. Ep. 1, 30 ; Horat. Ep. 1, 105, etc. cf. Genèse 44, 30. Nous disons dans le même sens : être suspendu aux lèvres de quelqu’un. Quel éloge, en un seul mot, de l’éloquence toute divine de Notre‑Seigneur.


