CHAPITRE 5
Luc 5, 1-11 = Matth. 4, 18-22 ; Marc. 1, 16-20.
Sur l’identité des événements racontés ici par les trois synoptiques, cf. commentaire Matth. S. Matthieu et S. Marc ne donnent qu’une esquisse rapide de cet épisode ; S. Luc est au contraire très complet : de là les différences notables de sa narration. Relativement à la suite des faits nous préférons l’ordre adopté par S. Marc d’après lequel la vocation définitive des premiers disciples aurait précédé les guérisons exposées dans le paragraphe précédent. Voir notre Harmonie évangélique.
Luc 5.1 Or, un jour que pressé par la foule qui voulait entendre la parole de Dieu, il se tenait sur le bord du lac de Génésareth, – Pressé par la foule. Touchant détail, qui peint au vif l’amour et l’enthousiasme du peuple pour le Sauveur. Les mots suivants montrent l’esprit de foi avec lequel les foules recherchaient Jésus : elles ne lui demandaient pas seulement des miracles, mais aussi le pain de la divine parole, qu’il rompait à tous si abondamment, si suavement. – Il se tenait sur le bord du lac. Le texte paraît supposer que Notre‑Seigneur s’était déjà tenu debout pendant quelque temps sur la grève de sable blanc durci, telle qu’elle existe aux alentours de Capharnaüm, quand il monta dans la barque de Simon‑Pierre pour être moins pressé par la foule. Voyez la description du lac de Génésareth dans S. Matth. Tandis que les deux autres synoptiques le nomment « mer de Galilée », S. Luc se sert habituellement de cette expression, moins ambiguë pour ses lecteurs non‑juifs, et employée du reste par les Septante, par Josèphe et par les géographes Strabon et Ptolémée.
Luc 5.2 il vit deux barques qui stationnaient près du rivage, les pêcheurs étaient descendus pour laver leurs filets. – Autre tableau du peintre S. Luc. Après la foule qui se presse de tous côtés autour de Jésus, avide de recueillir sa parole, nous voyons des pêcheurs lavant leurs filets tout auprès de leurs barques qu’ils avaient eu soin de tirer à demi sur le rivage. Les pêcheurs nettoient leurs filets une fois leur travail accompli. Ils en enlèvent la vase, les pierres, les herbes qui s’y sont accumulées, puis ils les suspendent pour les faire sécher. Notre évangéliste suppose que les futurs disciples de Jésus étaient tous en dehors des barques, occupés à laver leurs filets ; d’après S. Matthieu et S. Marc deux d’entre eux seulement, Jacques et Jean, étaient dans la barque réparant leurs filets, tandis que Pierre et André jetaient leurs filets dans le lac. Mais ces contradictions ne sont qu’apparentes ; elles s’expliquent aisément par le motif allégué plus haut. Les deux premiers synoptiques abrègent le récit pour transporter immédiatement le lecteur à la parole « Je ferai de vous des pêcheurs d’hommes ». Les faits, ainsi condensés, se sont trouvés légèrement modifiés.
Luc 5.3 Il monta donc dans une de ces barques, qui était à Simon et le pria de s’éloigner un peu de terre, puis, s’étant assis, il enseigna le peuple, à partir de la barque. – Troisième scène admirablement retracée : Jésus monte dans la barque de Pierre, et de cette chaire d’un nouveau genre, il enseigne la foule qui se tenait sur le rivage. Plus tard encore, quand il exposera les paraboles du royaume des cieux, Notre‑Seigneur aura recours à cette solution. Matth 13, 2. Mc 4, 1.
Luc 5.4 Lorsqu’il eut cessé de parler, il dit à Simon : « Avance en pleine mer et vous jetterez vos filets pour pêcher. » – Après ce préambule, nous arrivons aux parties les plus importantes de tout ce récit, la pêche miraculeuse et la pêche des âmes. – Avance en pleine mer. Nouvelle expression technique. Jésus donne cet ordre au singulier parce qu’il s’adressait plus spécialement à Pierre, le patron de la barque ; mais il parle ensuite au pluriel, la pêche devant être exécutée par tous ceux qui étaient présents.
Luc 5.5 Simon lui répondit : « Maître, toute la nuit nous avons travaillé sans rien prendre, mais, sur votre parole, je jetterai le filet. » – Dans sa réponse, Simon nous apparaît déjà sous les traits de l’homme de foi, du partisan dévoué de Jésus, que nous révélera de plus en plus la suite de l’histoire évangélique. Le titre de maître qu’il donne à Notre‑Seigneur remplace habituellement dans le troisième Évangile l’expression hébraïque Rabbi. – Nous avons travaillé toute la nuit. La nuit a toujours été regardée comme plus propice que le jour aux travaux des pêcheurs. – Sans rien prendre. S. Pierre insinuait délicatement par là qu’il était peu probable qu’une nouvelle tentative réussît mieux en plein jour. Néanmoins, ajouta‑t‑il d’un ton décidé, la parole de Jésus serait pour lui un ordre auquel il voulait immédiatement obéir, persuadé que cette fois il ne travaillerait pas en vain. Remarquez l’emploi du pronom Je : Simon parle comme le chef de l’expédition.
Luc 5.6 L’ayant jeté, ils prirent une si grande quantité de poissons, que leur filet se rompait. 7 Et ils firent signe à leurs compagnons, qui étaient dans l’autre barque, de venir à leur aide. Ils y vinrent et ils remplirent les deux barques, au point qu’elles enfonçaient. – Le filet, en vertu de la divine prescience de Jésus, était tombé au milieu d’un de ces énormes bancs de poissons qu’on trouve dans toutes les mers et particulièrement dans le lac de Gennésareth. La fin du v. 6 et le v. 7 tout entier renferment des détails destinés à rehausser l’éclat du miracle : 1° Leur filet se rompait : il y eut en réalité un commencement de rupture : le secours apporté à temps (v. 7) empêcha seul le filet de se déchirer complètement. 2° Ils firent signe … D’après Théophylacte et Euthymius, Pierre et ceux qui étaient dans sa barque auraient été obligés de recourir au langage des signes. Mais cette explication nous semble un peu forcée. Il est plus simple de dire avec la plupart des exégètes qu’on employa les signaux parce que l’autre nacelle était trop loin pour que la parole articulée fût facilement entendue. 3° Ils remplirent les deux barques ; 4° Non‑seulement les deux canots furent remplis de poissons, mais ils le furent à tel point qu’ils étaient presque submergés, tant la charge était pesante.
Luc 5.8 Ce que voyant Simon Pierre, il tomba aux pieds de Jésus en disant : « Éloignez-vous de moi, Seigneur, parce que je suis un pécheur. » – D’un bout à l’autre de la narration, Simon‑Pierre nous apparaît comme le héros principal. C’est lui qui a présidé aux opérations de la pêche, de même qu’il dirigera un jour la grande pêche mystique dans l’Église de Jésus ; c’est lui qui éprouve et manifeste la plus forte émotion ; c’est lui qui parle au nom de tous ; c’est à lui que Notre‑Seigneur s’adressera d’une manière plus spéciale. – Il tomba aux pieds de Jésus… détail graphique, qui dénote l’âme ardente de Simon. A cette génuflexion il ajouta une exclamation plein de foi et d’humilité. Isaïe, quand il fut admis dans son extase à contempler le céleste séjour, les anges et Dieu, s’écria, pénétré de sa profonde indignité : Malheur à moi, je suis perdu, parce que je suis un homme impur de lèvres, etc. (Isaïe 6, 5-9). C’est un sentiment semblable qui fait dire à S. Pierre : Éloignez‑vous de moi. Non qu’il désirât réellement éloigner de lui Notre‑Seigneur ; mais le grand miracle dont il vient d’être témoin lui a révélé de plus en plus la puissance et la sainteté de Jésus ; or, il sent qu’il n’est pas digne de la proximité d’un homme uni à Dieu par des liens si étroits. Au fond, sa parole revient donc à celle du centurion : « Seigneur, je ne suis pas digne que tu entres sous mon toit ». Aussi Jésus, bien loin de la prendre à la lettre comme il fit plus tard pour les avares Gadaréniens (8, 37), resserra‑t‑il au contraire les liens qui déjà l’unissaient à Simon‑Pierre.
Luc 5.9 Car l’effroi l’avait saisi, lui et tous ceux qui l’accompagnaient à cause de la capture de poissons qu’ils avaient faite, 10 il en était de même de Jacques et de Jean, fils de Zébédée, les associés de Simon. – L’effroi l’avait saisi… L’évangéliste explique, par cette réflexion, ce qui pouvait sembler extraordinaire dans la conduite de S. Pierre. Il avait agi et parlé sous l’impression de la frayeur religieuse suscitée en lui et dans tous ses compagnons par la pêche miraculeuse.
Luc 5.10b Et Jésus dit à Simon : « Ne crains pas, car désormais ce sont des hommes que tu prendras. » – Quelle douce et aimable réponse va s’échapper des lèvres divines du Messie. Après avoir rassuré Simon par un mot que nous lui entendrons souvent prononcer en semblable occasion, ne crains pas, il l’élève tout à coup à une dignité sublime, en transformant l’humble pêcheur de Bethsaïda en un pêcheur d’hommes. La tournure tu prendras désigne la permanence de l’action, et l’action, suivant toute la force du texte grec. Quelle sublime métaphore et quel beau rôle attribué à S. Pierre. « Les instruments apostoliques sont bien les filets des pêcheurs, qui ne détruisent pas les captures mais les conservent. Ils les retirent des profondeurs océaniques pour les amener à la lumière ; et ils conduisent dans les hauteurs ceux qui flottaient dans les enfers ». St Ambroise. « Nouvelle méthode de pêcher assurément, écrit S. Jean Chrysost., Hom. In Matth. 4, 19, car les pêcheurs tirent les poissons hors de l’eau pour leur donner la mort ; mais nous lançons nos filets dans l’eau et ceux que nous prenons sont vivifiés ». S. Augustin établit à ce sujet un parallèle intéressant entre la chasse et la pêche : « Pourquoi les apôtres n’ont‑ils importuné, n’ont‑ils contraint personne? Parce que le pêcheur lance son filet dans la mer et en retire ce qui se présente (tout se passe donc avec douceur). Quant au chasseur, il parcourt les forêts, scrute tous les buissons et ne précipite le gibier dans les rêts qu’en jetant partout la terreur et l’épouvante. Qu’il n’aille pas de ce côté, qu’il n’aille pas de cet autre ; pour cela venez ici, frappez là, jetez l’alarme plus loin ; qu’il ne s’échappe pas, qu’il ne prenne pas la fuite (tout se passe avec violence). ». De l’utilité du Jeûne, ch. 9. Après la seconde pêche miraculeuse, Jean 21, 16, Jésus, faisant usage d’une autre figure pour exprimer le même rôle, dira au prince des Apôtres : Pais mes brebis, pais mes agneaux. Quoique la promesse ce sont des hommes que tu prendras fût adressée directement à Simon‑Pierre, elle retombait d’une manière implicite sur ses compagnons, comme on le voit par les deux autres récits : « Je ferai de vous des pêcheurs d’hommes ».
Luc 5.11 Aussitôt, ramenant leurs barques à terre, ils quittèrent tout et le suivirent. – Ils renoncent généreusement à tout pour se faire les disciples de Jésus. Sans doute leurs richesses ne devaient pas être bien considérables ; mais, comme le dit S. Augustin, Enarrat. 3 in Psaume 103, 17 « il renonce à beaucoup celui qui non seulement renonce à ce qu’il avait, mais aussi à ce qu’il désirait avoir ». Par conséquent, ajoute S. Grégoire, Hom. 5 in Evang., « Ils ont beaucoup quitté, puisqu’ils ont renoncé à tout, si peu que soit ce tout. Nous, au contraire, nous nous attachons à ce que nous avons, et nous recherchons avidement ce que nous n’avons pas. Pierre et André ont donc beaucoup abandonné lorsqu’ils ont tous deux renoncé au simple désir de posséder ; ils ont beaucoup abandonné, puisqu’en renonçant à leurs biens, ils ont aussi renoncé à leurs convoitises ». – Ils le suivirent, d’une manière habituelle et définitive, car si S. Jean a raconté, 1, 37 et ss., l’appel des premiers disciples, les synoptiques exposent ici la vocation à l’apostolat. – Un ancien hymne de l’Église, composé en l’honneur de S. Pierre, résume admirablement en quelques vers le miracle de la pêche miraculeuse et ses résultats : « La grâce t’a attrapé, toi, pêcheur de pêcheur, pour que tu emploies ton métier à une meilleure capture. Tu abandonnes tout, tu rejettes le navire pour que tu estimes à sa juste valeur le monde entier ». Mais le grand pêcheur d’hommes par excellence, c’est Notre‑Seigneur Jésus‑Christ. On a sur la pêche miraculeuse un admirable tableau de Raphaël.
Luc 5, 12-16 = Matth. 8, 2-4 = Marc. 1, 40-45
Luc 5.12 Comme il était dans une ville, voici qu’un homme tout couvert de lèpre, apercevant Jésus, se prosterna la face contre terre et le pria en disant : « Seigneur, si vous le voulez, vous pouvez me guérir. » – Dans une ville est un détail propre à S. Luc. La ville témoin du miracle était située, d’après le contexte (cf. 4, 43), dans la province de Galilée, où Jésus faisait alors une sorte de tournée pastorale. Notre évangéliste a seul noté que le suppliant était plein de lèpre : tout le corps était donc affecté de cette affreuse maladie, que nous avons décrite ailleurs (cf. commentaire S. Matth. 8, 2), et qui, à un tel degré, était complètement incurable. – Il se prosterna. S. Matthieu : il adorait ; S. Marc : il se jeta à genoux. Trois expressions diverses pour décrire un même fait, la prostration du lépreux aux pieds de Jésus. – Si vous le voulez, vous pouvez me guérir. Les trois synoptiques citent dans les mêmes termes cette prière pleine de foi.
Luc 5.13 Jésus, étendant la main, le toucha et lui dit : « Je le veux, sois guéri » et à l’instant sa lèpre disparut. – D’après S. Marc, c’était le cœur compatissant de Jésus qui dirigeait sa main toute‑puissante. – Je le veux, sois guéri. « Réponse répondant bellement à la demande » (Fr Luc). A peine le Sauveur avait‑il prononcé cette parole que la lèpre abandonnait pour toujours le malade. En effet, « rien ne s’interpose entre l’œuvre de Dieu et le commandement, parce que le commandement est œuvre », S. Ambroise. S. Matthieu envisage la guérison au point de vue cérémonial ; voilà pourquoi il la désigne par le verbe « a été guérie ». S. Luc s’exprime en médecin : « la lèpre le quitta ». S. Marc combine les deux manières de voir : « La lèpre le quitta, et il fut guéri ».
Luc 5.14 Et il lui défendit d’en parler à personne, mais : « Va, dit-il, te montrer au prêtre et offre pour ta guérison ce qu’a prescrit Moïse, pour l’attester au peuple. » – Les trois narrations synoptiques exposent en des termes presque identiques les deux ordres que contient ce verset : 1° n’en parler à personne (voyez dans S. Matth., les motifs de cette interdiction qui paraît tout d’abord surprenante) ; 2° Va, montre‑toi… En passant ainsi brusquement du langage indirect au discours direct, S. Luc a donné une grande vie au récit. Les auteurs classiques ont souvent recours à ce procédé.
Luc 5.15 Sa renommée se répandait de plus en plus et l’on venait par foules nombreuses pour l’entendre et pour être guéri de ses maladies. – Un mot de S. Marc explique pourquoi la réputation de Jésus se propagea ainsi avec une nouvelle rapidité : « sa renommée se répandait ». – Foules nombreuses … pour l’entendre. On est heureux de lire que les foules n’accouraient pas seulement auprès de Jésus dans un but égoïste, pour se faire guérir, mais aussi pour recueillir de sa bouche la parole divine, dont elles étaient saintement avides.
Luc 5.16 Pour lui, il se retirait dans les déserts et priait. – Il se retirait : la tournure grecque correspondrait à il était en retraite, et désigne mieux les habitudes de retraite adoptées par Notre‑Seigneur tant que dura l’effervescence populaire qu’avait excitée la guérison du lépreux. – Et priait. Voyez, sur ce détail caractéristique du troisième Évangile, 3, 21 et l’explication. Quand Jésus était empêché de se livrer à la prédication, qui était alors son œuvre par excellence, il se retirait dans les solitudes qui avoisinent le lac, et il y passait de longues heures à prier.
Luc 5, 17-26. = Matth. 9, 5-8. = Marc. 2, 1-12.
Sur la vraie place de cet incident : voir le commentaire sur S. Matth. La narration de S. Luc a ici une très grande ressemblance avec celle de S. Marc : S. Matthieu ne donne qu’un sommaire.
Luc 5.17 Un jour qu’il enseignait, il y avait là, assis autour de lui, des Pharisiens et des docteurs de la Loi, venus de tous les villages de la Galilée, ainsi que de la Judée et de Jérusalem et la puissance du Seigneur se manifestait par des guérisons. – Un jour (détail spécial) est une date bien vague, dont la formule est empruntée à la langue hébraïque. – assis autour de lui. Détail pittoresque, encore propre à S. Luc. Nous savons par les deux autres synoptiques que la scène se passait à Capharnaüm, la nouvelle patrie de Jésus, dans une maison qui était probablement celle de S. Pierre. En face de Jésus l’évangéliste‑peintre nous montre, également assis, des Pharisiens et des docteurs de la loi (S. Matthieu et S. Marc ne mentionnent que ces derniers), accourus, ajoute‑t‑il, de tous les villages de Galilée et de Judée, et même de la cité sainte. La présence de ces personnages influents prouve que le Sauveur jouissait déjà d’une immense considération : ce n’est pas pour un Rabbi ordinaire que ce monde officiel, qui dirigeait le Judaïsme d’alors, aurait daigné se déranger. Toutefois ces nouveaux auditeurs n’ont rien de bienveillant pour Jésus : ils sont venus au contraire dans le but exprès de surveiller ses actes, de voir si sa doctrine est conforme à leurs traditions ; voilà pourquoi nous les trouvons au premier rang parmi l’assistance énorme qui s’était groupée ce jour‑là autour de Notre‑Seigneur. cf. Marc. 2, 2. Ceux d’entre eux qui avaient fait à cette intention le voyage de Jérusalem à Capharnaüm étaient selon toute vraisemblance des délégués du Sanhédrin. – La puissance du Seigneur se manifestait … « Seigneur » désigne ici Dieu, dont la toute‑puissance, communiquée à son Christ, l’aidait à accomplir en cet instant des guérisons aussi nombreuses qu’étonnantes.
5.18 Et voilà que des gens, portant sur un lit un homme paralysé, cherchaient à le faire entrer et à le mettre devant lui. 19 Et n’en trouvant pas le moyen à cause de la foule, ils montèrent sur le toit et, à travers les tuiles, descendirent le malade avec sa civière au milieu de tous, devant Jésus. – cf. commentaire sur S. Matth. Quand le malade et les quatre amis qui le portaient virent qu’il leur était absolument impossible de pénétrer par les moyens ordinaires dans la maison qui contenait pour eux le salut, ils durent éprouver un mouvement pénible ; mais leur foi était plus forte que les obstacles naturels, et elle leur apprit à les surmonter. – Ils montèrent sur le toit : tel fut le premier acte. Il était d’une exécution facile, grâce à l’escalier extérieur dont sont généralement munies les habitations de l’Orient. cf. Matth. 24, 17. Le second acte des porteurs est contenu en abrégé dans les mots par les tuiles. Quelques tuiles enlevées au toit plat de la maison eurent bientôt laissé une ouverture assez large pour le passage du malade. Alors, ils le descendirent avec la civière, au moyen de cordes qu’ils purent aisément se procurer. Le texte grec évoque une pauvre civière, ou, comme dit S. Marc, le grabat du malade.
Luc 5.20 Voyant leur foi, il dit : « Homme, tes péchés te sont remis. » – L’incrédulité seule déplaisait à Jésus : la foi des suppliants ne trouva jamais son cœur insensible ; or, l’histoire évangélique renferme peu d’exemples d’une foi aussi vive que celle du paralytique et de ses humbles amis. Bien loin donc de se plaindre d’avoir été interrompu au milieu d’un discours auquel les circonstances (cf. v. 17) prêtaient une gravité exceptionnelle, le bon Maître oublia tout le reste pour ne s’occuper que du malade. Sans même lui laisser le temps de proférer sa demande, il lui dit avec un ton d’inexprimable mansuétude : tes péchés te sont remis. L’apostrophe plus douce encore qu’on lit dans S. Matthieu, confiance, fils, fut probablement celle dont Jésus se servit. Le Sauveur remet tout d’abord les péchés du paralytique, parce qu’il y avait entre eux et la maladie extérieure une connexion intime, que pénétrait son divin regard, cf. commentaire sur S. Matth.
Luc 5.21 Alors les Scribes et les Pharisiens se mirent à raisonner et à dire : « Qui est celui-ci qui profère des blasphèmes ? Qui peut remettre les péchés, si ce n’est Dieu seul ? » – Cette formule d’absolution, qui arrivait d’une manière si inattendue, frappa vivement toute l’assistance : mais elle produisit aussitôt sur les Pharisiens et les Scribes mentionnés plus haut l’impression particulière d’un grand scandale. Le récit sacré nous fait lire ce sentiment au fond de leurs cœurs. Qu’est donc, se disaient‑ils, cet homme qui s’attribue un pouvoir réservé à Dieu seul ? Peut‑être quelques‑uns d’entre eux se souvinrent‑ils du texte 2 Samuel 12, 13, où Nathan, ce célèbre prophète, annonce simplement à David que le Seigneur lui avait remis sa faute. Et voici que les paroles de Jésus revenaient à dire : Je te remets tes péchés.
Luc 5.22 Jésus, connaissant leurs pensées, prit la parole et leur dit : « Quelles pensées avez-vous en vos cœurs ? – Jésus ne laissa pas à ses adversaires le temps de développer contre lui leurs accusations intérieures de blasphème. Les prenant directement à partie, il maintint victorieusement, d’abord à l’aide du raisonnement, puis par un éclatant miracle, son droit de parler comme il venait de le faire. – Que pensez‑vous dans vos cœurs ? D’après la psychologie hébraïque, c’est le cœur, non la tête, qui est le laboratoire principal des pensées.
Luc 5.23 Lequel est le plus facile de dire : Tes péchés te sont remis, ou de dire : Lève-toi et marche ? – Sur cette argumentation vigoureuse, soyez S. Matth. Dire, deux fois répété, en est le mot capital. Un imposteur pourrait aisément se dire capable d’accorder la rémission des péchés ; mais qui oserait prétendre, à moins de se sentir investi d’un pouvoir divin, qu’il peut guérir les maladies du corps ?
Luc 5.24 Or, afin que vous sachiez que le Fils de l’homme a sur la terre le pouvoir de remettre les péchés : Je te le commande, dit-il au paralytique, lève-toi, prends ton brancard et va dans ta maison. » – A la question que leur adressait Notre‑Seigneur, les Pharisiens et les Scribes n’eurent rien à répondre. Il reprit donc après une courte pause : Afin que vous sachiez… Comme on l’a dit, un miracle ainsi annoncé prend la valeur d’une importante démonstration. « Il montrait assez par ce fait même et par ces paroles, que s’il accomplissait ces œuvres sur les corps, c’était afin d’amener les hommes à croire qu’il délivrait les âmes par la rémission des péchés ; en d’autres termes, il voulait par sa puissance visible inspirer la foi à sa puissance invisible », S. Aug., Exp ad Rom, §23. Sur le titre Fils de l’homme, cf. commentaire sur S. Matth. – Dit-il au paralytique… Le récit devient aussi vivant que la scène même. Du reste, en cet endroit il varie à peine dans les trois synoptiques, preuve que la tradition avait conservé parfaitement le souvenir du miracle et de toutes ses circonstances.
Luc 5.25 A l’instant, celui-ci se leva devant eux, prit le lit sur lequel il était couché et s’en alla dans sa maison en glorifiant Dieu. – La guérison fut immédiate et toute l’assistance put la constater. – Détail touchant non moins que pittoresque : celui qui avait été l’objet du miracle, obéissant d’ailleurs à l’ordre de Jésus (v. 24), prit le lit sur lequel il était couché et s’en alla… Le grabat avait pris l’homme; maintenant, c’est l’homme qui portait le grabat. La civière qui avait été autrefois le signe de son infirmité devenait tout à coup une preuve évidente de sa guérison. On est heureux d’apprendre que le paralytique à qui Jésus avait ainsi merveilleusement rendu la santé ne fut pas un ingrat, et qu’il s’en retourna chez lui glorifiant Dieu. Nous devons ce détail à S. Luc.
Luc 5.26 Et tous étaient frappés de stupeur, ils glorifiaient Dieu et, remplis de crainte, ils disaient : « Nous avons vu aujourd’hui des choses merveilleuses. » – L’impression produite sur les témoins du miracle fut immense. Elle consista en un mélange bien naturel d’admiration et de sainte frayeur, mentionné de concert par les trois synoptiques. 1° L’admiration est exprimée en termes énergiques (le grec parle d’extase). Elle eut pour résultat de mettre la louange de Dieu sur toutes les lèvres. 2° La frayeur fut grande aussi, et chacun la motivait en disant à ceux qui l’entouraient : nous avons vu aujourd’hui des choses prodigieuses. Le texte grec emploie ici un adjectif qui pris à la lettre signifierait « des choses étranges, paradoxales ». Mais les classiques s’en servent aussi pour désigner des événements merveilleux.
Vocation de S. Matthieu et faits qui s’y rattachent 5, 27-39
Ici encore, il existe une très grande ressemblance entre les récits de S. Marc et de S. Luc. Nous nous bornerons donc, le plus souvent, à noter les particularités de notre évangéliste. Pour l’explication détaillée, nous renvoyons le lecteur à nos commentaires des deux premiers synoptiques.
Luc 5, 27-28. = Matth. 9, 9 ; Marc. 2, 13-14.
Luc 5.27 Après cela, Jésus sortit et ayant vu un publicain nommé Lévi, assis au bureau du péage, il lui dit : « Suis-moi. » – Dans les trois narrations, l’appel du publicain Lévi à l’apostolat est rattaché à la guérison du paralytique. Jésus, étant sorti de la maison où avait eu lieu cette guérison miraculeuse, vint aussitôt auprès du lac qu’il aimait (Marc. 2, 13), et c’est là qu’il vit un publicain nommé Lévi. Le verbe grec suppose un regard attentif et prolongé. Sur l’identité de S. Matthieu et de Lévi, cf. commentaire sur S. Matth. Lévi avait été le nom du publicain ; Matthieu (don du Seigneur) devint celui de l’Apôtre de Jésus. Le nouvel élu était dans le plein exercice de ses fonctions abhorrées des Juifs, quand le Messie daigna l’attacher à sa personne divine. Jésus montrait ainsi combien peu il redoutait les préjugés de ses compatriotes. cf. Les vv. 30 et ss.
Luc 5.28 Et lui, quittant tout, se leva et le suivit. – quittant tout est un détail touchant, propre à S. Luc. Il prouve que Lévi était digne d’être associé à Pierre et à André, à Jacques et à Jean, qui, sur un mot du Sauveur, avaient de même tout abandonné pour le suivre. S. Matthieu renonce donc à ses espérances de fortune, et s’attache avec bonheur à celui qui n’avait pas une pierre où reposer sa tête.
Luc 5, 29-32. = Matth. 9, 10-13 Marc 2, 15-17
Luc 5.29 Lévi lui donna un grand festin dans sa maison et une foule nombreuse de publicains et d’autres personnes étaient à table avec eux. – Le banquet somptueux (S. Luc seul relève ce détail) donné par S. Matthieu en l’honneur de son nouveau Maître n’eut lieu vraisemblablement que plusieurs jours après l’appel : telle était déjà l’opinion de Tatien dans son Diatessaron ; mais on conçoit que les synoptiques aient voulu l’en rapprocher dans leurs narrations. – Il y avait une foule nombreuse de publicains… « Les publicains s’étaient réunis à lui comme à un collègue et à un homme exerçant le même métier. Mais lui, tout fier qu’il était de la présence du Christ, les convoqua tous », S. Jean Chrysost. Hom. 31 in Matth. Petite circonstance à noter : les deux premiers synoptiques ajoutent qu’à la table de Lévi des « pécheurs » étaient assis en compagnie de Jésus et du publicain ; mais S. Luc ne désigne tout d’abord cette autre catégorie de convives que par la vague expression « et d’autres personnes ». Dans son récit, c’est sur les Pharisiens que retombe tout l’odieux de l’épithète « pécheurs ». Voyez le v. 30. Le pronom eux désigne directement Jésus et Lévi, indirectement les quatre premiers disciples de Notre‑Seigneur, d’après les deux autres narrations.
Luc 5.30 Les Pharisiens et leurs Scribes murmuraient et disaient à ses disciples : « Pourquoi mangez-vous et buvez-vous avec les publicains et les pécheurs ? » – Ils murmuraient (détail propre à S. Luc) : les Pharisiens, et les Scribes qui les accompagnaient comme légistes officiels pour épier la conduite de Jésus. cf. 5, 17. En s’adressant aux disciples, ils se proposaient, selon la judicieuse remarque de S. Jean Chrysostome, de susciter en eux des soupçons contre leur Maître.
Luc 5 31 Jésus leur répondit : « Ce ne sont pas les bien portants qui ont besoin de médecin, mais les malades. 32 Je ne suis pas venu appeler les justes à la pénitence, mais les pécheurs. » – Peut‑être les amis de Jésus eussent‑ils été embarrassés pour répondre à l’insidieuse question des Pharisiens ; aussi se hâte‑t‑il de défendre lui‑même leur conduite et la sienne. Des deux phrases dont est composée son apologie dans notre Évangile, la première, v. 31, consiste en une sentence populaire, la seconde, v. 32, en un résumé caractéristique du rôle de Notre‑Seigneur. S. Luc cite le proverbe avec une nuance qui rappelle sa condition de médecin : il remplace par un terme technique, malades, le mot plus général de S. Matthieu et de S. Marc, ceux qui se portent mal.
Luc 5.33 Alors ils lui dirent : « Pourquoi, tandis que les disciples de Jean et ceux des Pharisiens jeûnent et prient souvent, les vôtres mangent-ils et boivent-ils ? » – D’après la narration de S. Marc, qui est ici la plus complète et par conséquent la plus exacte, ce ne furent pas tout à fait les mêmes interlocuteurs qui adressèrent à Jésus cette seconde question : elle lui fut posée conjointement par les Pharisiens et par les disciples du Précurseur. – Pourquoi est omis par les témoins les plus autorisés. Dans ce cas, il n’y aurait pas eu d’interrogation proprement dite : les adversaires de Notre‑Seigneur se seraient contentés de signaler le fait. Cette leçon rendrait peut‑être plus frappant encore le contraste établi entre les jeûnes austères des Joannites (disciples de saint Jean Baptiste) et les bons repas reprochés à Jésus. – Des prières : ces mots, qu’on trouve seulement dans le troisième Évangile, représentent des prières spéciales et prolongées, qui ont toujours été associées au jeûne pour le rendre plus méritoire.
Luc 5.34 Il leur répondit : « Pouvez-vous faire jeûner les amis de l’Époux, pendant que l’Époux est avec eux ? 35 Viendront des jours où l’Époux leur sera enlevé : ils jeûneront ces jours-là. » – La réplique faite par le divin Maître à cette nouvelle objection est divisée en deux parties dans la rédaction de S. Luc. La première partie, vv. 34 et 35, tend simplement à prouver qu’il ne conviendrait pas de faire jeûner pour le moment les disciples de Jésus ; la seconde, vv. 36-39, démontre qu’ils ne sont pas capables de jeûner. Auriez‑vous bien le cœur de condamner au jeûne ceux qui célèbrent joyeusement une fête nuptiale ? De la sorte, l’inconvenance du jeûne est mise en relief. – Les amis de l’époux, ou, plutôt, d’après le grec, les fils de l’appartement nuptial : expression hébraïque pour indiquer les amis les plus intimes du fiancé. Par cette charmante métaphore, empruntée du reste au langage même de Jean‑Baptiste (cf. Jean 3, 29), Jésus compare sa présence au milieu de ses disciples aux joyeuses cérémonies qui accompagnaient, huit jours durant, les noces juives. Toutefois, ajoute‑t‑il d’un ton empreint d’une gravité solennelle, je ne resterai pas toujours parmi les miens, et alors ils pourront jeûner sans inconvénient.
Luc 5.36 Il leur proposa encore cette comparaison : « Personne ne met à un vieux vêtement un morceau pris à un vêtement neuf : autrement on déchire le neuf et le morceau du neuf convient mal au vêtement vieux. – Il leur proposa encore… Cette formule sert d’introduction à la seconde partie de la réplique. Les deux nouvelles images employées par N. S. montrent fort bien l’incompatibilité qui existait entre les prescriptions sévères du Pharisaïsme et la formation encore imparfaite des disciples de Jésus, ou mieux, pour prendre les choses de plus haut, l’incompatibilité de la Loi ancienne et de la religion du Christ. – Personne ne met … En rapprochant la rédaction de S. Luc de celle des autres synoptiques, le lecteur remarquera ici une nuance d’expressions qui n’est pas sans intérêt. S. Matthieu et S. Marc parlent d’un vieil habit raccommodé simplement à l’aide d’une pièce neuve : le troisième Évangile suppose deux vêtements dont l’un, entièrement neuf, duquel est pris le morceaux par le tailleur incompétent pour rapiéceter l’autre, déjà vieilli, ce qui fait deux habits gâtés. La figure acquiert ainsi une plus grande force, car un habit neuf a plus de valeur qu’une pièce d’étoffe neuve.
Luc 5.37 Personne non plus ne met du vin nouveau dans de vieilles outres : autrement, le vin nouveau rompant les outres, il se répandra et les outres seront perdues. 38 Mais il faut mettre le vin nouveau dans des outres neuves et tous les deux se conservent. – Autre figure, pour dire qu’au point de vue moral et religieux, de même que sous le rapport matériel, le vieux et le neuf ne vont pas ensemble, et qu’on les gâterait l’un et l’autre en voulant les joindre d’une manière inconsidérée. Le vin jeune et généreux de l’Évangile ferait éclater, par sa force d’expansion, les vieilles outres pharisaïques.
Luc 5.39 Et personne après avoir bu du vin vieux, ne veut aussitôt du nouveau, car on dit : Le vieux vin est meilleur. » – Cette nouvelle comparaison, qui n’est pas moins pittoresque que les précédentes, est une particularité de S. Luc. Elle semble également empruntée à la situation : on était à la fin du repas et le vin circulait dans les coupes. Rien de plus clair que son sens direct. Quel est l’homme qui, après avoir bu du vin vieux pendant un certain temps, aura la pensée d’en demander tout à coup du nouveau ? Il se dit au contraire, et habituellement avec raison : le vieux est meilleur, car le vin vieux est en général plus doux et plus savoureux au palais. Au moral cela signifie que tous les changements sont pénibles, que l’on ne s’accoutume pas en un instant à un genre de vie ou d’idées totalement nouveau, notre esprit prenant peu à peu, sous l’influence des vieilles habitudes, un pli qu’il lui est ensuite bien difficile d’abandonner. Or, voilà précisément ce que Jésus voulait indiquer par cette image. Le vin vieux dont il parle représente en effet l’antique religion mosaïque sous la forme rigide que lui avaient donnée les Pharisiens ; le vin nouveau symbolise la religion chrétienne. Eût‑il été naturel que les Juifs renonçassent tout à coup à des idées, à des préjugés, dont ils étaient depuis longtemps imbus, pour faire un parfait accueil à l’enseignement du Sauveur ? C’est donc, on le voit, une excuse aimable de leur conduite et de leur incrédulité qui est contenue dans ce verset. Laissez faire nos accusateurs, semblait dire Jésus à ses disciples : leur résistance est naturelle. Mais ils finiront par s’habituer au vin nouveau de l’Évangile, qui, du reste, ne manquera pas lui‑même de vieillir. – Les Rabbins emploient aussi quelquefois au figuré cette comparaison du vin vieux et du vin nouveau. Par exemple, Pirké Aboth, 4, 20 : « Celui qui a des hommes âgés pour professeurs, à quoi ressemble‑t‑il ? Il ressemble à un homme qui mange des grappes mûres et qui boit du vin vieux. Et celui qui a des jeunes gens pour instructeurs, à quoi ressemble‑t‑il ? A un homme qui mange des raisins verts et qui boit du verjus (jus acide de raisins n’ayant pas mûri)».


