Chapitre 15
Mt15, 1-20. Parall. Marc. 7, 1-23.
Mt15.1 Alors des Scribes et des Pharisiens venus de Jérusalem s’approchèrent de Jésus, et lui dirent : – Les versets 1 et 2 indiquent l’occasion de ce nouveau conflit. – Alors : d’après le contexte, l’incident que S. Matthieu va raconter aurait eu lieu dans la plaine de Gennésareth, peu de temps après la marche miraculeuse de Jésus sur les eaux. Mais, si l’on rapproche le premier Évangile du quatrième, il devient plus probable qu’il s’écoula entre les deux épisodes un temps plus ou moins considérable. Nous renvoyons le second après le discours prononcé à Capharnaüm et même après la Pâque mentionnée par S. Jean, 6, 2. On sait que l’expression Alors est souvent, dans la narration de S. Matthieu, une formule générale destinée à unir des faits entre lesquels il n’a pas toujours existé une vraie connexion chronologique. – Des scribes et des Pharisiens venus de Jérusalem. Les adversaires du Sauveur seraient donc venus tout exprès de Jérusalem pour étudier sa conduite, afin de l’accuser et de le faire condamner dès qu’ils en trouveraient l’occasion. N’oublions pas que le parti pharisaïque avait arrêté le dessein de se débarrasser de Jésus aussi promptement que possible cf. 12, 14. Les membres de la secte étaient disséminés à travers toute la Palestine ; mais ceux de Jérusalem avaient sur les autres une supériorité généralement reconnue : ils étaient supérieurs par l’autorité et le statut social. Les Pharisiens de Galilée, se reconnaissant incapables de lutter contre Jésus qui les avait plusieurs fois battus et humiliés, ont recours à leurs frères de la capitale : de là cette députation qui s’approche actuellement du Sauveur pour l’attaquer.
Mt15.2 « Pourquoi vos disciples transgressent-ils la tradition des anciens ? Car ils ne se lavent pas les mains lorsqu’ils prennent leur repas. » – Pourquoi vos disciples… Comme dans plusieurs circonstances analogues, Cf. 9, 14 ; 12, 2, c’est la conduite des disciples qui est mise en avant par ces ennemis artificieux. Ils sous‑entendent naturellement que le Maître en est responsable : aussi est‑ce Jésus lui‑même qu’ils accusent par ce moyen détourné. – La tradition des anciens. On appelait ainsi un code de prescriptions innombrables surajoutées par les docteurs à celles de la loi et transmises de génération en génération au moyen de l’enseignement oral. Leurs noms hébreux étaient paroles des Scribes, ou tradition, loi orale. Les traditions ont toujours joué un rôle important pour la religion révélée, et elles sont même nécessaires pour compléter les saints Livres ; mais les Juifs en abusaient alors singulièrement. Il s’était formé au sein de leurs écoles une multitude d’interprétations dites traditionnelles, qui avaient acquis une importance et une autorité surprenantes. Elles étaient pratiques pour la plupart ; aussi avaient‑elles surchargé outre mesure la vie religieuse qu’elles rendaient tout extérieure, aux dépens de la vraie piété. On en trouve une très grande quantité dans le Talmud. S. Paul fait allusion à ces traditions lorsqu’il écrit aux Galates qu’avant sa conversion il défendait avec une ardeur jalouse les traditions de ses pères, Galates 1, 14. De plusieurs passages du Pentateuque exagérés ou mal compris, on avait conclu que les traditions jouissaient d’une valeur égale ou même supérieure à celle de la loi cf. Deutéronome 4, 14 ; 17, 10. De là des maximes sacrilèges qui abondent dans les livres rabbiniques : « Les mots des anciens ont plus de poids que ceux des prophètes. Les paroles des scribes sont à chérir plus que les paroles de la loi », Beracoth, f. 3, 2. « La Bible ressemble à l’eau, les paroles des anciens au vin » Soph. 13, 2 ; Cf. Rohling, der Talmudjude, A. 3 ; etc. – L’expression « anciens » représente les anciens docteurs qui avaient formé ou transmis les traditions cf. Hébreux 11, 2. On sait qu’en pareille matière l’antiquité a une valeur considérable ; aussi les Pharisiens appuient‑ils sur ce mot : la tradition des anciens. – Car ils ne lavent pas leurs mains. Ils mentionnent maintenant le point spécial qui était si audacieusement foulé aux pieds par les Apôtres. Pour bien comprendre la portée de l’accusation, il faut savoir que, parmi les prescriptions humaines signalées plus haut, celles qui concernaient le lavement des mains, avaient, aux yeux des Pharisiens, une importance extraordinaire. Sur un commandement particulier du Pentateuque, Lévitique 16, 11, on avait échafaudé un système prodigieux, qui, d’après les calculs d’un patient Talmudiste, ne comprenait pas moins de 613 ordonnances cf. M’Caul, Nethivoth Olam § 10. Quelques faits prouveront avec quelle rigueur on s’y conformait dans la pratique. Un rabbin, nommé Eléazar, s’étant permis de négliger l’ablution des mains, fut excommunié par le Sanhédrin, et, après sa mort, on alla jusqu’à placer une grosse pierre sur son cercueil pour montrer qu’il avait mérité le supplice de la lapidation ; Bab. Berach. 46, 2. « N’eût‑on que la quantité d’eau nécessaire pour se rafraîchir, on doit en conserver une partie pour se laver les mains », Hilch. Berach. 6, 19. Aussi, R. Akiba, plongé dans une sombre prison et n’ayant qu’une provision d’eau suffisante pour soutenir sa vie, préféra‑t-il se laisser mourir de soif plutôt que de violer la tradition. Il y a, suivant le Talmud, des démons dont la fonction consiste à nuire à quiconque n’est pas fidèle à l’ablution des mains. « Le démon Schibta repose sur les mains des hommes pendant la nuit ; et si une personne touche sa nourriture avec des mains non lavées, alors le démon repose sur sa nourriture et la rend dangereuse », Bab. Taanith f. 20, 2. Le traité talmudique, les Mains, est consacré tout entier à cette curieuse matière : il y est question « de la quantité d’eau qui suffit à cette lotion, de la lotion des mains, de l’immersion, de la première eau et de la seconde, de la sorte de lotion, du temps, de l’ordre à observer quand le nombre des convives dépasse ou ne dépasse pas le chiffre cinq », etc. On était exhorté à ne pas ménager l’eau car, dit un rabbin, « Celui qui utilise beaucoup d’eau pour l’ablution des mains, obtiendra beaucoup de richesses en ce monde ». – Lorsqu’ils mangent du pain. Le pain est mis pour toute sorte de nourriture, conformément à l’hébraïsme. C’était surtout avant les repas, ou plutôt avant de prendre quelque nourriture que ce fût, qu’on était forcé de se laver les mains : mais on y obligeait encore en mille autres circonstances. – On voit, par cette accusation des Scribes et des Pharisiens, que les Apôtres se donnaient une certaine liberté relativement à l’ablution des mains : ils avaient vu leur Maître s’en dispenser parfois, Cf. Luc. 11, 37, 38, et, quand ils avaient quelque raison, par exemple lorsqu’ils étaient pressés, ils ne craignaient pas de faire comme lui. Leur conduite avait été promptement connue des Pharisiens qui la traitent maintenant d’affreuse transgression : le Talmud n’affirme‑t-il pas que manger sans s’être lavé les mains constitue une faute plus grande que la fornication ? Cf. Sota, 4, 2.
Mt15.3 Il leur répondit : « Et vous, pourquoi transgressez-vous le commandement de Dieu par votre tradition ? – Il leur répondit. A la question des Pharisiens, Jésus n’adresse d’abord qu’une réponse indirecte, v. 3-9, renfermée dans un vigoureux argument destiné à confondre ses adversaires en leur opposant leurs propres actes. Sans s’occuper de ce que ses disciples ont fait ou n’ont pas fait, il répond par une autre accusation à l’accusation des Scribes. – Et vous ; c’est-à-dire « vous aussi, vous‑mêmes ». Les voilà mis à leur tour sur le banc des accusés, mais pour un motif autrement grave. – Violez le commandement de Dieu. Les Apôtres, au dire des Pharisiens, avaient violé une tradition humaine. Mais ceux‑ci transgressaient d’une manière habituelle les commandements de Dieu lui‑même. Quel grief de la part d’hommes qui étaient les défenseurs‑nés de la loi divine. – A cause de votre tradition. Jésus établit par ces mots une opposition ouverte entre les commandements du Seigneur et ceux des Pharisiens. Non‑seulement la secte hypocrite viole la Thora : mais c’est dans l’intérêt de ses traditions qu’elle la viole. Les traditions pharisaïques sont donc irréligieuses, immorales ; et pourtant on ose accuser les Apôtres de ne les avoir pas toujours observées ? Avec quelle force l’accusation n’est‑elle pas rétorquée ? – Car Dieu a dit. Le Sauveur prouve par un exemple, vv. 4-6, la vérité de ce qu’il vient de dire.
Mt15.4 Car Dieu a dit : Honore ton père et ta mère, et : Quiconque maudira son père ou sa mère, qu’il soit puni de mort.–Honore. Le quatrième commandement, qui relie les commandements de la seconde table à ceux de la première, a une importance fondamentale parmi les commandements divins : c’est pourquoi Jésus le choisit entre tous les autres pour argumenter contre les Pharisiens. Il cite deux des paroles de Dieu qui le formulent. La première est tirée du texte même du Décalogue, Exode 20, 12 ; elle renferme tous les devoirs des enfants à l’égard de leurs parents, par conséquent celui de les assister dans leurs besoins temporels, car le verbe « honorer » a certainement cette signification dans les saints Livres cf. 1 Tim. 5, 3, 17. « L’honneur dans les Écritures ne se trouve pas tant dans les salutations et les charges que dans les aumônes et l’offrande de dons », S. Jérôme : – Celui qui maudira. Cette seconde citation tirée de l’Exode, 21, 17, contient un raisonnement « à plus forte raison » ; car si une simple parole coupable prononcée par un mauvais fils contre ses parents entraîne une sentence de mort, que sera‑ce d’un abandon complet dans leurs nécessités ? – Puni de mort, d’après l’hébreu : « qu’il meure en étant tué ». Souvent les Orientaux répètent le verbe de cette manière pour renforcer l’idée.
Mt15.5 Mais vous, vous dites : Quiconque dit à son père ou à sa mère : Ce dont j’aurais pu vous assister, j’en ait fait offrande, – Mais vous, par opposition à « Dieu a dit » du v. 3. – Quiconque aura dit... Origène avouait qu’il ne serait jamais venu à bout de comprendre ce passage si un Juif ne le lui eût éclairci. En effet, la connaissance des usages hébraïques de ces temps est tout à fait nécessaire pour expliquer la formule suivante, prononcée par les mauvais fils qui voulaient se soustraire à l’obligation de venir en aide à leurs parents. – Tout don, etc. Au lieu de « don », S. Marc, 7, 11, emploie l’expression technique « Corban » (de approcher, offrir) qui désignait non pas un présent quelconque, mais une offrande religieuse faite à Dieu ou au temple. Quand on avait une fois prononcé le simple mot Corban sur une propriété, sur une somme d’argent, sur n’importe quel objet, ces choses étaient par là-même irrévocablement consacrées à Dieu. Cf. Jos. Contr. App. 1, 22. Il régnait sur elles une sorte d’interdit relativement à toute autre personne que le donataire. – Vous profitera. Vous participerez aux grâces et aux bénédictions que mon offrande attirera sur notre famille entière ; tenez-vous donc pour satisfaits, car il m’est désormais impossible de vous soulager. La phrase reste suspendue à la fin du verset, comme si Jésus n’eût pas voulu prononcer la barbare condition autorisée par les principes pharisaïques : « ne sera obligé à rien ». Quiconque aura dit à son père ou à sa mère : tout ce que j’offrirai au Seigneur vous profitera, se sera acquitté de ses obligations à leur égard, et il ne sera pas tenu de leur venir en aide. Tous mes biens, à l’aide desquels je pourrais vous secourir, sont Corban ; je les ai promis à Dieu, il ne m’est donc pas possible de faire quoi que ce soit pour vous cf. S. Jean Chrys. Hom 51 in Matth. Cette interprétation semble exigée par la formule hébraïque du vœu de Corban ; car elle a été providentiellement conservée dans le Talmud où elle fait de fréquentes apparitions, c’est Corban, disait‑on ; c’est offert à Dieu, ce avec quoi je pourrais t’être utile. Ou encore : Que ce soit Corban…, car la traduction par l’optatif est également permise ; elle dramatise même la situation en nous montrant un fils barbare qui, au moment où ses parents nécessiteux implorent un secours, s’écrie pour échapper à leurs sollicitations importunes : « Corban ». « Quand ils réalisaient que des choses avaient été consacrées à Dieu, les parents, plutôt qu’encourir le nom de sacrilèges, les rejetaient sans hésiter, préférant demeurer dans l’indigence », Saint Jérôme. Ce mot produisait un effet magique, car il permettait à l’enfant sans cœur de jouir d’une manière égoïste de toutes ses possessions, sous prétexte que, les ayant consacrées à Dieu, il ne pouvait plus les aliéner. D’après la Vulgate, les mots vous profitera signifie : J’ai donné à Dieu tout ce que je possède, mais vous en retirerez un profit spirituel. (commentaire Fillion 1903). « Personne ne conteste que celui qui parle ainsi ne remette ses biens à des usages sacrés. Mais selon la doctrine des scribes, il ne s’est pas engagé à les consacrer. Il ne se serait obligé qu’à aider de ses ressources la personne à qui il a dit ces choses ».Aussi, n’étaient‑ce pas seulement les fils dénaturés, mais encore les débiteurs sans conscience, qui avaient recours à un moyen si commode d’esquiver les obligations les plus sacrées : le Juif qui interpréta ce passage à Origène lui avoua franchement les honteux avantages que ses compatriotes savaient retirer du Corban.
Mt15.6 n’a pas besoin d’honorer autrement son père ou sa mère. Et vous mettez ainsi à néant le commandement de Dieu par votre tradition. – N’a pas besoin d’honorer, c’est-à-dire de secourir ses parents, sous prétexte qu’il aura consacré au Seigneur tout son superflu. « Vous dites : Quiconque dit à son père ou à sa mère, Corban tout ce avec quoi je pourrais vous soulager, celui‑là n’est pas obligé d’honorer son père ou sa mère ». Les exemples d’une pareille cruauté filiale ne sont nullement imaginaires, ainsi qu’il est aisé de le voir dans le Talmud, traité Nédarim, 5, 6 ; 8. 1. Le cas avait été prévu par les Rabbins, qui l’avaient résolu à la manière indiquée par Notre‑Seigneur. « L’homme est lié par le Corban », répondaient‑ils sans pitié. Il est vrai que plusieurs d’entre eux, notamment R. Eliézer, protestaient ouvertement contre les décisions de la majorité, et plaçaient les obligations filiales au‑dessus du Corban ou de tout autre vœu semblable ; mais leurs voix isolées n’avaient aucune autorité. Cf. Wettstein, Schoettgen, h. l. Il est vrai aussi que les écrits talmudiques renferment de belles recommandations relativement à la piété filiale, celles‑ci par exemple : « Le fils est tenu de nourrir son père, de lui donner à boire, de le vêtir, de le loger, de le conduire ici et là, de lui laver la face, les mains et les pieds », Tosaphta in Kiddusch. c. 1. ; « Le fils est tenu de nourrir son père, et même de mendier pour lui. », Kidd. f. 61, 2, 3 ; mais ces prescriptions étaient réduites à l’état de phrases mensongères par l’affreuse tradition contre laquelle Jésus s’élève avec tant d’énergie. Le Sauveur a donc bien raison d’ajouter : Vous avez annulé… Il ne dit plus comme auparavant, v. 3 : Vous transgressez, vous violez ; mais, ce qui est beaucoup plus fort : Vous avez anéanti, annulé. L’exemple qu’il venait de citer lui permettait de tirer cette nouvelle conclusion. N’avaient‑ils pas, par leur tradition, réduit à néant le quatrième commandement de Dieu ? On aurait pu prouver qu’il en était de même pour plusieurs autres commandements des plus graves. – Votre tradition. Les Pharisiens avaient mis en avant « la tradition des anciens » : Jésus affecte de répéter que c’est leur tradition à eux, Cf. v. 3 ; elle n’a pas par conséquent le passé glorieux, ni l’origine divine qu’ils voudraient lui attribuer par ce titre imposant.
Mt15.7 Hypocrites, Isaïe a bien prophétisé de vous quand il a dit : – Fidèle à sa coutume, Jésus‑Christ confirme ses propres raisonnements par l’autorité des Saintes Écritures, vv. 7-9. Il jette d’abord à la face des Pharisiens l’épithète outrageante assurément, mais bien méritée, d’hypocrites. Tout en renversant la Loi de Dieu, ne feignaient‑ils pas d’en être les observateurs les plus zélés ? – Bien prophétisé : ici, comme partout ailleurs, nous prenons le verbe « prophétiser » dans le sens strict. Sans doute, en écrivant les paroles citées par Jésus, Isaïe, 29, 13, voulait seulement caractériser l’état religieux de ses contemporains et l’imperfection de leurs rapports avec Dieu ; mais les traits de son tableau s’appliquaient aussi, dans l’intention de l’Esprit‑Saint, à l’époque du Messie, qui devait les voir se réaliser une seconde fois et plus complètement. Il y eut donc l’accomplissement typique et imparfait au temps du Prophète, et l’accomplissement réel, parfait, au temps du Christ. Il est en effet certain, selon la pensée fort juste de Grotius, « Un prophétie peut se réaliser plusieurs fois, de façon à ce qu’elle convienne à ce temps‑ci et à un temps éloigné, non seulement par l’effet mais par le sens divin des paroles ». Nous ne saurions donc admettre ici une simple accommodation. Jésus affirme très explicitement que la prédiction d’Isaïe concernait les Pharisiens en personne, de vous… « Isaïe a prédit longtemps auparavant la corruption de ce peuple. Car il avait longtemps auparavant fait aux Juifs le même reproche que Jésus‑Christ leur fait ici : « Vous violez les commandements de Dieu, » leur dit Jésus‑Christ : Ils m’honorent en vain, avait dit le Prophète : « Vous suivez, » dit Jésus‑Christ, vos propres maximes de préférence aux lois de Dieu : Ils publient, dit le Prophète, des maximes et des ordonnances humaines », S. Jean Chrys. Hom. 51 in Matth.
Mt15.8 « Ce peuple m’honore des lèvres, mais son cœur est loin de moi. – Ce peuple, des Hébreux. Dieu disait habituellement : Mon peuple, mais ce peuple est tel qu’il n’en veut plus, qu’il le renie en quelque sorte : aussi parle‑t-il de lui comme d’une nation étrangère. – M’honore des lèvres : un culte des lèvres, c’est un culte purement extérieur, qui n’a rien de foncier, ni d’intime, mais dont toutes les œuvres consistent en de pures formalités plus ou moins fidèlement accomplies au‑dehors. – Mais son cœur... A ce culte, qu’il regarde comme une injure, Dieu oppose la religion du cœur, qui est la seule vraie, la seule parfaite, la seule digne de Dieu et de l’homme.
Celui‑là donne tout qui soi‑même se donne ;
Celui ne donne rien qui réserve le cœur.
Les contemporains de Jésus, comme ceux d’Isaïe, malgré leurs longues prières, leurs nombreux sacrifices, leurs observances sans fin, étaient en réalité très éloignés du Seigneur, car les commandements humains et les doctrines humaines ne vont jamais au‑delà du pied ou de la main, tandis que Dieu veut le cœur de son peuple.
Mt15.9 C’est en vain qu’ils m’honorent, en donnant des préceptes qui ne sont que des commandements venant des hommes. » – Un culte inutile. En vain, sans profit, donc inutile. C’est tout à fait en vain qu’ils me servent : leur culte étant nul, vicié dans sa source, toute la peine qu’ils se donnent est perdue. Plusieurs exégètes (Arnoldi, etc.) traduisent cependant par « sans raison » : ils n’ont aucun motif de me servir comme ils le font, puisque je ne leur ai rien demandé de semblable. Mais cette interprétation est moins naturelle que la première. – Enseignant des doctrines. La théologie des Juifs se réduisait alors, comme nous l’avons suffisamment indiqué, à un code de nombreuses prescriptions humaines. Rabbi un tel a dit ceci, Rabbi un tel a dit cela : tel est son résumé fidèle, dont le détail encombre les gros volumes du Talmud. Le dogme même s’était pour ainsi dire transformé en morale entre les mains des casuistes qui étaient alors les grands maîtres en Israël.
Mt15.10 Puis, ayant fait approcher la foule, il leur dit : « Écoutez et comprenez. – Ayant fait approcher… Jésus rompt brusquement son entretien avec les Pharisiens et les Scribes. Il leur a prouvé qu’ils avaient tort, il a confondu leur orgueil, il leur a enseigné le vrai moyen de plaire à Dieu ; cela suffit. Il n’a plus rien à dire à ces adversaires incorrigibles et de mauvaise foi. Mais il se tourne avec bonté vers le peuple qui l’entourait, et qui, par respect pour ses docteurs, s’était tenu à quelque distance pendant la discussion. Il veut mettre la foule en garde contre les théories pharisaïques, l’éclairer sur un point d’une extrême gravité que les théologiens d’alors avaient obscurci et même faussé complètement, puisque, au lieu de la vraie sainteté, ils n’enseignaient plus qu’une perfection nominale, extérieure. – Écoutez et comprenez. Le Sauveur excite ainsi l’attention de son auditoire populaire ; car ce qu’il va dire est tout à la fois important et difficile à comprendre.
Mt15.11 Ce n’est pas ce qui entre dans la bouche qui souille l’homme, mais ce qui sort de la bouche, voilà ce qui souille l’homme. » – Ce n’est pas ce qui entre… A l’impureté purement légale, Jésus oppose le grand principe de la vraie pollution, la pollution des âmes, indiquant ce qui souille l’homme et ce qui ne le souille pas. Il commence par le côté négatif. Ce n’est pas, dit‑il, ce qui entre dans la bouche qui est capable de rendre l’homme impur ; puis, passant au côté positif, il ajoute : Ce qui sort de la bouche, voilà ce qui peut souiller l’homme. Par cette antithèse hardie, Jésus se transporte donc tout d’un coup au cœur de la question qui avait fait l’objet de la controverse précédente. Vos disciples, Seigneur, mangent sans se laver auparavant les mains ; par là-même ils contractent une souillure. Qu’importe ? Reprend le Sauveur, puisque c’est du dedans et non du dehors que vient l’impureté. Deux choses sont ici à noter. 1° Le mot bouche est pris dans un double sens, car il désigne d’abord la bouche en tant qu’elle reçoit et prépare la nourriture pour l’estomac ; puis la bouche en tant qu’elle profère les pensées qui lui sont communiquées à elle‑même par le cœur. Il s’agit donc tour à tour, si nous pouvons parler ainsi, de la bouche physique et de la bouche morale. On comprend que la seconde seulement puisse avoir de l’influence sur la moralité des actes humains. – Cette distinction établie par Jésus nous rappelle une belle parole du Juif Philon : « La bouche, dit‑il, par laquelle, selon la pensée de Platon, entrent les choses mortelles, tandis que les choses immortelles en sortent. Car c’est par là que pénètrent les aliments et la boisson, mais c’est par là que sortent les paroles, les lois immortelles de l’âme immortelle par laquelle est dirigée la vie de la raison », de Opif. Mundi, 1, 29. – 2° Le verbe souille doit s’entendre exclusivement d’une souillure spirituelle et intérieure, qui ne saurait jamais être produite par les aliments, fussent‑ils portés à la bouche par des mains non lavées. En effet, en soi et indépendamment des circonstances de désobéissance à des lois divines, d’intempérance, etc., la nourriture est une chose tout à fait indifférente pour l’homme : elle ne saurait ni le sanctifier, ni le rendre impur. Il n’en est pas de même des paroles mauvaises qui, lorsqu’elles s’échappent du cœur, comme un trésor rempli d’immondices, Cf. 23, 35, souillent profondément celui qui les prononce. La pensée, réduite à sa plus simple expression, pourrait s’exprimer ainsi : C’est dans l’homme proprement dit, dans l’homme intérieur, qu’il faut chercher la raison de la sainteté ou de la malice. – Il n’est pas besoin d’ajouter que les mots ce qui sort de la bouche ne doivent pas être pris absolument, mais dans un sens figuré, pour représenter les paroles mauvaises qui s’échappent du cœur par la bouche. – On s’est parfois demandé si, en tenant un tel langage, Jésus n’abrogeait pas purement et simplement toutes les lois mosaïques relatives au pur et à l’impur, et plusieurs exégètes ont cru pouvoir répondre affirmativement ; mais c’est là, croyons‑nous, une exagération. Il est plus exact de dire que Jésus‑Christ se contentait alors de préparer les voies à l’abrogation future, ou plutôt à la transformation successive de la Loi. Nous avons pour garants de notre assertion non seulement l’existence de prescriptions cérémonielles à un époque assez avancée de la prédication apostolique, Cf. Actes des Apôtres 15, v.20, v.29, mais encore les termes mêmes employés par Notre‑Seigneur Jésus‑Christ. Il ne dit pas : Aucune nourriture ne souille, mais : Ce qui entre dans la bouche ; comme s’il eût craint d’aller trop loin cf. S. Jean Chrys. Hom. 51. « Le Christ ne dit donc rien ici contre la loi qui établissait une distinction entre les mets. Car le temps n’en était pas encore venu. Mais il le fait indirectement. En enseignant que rien n’est impur par nature, il allait contre ce que pensaient les Pharisiens, et laissait donc entendre que cette loi n’était pas immuable », Grotius.
Mt15.12 Alors ses disciples venant à lui, lui dirent : « Savez-vous que les Pharisiens, en entendant cette parole, se sont scandalisés ? » – Venant à lui. Jésus se borne à adresser au peuple cette parole profonde, laissant à chacun le soin de l’interpréter et d’en faire l’application à sa conduite. Il entre ensuite dans un maison avec ses disciples, Cf. Marc. 7, 17, et c’est avec eux seuls, en petit comité, que se continue l’entretien. Les Apôtres ont deux questions à proposer à leur Maître : l’une le concerne directement, et c’est à elle qu’ils donnent la priorité avec délicatesse ; l’autre, par laquelle ils terminent, les regarde eux‑mêmes d’une manière spéciale. – Savez-vous : ils ne doutent pas qu’il ne sache déjà ce qu’ils ont à lui communiquer, car ils ont maintes fois remarqué qu’il connaissait les choses les plus cachées ; ils tiennent néanmoins à l’avertir, car il y va, croient‑ils, de ses plus chers intérêts. – En entendant cette parole : la parole du v. 11 que Jésus venait d’adresser au peuple, et que les Pharisiens, demeurés tout auprès, avaient entendue et comprise. D’après quelques auteurs « cette parole » désignerait les vv. 2-9 : mais cela est peu vraisemblable, car les Pharisiens n’avaient pu être surpris, scandalisés, de ce que le Sauveur leur avait dit à eux‑mêmes en termes directs, bien qu’ils en eussent été probablement blessés. – Sont scandalisés ; ils avaient manifesté leur état de scandale par leurs gestes, leurs murmures, toute leur attitude et c’est ainsi que les Apôtres en ont été informés. Le scandale des ennemis de Jésus consistait en ce qu’ils avaient cru apercevoir dans ses paroles le renversement de la Loi, ou tout au moins un dangereux spiritualisme. Comme Notre‑Seigneur n’avait absolument rien dit qui pût être la matière du plus léger scandale, de là vient l’épithète de pharisaïque pour caractériser le « scandale reçu mais non donné ». Mais les Pharisiens cherchaient du scandale, et quiconque en cherche en trouve aisément. – En avertissant ainsi leur Maître, les disciples font assurément preuve de zèle humain, naturel, puisqu’ils paraissent craindre que Jésus ne se soit conduit imprudemment et n’ait fourni à ses adversaires des armes contre lui.
Mt15.13 Il répondit : « Toute plante que n’a pas plantée mon Père céleste, sera arrachée. – Il répondit. Le Sauveur rassure ses Apôtres au moyen de deux images très énergiques, empruntées l’une au règne végétal, l’autre à la vie humaine, et desquelles il résulte que l’on n’a rien à craindre des Pharisiens, attendu qu’ils sont destinés à une ruine prochaine. On s’est demandé si ce sont les Pharisiens personnellement, ou leurs doctrines, qui sont désignés par cette expression et les exégètes n’ont pas manqué de se quereller sur ce point, malgré le peu d’importance qu’il présente. Ce n’est en effet qu’une question de mots. Il nous semble que Jésus ne pensait nullement à séparer les hommes des doctrines, puisque c’était leur association qui formait le parti pharisaïque. La plantation figure donc et la secte et son système. C’est une image toute biblique cf. Psaume 1 ; Isaïe 5, 7 ; 60, 21, etc. – N’a pas plantée… Parmi les plantes d’un jardin, il en est que l’horticulteur a plantées de sa propre main ; il en est d’autres qui ont poussé d’elles‑mêmes, et celles‑ci sont mauvaises pour la plupart, ou du moins elles encombrent et gênent les premières : le jardinier soigneux ne tarde pas à les arracher. De même, parmi les plantes spirituelles qui croissent dans le jardin des âmes, il en est de bonnes que la main du Père céleste cultive avec amour ; il en est de mauvaises qu’il extirpe, et de ce nombre seront les Pharisiens. Le Précurseur, s’adressant à ces mêmes hommes, les avait déjà comparés à des arbres stériles aux pieds desquels gisait la hache toute prête à les abattre, Cf. 3, 10. D’un autre côté, S. Ignace Martyr, écrivant aux chrétiens de Tralles, c. 9, leur adressait l’exhortation suivante, qui contient une allusion manifeste à notre verset : « Fuyez les mauvais rejetons (les hérétiques) ; les fruits qu’ils portent donnent la mort et quiconque en mange périra. Car ce n’est pas là une plantation du Père ».
Mt15.14 Laissez-les, ce sont des aveugles qui conduisent des aveugles. Or, si un aveugle conduit un aveugle, ils tomberont tous deux dans la fosse. » – Laissez-les… Il n’y a pas lieu de s’inquiéter des Pharisiens. En quoi sont à craindre des hommes semblables à de mauvaises herbes que l’on arrachera bientôt ? En quoi sont à craindre de pauvres aveugles qui se jettent dans le fossé et qui y périssent misérablement ? Telle est la seconde image, qui n’a guère besoin de commentaire. Elle exprime au fond la même idée que la première : elle ajoute pourtant un trait important au tableau, car elle nous montre ceux qui iront en masse à leur perte pour s’être imprudemment confiés à des guides pervers. – Ce sont des aveugles : au point de vue spirituel et pour ce qui concerne les choses divines ; ils ne le montraient que trop. – Qui conduisent des aveugles. La note qui venait d’être donnée aux Pharisiens : ce sont des aveugles, était loin d’être bonne ; celle‑ci est pire encore. En effet, si c’est un immense malheur d’être aveugle, surtout au sens moral, c’en est un beaucoup plus grand de l’être quand on est chargé par devoir, par fonction, de conduire les autres hommes : que dire du cas présent, dans lequel et les guides et les personnes à diriger étaient pareillement privées de la vue. – Si un aveugle... Jésus décrit en peu de mots le dénouement tragique, inévitable, d’un tel état de choses. Quand un aveugle est assez téméraire pour vouloir conduire un autre aveugle ; quand un aveugle est assez insensé pour accepter la direction de l’un de ses semblables, la catastrophe finale est facile à prévoir. – Ils tomberont tous deux. Tel sera le sort de ceux qui suivront les pharisiens. – La seconde moitié du verset est proverbiale. On trouve des locutions du même genre chez les classiques, par exemple : « C’est comme si un aveugle pouvait montrer le chemin », Horace ; etc.
Mt15.15 Pierre, prenant la parole, lui dit « Expliquez-nous cette parabole. » – Pierre, prenant la parole. Satisfaits sur ce point, les Apôtres proposent à Jésus une seconde question ; ils le font par l’intermédiaire de S. Pierre, leur organe habituel. Cf. Marc, 7, 17. Sur l’emploi particulier du verbe prendre la parole, voir 9, 25 et le commentaire. – Expliquez-nous, Cf. 8, 3. – Cette parabole. Saint Pierre prend ici le mot parabole dans le sens large et général de l’hébreu, pour désigner, selon l’interprétation très exacte d’Euthymius, une parole énigmatique, une sorte d’aphorisme, comme le prouve la réponse du v. 11 ; les deux images que Jésus avait plus récemment exposées à ses Apôtres, v. 13 et 14, étaient claires par elles‑mêmes et ne requéraient aucune explication.
Mt15.16 Jésus répondit : « Êtes-vous encore, vous aussi, sans intelligence ? – Jésus répondit. En entendant cette demande, Jésus laisse échapper une exclamation de surprise. – Êtes‑vous encore. Même vous, qui devriez mieux comprendre que personne. Encore. après tant d’explications que je vous ai déjà données, après des jours nombreux passés auprès de moi. – Sans intelligence. Cette lenteur d’intelligence spirituelle de la part de ses disciples les plus intimes affligeait vivement le divin Maître : il donne néanmoins avec sa bonté ordinaire l’interprétation demandée, usant en même temps d’une simplicité hardie qui rend son langage aussi clair qu’expressif.
Mt15.17 Ne comprenez-vous pas que tout ce qui entre dans la bouche va au ventre, et est rejeté au lieu secret ? – Tout ce qui entre… Jésus explique la première moitié du v. 11 en décrivant le sort réservé aux aliments lorsqu’ils ont passé de la bouche dans l’estomac. Après que l’assimilation des matières nutritives a été opérée, ce qui en reste va dans le ventre, « sans entrer dans son cœur », ajoute S. Marc, 7, 19 ; puis est jeté. Comment donc l’homme pourrait‑il être souillé par des objets qui n’ont rien de commun avec lui, qui ne font pas partie de son être moral ? On le voit, dans le phénomène de la digestion, le Sauveur ne prend que la partie la plus favorable à sa thèse, sans s’occuper des autres points. Du reste, les éléments nutritifs qui sont absorbés par l’homme restent eux‑mêmes étrangers à son être spirituel et moral : ils n’atteignent que son organisation matérielle. La comparaison demeure donc juste à tous égards.
Mt15.18 Mais ce qui sort de la bouche vient du cœur, et c’est là ce qui souille l’homme. – Dans ce verset et dans le suivant, la seconde moitié du v. 11 est à son tour expliquée. – Mais ce qui sort. Notons bien que Jésus ne dit pas « tout ce qui sort », car tout ce qui est proféré par la bouche ne rend pas l’homme impur : les mauvaises choses opèrent seules ce funeste résultat. – Vient du cœur. Les grandes pensées viennent du cœur ; les ignobles en sortent également, et quand ces pensées trouvent une expression sur nos lèvres, ce n’est pas la bouche qu’il faut louer ou accuser, mais le foyer intérieur qui leur a donné la vie. Le cœur étant l’homme d’après la psychologie biblique, on comprend sans peine que le mal qui en procède profane vraiment et dégrade sa vie morale.
Mt15.19 Car c’est du cœur que viennent les mauvaises pensées, les meurtres, les adultères, les impudicités, les vols, les faux témoignages, les paroles injurieuses. – Car c’est du cœur. Triste nomenclature, qui sert de développement à la première partie du verset précédent « que… viennent ». Dans cette énumération, on est tout d’abord surpris de rencontrer des actes proprement dits, tandis que l’argumentation de Jésus semblerait exiger qu’il fût mention de paroles ; mais, dit Maldonat : Il dit qu’il n’y a pas seulement les paroles qui procèdent de la bouche, bien que ce soient elles surtout qui en sortent, mais même les faits et toutes les actions. Car toutes les œuvres sont d’abord conçues dans le cœur. Elles ne peuvent sortir que de la bouche, qui est l’unique voie de sortie du cœur. Et parce que chaque chose respecte la façon dont nous sommes faits naturellement, à savoir que tout ce que nous faisons doit être conçu dans l’âme, prononcé ensuite par la bouche, et nous voilà parvenus à la fin. C’est ainsi que les œuvres procèdent de la bouche par les paroles », Comm. in Matth., 15, 18. Tel est le motif pour lequel nous lisons ici les noms de l’homicide, de l’adultère, de la fornication et du vol.
Mt15.20 Voilà ce qui souille l’homme, mais manger sans s’être lavé les mains, cela ne souille pas l’homme. » – C’est sur la différence qui existe entre l’estomac et le cœur que repose tout le raisonnement du Sauveur. Ces deux organes sont des centres de vie ; mais, tandis que le premier fonctionne indépendamment de l’homme, le second est le foyer de sa volonté, de sa liberté. Du cœur et du cœur seul dépend donc la moralité de nos actes. Voilà pourquoi Notre‑Seigneur, revenant au point de départ et à la question que lui avaient posée les Scribes, v. 2, conclut en disant : Manger sans s’être lavé… Si l’on omet de se laver les mains avant de prendre son repas, on peut bien souiller la nourriture que l’on mange ; mais cette nourriture ne pouvant rendre l’homme véritablement impur, d’après ce qui été prouvé plus haut, v. 17, il suit de là que les ablutions si sévèrement prescrites par les Pharisiens ne sont qu’un rite tout à fait indifférent. Les Apôtres ont pu les négliger sans commettre de faute.
Mt15, 21-28. Guérison de la fille de la Cananéenne. Parall. Marc. 7, 24-30.
Mt15.21 Jésus étant parti de là, se retira du côté de Tyr et de Sidon. – Étant parti de là ; c’est-à-dire de l’endroit où il se trouvait au moment de l’épisode qui vient d’être raconté. La dernière note topographique de S. Matthieu, 14, 34, nous avait montré le Sauveur dans la plaine de Gennésareth ; mais nous avons dit, en expliquant le premier verset du chap. 15, que Jésus s’était transporté depuis à Capharnaüm. – Se retira. Ce mot semble avoir été choisi à dessein pour indiquer que le nouveau déplacement de Notre‑Seigneur était en réalité une prudente retraite, destinée à détourner pendant quelque temps l’attention des Pharisiens irrités cf. 14, 13. – Du côté de Tyr et Sidon. Ces deux villes, qu’on trouve fréquemment associées dans les livres de l’Ancien et du Nouveau Testament, représentent ici la Phénicie tout entière dont elles avaient été successivement la capitale. Leur territoire faisait partie de la province romaine de Syrie : entre elles et la Palestine il n’existait donc plus en ce moment que des limites morales, marquées par la différence des religions et des mœurs. Jésus‑Christ, durant son voyage actuel, alla‑t-il vraiment sur le sol de l’ancienne Phénicie, ou bien se borna‑t-il à s’en approcher, sans y pénétrer ? C’est un point vivement débattu entre les exégètes de l’Évangile. Certains amènent le Sauveur « aux confins de la Palestine, et aux portes de Tyr et de Sidon », Kuinoel ; cf. Vatable, Grotius, etc. les autres, à la suite de S. Jean Chrysostome et de Théophylacte, font franchir à Jésus les frontières juives. S. Marc nous paraît affirmer trop clairement le passage de Notre‑Seigneur à travers les régions phéniciennes. Cf. S. Marc. 7, 31, pour que nous hésitions le moins du monde à adopter ce sentiment. Le Sauveur, parti des bords du lac, prit la direction du Nord‑Ouest, traversa les montagnes de Galilée, et, après quelques jours de marche, arriva sur le territoire païen. Sans doute, il avait autrefois défendu à ses disciples d’aller avant sa mort évangéliser les régions habitées par les Païens, Cf. 10, 5 ; mais remarquons bien qu’il n’y vient nullement lui‑même pour exercer le saint ministère. Il s’y retire momentanément, comme avait fait autrefois le prophète Élie, persécuté sur sa terre natale. « Même si Jésus ne s’était pas rendu dans ces villes des Païens pour leur prêcher l’évangile, il voulut quand même leur en donner comme un avant‑goût, parce que le temps approchait où, après être rejeté par les Juifs, il se tournerait vers les païens », Fr. Luc. Comm. in h. l.
Mt15.22 Et voilà qu’une femme cananéenne, de ce pays-là, sortit en criant à haute voix : « Ayez pitié de moi, Seigneur, fils de David, ma fille est cruellement tourmentée par le démon. » – Et voilà relève le caractère inopiné de l’incident. – Une femme cananéenne. Une antique tradition la nomme Justa ; sa fille se serait appelé Bérénice. Cf. Hom. Clement. 2, 19. D’après S. Matthieu, elle était Cananéenne ; S. Marc, 7, 26, en fait une Syro‑Phénicienne. Mais ces données sont l’une et l’autre exactes, car les Juifs appelaient les Phéniciens des Cananéens, parce qu’ils étaient en effet d’origine cananéenne. Le premier Évangéliste a donc employé l’appellation générale et le second la dénomination particulière. – de ce pays-là. Cette femme apprend de quelque manière l’approche de Jésus‑Christ et, avant qu’il n’eût mis le pied sur le territoire phénicien, elle se précipite à sa rencontre pour obtenir la grâce qu’elle désire. Elle habitait donc tout près de la frontière juive. Ce renseignement de l’Évangéliste semble supposer que le miracle eut lieu sur le sol galiléen, avant l’entrée de Jésus en Phénicie. – Ayez pitié de moi : cependant, ce n’est pas un privilège personnel qu’elle implore, mais « la pieuse mère faisait sienne la misère de sa fille », Bengel. – Fils de David. Voisine des Juifs, la Cananéenne a entendu parler de leurs croyances particulières et de leurs espérances religieuses, dont ils ne faisaient aucun mystère. Elle sait qu’ils attendent un Messie qui sera fils du grand roi David, l’ami et l’allié du Phénicien Hiram ; elle a appris en outre que Jésus était regardé par un nombre considérable de ses compatriotes comme le Libérateur promis. Voilà pourquoi elle l’appelle « Fils de David », toute païenne qu’elle est. S. Marc, 3, 8 et S. Luc, 6, 17, avaient noté précédemment que la réputation de Notre‑Seigneur s’était répandue jusque dans les régions de Tyr et de Sidon, et qu’on était venu de ces contrées lointaines chercher quelques faveurs auprès de lui. – Cruellement tourmentée : la pauvre mère met en avant cette circonstance digne de pitié : sa fille souffrait affreusement. – Par le démon ; elle indique en même temps la nature du mal, qui consistait en une possession. Les païens eux‑mêmes croyaient aux démons et aux démoniaques ; il n’est donc pas nécessaire de recourir à une affiliation de la Cananéenne au Judaïsme en qualité de prosélyte, pour expliquer son assertion.
Mt15.23 Jésus ne lui répondit pas un mot. Alors ses disciples, s’étant approchés, le prièrent en disant : « Renvoyez-la, car elle nous poursuit de ses cris. » – Jésus ne lui répondit pas… Jésus soumit la suppliante à une rude épreuve. Lui, si bon, si compatissant, qui d’ordinaire allait au‑devant des infortunés, qui du moins a toujours exaucé leurs prières. Et pourtant il n’adresse pas même un seul mot à la Cananéenne. « Comme cela était nouveau et surprenant. Il accueille les Juifs ingrats, et ne renvoie pas ceux qui essayent de le tenter. Mais celle qui accourt à lui, qui prie et supplie, qui manifeste de la piété sans avoir été éduquée dans la loi et les prophètes, il ne daigne même pas lui donner une réponse », St Jean Chrysostome Hom. 52. « Le Verbe n’a pas de paroles, dit encore le saint Docteur, la fontaine est scellée, la médecine refuse ses remèdes ». Mais il veut donner à cette femme l’occasion de manifester toute sa foi. – Ses disciples, s’étant approchés. Les disciples eux‑mêmes, quoique habitués à voir bien des misères réunies autour de Jésus, sont attendris par cette scène ; jamais encore ils n’avaient vu leur Maître se montrer sourd à une pareille requête : ils prennent donc sans hésiter le parti de la malheureuse mère. – Renvoyez-la : locution équivoque, employée à dessein par les Apôtres, qui ne veulent pas avoir l’air d’imposer un miracle à leur Maître. Toutefois, ici elle doit évidemment être prise en bonne part, comme le montre la réponse négative de Jésus, v. 24 : « Congédiez-la en exauçant ses désirs ». – Car elle nous poursuit de ses cris. Ils mentionnent un motif spécial qui leur fait désirer le prompt départ de cette femme, par conséquent la prompte guérison de sa fille : en répétant sa demande à haute voix, elle attirait l’attention sur le Sauveur, qui désirait précisément demeurer inconnu dans ce pays. Cf. Marc. 7, 24. La raison était habilement choisie pour appuyer la prière de la Cananéenne, soit que les disciples fussent réellement émus de pitié, soit qu’à leur attendrissement se joignit le déplaisir de se voir l’objet d’une scène bruyante, à laquelle ils eussent été heureux d’échapper au plus tôt. Ces derniers mots « nous poursuit» signifient : en nous suivant, ce qui suppose que la plus grande partie de l’épisode se passa en plein air, bien qu’il eût commencé dans une maison cf. Marc. 7, 24, et S. Augustin. l’Accord des Évangélistes 2, 49.
Mt15.24 Il répondit : « Je n’ai été envoyé qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël. » – Il répondit. La réponse si longtemps attendue arrive enfin : mais c’est un refus aussi dur que le silence de tout à l’heure ; la suppliante, qui avait cru sa cause gagnée lorsqu’elle entendit les Apôtres intercéder pour elle, dut être vivement attristée, en voyant son espoir déçu. – Je n’ai été envoyé… Nous laissons ici la parole à S. Augustin : « Ces paroles nous posent une question. S’il n’est envoyé qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël, comment, nous, les Païens parviendrons–nous au troupeau du Christ ? Que signifie cette exclusion mystérieuse ? Ne savait‑il donc pas qu’il était venu pour avoir une église dans toutes les nations ? Comment peut‑il dire qu’il n’est envoyé qu’aux brebis de la maison d’Israël qui périssent ? Comprenons donc que sa présence corporelle, sa naissance, la vertu de sa résurrection il ne devait les manifester qu’à ce peuple », Serm. 77, 2.Toute difficulté disparaît ici en effet si, à la façon de S. Augustin, on établit une distinction entre l’œuvre de Jésus‑Christ considérée en général, et son ministère personnel : l’œuvre de Jésus‑Christ considérée en général est vaste comme le monde ; son ministère personnel, d’après le plan divin, devait être limité au Judaïsme. Ce n’est qu’en de rares circonstances que la fontaine scellée déborda vers cette époque, en signe des torrents de grâces qui devaient s’en échapper un jour cf. 8, 5 et ss. – Aux brebis perdues : plus haut déjà nous avons rencontré cette métaphore. Cf. 9, 36. Jérémie, 50, 6, appelle aussi les Israélites des brebis qui périssent.
Mt15.25 Mais cette femme vint se prosterner devant lui, en disant : « Seigneur, secourez-moi. » – Elle vint. Tout autre personne qu’une mère se serait aussitôt retirée humiliée, découragée ; mais la Cananéenne ne se décourage pas, elle ne se retire pas. Au contraire elle s’approche davantage de Jésus, et, se prosternant à ses pieds elle l’adora, elle lui dit avec le sentiment de la confiance la plus entière : Secourez-moi. S. Jean Chrysostome a un beau mouvement d’éloquence pour faire ressortir la grandeur de cette foi, la fermeté de cette persévérance cf. Hom. 52 in Matth.
Mt15.26 Il répondit : « Il n’est pas bien de prendre le pain des enfants pour le jeter aux petits chiens. » – Il répondit. La situation se détend peu à peu, et déjà l’on prévoit quel sera le dénouement. Notre‑Seigneur a d’abord refusé de répondre ; s’il a pris ensuite la parole, c’était pour dire à ses disciples que leur intercession était inutile : mais voici qu’enfin il parle à la pauvre mère. Il lui adresse toutefois en apparence une véritable injure. Se comparant à un père de famille, il affirme qu’il ne doit pas donner aux chiens le pain destiné à nourrir ses enfants. Il n’est pas bien : il ne convient pas, cela ne saurait pas être. – Le pain ; ici, les grâces et les faveurs messianiques, tels qu’étaient les miracles de Notre‑Seigneur Jésus‑Christ. – Des enfants désigne les Juifs qui étaient vraiment alors les enfants de Dieu, sa famille privilégiée : aux chiens représente les païens auxquels les Israélites donnaient habituellement ce titre injurieux. – Jeter est un terme humiliant qui continue l’image ; on donne le pain aux enfants, on le jette aux chiens. Cependant, on voit que Jésus a tâché d’adoucir le trait : car, dans le texte grec, dès le v. 25 nous trouvons le diminutif « petits chiens », qui est moins blessant que l’appellation ordinaire « chiens ». Le Sauveur compare donc la Cananéenne et les païens en général non pas aux chiens délaissés qui remplissent les rues des villes orientales, mais aux petits chiens nourris et soignés dans la plupart des familles ; c’est précisément cette expression qui va donner une fin heureuse à l’incident.
Mt15.27 « Il est vrai, Seigneur, dit-elle, mais les petits chiens mangent au moins les miettes qui tombent de la table de leur maître. » – Dit-elle. Elle devrait être accablée par la réponse directe qui lui est enfin venue du Sauveur ; car, plus elle a insisté, plus le refus a été accentué. Mais, dit S. Jean Chrysostome, « cette femme étrangère témoigne une vertu, une patience, et une foi incomparable, au milieu des injures dont on l’outrage ; et les Juifs, après avoir eu tant de grâces du Sauveur, n’ont pour lui que de l’ingratitude. Je sais, dit‑elle, Seigneur, que le pain est nécessaire aux enfants ; mais puisque vous dites que je suis « une chienne», vous ne me défendez pas d’y avoir part. Si j’en étais entièrement séparée, et qu’il me fût défendu d’y participer, je ne pourrais pas même prétendre aux miettes. Mais quoique je n’y doive avoir qu’une très‑petite part, je n’en puis être néanmoins tout à fait privée, bien que je ne sois qu’une chienne ; c’est au contraire parce que je suis une chienne que j’y dois participer », Hom. 52. Sa foi lui fait ainsi trouver dans paroles de Jésus un argument irrésistible, bien qu’elles parussent tout à fait écrasantes. – Oui, Seigneur, ce que vous dites est vrai ; il n’est pas juste de prendre le pain des enfants pour le donner même aux petits chiens de la maison ; aussi n’est‑ce pas là ce que je vous demande. Daignez seulement vous souvenir que les chiens se tiennent auprès de la table de leur maître et qu’ils se nourrissent humblement des miettes qui tombent à terre. La Cananéenne prouve à Jésus qu’il est possible, sans nuire à l’intérêt des enfants, de donner quelque nourriture aux petits chiens qui leur servent de jouet, qu’il est possible, par conséquent, de l’exaucer elle‑même sans priver le peuple privilégié. Mais ne signifie pas « et pourtant », mais « et en effet » : la Cananéenne ne propose pas une objection à Notre‑Seigneur, elle entre dans son idée et la confirme en en tirant la conséquence logique. On ne sait qu’admirer le plus dans sa réplique, où brillent tout à la fois l’humilité, l’esprit, la confiance. « Après l’avoir bien écouté et compris, elle lui répond avec ses propres paroles. Elle réfute poliment l’objection qu’il lui avait faite », Cornel. a Lap. in h. l.
Mt15.28 Alors Jésus lui dit : « O femme, votre foi est grande : qu’il vous soit fait selon votre désir. » Et sa fille fut guérie à l’heure même. – Comment Jésus n’aurait‑il pas cédé après une pareille réponse ? Il loue d’abord publiquement la foi persévérante de la Cananéenne : Ta foi est grande. A d’autres il était souvent obligé de dire « de peu de foi » ; ici, c’est l’expression opposée qu’il emploie. – Après l’éloge vient une autre récompense non moins précieuse pour cette pauvre mère : Qu’il vous soit fait. L’effet suivit immédiatement la parole de Jésus et la démoniaque fut délivrée à l’instant même, malgré la distance qui la séparait du divin Thaumaturge. – Cet épisode si touchant a inspiré au peintre Germain Drouais un tableau remarquable qui orne les galeries du Louvre.
Seconde multiplication des pains, 15, 29-39. Parall. Marc. 7, 31 – 8, 10.
Mt15.29 Jésus quitta ces lieux et vint près de la mer de Galilée. Étant monté sur la montagne, il s’y assit. – Quitta ces lieux, c’est-à-dire, d’après les versets 21 et 22, « du côté de Tyr et de Sidon ». – Jésus vint près de la mer de Galilée. S. Marc, dont le récit est plus explicite, (Mc7.31 Sortant alors du pays de Tyr, Jésus revint par Sidon vers la mer de Galilée, au centre du pays de la Décapole) rapporte que Jésus, « quittant le territoire de Tyr, s’en vint par Sidon auprès de la mer de Galilée, en traversant la Décapole » : ce qui suppose un voyage considérable, accompli en forme de demi‑cercle dans les régions septentrionales de la Palestine. Ce verset décrit en abrégé l’un des voyages les plus considérables de Notre‑Seigneur Jésus‑Christ. Tandis que S. Matthieu n’en parle qu’en termes vagues, la note de S. Marc indique très clairement l’itinéraire suivi par Jésus. — Sortant du pays de Tyr : tel fut le point de départ. Les mots par Sidon désignent la première partie du trajet. Après avoir, selon toute vraisemblance, franchi la frontière juive et traversé une partie du territoire de Tyr, le Sauveur se dirigea tout droit vers le Nord, du côté de Sidon. Il est peu probable que Jésus soit entré dans cette cité païenne : il ne faut donc pas prendre trop à la lettre la locution « par Sidon ». Elle peut fort bien signifier : À travers le pays qui dépendait de Sidon. — En traversant le milieu de la Décapole. La Décapole étant située à l’Orient du Jourdain (cf. Matth. 4, 24) pour gagner la mer de Galilée à travers son territoire, quand on se trouvait aux alentours de Sidon, on n’avait pas le choix entre plusieurs itinéraires. Il fallait se diriger d’abord vers l’Est à travers le massif du Liban méridional, franchir la gorge profonde de la Cœlésyrie ou Syrie creuse, et arriver dans l’Antiliban auprès des sources du Jourdain. De là on devait marcher directement au Sud, en passant par Césarée de Philippe et Bethsaïda‑Julias. Le voyage dura sans doute quelques semaines. Dans ces contrées solitaires, Jésus et ses disciples purent jouir du calme et du repos qu’ils avaient en vain cherchés quelque temps auparavant. Cf. Marc 6, 31 et ss. – Étant monté sur la montagne, Cf. 5, 1 ; 14, 23, la montagne sur laquelle Jésus‑Christ s’installa avec ses disciples. C’était à l’Est du lac.
Mt15.30 Et de grandes troupes de gens s’approchèrent de lui, ayant avec eux des boiteux, des aveugles, des sourds-muets, des estropiés et beaucoup d’autres malades. Ils les mirent à ses pieds, et il les guérit, – S’approchèrent… Le divin Maître, qui avait joui pendant quelques semaines de la solitude promise autrefois à ses Apôtres, Cf. Marc, 6, 31, retrouve bientôt son cortège habituel, dès qu’il est de retour dans ces contrées où il est plus connu et où il lui serait impossible de demeurer caché. L’empressement dut cette fois être d’autant plus considérable qu’on avait été privé du Sauveur depuis un certain temps. – Ayant avec eux… Les multitudes qui accourent auprès de lui de toutes les directions se présentent avec leur accompagnement ordinaire de malades et d’infirmes. On signale pour la première fois une catégorie spéciale d’infortunés qui viennent implorer la pitié du Thaumaturge, ceux qui étaient estropiés des pieds ou des mains. L’Évangéliste emploie une expression pittoresque pour décrire l’empressement, la précipitation même qui régnait alors dans l’entourage de Jésus : Ils les mirent à ses pieds. Comme il y avait beaucoup de malades, c’était à qui ferait passer le plus promptement le sien, parce que l’on craignait que Notre‑Seigneur ne se retirât avant de les avoir tous guéris. Peut-être S. Matthieu voulait‑il aussi représenter la foi vive qui animait le peuple, car ils s’en remettaient à son jugement, et ils ne doutaient en rien qu’il pouvait les guérir, – Et il les guérit. Parmi les guérisons qui furent opérées alors, S. Marc, 7, 32-37, mentionne plus spécialement celle d’un sourd‑muet qui eut de fait un caractère extraordinaire.
Mt15.31 de sorte que la multitude était dans l’admiration, en voyant les muets parler, les estropiés guéris, les boiteux marcher, les aveugles voir, et elle glorifiait le Dieu d’Israël. – Dans l’admiration. L’écrivain sacré relève l’admiration qu’avait excitée parmi le peuple cette série de prodiges plus nombreux que de coutume : l’énumération qu’il fait ensuite, les muets parler, etc., forme un petit tableau plein de vie, dont la réalité devait, on le comprend, exciter à un haut degré l’enthousiasme de tous les témoins. – Elle glorifiait. – Le Dieu d’Israël, en tant qu’il était le Dieu national des Juifs. La foule le glorifie, parce qu’elle sait bien que de lui seul peut venir la puissance surnaturelle qui se manifeste en Jésus.
Mt15.32 Cependant Jésus, ayant appelé ses disciples, leur dit : « J’ai compassion de cette foule, car voilà déjà trois jours qu’ils restent près de moi, et ils n’ont rien à manger. Je ne veux pas les renvoyer à jeun, de peur que les forces ne leur manquent en chemin. » – Ayant appelé ses disciples. « Il veut paître ceux qu’il a guéris. Il réunit donc ses disciples et leur parle de ce qu’il fera, pour qu’en leur faisant dire qu’ils n’ont pas de pain dans le désert, ils comprennent mieux la grandeur du signe ».Il est touchant de voir Jésus, la Sagesse incarnée, tenir conseil avec ses Apôtres sur le moyen de soulager ce pauvre peuple, qui allait bientôt éprouver les souffrances de la faim, si on ne lui venait rapidement en aide. Les disciples étaient sans doute dispersés parmi la foule : c’est pourquoi il est dit que Jésus les convoqua. – Jésus… leur dit. Par quelques paroles d’une délicatesse toute divine, le Sauveur expose et met pour ainsi dire en délibération le point spécial qui occupe sa pensée. – J’ai pitié de cette foule. Le cœur du bon Pasteur apparaît tout entier dans ce mot qui exprime si bien la sympathie et la tendresse. – Il y a déjà trois jours. Il y avait donc trois jours que Jésus était envahi constamment par la multitude ; mais ce n’est pas pour lui‑même qu’il s’en souvient, c’est à cause d’elle, craignant qu’elle n’ait à souffrir bientôt d’un séjour aussi prolongé dans un lieu désert. – Ils n’ont rien à manger. Les provisions que chacun avaient apportées étaient entièrement consommées. Il est touchant de remarquer que la foule ne semble pas s’en apercevoir, ni en redouter les inconvénients. Elle est si bien auprès de Jésus qu’elle cesse de songer aux besoins matériels : c’est pourquoi le bon Maître daigne prendre l’initiative en sa qualité de père de famille. – Je ne veux pas les renvoyer : je ne veux absolument pas. Il ne peut se faire à cette idée. Il craindrait qu’ils ne défaillent : comme on était en plein désert d’après le v. 33, le peuple aurait dû, sans le miracle de Notre‑Seigneur, aller très loin chercher des vivres et beaucoup de personnes auraient pu se trouver mal le long du chemin.
Mt15.33 Les disciples lui dirent : « Où trouver dans un désert assez de pains pour rassasier une si grande foule ? » – Les disciples lui dirent. En établissant l’état des choses, Jésus‑Christ n’a pas dit un mot du prodige qu’il a le dessein d’accomplir. On dirait qu’il voulait s’en faire suggérer extérieurement la pensée. Mais il s’adresse à de bien mauvais conseillers : les Apôtres en effet ne sont frappés que d’un point, l’impossibilité complète où ils sont de nourrir une telle foule en un tel lieu. – Comment donc… Comme ils s’appuient sur chaque parole. Dans le désert, une assez grande quantité de pain, rassasier une foule si considérable, et surtout trouverons‑nous : qu’y pouvons‑nous, Seigneur ? Où est leur foi ? Ne semblent‑ils pas dire comme autrefois leurs ancêtres incrédules : « Dieu peut‑il apprêter une table au désert ? » Psaume 77, 19. Les voilà en apparence aussi perplexes que s’ils n’eussent pas assisté à une scène semblable quelques mois ou quelques semaines auparavant. De cette réflexion réellement surprenante des Apôtres, et de la ressemblance indéniable qui existe entre les deux multiplications des pains, les rationalistes ont cru pouvoir conclure qu’il n’y eut en réalité qu’un seul fait, lequel fut ensuite dédoublé par suite d’une confusion survenue de bonne heure dans les documents qui servirent de source aux évangélistes. Mais on irait loin avec de tels principes. La distinction des deux événements est démontrée aussi clairement que possible. Les narrateurs les séparent ; c’est donc qu’ils furent séparés dès leur origine : comment en effet des historiens dont l’un, S. Matthieu, avait été témoin oculaire, l’autre, S. Marc, témoin auriculaire, auraient‑ils pu se tromper si grossièrement sur une chose des plus simples. De plus, malgré leur ressemblance générale, les deux incidents diffèrent l’un de l’autre sur presque tous les points. La localité n’est plus la même : précédemment Jésus se trouvait au Nord-Est du lac, auprès de Bethsaïda‑Julias ; maintenant il est à l’Est, sur le territoire de la Décapole. La date n’est pas la même : un temps plus ou moins considérable s’écoula entre les deux miracles. Les détails ne sont pas les mêmes : ici c’est Jésus qui prend l’initiative, là c’étaient les disciples qui attiraient son attention sur le manque de vivres, Cf. 14, 15 ; on a sept pains au lieu de cinq, quatre mille hommes à nourrir au lieu de cinq mille ; on recueille sept corbeilles au lieu de douze. Enfin l’issue n’est pas la même, puisque après le premier prodige nous trouvions une marche de Jésus sur les eaux et la cessation miraculeuse d’une tempête, tandis qu’après le second nous voyons le Sauveur s’embarquer et gagner simplement la rive occidentale. – Ajoutons que Notre‑Seigneur lui‑même distingue nettement les deux prodiges. Cf. 16, 9-10 ; Marc. 8, 19. Assurément, l’embarras des Apôtres est extraordinaire ; mais savaient‑ils s’il plairait à leur Maître de renouveler une seconde fois le même miracle ? Jésus n’agissait pas toujours d’une façon identique dans des situations analogues ; il pouvait donc avoir cette fois ses moyens spéciaux qu’ils ne soupçonnaient pas. N’osant l’interroger, n’osant lui rappeler ce qu’il a fait précédemment pour nourrir la foule, ils font, afin de se tirer d’embarras, une réponse vague qui n’indique en aucune manière un manque réel de foi, puisqu’ils mentionnent seulement leur propre impuissance et pas celle de Jésus. Et puis, eussent‑ils momentanément oublié le premier miracle, n’est‑ce pas bien là l’histoire du cœur humain qui cesse si vite de se rappeler, à chaque danger, les délivrances antérieures dont il a été l’objet de la part de Dieu ? Dieu ouvre un passage aux Israélites à travers la mer Rouge : à peine arrivés sur l’autre rive, ils murmurent parce qu’ils ne trouvent pas d’eau douce et ils se demandent si le Seigneur est réellement avec eux. Il leur envoie des cailles en abondance et, quelque temps après, Moïse lui‑même doute que Dieu puisse fournir de la viande à toute cette multitude. Le même cas pouvait très bien se présenter pour les Apôtres qui étaient encore faibles dans la foi cf. 16, 8.
Mt15.34 Jésus leur demanda : « Combien avez-vous de pains ? » « Sept, lui dirent-ils, et quelques petits poissons. » – Combien avez-vous. Sans prendre garde à leur réponse, Jésus va droit au fait et introduit directement les préliminaires du prodige.
Mt15.35 Alors il fit asseoir la foule par terre, – fit asseoir. Cf. Mt14, 19.
Mt15.36 prit les sept pains et les poissons, et, ayant rendu grâces, il les rompit et les donna à ses disciples, et ceux-ci au peuple. – Prit les sept pains… Ces détails diffèrent à peine de ceux que nous avons rencontrés à la première multiplication des pains. La bénédiction est représentée ici par les mots ayant rendu grâces.
Mt15.37 Tous mangèrent et furent rassasiés, et des morceaux qui restaient, on emporta sept corbeilles pleines. – Sept corbeilles. « Dans le premier miracle, le nombre des pains correspondait au nombre des mille ; le nombre des corbeilles au nombre des apôtres. Dans l’autre le nombre des pains correspondait au nombre des corbeilles », Bengel, Gnomon in Matth. 16, 9-10. Plus haut, 14, 20, les corbeilles portaient le nom latin de « cophini », actuellement, elles reçoivent celui de « sportæ ». Ce changement n’est pas le produit d’un simple hasard, mais il indique une véritable différence. Laquelle ? c’est ce qu’on ne saurait dire au juste parce que les renseignements précis font défaut : un passage des Actes des Apôtres, 9, 25, prouve cependant que la « sporta » devait avoir des dimensions beaucoup plus considérables que le « cophinus », puisqu’elle était capable de contenir un homme. Elle consistait sans doute en une sorte de hotte ou de grand panier.
Mt15.38 Or le nombre de ceux qui avaient mangé s’élevait à quatre mille, sans compter les femmes et les enfants. – Sans compter… L’évangéliste avertit le lecteur, comme dans sa précédente narration, Mt16, 21, qu’il ne fait pas entrer en ligne de compte les femmes et les jeunes enfants. Cette note a évidemment pour but de rehausser la grandeur du miracle.
Mt15.39 Après avoir renvoyé le peuple, Jésus monta dans la barque et vint dans le pays de Magédan. – Le repas achevé, Jésus congédie la foule, s’embarque avec ses disciples, et vient aborder la région de Magedan, c’est-à-dire sur le territoire de Magédan. Ce nom propre a été de tout temps pour les exégètes une source de sérieuses difficultés. En effet, 1° on ignore quelle était sa véritable prononciation, trois variantes principales existant dans les manuscrits et les versions. 2° Pour augmenter encore l’obscurité, S. Marc, 8, 10, mentionne, à propos du débarquement de Jésus, une localité toute différente, qu’il appelle Dalmanoutha et qui n’est citée nulle part ailleurs. Il est probable cependant que Dalmanoutha était simplement un hameau situé dans le voisinage de Magédan ou de Magdala. — Mc 8,10 : Il alla dans le pays de Dalmanoutha. Au lieu de ce nom propre, qu’on ne rencontre nulle part dans l’Ancien Testament, ni dans les écrits de Josèphe, S. Matthieu mentionnait celui de Magedan d’après la Vulgate, de Magdala d’après le texte grec. C’est sans doute pour rendre la concorde plus facile que plusieurs Pères latins et divers manuscrits grecs ont également écrit, dans le présent passage de S. Marc, les uns « Magedan », les autres Μαγδαλά. Mais Δαλμανουθά est certainement la leçon authentique. Où placer la localité ainsi désignée ? Comment établir l’accord entre nos deux Évangélistes ? Certains font de Dalmanoutha un village situé à peu de distance de Magdala, dans la plaine de Gennésareth, et dont le nom se serait perdu depuis l’époque de Jésus. D’après cette hypothèse, la conciliation entre S. Matthieu et S. Marc est aisée : le premier évangéliste aura mentionné la ville principale, près de laquelle Jésus vint débarquer ; le second, avec sa précision habituelle, la localité moins connue dont le Sauveur foula tout d’abord le sol après être sorti de son embarcation. En somme, comme le disait déjà saint Augustin, c’est la même région qu’ils auront désignée sous deux noms différents (Saint Augustin d’Hippone, De Consensu Evangelistarum, L’accord entre les Évangiles, l. 2, c. 5.).. 3° Le doute qui plane sur le nom propre s’étend, comme il est naturel, à la direction même du voyage de Jésus. Le bourg de Magdala s’élevait probablement sur la rive occidentale du lac de Gennésareth, au Nord de Tibériade, à l’endroit où l’on voit aujourd’hui le village musulman de Medjel. De la ville jadis florissante de sainte Marie‑Madeleine, il ne reste que des ruines et quelques misérables masures : la situation est rendue pittoresque non seulement par le voisinage du lac, mais encore par une énorme roche calcaire qui surplombe le village et au pied de laquelle coule un rapide et clair ruisseau.


