Chapitre 23
Mt.23. Parall. Marc. 12, 38-40 ; Luc. 20, 45-47.
Mt23.1 Alors Jésus, s’adressant au peuple et à ses disciples, parla ainsi : – Courte introduction au discours de Jésus. La particule alors détermine l’époque où fut prononcé le réquisitoire : ce fut aussitôt après les incidents décrits dans le chapitre qui précède, par conséquent sous les galeries du Temple, Cf. 24, 1. Les mots suivants, au peuple et à ses disciples, indiquent la partie spéciale de l’assistance à laquelle s’adressait alors Notre‑Seigneur. Comme dans une occasion analogue, Cf. 15, 10, après avoir répondu victorieusement aux questions insidieuses de ses ennemis, il se tourne vers le peuple et vers ses disciples, pour dénoncer l’esprit pharisaïque et pour en arrêter ainsi les effets pernicieux.
Mt23.2 « Les Scribes et les Pharisiens sont assis dans la chaire de Moïse. – Jésus commence par reconnaître et par établir de la manière la plus forte l’autorité de ces hommes dont il va ensuite attaquer les abus. Il tient à montrer pour le présent et pour l’avenir qu’il ne faut pas mépriser le divin ministère, à cause de l’indignité de ceux qui l’exercent. Obéissance et respect à l’autorité légitime, quelle que soit la valeur morale des hommes qui en ont été revêtus : voilà un grand principe chrétien que l’on oublie trop facilement. – Dans la chaire de Moïse. – Sont assis, désigne un acte ancien et qui persévère. L’image contenue dans ces mots est facile à comprendre ; nous l’employons nous‑mêmes tous les jours quand nous disons par exemple du pape qu’il est assis sur la chaire de Pierre. C’est une métaphore tirée de la coutume qu’ont les docteurs d’enseigner du haut d’une chaire. Moïse étant le Législateur, le Docteur par excellence des Hébreux, tous ses successeurs autorisés étaient censés l’avoir remplacé à tour de rôle dans la chaire qui symbolisait sa mission divine. Du reste, l’expression, être assis sur le siège ou dans la chaire, était devenue, dans le langage rabbinique, un terme technique pour signifier « succéder à quelqu’un ». Or, à l’époque du Sauveur, les successeurs de Moïse étaient les Scribes et les Pharisiens, chargés de commenter, d’interpréter la Loi. – Les Scribes et les Pharisiens. Il arrive souvent à Jésus de réunir ces deux noms, qui méritaient en effet, à plus d’un titre, d’être associés. Nous avons vu, Cf. 3, 7 et la note correspondante, que les Docteurs de la Loi appartenaient pour la plupart au parti pharisaïque, dont ils étaient les chefs et les régulateurs. « Pharisiens » exprime donc le genre, « Scribes » une espèce particulière de ce genre.
Mt23.3 Faites donc et observez tout ce qu’ils vous disent, mais n’imitez pas leurs œuvres, car ils disent et ne font pas. – Dans la première partie de ce verset, Jésus tire la conclusion du fait qu’il vient de signaler, comme on le voit par la particule donc. – Tout ce qu’ils vous disent… Il est bien évident que Notre‑Seigneur ne parle pas ici d’une manière absolue, malgré la généralité des expressions qu’il emploie ; autrement il se contredirait, puisqu’il a dit ailleurs à ses disciples, Cf. 16, 11, 12, de prendre garde au levain, c’est-à-dire à la doctrine des Pharisiens ; puisque, dans ce discours même, v. 16 et suiv., il attaquera plusieurs de leurs décisions. Il faut donc rattacher son langage actuel aux paroles du verset précédent, et alors on obtient, selon la juste distinction de Grotius, ce sens très acceptable : « Par le droit qu’ils ont d’enseigner, et en tant qu’interprètes de la loi, ils vous ont prescrit ce que vous devez faire ». Jésus envisage donc en ce moment les Scribes comme les dépositaires de l’autorité de Moïse, comme les Docteurs légitimes du peuple, et il suppose, à ce titre, qu’ils s’acquittent régulièrement de leur mandat, qu’il n’y a dans leurs interprétations de la parole divine rien de contraire au dogme ni à la morale. Ce principe établi, il les traitera comme de simples particuliers et il flagellera leurs vices et leur corruption. – Faites et observez. Répétition de l’idée pour inculquer l’obéissance. – N’imitez pas leurs œuvres. Après avoir posé l’important principe que nous venons de lire, Jésus traite désormais les Scribes et les Pharisiens comme des hommes ordinaires, et il attaque sans ménagement leurs vices personnels, leurs erreurs privées. Respectez leur fonction, mais détestez leurs œuvres. « Prenez garde, dit poétiquement S. Augustin, Serm. 46 in Ézéchiel, qu’en cueillant la bonne doctrine comme une fleur parmi les épines, vous ne vous laissiez déchirer la main par le mauvais exemple. » – Le Sauveur expose ensuite deux des principaux motifs pour lesquels on doit se bien garder d’imiter les Pharisiens. Le premier est résumé dans les mots ils disent et ils ne font pas : Jésus, au contraire, le modèle des Docteurs, agit en conformité avec son enseignement. S. Paul, dans la Lettre aux Romains, 2, 21-23, donne un commentaire énergique du reproche adressé par Notre‑Seigneur aux Pharisiens : « Toi qui instruis les autres, tu ne t’instruis pas toi‑même ! Toi qui proclames qu’il ne faut pas voler, tu voles ! Toi qui dis de ne pas commettre l’adultère, tu le commets ! Toi qui as horreur des idoles, tu pilles leurs temples ! Toi qui mets ta fierté dans la Loi, tu déshonores Dieu en transgressant la Loi ». Saul, qui avait étudié aux pieds des Scribes, Saul Pharisien zélé, connaissait à fond les mœurs de ses anciens maîtres.
Mt23.4 Ils lient des fardeaux pesants et difficiles à porter, et les mettent sur les épaules des hommes, mais ils ne veulent pas les remuer du doigt. – Ils lient des fardeaux. Belle métaphore. On a coutume de lier ensemble plusieurs petits paquets embarrassants, afin de pouvoir les porter avec moins de gêne : les Docteurs juifs font de même. Toutefois, comme il s’agit des épaules d’autrui et non des leurs, les petits fardeaux qu’ils accumulent deviennent si nombreux, si pesants qu’on en est bientôt écrasé. Les épithètes pesants et insupportables conviennent parfaitement à ces prescriptions minutieuses, rigoureuses, innombrables, que les Pharisiens prétendaient imposer au peuple en les décorant du nom de traditions. Nous en avons indiqué plusieurs, notamment celles qui concernent le sabbat et les ablutions : on en trouvera d’autres plus intolérables encore dans l’ouvrage du pasteur anglais M’Caul « Nethivoth olam ». Voir en particulier le chap. 53 : Combien les lois rabbiniques sont onéreuses pour les pauvres. – Les remuer du doigt… Il y a là une antithèse frappante et pittoresque, qui faisait dire à Bengel, Gnomon in h.l. : « L’écriture a quelque chose d’incomparable dans la description qu’elle fait des traits particuliers des âmes ». Quelle odieuse inconséquence dans ces directeurs sans pitié ! Ils ne touchent pas même du doigt les fardeaux énormes qu’ils ordonnent aux autres de porter.
Mt23.5 Ils font toutes leurs actions pour être vus des hommes, portant de plus larges phylactères et des franges plus longues. – Voici cependant un point à propos duquel les Scribes et les Pharisiens manifestent un vrai zèle, sans craindre un grand déploiement d’activité : c’est lorsqu’il est question d’acquérir l’estime des hommes par tous les moyens. – Toutes leurs actions... Jésus condense dans cette phrase le second motif qui devait exciter ses auditeurs à fuir les exemples pharisaïques. – Pour être vus, et par suite pour être loués, pour être estimés. Tout est donc extérieur dans la conduite de ces hommes, tout tend à l’effet, Cf. v. 20 : ils ne travaillent pas pour Dieu, mais pour eux‑mêmes. – Notre‑Seigneur signale dans la seconde moitié du v. 5 et dans les deux suivants divers traits de la vie soit religieuse, soit profane des Pharisiens, qui justifient ce reproche accablant. Le Discours sur la Montagne nous en avait déjà révélé plusieurs. Cf. 6, 2, 5. 16. – Premier trait : Ils portent de larges phylactères. Les phylactères, voir dans l’Ancien Testament, Exode 13, 16 ; Deutéronome 6, 8 ; 11, 18 , étaient de petites bandes de parchemin sur lesquelles étaient écrits les quatre passages suivants du Pentateuque : Exode 12, 2-10 ; 11-17 ; Deutéronome 6, 4-9 ; 11, 13-22. Pliées délicatement, ces bandes étaient placées dans une capsule en basane, laquelle était elle‑même fixée sur une lanière de cuir dont les deux extrémités servaient à attacher tout l’appareil soit au front, soit au bras gauche. Il y avait ainsi deux sortes de Tephillines, les Tephillines de la tête et les Tephillines de la main. L’obligation de les porter pendant la prière et pendant plusieurs autres actes religieux est déduite par les Juifs de ces paroles de Moïse au livre du Deutéronome, 6, 6-8 : « Ces paroles que je te donne aujourd’hui resteront dans ton cœur… tu les attacheras à ton poignet comme un signe, elles seront un bandeau sur ton front ». Leur usage semble d’ailleurs remonter à une assez haute antiquité, et il est probable qu’il était général au temps de Notre‑Seigneur Jésus‑Christ. Le nom donné aux Tephillines par les Juifs Hellenistes, signifie « antidote, remède » : peut-être l’avait‑on choisi pour exprimer que cet ornement sacré était un symbole visible rappelant à l’Israélite qu’il doit observer fidèlement les divins commandements (S. Just. Mart., Dial. cum Tryph.) ; peut-être aussi doit‑il conserver sa signification habituelle d’amulette, à cause des idées superstitieuses que les Juifs d’autrefois (Cf. Targ. ad Cant. 8, 3) et d’aujourd’hui ont attaché à son emploi. Les dimensions de chacune des parties dont se composaient les Tephillines avaient été déterminées mathématiquement, comme toutes choses l’étaient dans le Judaïsme : mais les Pharisiens se plaisaient à élargir démesurément soit l’étui de basane, qui contenait les membranes de parchemin, soit les courroies qui servaient à maintenir les phylactères au bras et au front : ils affectaient ainsi une plus grande piété et un plus grand attachement aux moindres observances religieuses. C’est à cela que le Sauveur fait allusion dans sa critique mordante. – Sur les Telliphines on peut consulter Léon de Modène, Cérémonies des Juifs, 1, 11, 4 (érudit juif et rabbin de Venise). Les Perses avaient aussi un appareil de prière analogue à celui des Juifs ; de même les Indiens, qui se munissent des « saints cordons » des Brahmanes. S. Jérôme et S. Jean Chrysostome mentionnent, mais pour la condamner, la coutume qu’avaient de leurs temps certaines « femmelettes » chrétiennes, de se suspendre au cou des éditions‑miniatures des Évangiles (« parvula evangelia »), pour faire parade de leur dévotion et de leur foi. – Et des franges plus longues. Autre allusion à une pratique religieuse des Juifs. Nous avons eu l’occasion de parler plus haut, Cf. 9, 20, des franges de laine bleue (en hébreu, tzizith) que les Hébreux, en vertu d’une prescription divine, Cf. Nombres 15, 38, portaient aux coins de leur manteau, pour se rendre sans cesse présent par ce signe extérieur le souvenir des commandements de Dieu. De nos jours encore, certains Israélites sont fidèles à porter les tzizith, comme les phylactères, à partir de l’âge de treize ans : ils les ont toutefois modifiés et relégués au‑dessous des vêtements. Ce ne sont plus que deux petits sacs de toile qui tombent l’un sur la poitrine, l’autre sur le dos à la façon d’un scapulaire, et qui renferment de petites franges bariolées de bleu. On récite en les revêtant la prière suivante : Sois loué, Éternel notre Dieu, roi de l’Univers, qui nous as sanctifiés par tes commandements et qui nous as donné le commandement des tzizith. – Les Pharisiens dilataient leurs franges de même que leurs Tephillines et pour un motif semblable. S. Jérôme ajoute dans son commentaire qu’ils inséraient en outre des épines très aiguës qui leur déchiraient les pieds à chaque pas : ils se donnaient ainsi un plus grand air de sainteté.
Mt23.6 Ils aiment la première place dans les festins, les premiers sièges dans les synagogues, – Second trait : il faut à ces saints personnages les premières places en tout lieu. A chacun son rang : telle était, dans les placements de divers genre, la règle des Orientaux qui sont encore plus pointilleux que nous sous ce rapport. Les Scribes et les Pharisiens, se croyant supérieurs à tous les autres hommes, agissaient en conséquence de manière à obtenir partout le premier rang. – Les premières places dans les festins. Assistaient‑ils à un repas, il leur fallait les places d’honneur sur la couche ou le divan : c’était, chez les Hébreux, Cf. Luc. 14, 8 et ss. ; Flavius Josèphe, Antiquités Judaïques 15, 2, 4, l’extrémité supérieure du « lectus tricliniaris ». Jésus fut un jour témoin des misérables petites manœuvres auxquelles les Pharisiens se livraient pour conquérir les places les plus distinguées, Cf. Luc. l. c., et il en fit le sujet d’une belle parabole. – Les premiers sièges dans les synagogues. Assistaient‑ils à quelque assemblée religieuse dans les synagogues, ils recherchaient les premiers sièges, situés à l’entrée de ce que nous appellerions le sanctuaire, en avant du meuble sacré qui contient les rouleaux bibliques. Ceux qui occupaient ces places avaient toute l’assistance en face d’eux : rien de mieux pour les Pharisiens qui ne demandaient qu’à être vus.
Mt23.7 les salutations dans les places publiques, et à s’entendre appeler par les hommes Rabbi. – Troisième trait : amour des Scribes pour les salutations respectueuses et pour les titres. – Salutations dans les places publiques : ils voulaient que tous les passants s’inclinassent devant eux ; c’est pourquoi ils avaient édicté une loi spéciale, obligeant leurs inférieurs à leur donner cette marque de respect dans les rues et sur les places publiques. Cf. Kidduschin, f. 33 ; Chullin, f. 54. – Être appelés Rabbi. « Rabbi », était le titre de respect donné par les Juifs à leurs Docteurs. Nous avons vu les Pharisiens eux‑mêmes, Cf. 22, 16, 36, l’adresser à Notre‑Seigneur Jésus‑Christ tout aussi bien que les Apôtres. Le quatrième évangéliste, 1, 38, le traduit par le mot « Maître » et tel est aussi son équivalent habituel dans le récit des synoptiques. Rabbi dérive de l’adjectif rab, qui signifie grand. Suivant quelques hébraïsants, ce serait le pronom suffixe de la première personne, de sorte que Rabbi équivaudrait à : Mon Maître. Rabban ou Rabbouni, Cf. Jean 20, 16, était encore un titre plus relevé, selon la règle suivante qu’on trouve dans Aruch : « L’ordre respecté par tous est le suivant : Rabbi est plus grand que Rab, et Rabban est plus grand que Rabbi ». Rabbi était cependant le plus usité. Il s’est conservé dans le mot Rabbin, de même que Rab subsiste encore dans l’appellation de Rebb, que les Juifs de plusieurs contrées assignent à ceux de leurs coreligionnaires qui font preuve d’une certaine connaissance du Talmud. Cf. L. Kompert, Nouvelles juives, trad. par Stauben, Paris 1873, p. 2. Dans le « textus receptus » Rabbi, est répété deux fois de suite, et il est possible que Notre‑Seigneur ait fait à dessein ce doublet, pour mieux dépeindre la sotte vanité des Docteurs : Ils aimaient à s’entendre dire, Rabbi, Rabbi ! Plusieurs passages talmudiques, cités par Lightfoot, redoublent aussi le titre de la même manière : « R. Akibah dit à R. Eleazaro : Rabbi, Rabbi », Hieros, Moed Katon, f. 81, 1. « Alors qu’un certain docteur approchait de sa ville, ses amis allèrent à sa rencontre, disant : Salut, Rabbi, Rabbi, Docteur, Docteur ! ». Un disciple, enseignaient les Scribes, qui omet de saluer son Maître en lui disant Rabbi, provoque la majesté divine à s’éloigner d’Israël. Babyl. Berach. f. 27, 2.
Mt23.8 Pour vous, ne vous faites pas appeler Rabbi, car vous n’avez qu’un seul Maître, et vous êtes tous frères. – Depuis cet endroit jusqu’au v. 12 inclusivement, le Sauveur tire pour ses disciples la morale des reproches qu’il vient d’adresser aux Pharisiens. Bien loin d’imiter l’orgueil des Docteurs juifs, ils doivent au contraire aimer et pratiquer dans toute son étendue l’humilité chrétienne. – Pour vous est emphatique : vous, mes disciples, par opposition aux Scribes et aux Pharisiens. – Ne vous faites pas appeler Rabbi. Les livres juifs racontent que le titre de Rabbi n’est pas antérieur à l’époque d’Hérode‑le‑Grand, et qu’auparavant les hommes les plus illustres d’Israël étaient tout simplement appelés par leur nom, ce qui, ajoutent‑ils, était encore plus honorable. « Au cours des siècles précédents, ceux qui étaient les plus dignes n’avaient pas besoin d’avoir un titre, Rabbi, Rabban, ou Rab ; car Hillel était originaire de Babylone, et à son nom n’a pas été ajouté le titre de Rabbin ; et pourtant il était bien de ceux qui étaient nobles parmi les prophètes », Aruch, l. c. Et ces livres avaient raison ; mais on ne les écoutait guère. Jésus tient le même langage à ses disciples : il ne veut pas que les chrétiens courent après les honneurs et les distinctions, qu’ils recherchent avidement les titres, comme le faisaient les Pharisiens. Mais il est bien évident d’autre part qu’il ne proscrit pas les titres d’une manière absolue dans son Église. Le respect mutuel et l’existence d’une hiérarchie exigent l’emploi de certaines expressions honorifiques : vouloir les supprimer à la façon des démagogues et des Puritains, en s’appuyant sur les vv. 8-10 ce serait forcer le sens des paroles de Jésus et tomber dans un autre genre de Pharisaïsme. – Notre‑Seigneur indique ensuite le motif de sa recommandation : vous n’avez qu’un seul maître… Pour les chrétiens, il n’y a qu’un seul chef proprement dit, qui est le Christ, ainsi que l’ajoute le « texte reçu » à la suite de plusieurs manuscrits. Lui seul mérite donc véritablement le nom de Rabbi. – Et vous êtes tous frères. Si les disciples de Jésus sont frères, ils sont égaux par conséquent ; pourquoi donc ambitionneraient‑ils des titres qui sembleraient protester contre cette égalité fraternelle ?
Mt23.9 Et ne donnez à personne sur la terre le nom de Père, car vous n’avez qu’un seul Père, celui qui est dans les cieux. – Jésus montre qu’on ne doit ni rechercher les titres honorifiques, ni les employer avec affectation à l’égard des autres. – Ab, « Notre Père » en chaldéen Abba, d’où dérivent les noms de « abbas », abbé, était un titre aimé des Rabbins. Le Talmud de Babylone raconte que le roi Josaphat, apercevant un Docteur, descendit de son trône et l’embrassa respectueusement en disant : Rabbi, Rabbi, ô père, ô maître, ô maître ! Maccoth, f. 24, 1. Le nom de père est donc pris ici au figuré et non dans le sens strict : il ne désigne pas les pères selon la nature, mais les pères spirituels qui engendrent ou l’intelligence en l’instruisant, ou le cœur en le formant et en le sanctifiant. – Sur la terre, par opposition au ciel, où habite notre vrai Père à qui nous disons chaque jour : Notre Père qui êtes aux cieux. Si donc « on vous appelle père parce que vous en faites la fonction, elle est déléguée, elle est empruntée. Revenez au fond : vous vous trouverez frère et disciple », Bossuet, Méd. sur l’Évangile, Dern. Semaine, 57è jour.
Mt23.10 Qu’on ne vous appelle pas non plus Maître, car vous n’avez qu’un Maître, le Christ. – Ici « maître » est probablement employé dans le sens de l’hébreu, prince, seigneur : autrement, nous aurions une répétition pure et simple du verset 8. Il est visible que Jésus veut établir une gradation dans la pensée.
Mt23.11 Le plus grand parmi vous sera votre serviteur. – Le Sauveur avait exprimé peu de jours auparavant, en face des seuls Apôtres, Cf. 20, 26, cette grande loi de la supériorité chez les chrétiens : il la répète en ce moment pour la faire contraster avec l’orgueil des Pharisiens et des Docteurs juifs. « Comme il n’y a rien qui soit comparable à la vertu de l’humilité, Jésus‑Christ a soin d’en parler souvent à ses disciples… Il exhorte ses disciples à acquérir ce qu’ils souhaitent, par une voie qui semble toute contraire… Parce qu’il faut nécessairement que celui qui veut être le premier, devienne le dernier de tous », S. Jean Chrys. Hom. 72.
Mt23.12 Mais quiconque s’élèvera sera abaissé, et quiconque s’abaissera sera élevé. – Le divin Maître termine la première partie de son réquisitoire par cette phrase proverbiale qui semble lui avoir été familière. Cf. Luc. 14, 11 ; 18, 14. On prête au célèbre Hillel une sentence analogue : « Mon humilité m’élève, et mon élévation m’humilie », ap. Olshausen in h. l. – Ces deux maximes ne font du reste que donner un nouveau tour à une vérité pratique enseignée déjà par le Sage, Prov. 29, 23 : L’humiliation suit l’orgueilleux et la gloire accompagne l’humble d’esprit. Cf. Job. 22, 29 ; Ézéchiel 17, 24 ; Jac. 4, 6 ; 1 Pierre 5, 5 : 5 De même, vous qui êtes plus jeunes, soyez soumis aux anciens, tous, les uns à l’égard des autres, revêtez-vous d’humilité, car « Dieu, résiste aux orgueilleux et donne sa grâce aux humbles. »
Mt23.13 Malheur à vous, Scribes et Pharisiens hypocrites, parce que vous fermez aux hommes le royaume des cieux. Vous n’y entrez pas vous-mêmes, et vous n’y laissez pas entrer ceux qui y viennent. – Parce que vous fermez. Chaque fois qu’il lancera contre les Pharisiens un « Malheur » terrible auquel il leur sera impossible d’échapper, Jésus le motivera par l’indication de quelque faute grave dont ils se rendaient coupables. Ici, il leur reproche tout d’abord de damner ceux qu’ils étaient chargés de conduire au ciel. L’idée est exprimée sous une frappante métaphore. – Le royaume des cieux... Le royaume des cieux ressemble à un palais qui est destiné à recevoir tous les hommes : la porte du palais, c’est la foi en Jésus‑Christ. Or, les Scribes ont la clef de cette porte. En croyant eux‑mêmes à la mission divine de Jésus, en motivant leurs subordonnés à y croire, ils pourraient ouvrir le royaume des cieux, et telle était le noble rôle que la Providence leur avait départi. Mais ils préfèrent le fermer et pour eux‑mêmes et pour les autres. – Vous n’y entrez pas : ils restent volontairement en dehors, à cause de leur incrédulité et à cause de leur corruption morale. – Vous n’y laissez pas entrer... C’était là un crime énorme, qui méritait bien d’ouvrir cette longue série de reproches. L’Évangile tout entier nous montre le peuple bien disposé en faveur de Jésus. Il entrait avec empressement dans le royaume messianique et il eût suffi d’un mot prononcé par les Docteurs pour changer cet heureux élan en une foi vive et profonde ; mais ce sont eux au contraire qui ont étouffé les bons sentiments de la foule, eux qui l’ont surexcitée contre le Christ. « mon peuple, faute de connaissance, sera, lui aussi, réduit au silence » Osée 4, 6. Malheur donc, ajoutait‑il ensuite, à ceux qui devaient lui procurer la science et qui ne la lui ont pas donnée.
Mt23.14 Malheur à vous, Scribes et Pharisiens hypocrites, parce que, sous le semblant de vos longues prières, vous dévorez les maisons des veuves. C’est pourquoi vous subirez une plus forte condamnation. – La critique a dirigé depuis longtemps de sérieuses attaques contre l’authenticité de ce verset. On lui reproche d’avoir été omis par les manuscrits grecs B. D. Z. et Sinait., par les versions armén., saxon., l’Itala, par plusieurs manuscrits de la Vulgate et par plusieurs Pères. Aussi Albert‑le‑Grand le regardait‑il déjà comme une interpolation. Il y a néanmoins un si grand nombre de témoins qui lui sont favorables, que nous n’hésitons pas à le croire authentique. – Parce que vous dévorez... Autre métaphore pittoresque. – Les maisons est pris dans le sens de fortune, comme dans la Genèse, 45, 48 , au livre d’Esther, 8, 1 (d’après la traduction grecque) et dans les auteurs classiques – Des veuves. Circonstance doublement aggravante, car il est facile d’abuser d’une veuve qui n’a personne pour la défendre : c’est un butin aisé pour un Docteur habile ; d’un autre côté il y a un plus grand crime à la dépouiller, parce qu’on la met ainsi dans une situation désolante pour le reste de ses jours. – Sous le semblant de vos longues prières. Cf. S. Marc, 12, 40 : « Ils dévorent les biens des veuves et, pour l’apparence, ils font de longues prières : ils seront d’autant plus sévèrement jugés », et S. Luc, 20, 47 : « Ils dévorent les biens des veuves et, pour l’apparence, ils font de longues prières : ils seront d’autant plus sévèrement jugés ». Jésus indique par ces mots le moyen qu’employaient les Rabbis d’alors pour soutirer l’argent des veuves : ils s’offraient pour faire à leur intention de longues prières en échange desquelles ils exigeaient ou du moins acceptaient des sommes considérables. Mais ce trafic infâme et sacrilège sera châtié comme il le mérite. – C’est pourquoi vous subirez… « Tout homme qui fait une action criminelle mérite d’en être puni ; mais celui qui se voile alors d’un prétexte de piété, et qui colore sa malice d’une apparence de vertu, mérite d’en être encore puni beaucoup plus », S. Jean Chrys. Hom. 73 in Matth. Rien de plus juste donc qu’une punition plus grande pour de tels criminels.
Mt23.15 Malheur à vous, Scribes et Pharisiens hypocrites, parce que vous courez les mers et la terre pour faire un prosélyte, et, quand il l’est devenu, vous faites de lui un fils de la géhenne, deux fois plus que vous. – Notre‑Seigneur Jésus‑Christ reproche maintenant aux Scribes et aux Pharisiens leur prosélytisme de mauvais aloi, dont les païens eux‑même se moquaient. Ses premières paroles, vous courez les mers et la terre, décrivent avec ironie le zèle de ses ennemis pour faire des prosélytes, toute la peine qu’ils se donnaient à cette intention cf. Joseph. Ant. 20, 2, 3. Elles équivalent à l’expression proverbiale des Latins « omnem lapidem movere » : ne laisser aucune pierre non retournée, donc ne rien laisser sans avoir essayé de le travailler. Le mot latin « aridam » est calqué sur l’hébreu (le féminin au lieu du neutre) et représente la terre cf. Genèse 1, 10 ; Agg. 2, 7 ; Jean 1, 9 : 2, 11 ; etc. César et d’autres auteurs latins emploient « aridum ». – Les paroles suivantes, pour faire un prosélyte, indiquent le résultat obtenu par tant de marches et de contre‑marches : on finit par faire UN prosélyte ! – Le nom de prosélyte vient du grec, « je m’approche », et il servait à désigner les païens convertis au Judaïsme (en hébreu « qui vient du dehors »). Il y avait deux sortes de prosélytes, les prosélytes de la porte, et les prosélytes de la justice. Les premiers se bornaient à abjurer le paganisme et à observer les sept commandements dits de Noé parce que le Seigneur les aurait imposés à ce patriarche (ce sont : la fuite de l’idolâtrie, du blasphème, du meurtre, de l’impudicité, du vol, la prohibition de se nourrir de sang ou de viandes étouffées, la loi d’obéissance) ; les autres étaient circoncis et englobés dans le peuple théocratique, dont ils suivaient toutes les coutumes religieuses et civiles. – Après qu’il l’est devenu, scil. « prosélyte ». – Fils de la géhenne, hébraïsme qui signifie « digne de l’enfer ». – Deux fois pire que vous. Les Hérodes à Jérusalem, Poppée à Rome, sont de frappants exemples du fait allégué par Notre‑Seigneur Jésus‑Christ. Le Talmud même montre par quelques phrases vigoureuses le cas que les Juifs honnêtes faisaient de la plupart des prosélytes : « Les prosélytes empêchent l’avènement du Messie. Les prosélytes sont comme la gale d’Israël », Cf. Babyl. Niddah, f. 13, 2. C’était un dicton populaire qu’aucun homme sensé ne voudrait se fier à un prosélyte, même après 24 générations, Cf. Jalkuth Ruth, f. 163, 1. Voilà donc à quoi aboutissaient les efforts des Docteurs pour sauver les païens : ils les rendaient pires qu’eux‑mêmes, les scandalisant après les avoir éclairés, de telle sorte qu’un prosélyte ne tardait pas à présenter un affreux mélange de vices. Rien n’est plus exact que ce triste trait de psychologie. « Nous sommes par nature plus portés à imiter les vices que les vertus, et en matière de choses mauvaises le maître est facilement dépassé par son disciple », Maldonat in h. l. – Il est inutile de faire observer que Jésus n’attaque nullement le prosélytisme en général, qui est un acte de zèle, mais les abus qui peuvent s’y attacher.
Mt23.16 Malheur à vous, guides aveugles, qui dites : Si un homme jure par le temple, ce n’est rien, mais s’il jure par l’or du temple, il est lié. – Dans cette quatrième malédiction, Jésus attaque les faux principes des Scribes relativement au serment. Il leur a déjà déclaré la guerre sous ce rapport, dès le début de sa Vie publique, Cf. 5, 33 et ss. ; mais il veut renverser encore leurs théories perverses pour rendre son acte d’accusation plus complet. Du reste, la question n’est pas traitée au même point de vue, car nous avons ici des détails nouveaux. – Guides aveugles : et comme tels ils périront misérablement, en perdant avec eux tous ceux qui se mettront sous leur conduite cf. 15, 14. Les exemples qui suivent prouvent jusqu’où allait leur aveuglement ; aussi cette épithète est‑elle répétée jusqu’à trois reprises dans ce passage. Cf. vv. 17 et 19. – Par le temple. On jurait fréquemment alors par le Temple, « per habitaculum hoc, » ainsi qu’on s’exprimait dans la formule habituelle du serment. – Ce n’est rien ; par conséquent on ne doit rien en pareil cas, un serment de ce genre étant censé nul et de nulle valeur. Mais on n’a qu’à modifier légèrement la formule, à jurer par les riches ornements d’or du Temple, ses vases précieux, ses trésors, aussitôt on est tenu d’accomplir le serment.
Mt23.17 Insensés et aveugles, lequel est le plus grand, l’or, ou le temple qui sanctifie l’or ? – Jésus démontre par une simple réflexion l’inconséquence absurde d’une pareille manière d’agir. A la question qu’il pose à ses adversaires, on ne pouvait faire qu’une seule réponse : Le Temple ! Mais si le temple est bien supérieur à l’or qu’il contient, n’est‑il pas souverainement insensé de se conduire dans la pratique comme si l’or du Temple valait mieux que le Temple, comme si l’or du Temple sanctifiait le Temple ? Nous avons ainsi un premier principe du Sauveur touchant les termes suivants : Jurer par une chose inférieure ne peut pas faire contracter une obligation plus grande que jurer par un objet supérieur.
Mt23.18 Et encore : Si un homme jure par l’autel, ce n’est rien, mais s’il jure par l’offrande qui est déposée sur l’autel, il est lié. – Le Sauveur apporte ici un second exemple des serments alors usités chez les Juifs et des distinctions ridicules qu’on y établissait d’après l’enseignement des Docteurs. Jurer par l’autel des holocaustes, ce n’était rien ; mais si l’on jurait par les victimes offertes et consumées sur cet autel, on devait accomplir son serment sous peine de parjure et de sacrilège. – Le premier quelqu’un est au nominatif absolu, comme au v. 16, la phrase restant suspendue.
Mt23.19 Aveugles, lequel est le plus grand, l’offrande, ou l’autel qui sanctifie l’offrande ? – Notre‑Seigneur raisonne sur cet exemple de même qu’il l’a fait sur le précédent. La valeur de l’autel vient‑elle du sacrifice offert sur lui ? Ou n’est‑ce‑pas lui, au contraire, qui communique tout son prix à la victime, rendant sacré ce qui n’avait été que profane jusqu’alors ? Les Scribes étaient vraiment bien aveugles pour ne pas voir des choses si évidentes.
Mt23.20 Celui donc qui jure par l’autel, jure par l’autel et par tout ce qui est dessus, – Par ces paroles, Jésus‑Christ établit un second principe relativement au serment : Jurer par la partie d’un tout ne crée pas une obligation supérieure à celle qui est produite par l’action de jurer au nom de l’objet tout entier. – Et par tout ce qui est dessus… Les victimes recevant de l’autel leur valeur véritable, elles s’incorporent en quelque sorte à lui de manière à n’en pouvoir plus être séparées, même dans une formule de serment.
Mt23.21 et celui qui jure par le temple, jure par le temple et par celui qui y habite, – Troisième principe de la plus haute gravité : Jurer par le Temple, ou par l’autel, ou par tout autre objet semblable, c’est jurer en fin de compte par Dieu lui‑même, auquel se rapportent toutes les créatures. Les Rabbins niaient l’existence de cette relation en fait de serment. Voici en effet ce que nous lisons au traité Schebuoth, f. 35, 2 : « Puisque, en plus de Dieu, créateur du ciel et de la terre, existent aussi le ciel et la terre, il ne fait aucun doute que celui qui jure par le ciel et la terre ne jure pas par celui qui les a crées, mais par les créatures ». Mais que signifierait un serment qui ne reposerait que sur une chose inanimée ? Les Romains semblent avoir connu ces singulières distinctions des Israélites ; de là l’épigramme mordante de Martial contre un Juif, Cf. Martial, Epigr 1, 97 :
Voilà que tu nies, et que tu me le jures par le temple de Jupiter Tonnant,
Je ne te crois pas : jure, toi qui es circoncis, par Anchialum.
Anchialum est sans doute une forme corrompue des mots hébreux Chaï haëlohim, Chaï haël, par lesquels on prêtait quelquefois serment.
Mt23.22 et celui qui jure par le ciel, jure par le trône de Dieu et par celui qui y est assis. – C’est un nouveau développement du troisième principe. On jure par Dieu toutes les fois qu’on jure par la nature. Ici encore, les conclusions de Jésus sont diamétralement opposées à celles des Pharisiens. Ceux‑ci disaient, en effet, comme leurs interprètes subséquents : « Si quelqu’un jure par le ciel, la terre, le soleil, etc., cela n’est pas un serment », Maimonid. Hal. Scheb. c. 12. – Ainsi se termine la quatrième malédiction, dans laquelle Notre‑Seigneur renverse par une argumentation brillante, pleine de logique, les conclusions immorales et absurdes de ses adversaires en matière de serment.
Mt23.23 Malheur à vous, Scribes et Pharisiens hypocrites, qui payez la dîme de la menthe, de l’aneth et du cumin, et qui négligez les points les plus graves de la Loi, la justice, la miséricorde et la bonne foi. Ce sont ces choses qu’il fallait pratiquer, sans omettre les autres. – Le Sauveur reproche aux Scribes, dans cette cinquième malédiction, d’être scrupuleux dans les petites choses et larges sans mesure pour des obligations très graves. Il apporte deux exemples à l’appui de son blâme, l’un dans ce verset, l’autre dans le suivant. – Qui payez la dîme. Payer la dîme d’une chose, (Cf. Luc. 18, 12, « je verse le dixième de tout ce que je gagne »), en donner à qui de droit la dixième partie, soit en valeur, soit en nature. Cette dîme, dont on trouve des traces chez tous les peuples de l’antiquité, avait été prescrite à la nation théocratique comme un tribut à Dieu son roi cf. Levit. 27, 30 et ss. ; Nombres 18, 21 ; Deutéronome 14, 22 et s. Elle était annuelle et embrassait tous les produits du sol et le bétail. C’étaient les Lévites et les prêtres qui en bénéficiaient. Relativement aux fruits de la terre, on avait établi ce principe général que les articles comestibles tombaient tous sous la loi de la dîme ; mais l’usage en avait notablement restreint l’application, aussi n’exigeait‑on en rigueur de justice que la dîme des trois récoltes mentionnées nommément au Deutéronome, ch. 14, v. 23. Le reste était laissé à la dévotion d’un chacun cf. Carpzov. Apparat. biblic. p. 619-620. Les Scribes affectaient sur ce point comme sur beaucoup d’autres une minutieuse exactitude, et on les voyait porter aux lévites la dîme même des légumes les plus insignifiants, suivant cette règle qu’ils avaient adoptée : « Tout ce qui est transformé en nourriture, ce qui est conservé, ce qui est produit par la terre, doit être soumis à la dîme », Maaseroth, cap. 1 hal. 1 . – Jésus signale trois plantes spéciales, pour montrer jusqu’où s’étendait le scrupule pharisaïque : 1° la menthe, en grec, l’herbe à la suave odeur, probablement la menthe qui croît abondamment en Syrie, ou du moins l’une de ses nombreuses variétés. Les Juifs en aimaient soit le goût, soit le parfum ; aussi la mélangeaient‑ils à leurs mets comme condiment ; ils en suspendaient même des branches dans les synagogues pour y répandre un bon air. – 2° L’aneth, plante aromatique de la famille des ombellifères, dont la feuille et la graine étaient employées par les anciens soit comme assaisonnement, soit comme remède cf. Pline, Hist. Nat., 19, 61 ; 20, 74. « L’aneth, disent les Rabbins, doit être soumis à la dîme, comme graine et comme herbe », R. Solom ap. Lightfoot in h. l. – 3° Le cumin ou Cammôn, autre ombellifère dont les graines odoriférantes avaient aussi des propriétés médicinales, Cf. Pline, Hist. Nat., 19, 8. Les Juifs la cultivaient dans leurs jardins, en compagnie de la menthe et de l’aneth. – Tous les commandements divins n’étaient pas traités par les Pharisiens avec autant de fidélité et de rigueur : tandis qu’une vaine ostentation rendait ces hypocrites exacts aux petites lois d’une observance facile, ils négligeaient totalement, ainsi que le leur reproche Jésus, les commandements de la plus haute gravité, entre autres ceux qui concernent la justice, la miséricorde, c’est-à-dire la charité à l’égard du prochain (dans l’Ancien Testament cf. Michée 6, 8 ; Osée 12, 6 ; Zacharie 7, 9), enfin la fidélité à leurs promesses. « Il cite trois obligations, opposées aux trois faciles, et beaucoup plus importantes », Bengel. – Après avoir établi le contraste immoral qui existe dans la conduite des Scribes, Notre‑Seigneur donne une sérieuse leçon à ces Docteurs orgueilleux. – Il fallait faire ceci… « ceci » désigne les trois choses nommées en dernier lieu ; c’étaient elles qu’il fallait accomplir avant tout. Cela se rapporte aux dîmes indiquées plus haut. Il est donc bon d’être fidèle aux lois les plus petites par leur objet, mais il est encore meilleur et plus nécessaire de ne pas méconnaître les grands principes moraux sur lesquels s’appuie la vraie religion.
Mt23.24 Guides aveugles, qui filtrez le moucheron, et avalez le chameau. – Jésus poursuit le développement du même reproche, et cite un second exemple de l’inconséquence étonnante des Scribes. D’une part, ils filtrent le moucheron, d’autre part, ils avalent le chameau. Cette antithèse frappante repose sur l’usage qui existait à l’époque de Notre‑Seigneur, non seulement chez les Juifs mais aussi chez les Grecs et les Romains, de filtrer le vin, le vinaigre et les autres liqueurs (« liquare vinum » des classiques latins). Toutefois, tandis que cette coutume n’avait lieu la plupart du temps que dans un but de propreté, elle était pour les Pharisiens un acte religieux auquel ils ne se seraient pas permis de manquer, parce qu’alors en avalant même par mégarde quelque petit insecte (en grec, mouche à vin) noyé dans la liqueur, ils auraient enfreint les lois relatives à la pureté légale, qui avaient pour eux une si grande importance cf. Lévitique 11, 20, 23, 41, 42 ; 17, 10-14. Un moucheron n’était‑il donc pas un animal impur ? Voilà pourquoi ils filtraient, ordinairement à travers un linge de lin, tout ce qu’ils buvaient. Les Bouddhistes agissent de même, pour un motif semblable, en Indes et dans l’île de Ceylan. – Tout en prenant des précautions si considérables pour ne pas violer la Loi dans les détails les plus minimes, les Docteurs juifs ne craignaient pas de la blesser dans ses prescriptions les plus urgentes : c’est ce qu’indique l’hyperbole contenue dans les mots suivants, « avalez le chameau ». Le chameau, qui est aussi un animal impur, est opposé au moucheron à cause de sa grosse taille : il est censé être tombé dans le breuvage des Scribes qui l’avalent sans scrupule, eux qui n’auraient pas osé boire du vin non filtré, de crainte de se rendre impurs en avalant un animal minuscule. – La locution employée par Jésus était proverbiale selon toute vraisemblance. Nous avons pensé que le lecteur prendrait volontiers connaissance d’une pièce officielle, émanée récemment de la synagogue de Cologne, et prouvant que l’opération de filtrage subsiste encore en principe chez les Juifs orthodoxes. C’est un acte par lequel est déclaré licite, le vin de Champagne préparé par un négociant de Reims pour l’usage spécial des Juifs. Nous traduisons littéralement l’hébreu moderne dans lequel il a été composé. « J’atteste par les présentes que, du pays de France, de la ville de Reims, est venu auprès de moi il y a deux ans, le sieur N. négociant en vins de Champagne ; il m’a dit qu’il était prêt à fabriquer du vin « casher » (licite), dont pourraient se pourvoir les Israélites fidèles aux lois de leurs pères. Après qu’il se fût engagé à exécuter tout ce que je lui prescrirais, je partis pour Strasbourg afin d’y chercher des hommes fidèles et éprouvés. Les ayant trouvés, je les envoyai à Reims, chez le négociant susdit, non sans les avoir instruits de tout ce qui concerne le « casher ». Ils y sont allés trois fois : la première à l’époque où l’on pressure le raisin, la seconde au moment où l’on met le vin en bouteilles, la troisième lorsqu’on débouche les bouteilles pour y verser encore un peu de vin afin de les remplir. Ces hommes ont préservé le vin de toute atteinte étrangère, et chaque fois qu’ils s’en retournaient chez eux, ils ont fermé la cave et ont apposé les scellés sur la porte, et la clef est restée entre leurs mains. Quand tout fut achevé, ils ont scellé les bouteilles et ont placé sur chacune d’elles deux signes dont « casher » (licite). Ainsi donc tout le vin fourni par le marchand susdit est « casher » quand il est dans des bouteilles marquées de ces deux signes, et il est permis d’en boire pour la Pâque ».
Mt23.25 Malheur à vous, Scribes et Pharisiens hypocrites, parce que vous nettoyez le dehors de la coupe et du plat, tandis que le dedans est rempli de rapine et d’intempérance. – Jésus condamne maintenant les Scribes, parce qu’ils sont aussi impurs au fond de leur âme qu’ils s’efforcent de paraître purs au dehors. – Le dehors de la coupe... Allusion aux ablutions sans nombre auxquelles les Pharisiens soumettaient, avant les repas, tous les objets qui leur servaient à table, comme l’affirme S. Marc. 7, 4 : « ils sont attachés encore par tradition à beaucoup d’autres pratiques : lavage de coupes, de carafes et de plats ». – Le dedans… La pureté vient du dedans et doit se répandre de là sur la vie extérieure ; mais, chez les Pharisiens, il n’y a que le dehors qui soit pur : l’intérieur est affreusement corrompu. – Rempli de rapines : la coupe et le plat dont le contenu est supposé acquis au moyen de la violence et de l’impureté.
Mt23.26 Pharisien aveugle, nettoie d’abord le dedans de la coupe et du plat, afin que le dehors aussi soit pur. – Pharisien aveugle. Jusqu’ici les apostrophes étaient toujours au pluriel : celle‑ci, adressée au singulier, est d’un effet vif et saisissant. – Nettoie d’abord... C’est-à-dire, d’après le sens du grec au verset précédent : Fais que ton breuvage et ta nourriture ne proviennent plus de l’injustice ; éloigne de ta coupe et de ton plat tout ce qui peut vraiment les profaner. D’après la Vulgate : Commence par purifier ton âme. Du reste, les deux sens reviennent à peu près au même. – Malgré les ablutions les plus multipliées, la coupe n’est donc vraiment pure que lorsque l’intérieur en est pur ; à quoi sert‑il d’avoir une coupe bien brillante au dehors, si elle est malpropre et immonde au dedans ? Et tel était précisément le cas des Pharisiens et des Scribes.
Mt23.27 Malheur à vous, Scribes et Pharisiens hypocrites, parce que vous ressemblez à des tombes blanchies, qui au dehors paraissent belles, mais au dedans sont pleines d’ossements de morts et de toute sorte de pourriture. – Sous une autre image, ce « Malheur » de Jésus exprime tout à fait la même pensée que le précédent. – Vous ressemblez à des tombes. Il y a là une nouvelle allusion aux mœurs du temps. Chaque année, vers le 15 adar, quelques semaines avant la Pâque, tous les tombeaux étaient blanchis au badigeon, soit par honneur pour les morts, soit surtout pour qu’ils devinssent bien visibles, de sorte que personne ne les touchât par mégarde, ce qui eût suffi pour faire contracter une souillure légale, Cf. Nombres 19, 16. Cet usage est constaté par plusieurs passages des livres rabbiniques ; v. g. Maasar Scheni, v, 1 : « Ils marquent les places des tombeaux avec de la chaux, qu’ils ont adoucie en la diluant dans l’eau ». Ibid. f. 55 : « Ne voient‑ils pas les tombeaux avant le mois d’adar ?… Pourquoi les peignent‑ils ainsi ? Pour les traiter comme s’il s’agissait de lépreux. Le lépreux crie : Impur, impur : et de même le tombeau te crie : Saleté et te dit : ne t’approche pas ». – Qui paraissent beaux. Les tombes fraîchement blanchies produisaient un bel effet au milieu de la verdure et du paysage ; on en peut juger par les tombeaux musulmans qui, fréquemment lavés à l’eau de chaux comme ceux des Juifs, se détachent agréablement des noirs massifs de cyprès qui les entourent : mais la corruption la plus affreuse ne règne pas moins sous ces pierres peintes et sculptées. Et c’est là, dit Jésus, une fidèle image des Pharisiens. Quelle comparaison. Comme elle met à nu la dépravation de leurs cœurs. Les hypocrites de leur espèce sont appelés dans le Talmud des hommes peints : « Les hommes peints sont ceux dont l’apparence externe ne correspond pas à la nature intérieure ; ils sont colorés à l’extérieur, mais pas à l’intérieur », Bab. Sota, f. 22, 2, glose.
Mt23.28 Ainsi vous, au dehors, vous paraissez justes aux hommes, mais au dedans vous êtes pleins d’hypocrisie et d’iniquité. – Le v. 28 contient purement et simplement l’application de l’image qui précède. Le Sauveur ne craint pas de dire en face aux Pharisiens et aux Docteurs pourquoi il les avait comparés à des tombeaux blanchis. Ne sont‑ils pas en apparence d’une justice exemplaire ? Mais en réalité l’iniquité ne règne‑t-elle pas dans leurs cœurs ?
Mt23.29 Malheur à vous, Scribes et Pharisiens hypocrites, qui bâtissez les tombeaux des prophètes et ornez les monuments des justes, – Par une brusque transition, Jésus‑Christ passe tout à coup à une autre sorte de tombeaux, pour accabler ses adversaires sous une malédiction plus terrible, plus inattendue que toutes les autres, dans laquelle il caractérise mieux que jamais leur odieuse hypocrisie. – Les tombeaux aux prophètes… Les Orientaux, juifs ou musulmans, ont toujours aimé à construire, à embellir, ou à conserver de siècle en siècle de brillants mausolées en l’honneur de leurs saints personnages. Les Pharisiens partageaient ce zèle ; mais, comme le prouve la suite des paroles du Sauveur, c’était moins par respect pour les prophètes et pour les justes défunts que pour se donner à eux‑mêmes un air de plus grande perfection.
Mt23.30 et qui dites : Si nous avions vécu aux jours de nos pères, nous n’aurions pas été leurs complices pour verser le sang des prophètes. – Jésus veut montrer maintenant que le langage des Scribes sur ce point est en conformité parfaite avec leur conduite, c’est-à-dire plein de vénération et d’amour en apparence, mais en réalité plein d’une affreuse hypocrisie. Ils prétendent que, s’ils eussent vécu à l’époque de leurs pères qui ont massacré les prophètes, ils n’auraient pas pris part à leurs meurtres sacrilèges. « Qu’il est aisé, s’écrie Bossuet, ouvrage cité, 62ème jour, d’honorer les prophètes après leur mort, pour acquérir la liberté de les persécuter vivants! ». La Bible de Berlembourg fait sur ce verset une observation pleine de finesse : « Demandez à l’époque de Moïse : Quels sont donc les saints ? Ce sera Abraham, Isaac, Jacob, mais nullement Moïse qui mériterait au contraire d’être lapidé. Demandez à l’époque de Samuel : Quels sont les saints ? Moïse et Josué, répondra‑t-on ; mais pas Samuel. Adressez la même question du vivant du Christ, et vous verrez que les saints seront tous les anciens prophètes avec Samuel, mais pas le Christ ni ses Apôtres. » C’est le développement du vieil adage : « Qu’il soit déifié, à la condition qu’il soit mort ».
Mt23.31 Ainsi vous rendez contre vous-mêmes ce témoignage, que vous êtes les fils de ceux qui ont tué les prophètes. – Conclusion foudroyante pour les Pharisiens. Nous n’aurions pas été, avaient‑ils dit, les complices de nos ancêtres pour donner la mort aux prophètes, si nous eussions été leurs contemporains. Mais, reprend Jésus, vous avouez donc par là-même que vous êtes les fils de ces homicides sacrilèges ? Ils rendent ainsi, non seulement contre leurs pères, mais encore contre eux‑mêmes un témoignage d’autant plus frappant qu’il est tout à fait spontané. – Vous êtes les fils de ceux qui ont tué : descendants des impies qui ont massacré les prophètes, ils en ont les mœurs, les instincts sanguinaires, selon l’axiome populaire qui se vérifie complètement en eux : Tel père, tel fils. Cette insinuation était manifestement dans la pensée de Notre‑Seigneur, comme on le voit dans le verset suivant.
Mt23.32 Comblez donc la mesure de vos pères. – Apostrophe emphatique, remplie d’une sainte colère. Montrez-vous, l’heure en est venue, les dignes fils de vos pères : achevez l’œuvre qu’ils ont commencée. Me voici ! Voici mes disciples ! Frappez comme ils savaient frapper. Jésus provoque en quelque sorte ses ennemis, ou plutôt il prophétise ce qu’ils accompliront bientôt. La locution comblez la mesure contient une belle figure ; elle signifie jeter dans un vase la dernière goutte, qui le fera déborder, et qui fera éclater les vengeances divines ? La coupe où sont tombées les iniquités d’Israël est en effet à peu près remplie : les Pharisiens vont combler la mesure par leur déicide et par leurs persécutions contre le Christianisme. Alors Dieu justement irrité les brisera eux et leur nation. Ce sera l’idée dominante de la troisième partie du réquisitoire.
Mt23.33 Serpents, race de vipères, comment éviterez-vous d’être condamnés à la géhenne ? – Cette partie débute par une terrible menace dont Jésus emprunte, dirait‑on, et l’idée et les termes à la prédication du Précurseur. Aux Pharisiens venus sur les bords du Jourdain pour l’entendre, Jean‑Baptiste n’avait‑il pas adressé, trois ans auparavant, cette question à laquelle ils s’étaient trouvés incapables de répondre : « Engeance de vipères ! Qui vous a appris à fuir la colère qui vient ? », Matthieu, 3, 7. Depuis lors, ils se sont enfoncés de plus en plus dans le mal ; aussi sont‑ils désormais tout à fait mûrs pour le châtiment. Ils n’ont profité ni des lumières que leur apportait le Baptiste, ni de celles plus vives encore que Jésus leur avait fournies : comment pourraient‑ils échapper à l’enfer ? – L’expression jugement de la géhenne est toute rabbinique, Cf. Wetstein, in h. l. ; elle désigne une sentence qui condamne au feu éternel de la géhenne.
Mt23. 34 C’est pourquoi voici que je vous envoie des prophètes, des sages et des docteurs. Vous tuerez et crucifierez les uns, vous battrez de bâtons les autres dans vos synagogues, et vous les poursuivrez de ville en ville – C’est pourquoi rattache ce verset à la pensée précédente : Jésus veut expliquer pourquoi les Pharisiens et les Scribes n’échapperont pas aux jugements divins. – Je vous envoie. Mot magistral qui énonce l’autorité suprême du Messie : « De même que le Père m’a envoyé, moi aussi, je vous envoie », dira‑t-il ailleurs (Jean 20, 21) à ses Apôtres. – Des prophètes, et des sages, et des scribes. Ce sont les messagers évangéliques qui sont désignés par ces locutions juives : les docteurs chrétiens lancés dans le monde, et tout d’abord en Palestine, par Notre‑Seigneur Jésus‑Christ, rempliront en effet d’une manière équivalente les rôles de ces divers personnages de l’Ancien Testament. – Vous tuerez... On trouvera au livre des Actes et dans l’histoire du premier siècle de l’Église la réalisation parfaite de cette sombre prophétie : S. Étienne lapidé, S. Siméon crucifié, Cf. Eusèbe, Hist. Eccl. 3, 32, les Apôtres flagellés, S. Paul poursuivi de ville en ville, sont des témoins irrécusables de la vérité des paroles du Sauveur. – Voilà donc en quoi consiste le culte des Pharisiens pour les Prophètes : ils ornent de fleurs les tombeaux de ceux qui ne sont plus, et massacrent ceux que Dieu leur envoie à eux‑mêmes. Ils pouvaient bien gémir sur la barbarie de leurs aïeux.
Mt23.35 afin que retombe sur vous tout le sang innocent répandu sur la terre, depuis le sang du juste Abel jusqu’au sang de Zacharie, fils de Barachie, que vous avez tué entre le temple et l’autel. – Afin que retombe. Puisque Dieu est déterminé à châtier les Pharisiens coupables déjà de tant de fautes, pourquoi ne leur fournirait‑il pas l’occasion de commettre un dernier crime qui accélérera l’heure de ses vengeances, dès là qu’ils seront complètement libres de résister au mal ? – Tout le sang innocent. Le sang innocent, (Cf. 2 Rois 21, 16 ; 24, 4 ; Jérémie 26, 15 ; Lamentations 4, 13), que d’autres passages de l’Écriture, Genèse 4, 10 ; Hébreux 12, 24 ; Apocalypse 6, 10, représentent comme criant vengeance vers le ciel, est supposé tomber à la façon d’un poids écrasant sur la tête de ceux qui l’ont injustement versé cf. 28, 55. Sans figure, Jésus veut dire que la responsabilité, en même temps que le châtiment de tant d’homicides infâmes, retombera sur les Scribes et sur toute la nation juive. – Le sang d’Abel. Le meurtre d’Abel, qui ouvre d’une manière si lamentable l’histoire de l’homme déchu, Cf. Genèse 4, 8 et ss., avait fait couler sur la terre les premières gouttes de sang innocent. Depuis, quelle longue chaîne de crimes analogues dans la race choisie, jusqu’à l’époque fixée par Jésus ! Le Sauveur en rend les Pharisiens en particulier responsables, à cause de la solidarité qui unit les membres d’une même famille. Or, ceux auxquels il tenait ce langage ne remontaient‑ils pas en droite ligne jusqu’à Adam par Abraham et par Noé ? « En vertu de l’unité de l’espèce, dit M. Schegg, personne n’existe à part et seulement pour soi ; il vit dans l’ensemble auquel il appartient, et dont il partage les destinées comme le rameau partage celles de l’arbre. D’après cette loi, chaque génération ne commence pas à pécher en son propre nom, mais elle continue les crimes de la génération qui l’a précédée, et la dette est accumulée, additionnée, bien que cette addition ait lieu d’après un calcul soustrait à notre appréciation ; puis, quand vient le moment de régler des comptes, quand arrivent les châtiment divins, alors les descendants expient vraiment et littéralement les fautes de leurs ancêtres. Mais il est évident que nous ne voulons parler ici que du châtiment temporel et terrestre, de ce châtiment qui ne manque jamais d’être infligé, Dieu l’eût‑il différé pendant des siècles ». – Zacharie, fils de Barachie. Du premier de tous les meurtres, qui était d’autant plus coupable que c’était un fratricide, le Sauveur passe à un autre assassinat d’un genre atroce, commis dans le lieu saint et raconté dans le dernier livre de la Bible hébraïque, 2 Chroniques 24, 20 et ss. Il est en effet très probable que ce Zacharie auquel Notre‑Seigneur fait allusion ne diffère pas de celui dont il est question au second livre des Chroniques : telle est l’opinion commune des exégètes modernes et de la plupart des anciens. Du reste, voici d’après S. Jérôme le résumé de la discussion qui existait dès le temps de ce Père sur ce passage difficile, et qui est restée depuis à peu près au même point. « Quel est ce Zacharie, fils de Barachie, car nous trouvons dans l’Écriture un grand nombre de personnes nommées Zacharie ? Pour nous prémunir contre toute erreur, Notre‑Seigneur ajoute : « que vous avez tué entre le temple et l’autel ». Les uns pensent que ce Zacharie est le onzième des douze petits prophètes, et le nom de son père est favorable à cette opinion ; mais l’Écriture ne nous dit pas dans quelle circonstance il a été tué entre le temple et l’autel, d’autant plus que de son temps il restait à peine quelques ruines du temple. D’autres veulent que ce soit Zacharie, père de Jean‑Baptiste. Cette explication n’étant pas appuyée sur l’autorité de l’Écriture, peut être rejetée aussi facilement qu’on l’admet. D’autres prétendent qu’il s’agit de Zacharie qui fut tué par Joas, roi de Juda, entre le temple et l’autel, c’est-à-dire sur le parvis ; mais il faut remarquer que ce Zacharie ne fut pas fils de Barachias, mais du grand‑prêtre Joiadas. Barachias, dans la langue hébraïque, veut dire le béni du Seigneur, tandis que le nom de Joiadas signifie, en hébreu, la justice. On lit cependant dans l’Évangile dont se servent les Nazaréens, fils de Joiadas, au lieu de fils de Barachias », Comm. in Matth. Lib. 4 ch. 3 A ces trois sentiments, on en a ajouté un quatrième, qui a trouvé son point d’appui dans les lignes suivantes de l’historien Josèphe, Guerre des Juifs, 4, 6, 4 : « Les Zélotes, irrités contre Zacharie, fils de Baruch, résolurent de lui donner la mort. Ils étaient vexés de le voir ennemi du mal, ami du bien : il possédait en outre de grandes richesses. Deux des plus hardis le saisirent et l’assassinèrent au milieu du temple ». Les noms et les circonstances cadrent fort bien avec le fait raconté par Jésus ; seulement, le divin Maître parle d’un événement qui devait s’être accompli depuis un certain nombre d’années (que vous avez tué), tandis que le meurtre mentionné dans les annales de Josèphe n’eut lieu qu’environ quarante ans après la Passion. Il faut donc revenir à l’opinion de S. Jérôme qui ne présente, après tout, qu’une difficulté dont la solution n’est nullement embarrassante. Il est possible en effet que les mots « fils de Barachie » soient une faute de copiste, comme l’admettent Paulus, Fritzsche, etc., d’autant mieux qu’ils manquent totalement dans le passage parallèle de S. Luc, 11, 51. Il se peut aussi que le père de Zacharie ait porté simultanément les noms de Joïada et de Barachie (Grotius, Bengel, Kuinœl), car il n’était pas rare chez les Juifs d’avoir en même temps deux appellations distinctes. – Entre le temple et l’autel, par conséquent entre le Naos, ou le temple proprement dit, qui se composait du Saint et du Saint des Saints, et l’autel des holocaustes situé en avant du vestibule. Cette circonstance aggravait singulièrement le crime. Un pareil attentat, commis en pareil lieu sur la personne d’un saint prêtre, était devenu tristement célèbre dans l’histoire juive. « Ils ont commis sept crimes ce jour‑là. Ils ont tué le prêtre, prophète et juge ; ils ont versé le sang innocent, et pollué la cour. Et cela arriva le jour du Sabbat, et le jour de l’Expiation », Talmud, Sanhed. f. 96, 2. C’étaient, d’après les Rabbins, sept sacrilèges ajoutés à l’homicide. Et encore : « R. Judan interrogea R. Acham : En quel lieu ont‑ils tué Zacharie ? Dans la cour des femmes ? Dans la cour des Israélites ? Il lui répondit : Ni dans la cour des Israélites, ni dans la cour des femmes, mais dans cour du Grand Prêtre », ibid. Aussi bien, le récit devenant légendaire cite d’étranges détails destinés à montrer jusqu’où serait allée la rigueur de la vengeance divine après cet attentat. Le sang de Zacharie, demeuré sur les dalles du vestibule dans un état d’ébullition permanente sans qu’il fût possible de l’enlever ou de le calmer, aurait été aperçu 250 ans plus tard par Nabuzardan, général en chef des troupes de Nabuchodonosor. « Qu’est‑ce que cela signifie ? », demanda‑t-il aux Juifs ? – C’est le sang, lui répondent‑ils, des veaux, des agneaux et des boucs, que nous avons offert sur l’autel. Apportez donc, dit‑il, des veaux, des agneaux et des boucs, pour vérifier que ce sang provient d’eux. Ils amenèrent des veaux, des agneaux et des boucs et ils les tuèrent, et ce sang continua à bouillonner ; mais le sang des animaux tués ne bouillonnait pas. Dévoilez-moi ce secret, dit‑il, ou je ferai déchirer la chair de vos poitrines. Ils lui dirent : C’est un Prêtre, un Prophète et un Juif, qui a prédit à Israël ces maux dont tu nous fais souffrir, et nous nous sommes rebellés contre lui, et nous l’avons tué. Et moi, dit‑il, je calmerai ce sang. Il fit venir des Rabbins, les tua et cependant le sang ne se calma pas. Il fit venir des enfants de l’école rabbinique, les tua, et le sang ne se calma pas. Il fit ainsi immoler 94000 personnes, et cependant le sang ne se calma pas. Il s’approcha alors et dit : « O Zacharie, pour t’apaiser j’ai fait périr les meilleurs des tiens, veux tu que je les fasse tous périr? » Et le sang de Zacharie cessa alors de bouillonner », ibid. Il est bien difficile que l’allusion de Jésus ne se soit pas rapportée à un fait devenu si populaire à Jérusalem.
Mt23.36 En vérité, je vous le dis, tout cela viendra sur cette génération. – En vérité (amen) je vous le dis. « Il insiste en employant le mot amen, et en répétant le jugement qu’il prononce, pour que personne ne puisse prendre la menace à la légère », Maldonat in h.l. – Viendra ; ce verbe mis en avant corrobore également la pensée et rend la menace plus terrible. – Tout cela. Tous les meurtres, tous les crimes que Jésus vient de reprocher aux Juifs retomberont sur eux sous la forme d’effroyables châtiments, et c’est dans un avenir rapproché que la punition sera infligée, comme l’indiquent les derniers mots du verset, sur cette génération. La génération actuellement existante, qui sera la dernière de la théocratie juive, en verra la pleine réalisation. N’a‑t-elle pas traité Notre‑Seigneur Jésus‑Christ plus cruellement que Caïn n’avait traité Abel ? – Ce n’est pas la seule fois dans l’histoire que les abominations des siècles antérieurs se sont accumulées pour écraser ensuite sous leur poids une seule génération : la Terreur des années 1793-1794 de la Révolution Française et le génocide vendéen ont présenté en France sous ce rapport plus d’une analogie avec ce qui s’est passé au moment de la destruction de l’état juif.
Mt23.37 Jérusalem, Jérusalem, qui tues les prophètes et lapides ceux qui te sont envoyés, que de fois j’ai voulu rassembler tes enfants, comme une poule rassemble ses poussins sous ses ailes, et vous ne l’avez pas voulu. – Après les terribles paroles que nous venons d’entendre, en voici d’autres qui respirent une tendresse toute maternelle. Jésus voudrait épargner à son peuple les affreux malheurs qu’il lui a prédits depuis le v. 33 : il essaie donc de le toucher par une apostrophe pleine d’un brûlant amour, mais en même temps pleine de tristesse, parce qu’il prévoit l’inutilité de ce dernier effort. On sent en quelque sorte son divin cœur palpiter à travers ces lignes. – Jérusalem… Il ne s’agit plus des Pharisiens ni des Scribes ; c’est à Jérusalem, nommée deux fois par compassion et par amour, Cf. S. Jean Chrys. Hom. 74 in Matth., que le Sauveur s’adresse comme au centre de la théocratie. (Le nom de la capitale juive est Ierouschalaïm.) – Qui tues… qui lapides. Les verbes sont au présent parce que Jérusalem était dans l’habitude d’égorger, de lapider les prophètes et les autres ministres sacrés que Dieu daignait lui envoyer pour la convertir. – que de fois j’ai voulu ... Et pourtant, d’après S. Matthieu et les autres synoptiques, Jésus‑Christ ne semble avoir exercé aucun ministère à Jérusalem avant la circonstance présente. Mais ces paroles mêmes démontrent qu’il y était venu fréquemment, et qu’il y avait rempli à diverses reprises un rôle très actif en vue de sauver la malheureuse cité. L’évangéliste S. Jean nous donnera un commentaire complet de ce « combien de fois ». Origène et d’autres anciens auteurs pensent du reste qu’en le prononçant Jésus tenait compte non seulement de son activité personnelle, mais encore de celles des prophètes qui l’avaient précédé cf. S. Jérôme, Comm. in h. l. – Tes enfants. Les fils de Jérusalem, ce sont ses habitants : c’est, par extension, tout le peuple juif dont elle était la capitale. – Comme une poule… Belle et forte image qui peint au vif l’amour de Jésus pour ses compatriotes, et la protection toute maternelle dont il aurait voulu les environner cf. Psaume 16, 6 ; 36, 7 ; Isaïe 31, 5 ; etc. « La poule aperçoit l’oiseau de proie dans les airs et aussitôt elle groupe avec anxiété ses poussins autour d’elle. Jésus voyait avec angoisse les aigles romaines s’approcher des enfants de Jérusalem pour les dévorer, et il s’efforçait par les plus doux moyens de les sauver », J. P. Lange, in h. l. – Mais hélas ! ses tentatives devaient échouer contre l’insensibilité, l’ingratitude et l’aveuglement de ces malheureux, et tu ne l’as pas voulu ! Jésus s’en plaint avec un sentiment de profonde tristesse, en même temps qu’il dégage sa responsabilité. Malheur donc à ceux qui n’auront pas voulu se laisser sauver ! Car l’amour méprisé amènera les catastrophes prophétisées plus haut.
Mt23.38 Voici que votre temple vous est laissé désert. – L’aile protectrice sous laquelle on a refusé de s’abriter s’étant retirée complètement, les coups les plus redoutables viendront frapper les Juifs. Le temps présent, employé dans le texte grec indique mieux encore la proximité de la ruine. – Votre maison. Jésus appelle ainsi le temple dans l’enceinte duquel il prononçait ce discours, ou bien Jérusalem, ou encore l’ensemble de la théocratie. Notons le pronom « votre ». Rien de tout cela n’est désormais la maison de Dieu : il n’en veut plus ! C’est simplement la demeure coupable qu’il se dispose à châtier. – Déserte. Une maison est vide quand son maître a cessé de l’habiter ; Jérusalem, abandonnée par le Messie, ressemblera à une habitation délaissée, qui tombe en ruines. Il y a longtemps que Jérémie, parlant au nom de Dieu, avait prédit cette calamité : « J’ai abandonné ma maison, délaissé mon héritage, livré ma bien‑aimée à la poigne de ses ennemis », Jérémie 12, 7 ; et David, maudissant ses ennemis, n’avait rien trouvé de plus terrible contre eux que l’imprécation suivante : « que leur camp devienne un désert, que nul n’habite sous leurs tentes ! » Psaume 68, 26.
Mt23.39 Car, je vous le dis, vous ne me verrez plus désormais jusqu’à ce que vous disiez : Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur. » – Notre‑Seigneur, expliquant le verset qui précède, fait voir la manière dont se réalisera la menace qu’il contient. – Vous ne me verrez plus. Dans quelques jours, il sera séparé d’eux par la mort et, à partir de ce moment, ils cesseront de le contempler jusqu’à l’époque de la résurrection générale et de son second avènement. Car ce sont ces grands événements de la fin du monde qui sont désignés par les mots : Jusqu’à ce que vous disiez : Béni. – Naguère, des amis nombreux poussaient en son honneur cette glorieuse acclamation pour lui souhaiter la bienvenue dans les murs de Jérusalem comme au Messie promis, Cf. 21, 9. Quand il reviendra en qualité de Juge suprême, la nation juive convertie en masse, Cf. Romains chap. 11, le saluera joyeusement par ces mêmes paroles. La fin du grave réquisitoire dont nous achevons l’explication ouvre donc un horizon consolant auquel on n’aurait pas osé s’attendre. « Les Juifs ont donc un temps marqué pour le repentir ; qu’ils confessent que celui qui vient au nom du Seigneur est béni, et ils seront admis à contempler le visage du Christ », S. Jérôme in h. l. On aime à voir se terminer par un rayon d’espoir le dernier discours de Notre‑Seigneur Jésus‑Christ à la foule des Juifs. – Quelques commentateurs ont singulièrement rapetissé la pensée du Sauveur en lui faisant dire qu’il ne se montrerait pas à la foule pendant les deux jours suivants, c’est-à-dire jusqu’à la fête de Pâque, à l’occasion de laquelle, nous assure‑t-on sans la moindre preuve, les Juifs se saluaient par les mots « Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur ». Le P. Patrizzi, Lib. 1. de Evang. Quæst. 4, §1, n’est guère plus heureux lorsqu’il accuse S. Matthieu d’avoir troublé en cet endroit l’ordre chronologique : d’après lui, le chap. 23 raconterait un fait antérieur à ceux qui sont contenus dans le chap. 21, de sorte que, par la prophétie du v. 39, Jésus annoncerait simplement son entrée triomphale à Jérusalem.


