CHAPITRE 3
Luc 3, 1-6 = Matth. 3, 1-6 = Marc. 1, 1-6.
Luc 3.1 La quinzième année du règne de Tibère César, Ponce Pilate étant gouverneur de la Judée, Hérode, tétrarque de la Galilée, Philippe, son frère, tétrarque de l’Iturée et du pays de la Trachonite et Lysanias, tétrarque de l’Abilène, – Ce paragraphe commence par une période solennelle, magnifiquement agencée, qui a pour but de fixer l’époque vers laquelle s’ouvrit le ministère de S. Jean. Au moyen d’une date synchronique qui est du plus haut intérêt pour la chronologie de la vie du Sauveur (voyez La Sainte Bible, Introduction Générale aux Évangiles par Monsieur l’Abbé Louis-Claude Fillion, pdf de 141 pages sur JesusMarie.com), S. Luc rattache l’histoire sacrée à l’histoire profane, et attribue aux événements qu’il va raconter leur vraie place sur le grand théâtre de l’activité des peuples. « Le temps de la naissance du Christ n’est pas défini avec précision, ni celui de sa mort, ni celui de sa résurrection, ni celui de son ascension ». (Bengel). Mais l’apparition du Précurseur avait une importance particulière : c’était « le début de l’Évangile », Marc. 1, 1 (cf. Thom. Aq. Somme Théologique, p. 3, q. 38, a.1), et par conséquent le début de l’Église. Cette date, unique en son genre dans le Nouveau Testament, est une nouvelle preuve de l’exactitude avec laquelle S. Luc procède en tant que narrateur évangélique. cf. 1, 3. Elle a pour ainsi dire six faces distinctes, qui se complètent l’une l’autre : ou bien, ce sont comme six sphères concentriques, se rapprochant successivement de leur centre, et consacrées à chacune des autorités civiles et religieuses qui administraient alors, sous un titre ou sous un autre, le pays où Jean‑Baptiste allait se manifester. – 1° La quinzième année du règne de Tibère César. En tête de la liste, nous trouvons naturellement le nom de l’empereur romain, car à cette époque la Judée dépendait directement de Rome. C’était Tibère (Claudius Tiberius Nero), fils de Tibère Néron et de la fameuse Livia Drusilla. Sa mère étant devenue plus tard l’épouse d’Auguste, il parvint rapidement aux plus hautes dignités : il fut enfin associé à l’empire deux ou trois ans avant la mort de son beau‑père. Cette association crée précisément ici une petite difficulté. Faut‑il la regarder comme le point de départ de la date fixée par S. Luc ? Ou bien l’évangéliste a‑t‑il supputé les années du gouvernement de Tibère seulement depuis la mort d’Auguste, arrivée le 7 août 767 U.C., c’est à dire en l’an 14 ou 15 de l’ère chrétienne ? La plupart des exégètes modernes adoptent le premier sentiment, qui est plus conforme à la donnée chronologique du v. 23. En effet, si l’on comptait la quinzième année à partir du moment où Tibère régna seul, il faudrait descendre jusqu’à l’an de Rome 781 ou 782, et Jésus, né vers la fin de 749 ou au commencement de 750, aurait eu de 32 à 33 ans à l’époque de son baptême, tandis que S. Luc ne lui en donne alors que « trente environ ». Au contraire, en prenant l’association de Tibère à l’empire pour point de départ, nous obtenons l’année 779 ou 780, qui coïncide assez exactement avec la trentième de Notre‑Seigneur. Wieseler a démontré, à l’aide d’inscriptions et de médailles, que cette manière de calculer le temps du règne des empereurs était usitée dans les provinces de l’Orient. Au reste, l’autre sentiment se concilie sans beaucoup de peine avec la date élastique du v. 23. Quoiqu’il en soit, nous trouvons la quinzième année de Tibère entre 779 et 782, ce qui ne fait pas un bien grand écart. Cette première date est la plus importante des six, parce qu’elle est la plus limitée, par conséquent la plus précise. – 2° Ponce Pilate étant gouverneur de la Judée. Du chef suprême de l’empire, S. Luc passe au magistrat romain qui le représentait en Judée. Un changement radical s’était opéré dans la constitution politique de cette province depuis d’assez longues années. Elle n’était plus gouvernée par les princes de la famille d’Hérode, mais elle était sous la juridiction immédiate de Rome, et, à ce titre, c’était un gouverneur qui l’administrait. Sur Ponce‑Pilate, qui était le sixième gouverneur de la Judée, voyez Matth. 27, 2 et le commentaire. Son gouvernement dura dix ans, de 779 à 789. – 3° Hérode, tétrarque de Galilée. cf. L’Évangile selon S. Matthieu, p. 287. C’est le second des Hérodes du Nouveau Testament. Devenu tétrarque en 750, à la mort de son père Hérode‑le‑Grand, il conserva le pouvoir pendant 42 ans : il fut destitué par Caligula en 792 et banni à Lyon. La Pérée faisait également partie de sa tétrarchie. – 4° Philippe, son frère… C’est aussi en 750 que Philippe, frère ou plutôt demi‑frère d’Hérode Antipas, car ils n’avaient pas la même mère, hérita des provinces mentionnées par S. Luc. Il les conserva jusqu’à sa mort, qui eut lieu vers 786. Il ne faut pas le confondre avec le prince du même nom, époux légitime d’Hérodiade, dont il est question dans S. Marc, 6, 17 (voir le commentaire). L’Iturée, dont on rattache généralement le nom à Jethur, fils d’Ismaël, Genèse 25, 15, qui fut sans doute un de ses anciens possesseurs, ne devait pas beaucoup différer du Djédour actuel, contrée située à l’E. du Jourdain et de l’Hermon, au S. O. de Damas, près des limites septentrionales de la Palestine. C’est un plateau à surface ondulée, muni par intervalles de monticules à forme conique. La partie méridionale est bien arrosée et très fertile ; le Nord au contraire est rocailleux, dénué de sol et à peu près stérile. La nature du terrain et des rochers annonce partout une formation volcanique. La Trachonite est identifiée avec le district d’El‑Ledscha, qui forme une sorte de triangle dont les pointes sont tournées au N. vers Damas, à l’E. vers la Batanée, à l’O. vers l’Auranite. Flavius Josèphe en a tracé une description : « Les habitants n’ont ni villes, ni champs ; ils demeurent dans des cavernes, qui leurs servent de refuges ainsi qu’à leurs troupeaux… Les portes de ces cavernes sont tellement étroites que deux hommes n’y sauraient passer de front ; mais l’intérieur est immensément large. La contrée forme une plaine, ou peu s’en faut : seulement, elle est couverte de roches raboteuses et elle est d’un accès difficile. On a besoin d’un guide pour trouver les sentiers, qui font mille détours et circuits ». Ant. 15, 10, 1. D’après Josèphe, la domination du tétrarque Philippe s’étendait aussi sur la Batanée, l’Auranite et le pays de Gaulon : le Nord‑Est de la Palestine lui appartenait donc en entier. – 5° Lysanias, tétrarque de l’Abilène. Pendant un certain temps, il a été de mode, dans le camp rationaliste, d’accuser S. Luc d’ignorance ou d’erreur à propos de cette cinquième date. Le Lysanias qu’il mentionne ici comme un contemporain de la Vie publique de Jésus serait, disait‑on, ce roi de Chalcis qui fut mis à mort par Marc‑Antoine vers l’an 34 avant l’ère chrétienne (Dio Cass. 49, 32 ; Flavius Josèphe La Guerre des Juifs, 1, 13, 1. Mais des découvertes providentielles ont donné complètement gain de cause au récit inspiré, si bien que des rationalistes sont les premiers à défendre notre évangéliste. cf. Renan, Mission de Phénicie, pp. 316 et ss. ; Id., Mémoire sur la dynastie des Lysanias d’Abilène (dans les Mém. de l’Académie des Inscrip. et Belles Lettres, t. 26, 2è part., 1870, pp. 49-84). On a donc reconnu qu’il exista plusieurs Lysanias, et que l’un d’eux était certainement tétrarque d’Abilène à l’époque de Notre‑Seigneur Jésus‑Christ. Cela résulte de divers passages de l’historien Josèphe, dans lesquels le tétrarque d’Abila apparaît comme un prince entièrement distinct du roi de Chalcis mentionné plus haut. Celui‑ci est rattaché à Marc‑Antoine, celui‑là aux règnes de Claude et de Caligula. cf. Flavius Josèphe Ant. 14, 3, 3 ; 15, 4, 1 ; 18, 6, 10 ; 19, 5, 1, etc. Voir aussi Wallon, De la croyance due à l’Évangile, pp. 393 et ss.. Qu’était la tétrarchie d’Abilène ? On n’en saurait fixer les limites exactes, les provinces d’Orient ayant subi de fréquents changements à cette époque orageuse ; mais son emplacement n’est pas douteux. Les ruines de sa capitale, Abila (aujourd’hui Suq Wadi Barada), se voient encore sur le versant oriental de l’Antiliban, à quelques lieues au N. O. de Damas, dans une région aussi fertile que gracieuse, arrosée par le Barada.
Luc 3.2 au temps des grands prêtres Anne et Caïphe, la parole du Seigneur se fit entendre à Jean, fils de Zacharie, dans le désert. – 6° Sous les grands prêtres… Après avoir signalé les hommes qui exerçaient l’autorité civile en Palestine quand S. Jean inaugura son ministère public, S. Luc mentionne aussi ceux qui, dans le même temps, étaient maîtres du pouvoir religieux à Jérusalem. Mais la manière dont il le fait a créé une difficulté d’exégèse assez sérieuse. 1° Personne n’ignore que, dans la religion mosaïque, il n’y avait jamais deux grands prêtres à la fois. 2° De plus, à l’époque dont parle notre évangéliste, Anne avait cessé depuis de nombreuses années d’être le pontife suprême des Juifs, puisque, élevé à cette dignité l’an de Rome 759, il avait été déposé en 767 par le procureur Valérius Gratus. On a imaginé différentes hypothèses pour expliquer ce semblant d’inexactitude. 1° Anne et Caïphe auraient géré alternativement, d’année en année, le souverain Pontificat. cf. Jean 11, 49, 51 ; 18, 13 et le commentaire ; 2° Anne aurait été le Sagan, c’est‑à‑dire le substitut du grand‑prêtre Caïphe : ou bien 3° il aurait rempli les fonctions de Naci ou de président du Sanhédrin, ce qui lui eût conféré une grande autorité au point de vue religieux. Mais ces conjectures sont bien peu fondées. Nous aimons mieux supposer avec plusieurs commentateurs 4° que S. Luc, peut‑être avec une légère pointe d’ironie, a voulu décrire ainsi le véritable état des choses, c’est‑à‑dire montrer que l’exercice du sacerdoce suprême était alors beaucoup plus entre les mains d’Anne qu’entre celles de Caïphe ; ou 5° que l’on continuait à donner à Anne le titre honorifique de grand‑prêtre, bien que Caïphe fût le vrai titulaire ; ou enfin 6° que, dans l’opinion générale, Anne était regardé malgré sa destitution comme le pontife de droit, puisque, d’après la loi juive, le souverain pontificat était à vie : Caïphe n’eût été alors que le grand‑prêtre de fait. Voyez Actes 4, 6 et le commentaire. Josèphe, Ant. 20, 20, applique aussi à Anne le titre de Pontife ; S. Luc ne saurait donc être taxé d’erreur pour avoir employé cette même expression. Sur Caïphe, voyez S. Matth. – A tous les noms que l’évangéliste vient de citer se rattachaient pour le peuple juif, sous le double rapport moral et politique, les misères les plus profondes. Comme Israël avait alors besoin de pénitence et de rédemption. – La parole du Seigneur se fit entendre. Formule majestueuse, pour exprimer les communications divines faites aux prophètes. cf. 1 Rois 17, 1 ; Isaïe 38, 4, 5 ; Jérémie 1, 2 ; Ézéchiel 1, 3 ; Osée 1, 1 ; Jean. 1, 1, etc. Elle désigne ici le moment solennel où Dieu fit entendre à Jean‑Baptiste qu’il était temps de quitter son désert (cf. 1, 80), et d’aller préparer les voies au Messie. – A Jean. Les noms de Tibère, de Pilate, des tétrarques et des grands‑prêtres n’avaient donc pour but que d’introduire celui du fils de Zacharie.
Luc 3.3 Et il vint dans toute la contrée du Jourdain, prêchant le baptême de pénitence pour la rémission des péchés, – Docile aux ordres de Dieu, Jean abandonne sa retraite et s’en vient dans la profonde vallée du Jourdain, et aussitôt il commence à prêcher. S. Luc indique dans les mêmes termes que le second des synoptiques, 1, 4, l’objet principal de la prédication de Jean‑Baptiste : le baptême de pénitence pour la rémission des péchés. Cf. S. Marc. Il nous montrera plus bas, v. 7, quoique d’une manière incidente, le Précurseur administrant lui‑même ce baptême de pénitence.
Luc 3.4 ainsi qu’il est écrit au livre des oracles du prophète Isaïe : « Une voix a retenti au désert : Préparez le chemin du Seigneur, aplanissez ses sentiers. – Comme ses deux devanciers, S. Luc applique au ministère de S. Jean‑Baptiste la belle prophétie d’Isaïe qui, plusieurs siècles à l’avance, en avait si bien déterminé la nature. Seulement il la cite d’une manière beaucoup plus complète : S. Matthieu et S. Marc s’étaient bornés à en rapporter les premières paroles. Il nomme la collection du grand prophète un livre des discours, conformément à l’usage hébreu. – Une voix a retenti ou une voix clame. « C’est bien d’appeler Jean la voix, le héraut du Verbe, parce que la voix qui est inférieure précède, et parce que le Verbe, qui lui est supérieur, suit ». St. Ambroise. La voix du Précurseur criera aux Juifs : Préparez le chemin du Seigneur… ; Jean sera ainsi le pionnier mystique de Jésus.
Luc 3.5 Toute vallée sera comblée, toute montagne et toute colline seront abaissées, les chemins tortueux deviendront droits et les raboteux unis. – La sublime métaphore continue, le prophète décrivant par quelques détails comment il faut préparer la voie du Seigneur, redresser les routes sur lesquelles il doit bientôt passer. 1° Toute vallée sera comblée. Opération qui consiste à combler, au moyen de remblais, les dépressions de terrain qui rendraient la route dangereuse ou impraticable. 2° Toute montagne et toute colline seront abaissées, pour éviter les montées trop raides. 3° Ce qui est tortueux sera redressé. 4° Ce qui est raboteux sera aplani. Les endroits scabreux, raboteux, devront être également travaillés de manière à fournir une voie plane et aisée. Quatre belles figures des obstacles moraux qui s’opposent à la prédication de l’Évangile, et que chacun doit renverser s’il veut posséder pleinement Jésus‑Christ. Voyez la Chaîne d’or de S. Thomas d’Aquin sur ce verset.
Luc 3.6 Et toute chair verra le salut de Dieu. » – On lit dans le texte primitif : « Et toute chair verra également que la bouche du Seigneur a parlé ». Quand tout obstacle aura disparu, le Roi‑Messie fera dans les cœurs son entrée triomphale, et personne, sauf les hommes volontairement rebelles à la grâce, ne sera exclu de sa visite. Cette idée est bien conforme au caractère universel du troisième Évangile. Voyez la Préface, § 5.
Luc 3, 7-9 = Matth. 3, 7-10.
Dans ce passage, la narration de S. Luc coïncide presque mot pour mot avec celle de S. Matthieu (voyez le commentaire) : on y rencontre néanmoins plusieurs détails caractéristiques.
Luc 3.7 Il disait à ceux qui accouraient en foule, pour être baptisés par lui : « Race de vipères, qui vous a appris à fuir la colère qui vient ? – Il disait. L’imparfait montre que S. Jean‑Baptiste adressait fréquemment à la foule les terribles objurgations qui vont suivre. – Ceux qui accouraient en foule : les multitudes sortaient des lieux habités, pour venir dans les contrées sauvages et désertes où prêchait et baptisait S. Jean. – Race de vipères. S. Matthieu, 3, 7, a pris soin de dire, pour expliquer cette apostrophe sévère, qu’un grand nombre des Juifs sur lesquels elle retombait étaient des Pharisiens hypocrites ou des Sadducéens dépravés. Ces chefs de la nation l’avaient formée tout entière à leur image. – Qui vous a appris à fuir… Le verbe grec est plein d’énergie, il signifie proprement : « mettre quelque chose devant les yeux de quelqu’un pour qu’il voie ». Qui avait donc pu faire croire à ces pécheurs endurcis qu’ils pourraient, sans changer de sentiments ou de conduite, et en vertu d’une pure cérémonie échapper aux châtiments divins ? Par colère à venir il faut entendre principalement la colère que le souverain Juge manifestera dans l’autre vie contre les pécheurs impénitents, comme l’indique cette parole analogue de Jésus, Matth. 23, 33.
Luc 3.8 Faites donc de dignes fruits de repentir et n’essayez pas de dire en vous-mêmes : Abraham est notre père, car je vous dis que de ces pierres mêmes Dieu peut susciter des enfants à Abraham. – Faites donc : puisque vous n’avez pas d’autre moyen de vous sauver. Les fruits de pénitence, c’est‑à‑dire les actes de pénitence, montreront la réalité de leur conversion. Le précurseur en signalera quelques‑uns dans les versets suivants. – N’essayez pas de dire : N’essayez pas même de tenir ce langage : c’est tout‑à‑fait inutile. – Abraham est notre père. Les Juifs, et avec raison, étaient fiers d’avoir Abraham pour père ; mais ils auraient dû se souvenir que cette filiation, toute glorieuse qu’elle fût, ne suffisait pas pour les délivrer au jour de la colère divine. cf. 16, 24-31 ; Romains 2, 17-29. « Si vous étiez enfants d’Abraham, vous feriez les œuvres d’Abraham », leur répondra justement Jésus quand ils se vanteront d’être les fils d’Abraham, Jean 8, 39 et ss. – Car je vous dis… S. Jean, opposant la descendance spirituelle à la paternité charnelle, continue de renverser sans pitié les orgueilleuses et sottes prétentions de ses auditeurs. Abraham est l’ami de Dieu et c’est là un grand avantage pour ses enfants, soit. Mais quels sont les véritables enfants ? « Ceux qui sont nés, non du sang, ni de la volonté de la chair, ni de la volonté de l’homme, mais de Dieu », Jean 1, 13. Or celui qui a fait naître miraculeusement Isaac pourra bien, s’il le veut, susciter à Abraham d’autres enfants de miracle, qu’il tirera, non plus seulement d’un sein stérile, mais des pierres mêmes du désert. S. Jean désignait ainsi les païens, qui allaient bientôt remplacer, par droit d’adoption, les Juifs déshérités.
Luc 3.9 Déjà la cognée est à la racine des arbres. Tout arbre donc qui ne porte pas de bon fruit sera coupé et jeté au feu. » – Prenez garde, continue Jean‑Baptiste, la « colère à venir » pourrait bien ne pas tarder à atteindre ceux qui refuseraient de se convertir. La hache gît déjà auprès des mauvais arbres, ou plutôt elle est même appuyée contre leurs racines. Il n’y a plus qu’à la saisir, à frapper un coup décisif, et les pervers seront à tout jamais perdus. – Sera coupé… jeté au feu. Dans le texte primitif, le verbe est au présent, pour exprimer plus énergiquement l’exécution rapide des célestes menaces.
Luc 3.10 Et le peuple lui demanda : « Que faut-il donc faire ? » – Le peuple lui demanda : Cette demande se renouvelait souvent. – Que faut-il donc faire ? « Donc », puisqu’il résulte de vos paroles, vv. 7-10, que nous avons quelques chose à faire pour opérer notre salut. En quoi doit consister pour nous l’activité morale que vous nous recommandez d’une manière si pressante ? Question bien naturelle, que posent aussitôt les âmes décidées à se convertir sincèrement. cf. Actes 2, 37 ; 16, 30 ; 22, 10. Elle prouve donc les bonnes dispositions de ceux qui l’adressaient à S. Jean.
Luc 3.11 Il leur répondit : « Que celui qui a deux tuniques en donne une à qui n’en a pas et que celui qui a de quoi manger fasse de même. » – Le Précurseur acquiesce avec bonté au pieux désir de la foule. Mais que penser de sa première réponse ? Maldonat faisait déjà remarquer, avec toute la finesse de sa critique, qu’elle semble, au premier abord, assez éloignée de la question. Et pourtant comme le conseil, si on l’examine de près, correspond bien aux intentions et aux besoins des interrogateurs. Les Orientaux, à la vive imagination, s’expriment rarement en termes purement spéculatifs. Chez eux, les préceptes se traduisent volontiers par des exemples concrets et pratiques. Aussi, sous ce morceau de pain, sous cette tunique, que S. Jean recommande de donner aux pauvres, devons‑nous voir le précepte de l’amour du prochain dans toute son étendue, sans nous borner à la lettre du conseil. Notre‑Seigneur Jésus‑Christ use de formules analogues dans le Discours sur la montagne pour inculquer le même commandement. Ainsi du reste avaient fait les prophètes. « Partage ton pain avec celui qui a faim, recueille chez toi le malheureux sans abri, couvre celui que tu verras sans vêtement », Isaïe 58, 7. « Rachète tes péchés par tes aumônes, et tes iniquités par ta compassion pour les pauvres », Daniel 4, 24. Ce dernier texte nous montre à quel point l’avis de Jean‑Baptiste était judicieux, et comment, sans sortir des idées de l’ancienne Alliance, le Précurseur pouvait conseiller la miséricorde, la charité fraternelle, comme œuvre de pénitence et comme moyen de conversion. – Deux tuniques. Il s’agit de la tunique intérieure (sorte de chemise), le plus souvent munie de manches, et descendant parfois jusqu’aux chevilles. – de quoi manger. – Voilà donc la charité décrite d’une façon populaire par deux de ses œuvres principales. Le vêtement et la nourriture, tels sont bien les deux besoins les plus pressants des pauvres.
Luc 3.12 Il vint aussi des publicains pour être baptisés et ils lui dirent : « Maître, que devons-nous faire ? » – Des publicains. Sur cette classe alors si décriée, cf. Matth. 3, 47 et le commentaire. Après l’allocution pratique adressée à toute la foule vv. 10 et 11, nous en trouvons deux autres ayant pour objectifs des catégories spéciales, les publicains et les soldats. – Maître. Ils disaient en hébreu : rabbi. Voyez Matth. 23, 7 et le commentaire. Les publicains donnent seuls à S. Jean ce titre honorable. cf. Les vv. 10 et 14.
Luc 3.13 Il leur dit : « N’exigez rien au-delà de ce qui vous est ordonné. » – A ce qu’on appelait par euphémisme le dérèglement des publicains, quelle digue opposera l’austère Précurseur. Uniquement, et nous en sommes presque surpris, celle de la justice et du devoir. Au lieu des vifs reproches que nous attendions, nous trouvons simplement ces mots, qu’on traiterait peut‑être de relâchés s’ils tombaient d’une autre bouche : N’exigez rien de plus que la taxe légitime. C’est qu’il existe certaines carrières, certaines fonctions, dans lesquelles la justice et la vérité se touchent en quelque sorte, carrières et fonctions où il faut une vertu énergique pour se tenir dans les limites de ce qui est « juste ». Tel était l’office des publicains d’après le système de perception alors en usage. Il facilitait en effet les exactions les plus odieuses, et les collecteurs d’impôts profitaient largement de leur situation pour s’enrichir aux dépens du public. cf. 19, 8 ; Tacite, Annal. 13, 50.
Luc 3.14 Des soldats l’interrogèrent aussi, disant : « Et nous, que devons-nous faire ? » Il leur répondit : « Abstenez-vous de toute violence et de toute fraude et contentez-vous de votre solde. » – « Luc montre quelle fut la puissance de cette prédication de Jean qui a amolli même des soldats, féroces pour la plupart. » (Maldonat). Le terme grec employé pour désigner ces soldats indique qu’ils étaient des hommes actuellement sous les armes et en service actif. Ces soldats faisaient‑ils partie de l’armée d’Hérode Antipas ? Ou bien étaient‑ce des légionnaires romains ? Il serait assez difficile de le dire. Il paraît certain du moins qu’ils étaient juifs d’origine, car on trouvait des mercenaires israélites dans toutes les armées d’alors. Voyez Grotius, in h. l. La réputation des soldats de cette époque agitée était, s’il est possible, pire encore que celle des publicains. Ce que nous avons vu durant les guerres contemporaines ne saurait suffire pour nous donner une idée de leurs déprédations, de leur férocité. La manière dont les armées étaient formées entrait déjà pour beaucoup dans la barbarie des mœurs militaires. Elles se composaient en grande partie d’aventuriers venus de tous les coins du globe et surtout des contrées réputées les plus rudes (la Thrace, la Dalmatie, la Germanie), de débiteurs insolvables, d’enfants prodigues qui, après avoir mangé leur fonds avec leur revenu avaient cherché un asile dans la milice, de bandits, de paresseux, etc. Les nombreuses guerres qui avaient eu lieu récemment et la liberté que Rome donnait à ses légions dans les pays envahis ou conquis avaient développé à un degré formidable ces mauvaises dispositions : aussi, les troupes réputées les meilleures et les plus exemplaires étaient‑elles fort à redouter elles‑mêmes. Toute l’histoire ancienne, comme celle du moyen-âge, est remplie de gémissements à ce sujet. Et pourtant, voilà que la prédication de Jean‑Baptiste a touché quelques‑uns de ces rudes cœurs. Et nous, demandent‑ils avec emphase à la suite des publicains, que devons‑nous faire ? A eux aussi le précurseur se borne à tracer des règles de perfection qui ne dépassent pas les limites du strict devoir. 1° Abstenez-vous de toute violence… le verbe grec signifie vexer, tourmenter. Par cette première recommandation, S. Jean interdisait donc aux soldats qui le consultaient la rapine, le maraudage, les réquisitions violentes et injustes. 2° De toute fraude. Le verbe grec a ici le sens d’accuser à faux. Pour obtenir plus facilement le pillage d’une maison, d’un village, les soldats inventaient des dénonciations mensongères contre les habitants. C’est ce mode d’extorsion que S. Jean leur interdit. 3° Contentez‑vous de votre solde. Ce troisième avis était pratique alors, car à chaque instant les troupes se mutinaient à propose de solde et de nourriture. Plusieurs fois les empereurs romains furent obligés d’augmenter considérablement la paie et les vivres des légionnaires. Le salaire quotidien, après avoir été de dix as (le 1/3 d’un denier) sous Jules César, fut porté par Auguste à deux deniers par jour. cf. Tacite, Ann. 5, 17
Luc 3, 15-18 = Matth. 3, 11-12 = Marc 1, 7-8.
Luc 3.15 Comme le peuple était dans l’attente et que tous se demandaient dans leurs cœurs, à l’égard de Jean, s’il ne serait pas le Christ, – Comme les deux premiers synoptiques, S. Luc associe à la prédication de Jean‑Baptiste le témoignage que le héraut rendit à son Maître en face de tout le peuple ; mais il en a seul noté l’occasion, ce qui n’est pas sans importance. – Le peuple était dans l’attente. Le verbe grec indique une attente anxieuse, une vive tension des esprits. Cette attente, cette tension, sont exprimées plus fortement encore par les mots « dans leurs cœurs », littéralement pesaient le pour et le contre. Ils ne durent pas tarder à se communiquer mutuellement leurs pensées, qui avaient S. Jean et sa mission pour objet. Cette réflexion de l’évangéliste nous permet d’entrevoir l’influence énorme que le Baptiste avait conquise, l’étonnante impression qu’il avait produite. « Émerveillé de tout ce qu’il voit et de tout ce qu’il entend, frappé de la sainteté manifeste du nouveau prophète, ému de sa brûlante éloquence, voilà donc le peuple qui se demande s’il ne se trouverait pas en face du Messie attendu. Un peu de science ou de réflexion le détournerait de cette conjecture, puisque le Messie doit naître de la race de David et que Jean‑Baptiste n’en descend pas. L’imagination et la spontanéité populaires ne s’arrêtent pas à ce genre d’obstacle ». M. L’abbé Planus, S. Jean‑Baptiste, Étude sur le Précurseur, Paris 1879, p. 180. Quelle ardente surexcitation des esprits apparaît dans la simple réflexion de S. Luc. Mais on y voit en même temps combien S. Jean avait réussi à rendre vivante la pensée du Messie. cf. Jean 1, 19-28.
Luc 3.16 Jean leur dit à tous : « Moi, je vous baptise dans l’eau, mais il vient, celui qui est plus puissant que moi et dont je ne suis pas digne de délier la courroie de la sandale, lui, il vous baptisera dans l’Esprit-Saint et le feu. 17 Sa main tient le van et il nettoiera son aire et il amassera le froment dans son grenier et il brûlera la paille dans un feu qui ne s’éteint pas. » – Jean répond de façon aussi solennelle que possible. « Au premier indice des sentiments qui se dessinent, Jean‑Baptiste prend l’offensive. Il va au‑devant de l’estime exagérée qu’on s’apprête à faire de lui, il se dérobe aux acclamations qui se préparent, il s’efface devant Celui qu’il est chargé d’annoncer au monde : en quels termes, avec quelle énergie et quelle soudaineté ». M. Planus, ibid., p. 181. « Il ne montre pas de zèle pour lui‑même, mais pour l’époux ; il déteste être aimé pour lui‑même ». St Augustin. – Dans les circonstances solennelles, les Orientaux donnent volontiers à leurs paroles une forme poétique, non‑seulement par le choix d’expressions plus relevées, plus imagées, mais aussi par la coupe et la structure des phrases. Le présent témoignage du Précurseur en est un frappant exemple. Nous y découvrons sans peine un véritable rythme, qui s’est conservé même dans le texte grec, et qui consiste en trois périodes ou strophes bien marquées les deux premières à trois membres et corrélatives, la troisième à deux membres seulement. 1° Le baptême de S. Jean et celui du Christ sont comparés l’un à l’autre au moyen d’une forte antithèse. Moi… est opposé à il…, baptise dans l’eau à baptisera dans l’Esprit‑Saint et le feu. Ce que le feu est à l’eau, le baptême du Christ le sera à l’égard du baptême de S. Jean. L’eau ne lave qu’au dehors, le feu purifie au dedans, lavant pour ainsi dire jusqu’à la moelle, et cela est vrai surtout au moral, à propos du feu de l’Esprit‑Saint dont il est ici question. Voir, pour l’explication détaillée des versets parallèles dans S. Matth. 2° La dignité de S. Jean et celle du Christ : autre antithèse. La figure si pittoresque et si modeste par laquelle Jean‑Baptiste exprime son infériorité personnelle relativement au Messie est vraiment admirable. Le Précurseur ne se croit pas même digne de rendre au Christ le plus humble service. Au contraire, continue‑t‑il en employant une autre image toute majestueuse (cf. 22, 11 et Jérémie 15, 7), le Messie se manifestera comme un juge souverain, auquel personne ne pourra résister. Pour les détails nous renvoyons encore le lecteur à S. Matth. – 3° le verset 17 décrit le sort opposé qui attend dans l’autre vie les justes et les pécheurs. – C’est en ces termes que S. Jean au faîte de sa popularité, rejeta énergiquement l’honneur indu qu’on voulait lui attribuer. Rien ne put le faire sortir de son rôle de Précurseur et de témoin du Messie.
Luc 3.18 Par ces exhortations et beaucoup d’autres semblables, il annonçait donc au peuple la bonne nouvelle. – L’évangéliste termine par cet abrégé sommaire, qui lui appartient en propre, son exposé de la prédication de Jean‑Baptiste. Sur les lèvres du Précurseur, l’annonce de la bonne nouvelle, c’est‑à‑dire de l’avènement prochain du Messie, s’associait à de pressantes exhortations, qui avaient pour but de préparer les cœurs à cet avènement. S. Jean était donc tout ensemble un prédicateur de l’Ancien Testament et un évangéliste du Nouveau.
Luc 3, 19-20 = Matth. 14, 3-4 = Marc 6, 17-18
Tandis que les deux premiers synoptiques ne racontent l’incarcération du Précurseur que d’une manière tardive, à l’occasion de son martyre, S. Luc la place par anticipation à la suite du ministère de Jean‑Baptiste.
Luc 3.19 Mais Hérode le tétrarque, étant repris par lui au sujet d’Hérodiade, femme de son frère et de tout le mal qu’il avait fait, – Sur le tétrarque Hérode, voyez la note du v. 1. – Il reprenait Hérode … au sujet d’Hérodiade : c’est la raison pour laquelle Antipas avait osé faire arrêter S. Jean. Celui‑ci, avec son noble courage, avait repris le tétrarque au sujet de l’union criminelle qu’il avait contractée avec Hérodiade, la femme de son frère. Cf. S. Matth. 14, 3-4 notes. S. Jean avait également reproché à Hérode tous ses autres scandales, et toutes ses mauvaises actions.
Luc 3.20 il ajouta ce crime à tous les autres et enferma Jean en prison. – Il mit le comble à toutes ses iniquités antérieures par un nouveau forfait, qui joignait la malice du sacrilège à celle d’une arrestation injuste. Cette tournure énergique est spéciale à S. Luc. C’est du reste notre évangéliste qui accuse le plus formellement Hérode dans cette circonstance. S. Marc, 6, 20, a quelques détails à la décharge du tétrarque. – Il enferma Jean en prison : probablement dans la forteresse de Machéronte au Nord de la mer Morte.
Luc 3, 21-22 = Matth. 3, 13-17 Marc. 1, 8-11. Nous n’avons que peu de choses à ajouter aux détails écrits, à propos de ce fait important, dans nos commentaires sur les deux premiers Évangiles. Le récit de S. Luc est en effet le plus court et le moins complet des trois. On dirait que le narrateur a moins voulu relater le baptême de Jésus que les manifestations divines auxquelles cette cérémonie donna lieu. Néanmoins il nous a conservé plusieurs détails nouveaux et caractéristiques. S. Ambroise : « Luc fait un beau résumé des choses qui ont été dites par d’autres »
Luc 3.21 Or, dans le temps que tout le peuple venait de recevoir le baptême, Jésus fut aussi baptisé et pendant qu’il priait, le ciel s’ouvrit,– Or,… rattache ce verset au v18. – Tout le peuple venait de recevoir le baptême… est un premier détail propre à S. Luc. Il n’est pas nécessaire d’admettre que le baptême de Notre‑Seigneur eut lieu en même temps que celui de la foule, par conséquent en présence de nombreux témoins. Cette locution paraîtrait plutôt supposer que Jésus se trouvait seul alors avec le Baptiste. cf. Matth. 3, 13-15. Au reste, telle qu’elle a été traduite par la Vulgate, elle peut simplement signifier : à l’époque où le peuple se faisait baptiser. « Tout le peuple » est une hyperbole destinée à montrer le grand concours qui avait lieu auprès de S. Jean. – Jésus fut aussi baptisé et pendant qu’il priait… Second détail spécial à peine baptisé, Jésus se met en prière sur la rive du Jourdain. Nous avons déjà fait observer dans la Préface, § 5, 2, que S. Luc note avec un intérêt particulier quelques‑unes des oraisons de l’Homme‑Dieu, par exemple celles qui précédèrent le baptême, le choix des Apôtres, la Transfiguration, etc. cf. 5, 16 ; 6, 12 ; 9, 18, 29 ; 10, 21 ; 11, 1 ; 21, 37 ; 22, 31, 32 ; 23, 34 ; 24, 33. – Le ciel s’ouvrit. C’est la première des manifestations divines, qui contiennent en quelque sorte la réponse de Dieu à la prière de Jésus. Elle rappelle, par sa nature, le mot du poète : « Je vois le ciel médian s’ouvrir » (Virgile).
Luc 3.22 et l’Esprit-Saint descendit sur lui sous une forme corporelle, comme une colombe et du ciel une voix se fit entendre, disant : « Tu es mon Fils bien-aimé, en toi j’ai mis toute mon affection. » – Seconde manifestation : l’Esprit‑Saint descendit… S. Luc mentionne à cette occasion un troisième détail spécial : l’apparition de l’Esprit‑Saint fut donc un phénomène extérieur et réel. – La troisième manifestation consiste dans la voix céleste qui, adressant à Jésus (« Tu es ») des paroles tout à fait expressives, le reconnut pour le Fils bien‑aimé du Père éternel. C’est la première des voix mystérieuses qui retentirent durant la Vie publique de Jésus pour lui rendre témoignage. cf. Matth. 17, 5 ; Jean 12, 28. L’emplacement traditionnel du baptême de Jésus est à peu de distance des ruines d’un monastère bâti en l’honneur de S. Jean‑Baptiste par sainte Hélène et nommé aujourd’hui Qasr al-Yahoud (château des Juifs). Voyez Gratz, Théâtre des événements racontés dans les divines Écritures, t. 1, pp. 307 et s. de la traduct. française. « Comme un homme, tu es venu dans le fleuve, Christ roi, recevoir le baptême servile. Hâte‑toi, oh bon, par la main du précurseur, pour nos péchés, toi qui aimes les êtres humains ! …C’était une chose étonnante de voir le Seigneur du ciel et de la terre, dénudé, recevoir le baptême comme un serviteur, par un serviteur, pour notre salut. Et l’étonnement des anges allait de la crainte à la joie. Avec eux nous t’adorons. Sauve‑nous ! ». Extrait des Ménées de l’Église grecque (ap. D. Guéranger, Année liturgiq. t. 2, pp. 204 et ss.
Luc 3, 23-38. = Matth. 1, 1-16.
Dans le troisième Évangile comme dans le premier nous trouvons une généalogie du Sauveur ; mais, tandis que cette pièce sert d’introduction au récit de S. Matthieu, elle n’a été placée par S. Luc qu’au début de la Vie publique de Notre‑Seigneur. Chacun des deux évangélistes s’est laissé diriger en cela par son plan général. Aux Juifs pour lesquels écrivait S. Matthieu il convenait de fournir immédiatement une démonstration officielle, irrécusable, du caractère messianique de Jésus : S. Luc pouvait attendre, et il semble s’être complu à rapprocher de la voix céleste qui venait de proclamer Jésus fils de Dieu, v. 22, un document par lequel la filiation humaine du Christ était prouvée de la façon la plus authentique. Dans l’Exode (6, 14) on n’établit de même la généalogie de Moïse qu’au moment où il se présente muni de pleins pouvoirs devant le Pharaon.
Nous allons d’abord parcourir rapidement la liste généalogique de Jésus d’après S. Luc ; nous la comparerons ensuite à celle de S. Matthieu et nous résoudrons les difficultés que soulèvera cette comparaison.
Luc 3.23 Jésus avait environ trente ans lorsqu’il commença son ministère, il était, comme on le croyait, fils de Joseph, fils d’Héli, 24 fils de Matthat, fils de Lévi, fils de Melchi, fils de Janné, fils de Joseph, 25 fils de Mattathias, fils d’Amos, fils de Nahum, fils d’Hesli, fils de Naggé, 26 fils de Maath, fils de Mattathias, fils de Séméï, fils de Josech, fils de Juda, 27 fils de Joanan, fils de Résa, fils de Zorobabel, fils de Salathiel, fils de Néri, – Ces mots ne signifient pas, comme le pensait Érasme, que Notre‑Seigneur Jésus‑Christ « commençait à avoir trente ans », c’est‑à‑dire qu’il entrait dans sa trentième année, quand il fut baptisé par S. Jean : Jésus avait, quand il commença (son ministère), environ trente ans. Ainsi traduisaient déjà Origène et Eusèbe. « A trente ans, Jésus se présente au baptême de Jean, et commence, à partir de ce moment, à enseigner et à faire des miracles » Eusèbe, Ad Stephan. qu. 1, ap. Mai, Script. vet. nova collect., t. 1, p. 1. – Il est bien conforme aux habitudes de précision chronologique du troisième évangéliste de fixer une date ; or, une indication de ce genre ne pouvait être mieux placée qu’au moment où Jésus recevait l’inauguration messianique dans le mystère de son baptême. Environ montre toutefois que S. Luc n’a pas voulu parler avec une exactitude rigoureuse. Le Sauveur avait donc alors « environ » trente ans, c’est‑à‑dire qu’il n’était ni beaucoup au‑delà ni beaucoup au‑dessous de cet âge. Notons que c’est l’âge réputé parfait. S. Jean‑Baptiste avait pareillement trente ans lorsqu’il quitta son désert pour prêcher. Joseph, ce gracieux type du Messie, avait aussi trente ans quand il fut créé vice‑roi d’Égypte. – Comme on le croyait, fils de Joseph. Il y a dans cette locution une allusion manifeste à la conception miraculeuse de Jésus. La foule, non initiée au mystère raconté par S. Luc dès sa première page, 1, 26-38, supposait que Notre‑Seigneur était le fils de Joseph et de Marie (cf. 4, 22) ; mais c’était là une grossière erreur, que la Providence ne devait pas tarder à détruire. Voyez des indications semblables dans S. Matthieu, 1, 16, 18, 25. L’Esprit‑Saint sauvegarde délicatement, toutes les fois que l’occasion s’en présente, l’honneur virginal de Jésus et de Marie. – fils d’Héli. A partir d’ici et jusqu’au v. 27 inclusivement, nous lisons les noms des ancêtres du Sauveur qui vécurent après la captivité de Babylone. Ils sont généralement écrits avec de grandes variantes dans les manuscrits et versions : ce sont en effet des mots hébreux, difficiles à transcrire, que les copistes ne pouvaient manquer de défigurer. Tous les personnages qu’ils représentent sont inconnus, à part Salathiel et Zorobabel (v. 27), que nous avons trouvés dans la liste de S. Matthieu. Quelques exégètes, il est vrai (Paulus, Wieseler, etc.), ont prétendu qu’il y a ici une simple ressemblance de noms ; mais leur opinion est très communément rejetée, et à bon droit, puisque ces noms se rencontrent dans les deux nomenclatures vers la même époque et qu’ils expriment les mêmes relations de père à fils.
Luc 3.28 fils de Melchi, fils d’Addi, fils de Cosam, fils d’Elmadam, fils de Her, 29 fils de Jésus, fils d’Eliézer, fils de Jorim, fils de Matthat, fils de Lévi, 30 fils de Siméon, fils de Juda, fils de Joseph, fils de Jonan, fils d’Eliakim, 31 fils de Méléa, fils de Menna, fils de Mattatha, fils de Nathan, fils de David, – Ces quatre versets correspondent au temps qui s’écoula entre la captivité de Babylone et le règne de David. Même observation que précédemment à propose de l’orthographe de presque tous ces noms propres. Avec Nathan, la liste généalogique de S. Luc entre en contact avec celles que nous trouvons dans l’Ancien Testament ; elle suivra désormais pas à pas l’histoire juive. Nathan était, comme Salomon, fils de David par Bethsabé. cf. 2 Samuel 5, 14.
Luc 3.32 fils de Jessé, fils d’obed, fils de Booz, fils de Salmon, fils de Naasson, 33 fils d’Aminadab, fils d’Aram, fils d’Esron, fils de Pharès, fils de Juda, 34a fils de Jacob, fils d’Isaac, – C’est la troisième phase de la généalogie : elle nous conduit de David à Abraham.
Luc 3.34b fils d’Abraham, fils de Tharé, fils de Nachor, 35 fils de Sarug, fils de Réü, fils de Phaleg, fils d’Héber, fils de Salé, 36 fils de Caïnan, fils d’Arphaxad, fils de Sem, fils de Noé, fils de Lamech, 37 fils de Mathusalé, fils d’Enoch, fils de Jared, fils de Malaléel, fils de Caïnan, 38 fils d’Enos, fils de Seth, fils d’Adam, fils de Dieu. – Quatrième phase : d’Abraham à Adam. Le premier Caïnan (v. 36) occasionne une difficulté, car aucun patriarche de ce nom n’est mentionné dans le texte hébreu entre Arphaxad et Sale (cf. Genèse 11, 12-15), non plus que dans le Pentateuque samaritain, le Targum chaldéen, la version syriaque et la Vulgate. D’un autre côté, il doit avoir fait partie très anciennement de la nomenclature de S. Luc, car on le trouve dans tous les manuscrits du Nouveau Testament (à part un seul, le Cod. D), dans les meilleures versions (Vulg., Ital., syr., éthiop.) et dans les Pères. Tout s’explique si l’on consulte le texte des Septante au passage de la Genèse cité plus haut ; on y lit en effet en termes exprès le nom de Caïnan. Il est donc vraisemblable que, de la version d’Alexandrie, ce nom aura passé de bonne heure, par le fait d’un copiste, dans la liste de S. Luc. Voyez du reste les commentaires sur la Genèse, l. c. – Mathusalé du v. 37 est la forme hébraïque du nom de Mathusalem (Méthouschélach). – fils d’Adam, fils de Dieu. Les Juifs appliquaient volontiers à Adam le titre de fils de Dieu, qui lui convenait si bien, puisqu’il était sorti directement des mains du Créateur. Titre en outre si glorieux pour toute l’humanité. cf. Actes 17, 28. « Qu’est‑ce qui a pu se produire de plus beau qu’une génération sainte qui commence par le Fils de Dieu, et qui conduit jusqu’au Fils de Dieu ? » Saint Ambroise. Voici donc l’histoire abrégée de quarante siècles.
[2023 : J. Masson, Jésus, fils de David dans les généalogies de Saint-Matthieu et de Saint-Luc (Paris, Téqui 1982, 589 p.) a étudié à fond la valeur historique de ces deux généalogies et leurs rapports. Le Père René Laurentin, Les Évangiles de l’Enfance du Christ. Vérité de Noël au-delà des mythes, exégèse et sémiotique – historicité et théologie, Paris-Tournai, Desclée et Desclée de Brouwer, 1982, p. 309-311, en propose une synthèse en trois pages, cf. La Bible Chrétienne, Les Quatre Évangiles, II* Commentaires, Anne Sigier, 1990, §26, p.154].
Nous avons maintenant à étudier la liste généalogique de S. Luc dans ses rapports avec celle de S. Matthieu. Il y a longtemps que les incrédules de toute nuance profitent de l’obscurité qui l’environne pour essayer de miner la véracité, l’authenticité des SS. Évangiles. Le païen Celse et le manichéen Faustus (cf. August. contr. Faust. 3, 1) furent des premiers à lancer cette objection. Mais il y a longtemps aussi que les apologistes et les exégètes croyants l’éclaircissent. Voyez la lettre de Jules l’Africain ap. Euseb. Hist. Eccl. 1, 7 (cf. A. Mai, Script. vet. nov. Collect. t. 1, p. 21 et ss.) ; S. Augustin, de Consensu Evangel. 2, 2 et 3 (cf. Sermo 51 ; Quaest. Evang. 2, 5). Voyez : D. Calmet, Dissertation pour concilier S. Matth avec S. Luc sur la généalogie de Jésus‑Christ ; H. Wallon, De la croyance due à l’Évangile, Paris 1858, pp. 160 et ss. ; Glaire, Les Livres saints vengés, Paris 1845, t. 2, pp. 273 et ss. ; Dehaut, l’Évangile expliqué, défendu, t. 1, pp. 248 et s. de la 5è édit. ; Le Camus, Préparation exégétique à la Vie de Notre‑Seigneur Jésus‑Christ, Paris 1869, pp. 318 et ss., etc. Assurément, on ne saurait affirmer sans exagération que les différentes solutions données au problème sont de nature à satisfaire l’esprit d’une manière complète. « Le dernier mot de la difficulté n’a pas été dit, et probablement ne le sera jamais » (Le Camus, l. c., p. 342) ; les données nous manquent pour cela. Aussi bien n’est‑il pas nécessaire que nous en arrivions à ce degré de clarté. « Notre position est de beaucoup meilleure que celle de nos adversaires. Ils s’efforcent de mettre en relief les contradictions des deux arbres généalogiques ; mais tant qu’ils n’ont pas établi une impossibilité absolue de les concilier, ils n’ont rien avancé contre nous. Une simple hypothèse que l’apologiste démontre possible et acceptable renverse toutes leurs argumentations. Ils se brisent, comme disait Théodore de Bèze, contre une enclume qui a usé d’autres marteaux ». Ibid. p. 333.
Ainsi que nous le faisions observer dans notre commentaire sur S. Matthieu, p. 40, la généalogie de Notre‑Seigneur d’après S. Luc diffère et quant à la forme et quant au fond de celle qu’on lit dans le premier Évangile. Voici les principales divergences de forme : 1° S. Matthieu suit une marche descendante : il part de la souche et va de branche en branche jusqu’à Jésus, le dernier rejeton. S. Luc remonte au contraire le cours des générations. L’ordre suivi par S. Matthieu est le plus naturel : c’est celui des registres publics. L’ordre qu’a suivi S. Luc semble avoir été préféré par les Grecs. Du reste, nul doute que les deux évangélistes ne se soient conformés aux documents qu’ils avaient sous les yeux. 2° S. Matthieu a partagé les ancêtres du Christ en trois groupes symétriques qui correspondent à trois époques distinctes de l’histoire juive ; aussi, pour obtenir cette division régulière, a‑t‑il omis plusieurs noms moins célèbres. Il entremêle en outre à sa nomenclature des détails historiques et chronologiques. S. Luc se contente, à la façon d’un strict rapporteur, de mentionner les personnages les uns à la suite des autres : sa liste n’a donc rien de subjectif, mais elle est très complète. 3° Le premier arbre généalogique n’établit la filiation de Notre‑Seigneur Jésus‑Christ qu’à partir d’Abraham, tandis que le second la poursuit jusqu’à Adam, jusqu’à Dieu. Cette différence a pour cause la diversité des buts que se proposaient les deux évangélistes. S. Matthieu écrivait pour des Juifs ; or, à des Juifs, il suffisait de prouver que Jésus descendait de David et d’Abraham. S. Luc s’adressait à des païens convertis ; il lui importait donc de montrer que Jésus était le Rédempteur de tous les hommes, et qu’il n’appartenait pas seulement à une race spéciale, mais à la grande race humaine, issue toute entière d’Adam.
Les noms des personnages communs aux deux listes sont : Jésus, Joseph, Zorobabel, Salathiel, David, Jessé, obed, Booz, Salmon, Naasson, Aminadab, Aram, Esron, Pharès, Juda, Jacob, Isaac, Abraham.
Il résulte de la comparaison entre les deux listes : 1° que les ancêtres de Notre‑Seigneur sont notablement plus nombreux dans la seconde liste que dans la première, 2° qu’entre David et S. Joseph nous ne trouvons que des noms différents, à part ceux de Salathiel et de Zorobabel.
La difficulté qui provient de la divergence des nombres se résout encore assez aisément. Quoi d’étonnant d’abord qu’il n’y ait d’une part que 41 noms, tandis qu’il y en a de l’autre jusqu’à 77 (onze fois 7, le nombre sacré, observent les auteurs mystiques ; S. Irénée, qui réduit ce chiffre à 72, on ignore par quel procédé, fait un rapprochement entre les 72 aïeux du Christ et les 72 subdivisions de la Table des peuples, Genèse 10), puisque le point de départ n’est pas le même. Si nous comparons les époques partielles nous arrivons au résultat suivant : d’Abraham à David, 14 générations de part et d’autre ; de David à la captivité, 14 générations d’après S. Matthieu, 20 d’après S. Luc ; de la captivité à Jésus‑Christ, 14 et 21 générations. Ou encore : de David à S. Joseph, 41 noms dans S. Luc, 27 seulement dans S. Matthieu ; ce qui fait en moyenne 25 ans d’un coté et 40 de l’autre pour une génération. Mais il faut se souvenir que S. Matthieu a éliminé plusieurs noms. De plus, des phénomènes analogues se présentent fréquemment dans les branches diverses d’une même famille. Le vrai nœud de la difficulté consiste dans la différence des noms cités par les évangélistes. S. Matthieu et S. Luc prétendent nous livrer l’un et l’autre l’arbre généalogique authentique de Notre‑Seigneur Jésus‑Christ, et voici que celui‑là rattache Jésus à David par Salomon, tandis que celui‑ci l’en fait descendre par Nathan. Celui‑ci donne Néri, celui‑là Jéchonias pour père à Salathiel. D’après celui‑là S. Joseph est fils de Jacob ; d’après celui‑ci il est fils d’Héli. Comment tout cela peut‑il être vrai en même temps ? Les solutions des exégètes pour établir l’harmonie entre les deux écrivains sacrés peuvent se ramener à quatre systèmes.
1. Le premier système a pour base ce qu’on nommait chez les Juifs la loi du Lévirat. D’après cette loi, quand un homme, après avoir été marié, mourait sans laisser de postérité, son frère, ou même son plus proche parent, était tenu d’épouser la veuve, si elle était encore en âge de devenir mère. Les enfants qui naissaient de ces secondes noces étaient censés appartenir au défunt, dont ils étaient comme la descendance légale. cf. Deutéronome 25, 6. Or, on suppose que Jacob et Héli étaient frères utérins, c’est‑à‑dire qu’ils provenaient de la même mère quoique de pères distincts (Mathan et Mathat). De plus, Héli serait mort sans enfants. Jacob, ayant alors épousé la veuve de son frère, en aurait eu un fils, nommé Joseph. Même hypothèse à propos de Jéchonais (père réel), de Néri son frère utérin (père légal), et de son fils Salathiel. Cela posé, on conçoit que les généalogies soient si dissemblables, puisque l’une d’elles, celle de S. Matthieu, cite les pères naturels, tandis que l’autre, celle de S. Luc, mentionne les pères selon la Loi. Les séries devaient nécessairement diverger d’une manière notable, quoiqu’elles se rencontrent à deux reprises. Il n’y a rien d’impossible à ce que la loi du Lévirat ait été ainsi appliquée deux fois dans une même famille durant un intervalle de mille ans (entre David et S. Joseph). – Telle est l’opinion adoptée en substance par la plupart des Pères et des commentateurs, depuis Jules l’Africain qui en donna le premier la formule, jusque vers la fin du 15ème siècle (« Cette sentence est commune. Elle tire son autorité de la tradition de l’Église, du consentement unanime des pères, et de l’approbation des plus graves théologiens ». Sylveira). S. Ambroise, S. Jérôme, S. Augustin (il parle, il est vrai, d’une adoption et non d’un mariage de lévirat ; mais cela revient à peu près au même), S. Grégoire de Nazianze, S. Thomas d’Aquin, Salméron, Maldonat, le Dr Hug comptent parmi ses plus illustres défenseurs.
2. Les deux généalogies sont encore celles de S. Joseph, mais on en explique les divergences par un autre procédé. Le premier Évangile indiquerait le droit de succession au trône, le troisième la descendance réelle. Voici quelques détails. La branche aînée, issue de David par Salomon, s’étant éteinte après Jéchonias, une branche collatérale, celle de Nathan, hérita (peut‑être par adoption) de la succession royale dans la personne de Salathiel. Plus tard encore, nouvelle extinction de la branche aînée (ou d’Abiud) dans la personne de Jacob, et nouvelle transmission des droits royaux à la branche cadette (ou de Résa) sur la tête de Joseph, fils d’Héli.
D’après ce sentiment, dont les principaux défenseurs sont Grotius, Possinus, le Dr Mill, Lord Hervey, M. Schegg, etc. nous aurions donc dans S. Luc la généalogie privée de S. Joseph, la série de ses aïeux naturels et réels, dans S. Matthieu sa généalogie en tant qu’héritier légal et officiel du trône, c’est‑à‑dire la série des rois légitimes de la théocratie. Par exemple, dit avec esprit M. Trollope, The Gospel according to S. Luke, Cambridge 1877, p. 144, si l’on voulait tracer la généalogie complète de la reine d’Angleterre, il faudrait, 1° pour établir ses droits au trône du Royaume uni, passer par Georges Ier, les Stuarts, les Tudors et remonter jusqu’à Guillaume le Conquérant, 2° pour donner sa descendance naturelle, passer encore par Georges Ier mais quitter aussitôt la ligne des monarques anglais et suivre celle des ducs de Brunswick.
3. D’après Corneille de Lapierre, nos deux listes contiendraient l’arbre généalogique non de S. Joseph, comme dans les systèmes qui précèdent, mais de la Très Sainte Vierge. Seulement, les ancêtres de Marie seraient cités du côté maternel dans la nomenclature de S. Matthieu, du côté paternel dans celle de S. Luc. Les choses se seraient passées de la manière suivante : Sainte Anne, épouse d’Héli, et mère de Marie, était la sœur de Jacob, la fille de Mathan ; de la sorte, Joseph, fils de Jacob, se trouve avoir été neveu de sainte Anne, et par conséquent le cousin germain de la Sainte Vierge en même temps que son époux.
Fr. Luc de Bruges admet également cette hypothèse avec quelques modifications. Peut‑être se demandera‑t‑on comment on peut la concilier avec la croyance de l’Église, d’après laquelle le père de Marie se serait appelé Joachim et non Héli. Mais il existe une très grande analogie entre ces deux noms, et on les trouve employés l’un pour l’autre dans la Bible, par exemple au livre de Judith, où le même grand‑prêtre, appelé d’abord Éliachim 4, 5, 11, apparaît ensuite, 15, 9 sous la dénomination de Joachim. Éli est en effet une abréviation de Éliachim ; or, Éliachim et Joachim ont une signification presque identique (« Dieu soutient »). D’ailleurs, même d’après la tradition juive, Marie aurait eu un Héli pour père. « Miriam fille d’Héli », lisons‑nous dans le Talmud, Hieros. Chagigah, fol. 77, 4.
4. Des deux listes généalogiques, l’une (S. Matth.) se rapporte à S. Joseph, l’autre (S. Luc) à la Sainte Vierge. Ce système s’appuie, de même que le premier, sur la loi mosaïque, mais d’une autre manière. Il suppose que Marie était fille unique, et par suite fille héritière, ce qui l’obligeait, d’après Nombres 36, 5-8, à se marier dans sa propre tribu. Or dans ce cas le mari, ne faisant qu’une seule personne morale avec sa femme, recueillait tous les titres de celle‑ci : il avait en quelque sorte deux pères, son père naturel et son père légal (son beau‑père). C’est pour cela que S. Joseph est appelé d’une part fils de Jacob, de l’autre fils d’Héli. Sans doute il eût été plus clair de nommer directement Marie ; mais il était contraire à l’usage antique d’établir en termes exprès la généalogie d’une femme (« La lignée du père est appelé lignée ; la lignée de la mère n’est pas appelé lignée », Baba bathra, fol. 110, 1) ; S. Luc l’a donc établie d’une manière indirecte, en substituant S. Joseph à la Sainte Vierge. On prouve que Marie était fille héritière soit par la tradition, qui l’a fréquemment affirmé, soit à l’aide du récit même de S. Luc, 2, 4 et ss. Pourquoi la Mère de Jésus va‑t‑elle à Bethléem avec S. Joseph, à l’occasion du recensement ordonné par Auguste, sinon parce qu’elle était tenue de se présenter en personne devant les officiers impériaux ? Or, elle ne pouvait être astreinte à cette obligation que parce qu’elle représentait une branche de la famille de David. En elle se terminait la branche de Nathan, de même que celle de Salomon aboutissait à S. Joseph. Cette hypothèse est adoptée par la plupart des exégètes (Surenhusius, Ligthfoot, Bengel, Rosenmüller, Wieseler, MM. Von Burger, Behrmann, Arnoldi, Godet, Bisping, van Oosterzee, Le Camus, Arnoldi, Plumptre, Ewald, J. P. Lange, Riggenbach, etc.) : elle est aussi populaire que la première l’était dans l’antiquité, et nous inclinons à lui donner aussi nos préférences, parce qu’elle nous semble résoudre de la manière la plus simple et la plus naturelle le problème des généalogies évangéliques. En effet, 1° si les deux listes se rapportent à S. Joseph, c’est‑à‑dire à un père putatif, Jésus n’a été l’héritier de David que par adoption, en d’autres termes par une sorte de fiction légale. Supposé que cela ait suffi aux lecteurs juifs de S. Matthieu, puisque c’était conforme aux principes théocratiques, les lecteurs païens de S. Luc auraient bien pu ne pas s’en contenter : il fallait pour eux la preuve d’une descendance réelle, et la généalogie de Jésus par Marie contenait seule cette démonstration d’une manière absolue. – 2° Depuis le commencement de son récit, S. Luc a toujours mis S. Joseph à l’arrière‑plan : Marie a été constamment pour lui le personnage principal. Il ne s’est pas lassé de montrer que, si Jésus avait daigné prendre une mère ici‑bas, aucun homme ne pouvait le revendiquer comme fils dans le sens propre de cette expression. Bien plus, au début même de sa nomenclature, il oppose la réalité historique à l’opinion commune (« comme on le croyait, fils de Joseph »). Serait‑il conséquent avec lui‑même s’il identifiait, immédiatement après cette réflexion, les ancêtres de Jésus avec ceux de Joseph ? – 3° Le texte grec de S. Luc (v. 23) se ramène sans trop de peine à notre interprétation ; car, en premier lieu, si les mots « qui le fut de Dieu » désignent une filiation improprement dite, pourquoi n’en serait‑il pas de même quand il s’agit des rapports de S. Joseph et d’Héli ? En second lieu, d’assez nombreux exégètes croient pouvoir traduire le v. 23 de la manière suivant : « Jésus était fils d’Héli, Mathat, etc. », c’est‑à‑dire qu’ils rattachent à Jésus tous les génitifs de la liste, de manière à mettre S. Joseph tout à fait en dehors de l’arbre généalogique. – 4° Plusieurs Pères, sans affirmer directement que la généalogie donnée par S. Luc est celle de Marie, semblent le supposer d’une manière indirecte, par exemple S. Irénée, Contre les Hérésies, 3, 29, Tertullien, de Carne Christi, c. 21 et 22, S. Athanase, contr. Apollin. 1, 4.
Le premier système a également une grande valeur, soit à cause de son antiquité et des autorités sérieuses sur lesquelles il s’appuie, soit parce que les évangélistes, si on prend toutes leurs expressions à la lettre, semblent dire qu’ils se proposent de donner l’un et l’autre la généalogie de S. Joseph. Mais il multiplie les hypothèses, et on peut lui reprocher d’être assez compliqué. Le second et le troisième présentent, à notre avis, moins de garanties ; celui‑là parce qu’il prend le verbe « engendra » dans un sens figuré qui ne saurait lui convenir, celui‑ci parce que l’une des deux listes, celle de S. Matthieu, se rapporte évidemment à S. Joseph. Au reste, comme Marie, aussi bien que son saint époux, appartenait à la famille de David (voyez S. Matth.), en toute hypothèse sa généalogie est au moins implicitement contenue dans celle de Joseph.
Résumons et concluons. Deux évangélistes ont conservé la généalogie du Sauveur, et il se trouve que leurs listes varient. Toutefois, même abstraction faite de l’inspiration, il n’est pas croyable qu’ils se soient trompés ou qu’ils aient voulu tromper. Les documents généalogiques abondaient chez les Juifs, comme on le voit par les livres des Chroniques, d’Esdras, de Néhémie et de l’écrivain Flavius Josèphe (cf. Vita, c. 1 ; contr. App. 1, 7), et il était aisé de les consulter. Des écrivains sensés auraient‑ils bien inséré dans leurs narrations des pièces erronées, qu’il eût été facile d’attaquer et de réfuter ? Puisqu’ils nous ont laissé des catalogues si distincts, S. Matthieu et S. Luc avaient donc quelques raisons de s’écarter l’un de l’autre. Nous en avons suggéré plusieurs, qui sont parfaitement plausibles ; cela suffit. Vraisemblablement, c’est une table de rois que nous trouvons dans le premier Évangile, et une table d’ancêtres dans le troisième : ici Jésus nous apparaît comme descendance de la femme, là nous le saluons comme héritier du trône théocratique. Quoi qu’il en soit, les deux listes aboutissent glorieusement au Messie, en qui revit à jamais la race de David, ainsi que le Seigneur l’avait promis. Voyez dans Derenbourg, Essai sur l’histoire et la géographie de la Palestine, Paris 1867, p. 349, une importante confirmation de la descendance royale du Sauveur par le Talmud.
L’art chrétien s’est occupé de « l’arbre de Jessé » ou de la généalogie de Notre‑Seigneur Jésus‑Christ. On le trouve partout représenté, surtout au moyen-âge : les vitraux des églises, les vignettes des manuscrits, les tapisseries, les tableaux, les sculptures le reproduisent avec un grand mélange de grâce et d’originalité. Voyez aussi un beau poème de Lowth, inséré dans la traduction française de ses Leçons sur la poésie sacrée des Hébreux.


