CHAPITRE 6
Luc 6, 1-5. = Matth. 12, 1-8 ; Marc. 2, 23-28.
Luc 6.1 Un jour de sabbat, comme Jésus traversait des champs de blé, ses disciples cueillaient des épis et, les froissant dans leurs mains, les mangeaient. – Les froissant dans leurs mains est un détail pittoresque, spécial au troisième Évangile. Les Apôtres usèrent en cette occasion du privilège accordé aux indigents par la loi mosaïque, Deutéronome 23, 25.
Luc 6.2 Quelques Pharisiens leur dirent : « Pourquoi faites-vous ce qui n’est pas permis le jour du sabbat ? » – Quelques Pharisiens : expression plus précise que le « les Pharisiens » des deux autres évangélistes. Le frugal repas des disciples fut donc bientôt interrompu par la malignité pharisaïque. Vous violez le sabbat, leur crièrent rudement ces puritains du Judaïsme. Les amis de Jésus arrachaient des épis, puis ils les frottaient entre leurs mains : c’étaient là deux violations énormes du repos sabbatique, le premier acte étant, au dire des Rabbins, analogue à celui des moissonneurs, le second identique au battage du blé. Voyez S. Matth. Il est à noter que, d’après S. Luc, les Pharisiens s’adressent directement aux disciples, tandis que, suivant S. Matthieu et S. Marc, ils auraient interpellé le Sauveur lui‑même. Bède le Vénérable indiquait déjà le vrai moyen de concilier les récits. « Les uns (Matthieu et Marc) disent que c’est au Seigneur lui‑même que ces objections ont été faites, mais par des personnes différentes. C’est autant au Seigneur qu’aux disciples que des objections ont pu être faites ».
Luc 6.3 Jésus leur répondit : « Vous n’avez donc pas lu ce que fit David, lorsqu’il eut faim, lui et ceux qui l’accompagnaient : 4 comment il entra dans la maison de Dieu et prit les pains de proposition, en mangea et en donna à ceux qui étaient avec lui, bien qu’il ne soit permis d’en manger qu’aux prêtres seuls ? » – Ces deux versets contiennent la première partie de l’apologie du Sauveur. L’exemple de David est admirablement allégué pour prouver qu’il est des cas, et tel était celui des apôtres, où la loi positive doit le céder à la loi naturelle. Voyez, 13, 11 et ss., un raisonnement du même genre, mais plus pressant encore car tendant à mettre l’adversaire face à une contradiction entre ses actes et ses paroles. Les trois narrations diffèrent à peine ici l’une de l’autre par quelques nuances insignifiantes.
Luc 6.5 Et il ajouta : « Le Fils de l’homme est maître même du sabbat. » – Seconde partie de l’apologie. Non seulement la conduite des disciples pouvait être justifiée au moyen d’exemples célèbres, mais le Fils de l’homme, c’est‑à‑dire le Messie, leur Maître, avait eu le droit de l’autoriser, en sa qualité de Législateur souverain. Si le service du temple, comme l’admettaient les Rabbins eux‑mêmes, l’emportait de beaucoup sur le repos du sabbat, à plus forte raison la volonté du Messie.
Luc 6, 6-11. = Matth. 12, 9-14 ; Marc. 3, 1-6
Voyez l’explication détaillée dans S. Matth.
Luc 6.6 Un autre jour de sabbat, Jésus entra dans la synagogue et il enseignait. Et il y avait là un homme dont la main droite était desséchée. – Un autre jour de sabbat. S. Luc a seul mentionné cette date. La prédication de Jésus dans la synagogue et l’épithète droite, digne du médecin, sont également des détails qui lui appartiennent en propre. Les Saints Pères, s’appuyant sur la tradition qui fait de l’homme à la main aride un ancien maçon, aiment à voir dans ce pauvre infirme une figure du Judaïsme qui, à l’époque de Notre‑Seigneur, était tout à fait incapable de bâtir un temple à la gloire de Dieu.
Luc 6.7 Or, les Scribes et les Pharisiens l’observaient, pour voir s’il faisait des guérisons le jour du sabbat, afin d’avoir un prétexte pour l’accuser. – Ici comme en plusieurs autres passages, la mention des Scribes est spéciale à S. Luc. Notre évangéliste met très fortement en relief les intentions hostiles de ceux qui observaient ainsi Notre‑Seigneur. D’après ces Pharisiens sans cœur, guérir un malade en un jour de sabbat était donc un crime énorme, à moins de circonstances extraordinaires. Quelques Rabbins n’allaient‑ils pas jusqu’à regarder comme une violation du repos sabbatique l’action de consoler les personnes malades. cf. Schabbat, 12, 1.
Luc 6.8 Mais lui, pénétrant leurs pensées, dit à l’homme qui avait la main desséchée : « Lève-toi et tiens-toi au milieu » et lui, s’étant levé, se tint debout. – pénétrant leurs pensées : nouveau détail propre à notre évangéliste, comme aussi, dans la scène vraiment dramatique qui termine le verset, les mots tiens‑toi au milieu, puis l’exécution de l’ordre du Sauveur. Jésus voulut donner un grand éclat à la guérison.
Luc 6.9 Alors Jésus leur dit : « Je vous le demande, est-il permis, le jour du sabbat, de faire du bien ou de faire du mal, de sauver la vie ou de l’ôter ? » – Je vous demande est une expression emphatique, spéciale à S. Luc. La question , ainsi posée, était toute résolue : le Sauveur avait montré par son dilemme irréfutable que le bien omis équivaut souvent à un mal commis.
Luc 6.10 Puis, promenant son regard sur eux tous, il dit à cet homme : « Étends ta main. » Il l’étendit et sa main redevint saine. – Jésus a beau regarder tout autour de lui : il ne voit personne qui ose lui répondre. « Ils gardèrent le silence » (Marc. 3, 4). Il opère alors victorieusement la guérison.
Luc 6.11 Mais eux, remplis de fureur, se consultaient sur ce qu’ils feraient à Jésus. – Détail propre à S. Luc. Le triomphe public de leur adversaire et leur propre humiliation redoublèrent, on le conçoit, l’exaspération des Pharisiens ; mais leur fureur même, ainsi qu’il arrive souvent, les remplit d’aveuglement et de folie. Les mots ce qu’ils feraient à Jésus caractérisent moins nettement que l’expression parallèle de S. Matthieu et de S. Marc (« ils se consultèrent avec les hérodiens sur les moyens de le faire périr ») les noirs projets des Pharisiens et des Scribes. S. Luc a voulu indiquer par cette nuance qu’il régnait encore une certaine indécision dans l’esprit des ennemis du Sauveur.
Choix des Apôtres et discours sur la montagne. 6, 12-49. Deux faits de la plus grande importance, entre lesquels il existe une étroite connexion. Le choix des Douze et le discours sur la montagne sont, à vrai dire, les premières démarches décisives que Jésus entreprit en vue de constituer son Église. Par l’une il se donnait des aides et des assesseurs, par l’autre il promulguait la « grande charte » du royaume des cieux. Aussi est‑il tout à fait probable que S. Luc a conservé ici l’ordre historique des événements. D’ailleurs S. Marc raconte comme lui le choix des Douze immédiatement après la guérison de la main desséchée.
Luc 6, 12-16. = Matth. 10, 2-4 ; Marc. 3, 13-19.
Luc 6.12 En ces jours-là, il se retira sur la montagne pour prier et il passa toute la nuit à prier Dieu. – En ces jours‑là. Date assez vague en soi ; elle suppose néanmoins qu’il ne devait pas s’être écoulé un temps notable entre cet événement et celui qui précède. – Jésus prosterné aux pieds de son Père céleste au sommet du Kouroun‑Hattîn, et passant toute la nuit à prier, quel spectacle grandiose. Que demanda‑t‑il durant sa longue oraison ? Le contexte l’indique. Il pria instamment pour ses futurs Apôtres, afin qu’ils fussent dignes de leur sublime vocation. S. Jean nous fera entendre, 17, 6-9, un écho de cette fervente prière. Cf. S. Thomas d’Aquin, Somme Théologique, Tertia Pars, question 21 : la Prière du Christ.
Luc 6.13 Quand il fut jour, il appela ses disciples et choisit douze d’entre eux, qu’il nomma apôtres : – Plusieurs des détails renfermés dans ce verset sont propres à S. Luc, notamment la circonstance de temps, quand il fut jour, puis le nom d’apôtres, c’est‑à‑dire d’envoyés, donné par le Sauveur à ses douze élus. Des mots il appela on peut induire qu’un certain nombre de disciples avaient accompagné Jésus jusque sur la montagne des béatitudes, et qu’ils y étaient demeurés avec lui pendant la nuit.
Luc 6 14 Simon, auquel il donna le nom de Pierre et André son frère, Jacques et Jean, Philippe et Barthélemy, 15 Matthieu et Thomas, Jacques, fils d’Alphée et Simon, appelé le Zélé, 16 Jude, frère de Jacques et Judas Iscariote, qui devint traître. – Sur les listes des douze Apôtres, cf. commentaire sur S. Matth. Celle de S. Luc se distingue par deux particularités : 1° le second Simon (v. 15) y est appelé le Zélote, nom plus clair que cananéen dont il est vraisemblablement la traduction grecque ; 2° la phrase qui le livra par laquelle S. Matthieu et S. Marc stigmatisent la conduite de Judas Iscariote est ici remplacée par l’épithète plus énergique de traître, qui n’existe qu’en cet endroit des Évangiles.
Luc 6, 17-49. = Matth. 5, 1-7, 29.
C’est bien un seul et même discours de Notre‑Seigneur Jésus‑Christ qui a été relaté par S. Matthieu et par S. Luc. Il y a trop d’analogies dans les deux rédactions, soit entre les principales circonstances extérieures, soit entre les idées émises, pour qu’on puisse raisonnablement admettre que les évangélistes ont eu en vue deux faits distincts. Les différences proviennent surtout de ce que S. Luc a notablement abrégé le Discours sur la montagne, tandis que S. Matthieu l’a transcrite au complet, d’après son admirable organisme. Et S. Luc abrège en vertu de son plan. Il retranche les détails plus strictement judaïques, qui n’auraient eu qu’une utilité médiocre pour ses lecteurs d’origine païenne, ou encore ceux qu’il se proposait de mentionner plus loin parce que Notre‑Seigneur les avait répétés plusieurs fois. Voilà pourquoi sa rédaction a ici un cachet fragmentaire, qui contraste avec la belle unité que présente celle de S. Matthieu. Quelques phrases seulement lui appartiennent en propre : les malédictions opposées aux Béatitudes, vv. 24-26, et les sentences contenues dans les vv. 39 et 40. Au contraire il n’a pas, ou du moins il n’a pas en cet endroit, les passages suivants du premier Évangile : Matth. 5, 13-38, le chap. 6 tout entier, 7, 6-11, 13-15, 22-23. Quant aux portions communes aux deux écrivains sacrés, elles apparaissent souvent avec ces variantes de forme que nous aimons à noter comme une preuve de l’indépendance des biographes de Jésus, et comme une marque palpable de leur véracité. Ajoutons enfin que, dans le premier Évangile, le discours sur la montagne ressemble davantage à une promulgation judiciaire, officielle, tandis que dans le troisième il a plutôt l’aspect d’une exhortation adressée sur un ton paternel et familier : là, c’est un code de lois ; ici, une douce homélie.
Luc 6, 17-20a. = Matth. 5, 1-2.
Luc 6.17 Étant descendu avec eux, il s’arrêta sur un plateau, où se trouvaient une foule de ses disciples et une grande multitude de peuple de toute la Judée, de Jérusalem et de toute la région maritime de Tyr et de Sidon. – Avec les apôtres qu’il venait de se choisir, Jésus descend du sommet mentionné au v. 12 et il rejoint la foule pour lui donner la grande charte du royaume des cieux. C’est ainsi que Moïse était autrefois descendu de la cime du Sinaï, portant les tables de la loi. Exode 34, 29. – Il s’arrêta sur un plateau. Il n’y a rien, dans ces expressions, qui contredise le récit de S. Matthieu. Plateau peut fort bien s’entendre d’un plateau situé, il est vrai, au‑dessous du sommet élevé sur lequel Jésus avait passé la nuit, mais faisant encore partie de la montagne. Telle était déjà la pensée de S. Augustin, Accord des Évangélistes 2, 47 : « on pourrait admettre encore que d’abord le Seigneur était seul avec ses disciples sur la partie la plus élevée de la montagne, quand parmi eux il choisit les douze Apôtres; qu’ensuite il descendit, non jusqu’au bas, mais dans un lieu qui est spacieux, c’est‑à‑dire une espèce de plaine qui se trouvait au flanc de cette montagne et qui pouvait contenir une foule nombreuse ; qu’il s’arrêta là, y resta debout attendant que la multitude fût rassemblée autour de lui ; qu’enfin s’étant assis et les disciples s’étant approchés, il leur fit à eux et à toute la foule un seul et même discours : discours que saint Matthieu et saint Luc auront rapporté, non de la même manière, mais sans varier pour le fond des choses et des pensées reproduites par tous deux ». Voir dans l’explication S. Matth. 5, 2, comment cette heureuse conjecture se trouve justifiée par la configuration du Kouroun‑Hattîn, ou montagne des Béatitudes. – La troupe de ses disciples et une grande multitude… Autour de Jésus se forme donc comme une triple couronne d’auditeurs : les Douze, puis la foule déjà nombreuse des disciples, puis la masse du peuple. Les détails géographiques ajoutés par l’évangéliste montrent jusqu’où s’étendait alors la renommée du Sauveur. Au cœur de la Galilée, où se passe la présente scène, Jésus voyait à ses côtés des habitants de Jérusalem et de la Judée, de Tyr et de Sidon, même de l’Idumée et de la Pérée, ajoute S. Marc. , 3, 7 et 8 (voyez le commentaire). La région maritime représente tout le littoral palestinien de la Méditerranée. Le texte ne désigne directement ici que les côtes de la Phénicie.
Luc 6 18 Ils étaient venus pour l’entendre et pour être guéris de leurs maladies. Ceux qui étaient tourmentés par des esprits impurs étaient guéris. 19 Et toute cette foule cherchait à le toucher, parce qu’il sortait de lui une vertu qui les guérissait tous. – Deux motifs avaient déterminé cette population à accourir ainsi auprès de Jésus. Elles étaient venues d’abord pour l’entendre, puis pour être guéris. Ces deux désirs vont être satisfaits ; le premier, placé en tête comme le principal, par le grand discours de Jésus ; le second par des guérisons immédiates, opérées en faveur de tous ceux qui en avaient besoin, quel que fût du reste le genre de leurs infirmités. – Remarquez les cinq formes verbales à l’imparfait, qui marquent des actes constamment réitérés. Jésus était, suivant la belle parole de Théophylacte, une source intarissable de miracles. La phrase toute cette foule cherchait à le toucher forme à elle seule un vivant tableau. Quelle sainte agitation autour du Thaumaturge. Tout à l’heure, au contraire, le plus profond silence régnera autour de l’Orateur. Sur l’expression une vertu sortait de lui, voyez Marc. 5, 30, et le commentaire. La chair sacrée du Sauveur, de même que la matière dans les sacrements, servait à transmettre les grâces.
Luc 6, 20-26, = Matth. 5, 3-12.
Luc 6.20 Alors, levant les yeux vers ses disciples, il leur dit : « Heureux, vous qui êtes pauvres, car le royaume des cieux est à vous. – Après avoir appuyé d’avance sur ces nombreux miracles l’autorité de sa parole, Jésus s’assoit à la façon des docteurs, Matth. 5, 1, et commence son discours. Toutefois, comme le note S. Luc (cf. 22, 61) d’une manière non moins délicate que pittoresque, avant d’ouvrir la bouche il embrassa d’abord d’un regard plein d’amour le cercle intime des disciples rangés auprès de lui. C’est à eux en effet qu’il s’adressait plus immédiatement ; c’était par eux que ses mémorables paroles devaient être portées dans peu d’années à l’univers entier. Son auditoire mystique était donc aussi vaste que le monde. – De nos observations antérieures il résulte que, dans l’édition abrégée du discours sur la montagne, telle que nous l’offre le troisième Évangile, il n’existe pas un plan parfaitement accentué. On y découvre pourtant quelques points d’arrêt, quelques directions nouvelles données à la pensée, qui peuvent servir de divisions pour classer les préceptes de Jésus. Les Béatitudes et les malédictions qui leur correspondent, vv. 20-26, forment une première partie que nous intitulerons avec M van Oosterzee « la salutation de l’amour », ou, avec Bleek, « la doctrine du bonheur ». Les vv. 27-38 exposent ensuite le grand précepte de la charité, qui est par excellence le commandement de la Loi nouvelle : c’est la seconde partie. Dans la troisième, vv. 39-49, introduite comme la seconde par une formule de transition, S. Luc a groupé diverses recommandations que l’on pourrait appeler « la doctrine de la sagesse », parce qu’elles fournissent à quiconque les pratiquerait fidèlement un moyen prompt et sûr de parvenir à la vraie sagesse. – « Saint Luc n’a présenté que quatre béatitudes du Seigneur ; huit, saint Matthieu ». St Ambroise. C’est là un fait qui frappe tout d’abord dès que l’on compare les deux rédactions du Discours sur la montagne. Mais le docte Père avait raison d’ajouter : « Dans ces huit, les quatre sont ; et dans ces quatre, les huit ». S. Luc donne vraiment « le précis, la quintessence » (D. Calmet) de l’octave des Béatitudes. Comme ce début de la charte messianique est sage et parfait. « C’est un début qui convient parfaitement au docteur de la sagesse de nous montrer en quoi consiste la béatitude. Car tous la désirent comme la fin de toutes choses. Mais en quoi elle consiste, et par quels moyens l’obtenir, ils n’en ont pas la moindre idée, pour leur plus grand malheur ». Corn. Jansénius. Le Docteur suprême de la sagesse a soin de mettre aussitôt, comme le dit d’une manière pleine de charme Théophylacte, le rythme et l’harmonie dans l’âme de ses disciples au moyen des Béatitudes. Sur la forme extérieure et l’aspect paradoxal des Béatitudes, cf. commentaire sur S. Matth. – Heureux vous qui êtes pauvres… Cette Béatitude est la première dans l’exposé de S. Luc comme dans celui de S. Matthieu. Seulement, notre évangéliste a supprimé le mot « en esprit », ce qui donne de prime abord plus de clarté à la pensée, mais qui lui enlève peut‑être de sa profondeur. Toutefois, comme il s’agit évidemment ici ou des pauvres qui supportent avec courage, dans un sentiment chrétien, la privation des biens de ce monde, ou des riches qui vivent détachés de leurs richesses, la pensée est au fond la même de part et d’autre. En effet, d’après S. Luc, les Béatitudes sont adressées directement par Jésus à ses disciples (cf. les vv. 21-23 ; de même les malédictions, vv. 24-26), tandis qu’elles apparaissent dans le récit de S. Matthieu sous la forme d’aphorismes généraux. C’est précisément en cela qu’apparaît le caractère familier, en quelque sorte homilétique (édification ou enseignement par la prédication de la Parole), du discours sur la montagne tel que le relate S. Luc. cf. encore 6, 46 et Matth. 7, 21 ; 6, 47 et Matth. 7, 24, etc.
Luc 6.21 Heureux, vous qui avez faim maintenant, car vous serez rassasiés. Heureux, vous qui pleurez maintenant, car vous rirez. – C’est la quatrième Béatitude dans S. Matthieu. Ici encore nous avons à noter une omission caractéristique, celle de « la justice », le mot hébreu correspondant désigne la sainteté en général. La vie où abondent le confort, le luxe, les délices matérielles, est souvent incompatible avec le goût de la perfection et des choses du ciel : ce qui fait que les deux rédactions reviennent à peu près au même. – Vous qui pleurez. Cette Béatitude est la troisième chez nos deux évangélistes. Maintenant est une particularité de S. Luc (de même dans la Béatitude précédente) : cet adverbe oppose avec emphase les misères présentes aux joies inénarrables que l’on goûtera dans le royaume messianique parvenu à sa consommation glorieuse. Le pittoresque vous rirez (Matth. ils seront consolés) est également spécial à S. Luc. Employé au v. 25 et par S. Jacques, 4, 9, pour désigner la joie profane et coupable des mondains, ce mot n’apparaît qu’en cet endroit comme emblème du bonheur sacré des élus.
Luc 6.22 Heureux serez-vous, lorsque les hommes vous haïront, vous repousseront de leur société, vous chargeront d’opprobre et rejetteront votre nom comme infâme, à cause du Fils de l’homme. 23 Réjouissez-vous en ce jour-là et tressaillez de joie, car voici que votre récompense est grande dans le ciel : c’est ainsi que leurs pères traitaient les prophètes. – Ces versets contiennent la quatrième Béatitude de S. Luc, qui est parallèle à la huitième de S. Matthieu, 5, 10-12. – Heureux serez-vous. Il est question d’un bonheur à venir mais l’acquisition de ce bonheur est sûr pour ceux auxquels s’adresse le divin Maître. – Si S. Luc omet l’énoncé général de la Béatitude, tel qu’on le trouve dans le premier Évangile, 5, 10, en revanche il accentue avec plus de force la gradation des outrages. S. Matthieu ne distinguait que trois sortes de persécutions, représentées par les locutions « maudiront », « persécuteront », « diront toute sorte de mal ». S. Luc en mentionne quatre qu’il exprime, à part la troisième, au moyen de mots nouveaux. Haïront indique les sentiments du cœur. Repousseront nous montre la haine, d’abord latente, passant à l’action. Les disciples du Christ seront « excommuniés » de la société religieuse et civile. Viendront ensuite les injures grossières (chargeront d’opprobre), puis, comme conclusion, on finira par maudire, par exécrer avec un mépris souverain, le nom pourtant si noble de Chrétien. Mais cela aura lieu à cause du Fils de l’homme, c’est‑à‑dire qu’on n’aura commis d’autre crime que celui d’être le disciple de Jésus : et c’est précisément pour cela qu’on devra se croire bienheureux et se réjouir, comme l’explique le v. 23. « Car il n’y a rien d’avantageux, pour eux, à les supporter. Mais ils ont profit à les tolérer pour le nom du Christ ». St Augustin Serm. Dom. in monte. – Réjouissez‑vous… cf. Matth. 5, 12. En ce jour‑là est emphatique et spécial à S. Luc : au jour où l’on vous traitera d’une manière si ignominieuse. – Tressaillez de joie : le verbe grec signifie littéralement « bondir de joie ». Quelle énergie d’expressions. Excommuniés, bafoués, persécutés, les disciples de Jésus non seulement ne devront pas s’attrister et se décourager, mais ils pourront s’abandonner à la joie. Bien plus, la simple joie serait insuffisante : il faudra qu’ils tressaillent d’allégresse. – Votre récompense est grande… Motif de cette recommandation en apparence si extraordinaire. « Après avoir promis des récompenses, l’organisateur d’une compétition exhorte les siens à un combat acharné ». Luc de Bruges. L’homme naturel se désole quand on lui enlève son bien, son honneur ; le chrétien dépouillé de tout pour Jésus se réjouit, parce qu’il se souvient de la récompense qui l’attend au ciel. Les prophètes, ces augustes personnages de la théocratie, n’ont pas été mieux traités de leur temps. Or, qui ne serait heureux et fier de ressembler aux prophètes ? – Leurs pères : les ancêtres des hommes mentionnés au v. 22, par conséquent, les Juifs des siècles antérieurs. Jésus s’exprime plus clairement dans le premier Évangile : « C’est ainsi qu’ils ont persécuté les prophètes qui étaient avant vous ».
Luc 6.24 Mais malheur à vous, riches, car vous avez votre consolation. – Laissant de côté les autres Béatitudes (la seconde : Heureux les doux, la cinquième : Heureux les miséricordieux, la sixième : Heureux ceux qui ont le cœur pur, et la septième : Heureux les pacifiques), S. Luc oppose à celles qu’il vient de citer quatre terribles malédictions de Jésus, vv. 24-26. – Dans Jérémie, 17, 5-8, le mot maudit contrastait déjà tristement avec béni : mais les malédictions précédaient les bénédictions ; tandis qu’ici, conformément à la délicatesse de l’esprit évangélique, les malédictions n’apparaissent qu’après les bénédictions. Le Messie ne maudit que ceux qui auront refusé, rejeté ses bénédictions. – Mais malheur… introduit fort bien les quatre propositions antithétiques destinées à ramener à l’esprit chrétien par la terreur ceux que les récompenses promises plus haut n’auraient pas suffisamment gagnés. – Malheur à vous, riches. Le monde dit au contraire : Bienheureux les riches, malheur aux pauvres. Mais les idées de Jésus ne sont pas celles du monde. Cependant, si le roi messianique maudit les riches, ce n’est pas directement parce qu’ils sont riches, mais en tant qu’ils mettent leur complaisance entière, toute leur âme, dans leurs richesses. « Ce n’est pas dans le jugement porté sur la valeur des biens qu’est le crime, mais dans leur désir », St Ambroise. Il est en effet des riches qui sont pauvres d’esprit. – Car vous avez votre consolation. Jésus avait motivé les Béatitudes ; il motive de la même manière les malédictions. Le verbe grec correspondant à avez est d’une grande énergie : « vous possédez complètement, vous avez totalement reçu ». Ils auront joui sur cette terre des consolations profanes de Mammon, ce sera tout : ils n’auront aucune part aux saintes consolations d’Israël, dont au reste ils ne s’inquiètent guère. Nous trouverons plus loin, 16, 19 et ss., le développement dramatique de cette première malédiction, dans la parabole de Lazare et du mauvais riche.
Luc 6.25 Malheur à vous, qui êtes rassasiés, car vous aurez faim. Malheur à vous, qui riez maintenant, car vous serez dans le deuil et dans les larmes. – Ici encore l’antithèse est parfaite. Les idées sont opposées aux idées, les mots aux mots. Mais le rassasiement de la chair (cf. Colossiens 2, 23) sera suivi d’une faim affreuse, qui demeurera à tout jamais inassouvie. – Vous qui riez maintenant… Malheur, car ces rires terrestres, qui n’auront duré que peu de jours, feront place à d’éternelles et poignantes tristesses, figurées emphatiquement par deux verbes synonymes, vous serez dans le deuil et vous serez dans les larmes. cf. Jacques 4, 4-9.
Luc 6.26 Malheur à vous, quand tous les hommes diront du bien de vous, car c’est ce que leurs pères faisaient à l’égard des faux prophètes. – Le monde n’accorde sa faveur et ses bonnes grâces qu’à ceux qui lui plaisent, et, pour plaire à ce monde corrompu, il est rare qu’il ne faille pas flatter ses passions mauvaises, se mettre de connivence avec ses coupables caprices. Souvent donc la popularité d’un homme est de fâcheux augure relativement à son caractère et à sa conduite. Est‑il étonnant après cela que Jésus maudisse ceux qui recherchent et reçoivent les caresses du monde ? Ne vaut‑il pas mieux être, comme S. Athanase, seul contre le monde ? Telle était aussi, main axiome antique en fait foi, la conviction de la sagesse païenne. « Car comment peut‑il plaire au peuple celui à qui plaît la vertu ? » Sénèque. Phocion (général et homme d’état), interrompu contre l’ordinaire dans un de ses discours par de vifs applaudissements de la foule athénienne, demanda finement à ses amis s’il ne lui pas échappé quelque sottise. – C’est ainsi que leurs pères traitaient les faux prophètes. C’est‑à‑dire qu’on les comblait d’honneurs ; mais à quel prix pour leur conscience. Ces faux prophètes accommodaient criminellement leur prétendus oracles aux désirs dépravés des princes et du peuple : il leur était aisé de gagner ainsi tous les suffrages. « Les prophètes prophétisent avec fausseté, les sacrificateurs dominent sous leur conduite, et mon peuple prend plaisir à cela », Jérémie 5, 31. – Leurs pères a le même sens qu’au v. 23.
Luc 6, 27-38, = Matth. 5, 39-48.
Luc 6.27 Mais je vous le dis, à vous qui m’écoutez : Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent. 28 Bénissez ceux qui vous maudissent et priez pour ceux qui vous maltraitent. – La transition Mais à vous qui m’écoutez est d’une grande délicatesse. Jésus semble supposer que les terribles apostrophes des vv. 24-26 ne s’appliquaient à aucun des ses auditeurs actuels. Il revient donc à eux comme au sortir d’une digression qui n’aurait concerné que des misérables vivant bien loin du Kouroun‑Hattîn. Ce qu’il leur dit dans cette seconde partie est un commentaire saisissant de ce qu’il nommera plus tard (Jean 13, 34 ; 15, 12) « son » commandement, le commandement « nouveau ». Entrant dans des détails pratiques, pittoresques, il montre en quoi doit consister la charité fraternelle pour les sujets du royaume messianique. Il place en premier lieu ce qu’il y a de plus difficile, et recommande d’abord aux siens l’amour des ennemis, amour sincère et réel, qui, du cœur où il a sa source, passe dans les mains par les actes, et sur les lèvres soit par de bonnes paroles, soit même par de ferventes prières. A chaque manifestation de la haine il faut donc, comme l’indique cette série de sublimes antithèses, répondre par une manifestation de charité, rendant toujours le bien pour le mal. cf. Romains 12, 21.
Luc 6.29 Si quelqu’un te frappe sur une joue, présente-lui encore l’autre et si quelqu’un t’enlève ton manteau, ne l’empêche pas de prendre aussi ta tunique. – Après la charité active vient la charité patiente, qui tolère, qui sacrifie volontiers, dans l’occasion, ses droits les plus stricts, si elle espère pouvoir gagner le prochain par cette condescendance généreuse. Sur le véritable esprit de ces deux recommandations, cf. commentaire sur S. Matth. La pensée est généralisée par S. Luc : le premier Évangile, 5, 40, supposait un procès sur le point d’être intenté devant les tribunaux. Notre évangéliste renverse en outre l’ordre des vêtements : donnez même votre tunique à quiconque veut vous ravir violemment votre manteau ; dans S. Matthieu Jésus désire au contraire que ses disciples abandonnent leur manteau à l’homme injuste qui voudrait les dépouiller de leur tunique. Mais c’est la même idée exprimée avec une nuance. Chez les Juifs, et S. Matthieu écrivait primitivement pour des Juifs, le manteau du pauvre était regardé comme son vêtement le plus indispensable, Exode 22, 25 ; d’autre part, en soi le manteau est l’habit le plus extérieur, que la main du voleur saisit naturellement en premier lieu. Des deux côtés il y a donc gradation, quoique en un sens différent, et S. Luc a choisi l’arrangement qui devait être le plus clair pour ses lecteurs non juifs. – Ne l’empêche pas… La recommandation est positive dans S. Matthieu : « remets lui ».
Luc 6.30 Donne à quiconque te demande et si l’on te ravit ton bien, ne le réclame pas. – C’est encore la charité sous une autre de ses faces multiples. Jésus inculque, dans la première moitié de ce verset, l’esprit de libéralité qui vient généreusement au secours de tous, sans faire de différences entre les personnes, quoique selon les mesures de la prudence ; puis, dans la seconde moitié, il revient d’une manière générale sur le support chrétien des injustices. Voir une variante dans S. Matthieu, 5, 42. – Ne le réclame pas … ne doit évidemment pas se prendre d’une manière absolue, pas plus que la plupart des conseils évangéliques énoncés ici par le divin Maître : du moins ne doit‑on réclamer son bien avec une rigueur trop grande, qui blesserait la charité.
Luc 6.31 Ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le pareillement pour eux. – S. Luc a placé dès cet endroit la belle « règle d’or » de la charité, qui n’apparaît dans le premier Évangile que beaucoup plus loin, 7, 12, et d’après un autre enchaînement. Mais ce grand principe de l’amour fraternel vient très bien ici au milieu d’injonctions pratiques (vv. 27-35) qu’il relie à la façon d’un nœud gracieux et fort.
Luc 6.32 Si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle reconnaissance en recevrez-vous ? Les pécheurs aussi aiment ceux qui les aiment. – Ce verset et les deux suivants contiennent trois raisonnements parallèles, destinés à prouver qu’une charité simplement humaine, c’est‑à‑dire égoïste, est tout à fait nulle devant Dieu. Il y a, dans cette argumentation pressante, une fine critique de la bonté purement naturelle, et, par suite, une forte motivation à la charité surnaturelle. – 1° Quand nous nous bornons à aimer ceux qui nous aiment, quel est notre mérite ? La réponse n’est pas directement donnée, mais la phrase finale, les pécheurs aussi…, qui retentit trois fois comme un triste refrain, l’indique suffisamment. – Nous lisons dans S. Matthieu : « Les publicains aussi n’agissent‑ils pas de même? ». Le premier évangéliste conserve aux paroles de Jésus la couleur juive qu’elles avaient eue d’abord ; S. Luc remplace les idées particularistes de publicains et de païens (cette dernière avec une touchante sollicitude pour les sentiments de ses lecteurs) par la notion générale de pécheurs.
Luc 6.33 Et si vous faites du bien à ceux qui vous font du bien, quelle reconnaissance en recevrez-vous ? Les pécheurs aussi en font autant. – Par une gradation manifeste (cf. v. 27), Jésus passe des sentiments du cœur aux actes qu’inspire l’affection, et il raisonne sur eux de la même manière. Ce détail est propre à S. Luc ; de même celui du v. 34. S. Matthieu, 5, 47, a un autre exemple tiré des salutations entre amis.
Luc 6.34 Et si vous prêtez à ceux de qui vous espérez recevoir, quelle reconnaissance en recevrez-vous ? Des pécheurs aussi prêtent à des pécheurs, afin qu’on leur rende l’équivalent. – Nouvelle gradation : après les bienfaits en général, un bienfait d’une nature particulière, qui coûte toujours, même dans l’hypothèse faite par Notre‑Seigneur, tant l’homme est attaché aux richesses matérielles. D’ailleurs, ceux qui prêtent courent toujours quelque risque, et les services désintéressés sont rares. – Afin de recevoir la pareille, c’est‑à‑dire le même service à l’occasion, ou bien le remboursement exact de la somme prêtée, de sorte qu’ils ne perdent absolument rien.
Luc 6.35 Pour vous, aimez vos ennemis, faites du bien et prêtez sans rien espérer en retour et votre récompense sera grande et vous serez les fils du Très-Haut, qui est bon aux ingrats et aux méchants. – A la conduite égoïste qu’il vient d’exposer et de blâmer dans les vv. 32-34, Jésus oppose maintenant celle que devront tenir ses disciples. Il emploie les mêmes termes que précédemment et suit la même gradation : Aimez vos ennemis, et pas seulement ceux qui vous aiment, v. 32 ; faites du bien… sans rien espérer, et pas seulement quand vous espérerez quelque autre bienfait en retour des vôtres ; prêtez sans espoir de gain ou de recouvrement. Voilà la conduite du vrai chrétien. – Et votre récompense sera grande : dès ici‑bas cette conduite généreuse des chrétiens sera récompensée ; mais elle le sera davantage encore dans le ciel. – Vous serez les fils du Très‑Haut. Autre précieux motif d’encouragement. cf. Matthieu 5, 45. Agir ainsi, c’est montrer, par un de ces traits de ressemblance qui trompent rarement, qu’on est fils du Très‑Haut, car lui aussi il est bon à l’égard soit des ingrats qui ne lui savent aucun gré de ses bienfaits, soit des pécheurs qui en abusent ouvertement. Dans le premier Évangile, la description de la bonté divine est exprimée d’une façon plus concrète : « il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et il fait pleuvoir sur les justes et sur les injustes » (Matth., 5, 45). Le nom de Très‑Haut pour désigner le Seigneur est propre à S. Luc. cf. 1, 32, 35, 76. Les autres évangélistes ne s’en servent jamais, et c’est ici le seul endroit où Notre‑Seigneur le donne lui‑même à son Père.
Luc 6.36 Soyez donc miséricordieux, comme votre Père est miséricordieux. – Grand principe de charité, analogue à celui du v. 31, mais d’une perfection notablement plus haute. S. Matthieu, 5, 48, élargit l’idée en disant « parfait » au lieu de « miséricordieux ». Les Orientaux ont toujours aimé à rattacher au nom de Dieu l’épithète de miséricordieux.
Luc 6.37 Ne jugez pas et vous ne serez pas jugés, ne condamnez pas et vous ne serez pas condamnés, remettez et il vous sera remis. 38 Donnez et il vous sera donné : on versera dans votre sein une bonne mesure, pressée, secouée et débordante, car on se servira, pour vous rendre, de la même mesure avec laquelle vous aurez mesuré. » – Ces versets correspondent à Matth. 7, 1 et 2 ; mais S. Luc l’emporte de beaucoup par la richesse des détails. Deux choses sont d’abord interdites par Notre‑Seigneur, puis deux autres choses sont vivement recommandées. A chacun de ses ordres, soit négatifs, soit positifs, il rattache une sanction, tirée de leur nature même et bien capable d’en obtenir le parfait accomplissement. – Ne jugez pas : c’est la première des injonctions négatives. A ceux qui s’y montreront fidèles, Jésus promet que le souverain Juge les traitera avec une telle miséricorde, qu’ils échapperont en quelque sorte à ses redoutables jugements. – Seconde injonction négative : Ne condamnez pas… Condamner, c’est plus que juger, puisque c’est prononcer une sentence qui déclare l’accusé coupable. En évitant de condamner injustement nos frères, nous nous préparons donc un arrêt favorable de la part de Dieu. Grand encouragement. – Première recommandation positive : Pardonnez. Dans le grec, littéralement : déliez et vous serez déliés. Belle métaphore pour exprimer le pardon. – Donnez. Seconde recommandation positive, qui est ensuite fortement développée dans une description pittoresque : une bonne mesure… Quelle accumulation emphatique d’épithètes. Mais l’idée de la libéralité infinie du Seigneur est admirablement inculquée au moyen de ces redondances. La première épithète est employée dans la locution populaire « faire la bonne mesure » ; les trois suivantes font image ; elles sont empruntées au mesurage des céréales ou autres graines analogues, tel qu’il se pratique de nos jours encore sur certains marchés. Pressée : avec ses mains, au besoin avec ses pieds, celui qui mesure presse fortement les grains pour qu’il en tienne une plus grande quantité. Secouée : on agite dans le même but l’objet qui sert à mesurer. Enfin débordante : on comble si bien la mesure, qu’elle déborde de tous côtés. – On versera dans votre sein. L’image est encore plus orientale que précédemment. Le sein désigne par métonymie la partie du vêtement qui recouvre la poitrine et l’estomac, on pourrait dans votre tablier. La robe large et flottante des Orientaux forme au‑dessus de la ceinture de vastes plis dont on se sert en guise de poches, et qui peuvent contenir des objets d’un volume assez considérable. Le sujet de donnera n’est pas déterminé, l’idée est claire néanmoins. C’est Dieu qui, par ses ministres célestes, mesurera ses bienfaits aux élus avec une munificence digne de lui. – La même mesure… Jésus clôt ses quatre exhortations des vv. 37 et 38 par le principe dominateur qui leur avait servi de base : vous serez traités comme vous aurez traité les autres.
Luc 6, 39-49 = Matth. 7, 3-27.
Dans cette dernière partie, les pensées ne se suivent pas avec un enchaînement aussi visible que dans les autres ; la liaison est même parfois obscure. Nous n’en serons pas étonnés, puisque S. Luc abrège et résume. Il s’est donc contenté en plusieurs endroits de placer simplement les unes à côté des autres des idées qui s’enchaînent d’après un ordre parfait dans la rédaction de S. Matthieu.
Luc 6.39 Il leur fit encore cette comparaison : « Un aveugle peut-il conduire un aveugle ? Ne tomberont-ils pas tous les deux dans la fosse ? – Il leur fit… formule de transition, comme au v. 27. Le pronom leur représente la masse des auditeurs et plus spécialement les disciples. cf. v. 20. – Cette comparaison. Ce proverbe n’apparaît pas dans le premier Évangile ; mais S. Matthieu le cite plus tard, 15, 14, à propos des Pharisiens, que Jésus compare à des aveugles conduisant d’autres aveugles. Preuve que Notre‑Seigneur le proféra en différentes circonstances. Il exprime d’une manière pittoresque cette vérité générale, que quiconque se charge de diriger autrui doit commencer par être lui‑même très éclairé : c’est donc une excellente règle de sagesse.
Luc 6.40 Le disciple n’est pas au-dessus du maître, mais tout disciple, son instruction achevée, sera comme son maître. – Nouveau proverbe, destiné à fortifier le précédent. S. Matthieu le mentionne aussi en un autre endroit, 10, 24-25, légèrement modifié, pour annoncer les oppositions et les persécutions qui attendaient les chrétiens dans le monde. Ici, il signifie que le disciple, reconnaissant la supériorité de son maître, le prend naturellement pour modèle ; mais, si le maître est aveugle, que deviendra le pauvre disciple ? Le disciple mettra toute son âme, tous ses efforts, à devenir bien semblable à son maître.
Luc 6.41 Pourquoi regardes-tu la paille qui est dans l’œil de ton frère et ne remarques-tu pas la poutre qui est dans ton œil ? 42 Ou comment peux-tu dire à ton frère : « Mon frère, laisse-moi ôter cette paille de ton œil, toi qui ne vois pas la poutre qui est dans le tien ? Hypocrite, ôte d’abord la poutre de ton œil et tu verras ensuite à ôter la paille qui est dans l’œil de ton frère. – cf. Matth. 7, 3-5 et le commentaire. Les deux rédactions coïncident presque littéralement en cet endroit. – Pourquoi regardes‑tu… ? Suppose un regard attentif et prolongé ; ne remarques-tu… : s’emploie surtout au moral pour désigner un retour de l’âme sur elle‑même ; voir clairement, distinguer nettement d’un bout à l’autre, complètement. Ces verbes font image et sont d’un bel effet dans ce petit drame ironique, admirablement décrit. Jésus ne pouvait inculquer avec plus de force la règle de sagesse pratique qui se dégage si clairement des vv. 41 et 42.
Luc 6.43 En effet, il n’y a pas de bon arbre qui porte de mauvais fruits, ni de mauvais arbre qui porte de bons fruits, 44 chaque arbre se reconnaît à son fruit. On ne cueille pas de figues sur les épines, on ne coupe pas de raisin sur les ronces. 45 L’homme bon tire le bien du bon trésor de son cœur et, de son mauvais trésor, l’homme méchant tire le mal, car la bouche parle de l’abondance du cœur. – cf. Matth. 7, 15-20, et 12, 33-35. Il y a, dit ici le divin Orateur, une frappante analogie entre les lois qui gouvernent le règne végétal et celles qui dirigent le royaume des âmes. La nature ou la valeur de l’arbre se reconnaît à son fruit. Bon fruit, bon arbre ; mauvais fruit, mauvais arbre : la figue sur le figuier et pas ailleurs, le raisin seulement sur la vigne. De même au moral pour les hommes. L’homme bon a au fond de son cœur un bon trésor, duquel ne s’échappent que de bonnes choses ; au contraire, le trésor du mauvais homme est mauvais, et il en sort naturellement des choses mauvaises. Comparez ce détail rabbinique : « Rabbi Jochanan dit à ses disciples : allez et voyez quelle est la droite ligne de conduite à laquelle l’homme doit adhérer. R. Éliézer dit : C’est un bon œil (la libéralité). R. Josua dit : c’est d’être un bon compagnon. R. José dit : c’est d’être un bon voisin. R. Siméon dit : c’est de pourvoir à l’avenir. R. Éléazar dit : c’est un bon cœur. Il leur dit : Je préfère à vos paroles celle d’Éléazar fils d’Aruch, car vos paroles sont contenus dans la sienne. Il leur dit encore : Allez et voyez quelle est la voie mauvaise dont l’homme doit se garder. R. Éliézer dit : c’est un mauvais œil (l’avarice). R. Josua dit : c’est d’être un mauvais compagnon. R. José dit : c’est d’emprunter et de ne pas rendre. R. Éléazar dit : c’est un mauvais cœur. Il leur dit : Je préfère à vos paroles celle d’Éléazar, car vos paroles sont contenues dans la sienne. » Pirké Aboth, 2, 9. Or, ajoute Notre‑Seigneur, c’est par la bouche que se manifeste l’état du cœur de l’homme. – Le raisin sur des ronces… S. Luc mentionne la ronce à la place des chardons ou herbes épineuses du premier Évangile.
Luc 6.46 Pourquoi m’appelez-vous Seigneur, Seigneur et ne faites-vous pas ce que je dis ? – La péroraison du discours commence en cet endroit. Le Sauveur proteste d’abord énergiquement contre ces hommes qui, à en croire les paroles pleines de dévouement qu’on entend à tout occasion sortir de leur bouches (Seigneur répété deux fois d’une manière emphatique), seraient ses disciples les plus fervents, mais qui démentent leurs belles paroles par leur conduite antichrétienne. « Le chemin du royaume de Dieu est l’obéissance et non la prononciation solennelle des vœux », Glose ordinaire, ou, comme le dit S. Hilaire, « Soyez des exécuteurs de la parole et non des auditeurs seulement ». Jacques 1, 22. cf. Matth. 7, 21 et le commentaire.
Luc 6.47 Tout homme qui vient à moi, qui écoute mes paroles et les met en pratique, je vous montrerai à qui il est semblable. – Après la protestation indignée qui précède, Jésus montre par deux tableaux pittoresques, vv. 47-49, à quoi ressemblent les deux catégories de personnes qui viennent écouter la prédication évangélique. Voyez commentaire S. Matthieu, 7, 24-27. L’introduction, formée par le v. 47, est plus complète et plus solennelle que dans le premier Évangile. Qui vient à moi et je vous montrerai à qui il ressemble sont des détails propres à S. Luc.
Luc 6.48 Il est semblable à un homme qui, bâtissant une maison, a creusé bien avant et en a posé les fondements sur le roc. Une inondation étant survenue, le torrent s’est jeté contre cette maison et il n’a pu l’ébranler, parce qu’elle était fondée sur le roc. – Premier tableau, qui représente ceux qui observent la parole. L’auditeur sérieux de la divine parole bâtit sur des fondements inébranlables l’édifice de sa perfection : aussi n’a‑t‑il pas à redouter les orages que suscitent contre lui l’enfer, le monde et ses propres passions. S. Luc relève admirablement, par cette description dramatique qui lui est spéciale, le soin pris par le constructeur pour appuyer sa maison sur une base solide. Sans redouter sa peine, il a creusé dans le roc, puis il a creusé encore plus profond. Tel était du reste l’usage en Palestine : certaines fondations allaient chercher la roche dure jusqu’à un mètre au‑dessous du sol. – Une inondation étant survenue… S. Matthieu donne ici à son tour une peinture plus vivante. S. Luc emploie néanmoins plusieurs expressions particulières, qui sont tout ensemble élégantes et fortes, pour désigner l’inondation et le choc terrible des flots contre la maison. « N’a pu l’ébranler » montre peut‑être mieux que le simple « n’a pas cédé » de S. Matthieu l’impuissance des vagues irritées. La conjecture d’après laquelle un orage survenu tout à coup vers la fin du Discours sur la montagne aurait suggéré à Notre‑Seigneur les images de sa péroraison, est fausse.
Luc 6.49 Mais celui qui écoute et ne met pas en pratique, est semblable à un homme qui a bâti sa maison sur la terre, sans fondations, le torrent est venu se heurter contre elle et elle est tombée aussitôt et grande a été la ruine de cette maison. » – Second tableau, pour représenter les auditeurs purement passifs, qui ne se donnent aucune peine pour pratiquer la parole divine. Eux aussi ils bâtissent un édifice ; mais leur paresse est cause qu’ils en assoient simplement les bases sur le sol : sans fondations, ajoute emphatiquement S. Luc afin de mieux marquer le contraste qui existe entre eux et les constructeurs du v. 48. Aussi, lorsque les eaux que la tempête a versées comme une trombe sur le pays se sont précipitées à la façon d’un fleuve irrésistible contre la pauvre maison, elle s’est écroulée au premier choc. – Aussitôt est une particularité de S. Luc. – « C’est en agissant, dit S. Augustin, que l’on confirme et consolide ce qu’on a entendu ».


