Chapitre 4
La tentation du Christ. 4, 1-11. Parall. Marc., 1, 12-13 ; Luc., 4, 11-13.
Quel contraste. Il n’y a qu’un instant, Jésus‑Christ voyait les cieux s’ouvrir, l’Esprit‑Saint descendre visiblement sur lui, il s’entendait déclarer Fils de Dieu, et voici que le démon s’approche maintenant de lui pour le tenter. Il arrive fréquemment que les grandes joies spirituelles soient suivies de grandes tentations : cela s’est réalisé pour le Maître aussi bien que pour les disciples.
Mt4.1 Alors Jésus fut conduit par l’Esprit dans le désert pour y être tenté par le diable. – Alors, c’est-à-dire immédiatement après le baptême de Jésus ; les deux autres synoptiques le disent en termes très explicites : « Aussitôt l’Esprit pousse Jésus au désert », Marc. 1, 12 ; « Jésus, rempli d’Esprit Saint, quitta les bords du Jourdain ; dans l’Esprit, il fut conduit à travers le désert », Luc. 4, 1. Il n’y eut donc pas d’interruption notable entre les deux faits. – Fut conduit, il fut conduit en haut : le désert témoin de la retraite et de la tentation du Sauveur était par conséquent plus élevé, que la vallée dans laquelle serpente le Jourdain. Nous venons de voir que S. Marc et S. Luc emploient des expressions d’une énergie particulière : « être poussé, être conduit ». – Dans le désert. Divers auteurs ont placé ce désert aux alentours du Sinaï ; mais cette opinion, qui est dénuée de tout fondement, est aujourd’hui complètement abandonnée. On peut affirmer d’une manière générale qu’il s’agit encore du désert de Juda, de même qu’au v. 3. Quant au lieu précis de l’événement que nous étudions, il est assez facile de le déterminer à l’aide des données évangéliques et de la tradition. S. Matthieu nous a dit que son altitude était supérieure à celle du Ghôr où coule le Jourdain ; il devait en outre, d’après l’ensemble du récit, n’être pas très éloigné de ce fleuve dans lequel Jésus avait été baptisé : enfin un trait pittoresque de S. Marc, 1, 13, « Il vivait parmi les bêtes sauvages », suppose que c’était un lieu tout à fait sauvage. Or, le désert de la Quarantaine, désigné par une tradition vénérable comme l’emplacement de la tentation du Christ, remplit fort bien ces trois conditions. Il est situé à l’Ouest du Jourdain, entre Jéricho et Béthanie, la patrie de Lazare : de là vient le nom de désert de Jéricho qu’il porte dans l’Ancien Testament et dans les écrits de Josèphe, Antiquités Judaïques, 16, 1 ; Guerre des Juifs, 4, 8, 2. Son appellation moderne fait allusion aux 40 jours qu’y passa Notre‑Seigneur. C’est une région affreuse, désolée, couverte de rochers nus et déchirée en tous sens par de profondes ravines. A l’extrémité septentrionale du désert, non loin de Jéricho, se dresse la montagne également appelée Quarantaine, qui aurait servi plus spécialement de refuge au Sauveur. L’ascension en est très pénible et même dangereuse ; ses flancs sont remplis de cavernes, qui étaient autrefois habitées par des ermites désireux d’honorer sur les lieux mêmes le mystère de la tentation de Jésus. En face, de l’autre côté du Jourdain, on aperçoit le mont Abarim, du sommet duquel Moïse put contempler la Terre Promise avant de mourir. – Par l’Esprit ; l’Esprit de Dieu, dont il avait reçu naguère abondamment l’onction, le conduit ou plutôt le pousse violemment comme un champion sur le champ de bataille. – Pour être tenté ; tel est le but direct et principal de la marche du Christ vers le désert : de même qu’il était venu de Nazareth au Jourdain pour être baptisé par S. Jean, de même il se dirige actuellement vers la solitude de la Quarantaine pour y être tenté par Satan. Le verbe « tenter » signifie quelquefois « éprouver » et alors il ne présente à l’esprit qu’une idée excellente et noble ; mais le plus souvent il est employé en mauvaise part, dans le sens de « provoquer au mal, tenter d’une manière proprement dite ». C’est cette seconde signification que nous devons lui appliquer ici : Jésus sera réellement tenté, on lui proposera de faire des choses vraiment coupables et indignes de son caractère messianique. Il y a là assurément un grand mystère. En effet, si le baptême du Précurseur semblait de prime abord ne pas convenir à Notre‑Seigneur Jésus‑Christ, n’être même pour lui qu’une humiliante cérémonie, que dirons‑nous de la tentation ? Aussi, pour l’excuser en quelque sorte, a‑t-il été d’usage d’alléguer toute sorte de motifs capables de la réconcilier avec notre esprit ; Sylveira en cite jusqu’à dix. Nous croyons trouver la plus simple et la meilleure des explications dans quelques textes de S. Paul : « Bien qu’il soit le Fils, il apprit par ses souffrances l’obéissance », Hébreux v. 8. ; « un grand prêtre éprouvé en toutes choses, à notre ressemblance, excepté le péché », Hébreux 4, 15 ; « Il lui fallait donc se rendre en tout semblable à ses frères, pour devenir un grand prêtre miséricordieux et digne de foi pour les relations avec Dieu, afin d’enlever les péchés du peuple. », Hébreux 2, 17. Après avoir lu ces paroles inspirées, on admet sans peine et sans hésitation le mystère de l’abaissement complet du Sauveur. « Il était juste, ajoute saint Grégoire le Grand, qu’il triomphe de nos tentations par ses tentations, comme il venait vaincre notre mort par sa mort ». S. Jean Chrysostome donne une autre raison de convenance non moins juste que belle : « C’est comme font les athlètes. Car, pour enseigner à leurs disciples comment vaincre, ils se mêlent à leurs jeux dans les palestres, se donnent en spectacle corps à corps avec les adversaires, pour qu’ils apprennent la façon de vaincre », Hom. in h.l. C’est donc pour nous, plutôt que pour lui‑même, que Jésus a été tenté. Nous avions tous partagé la honteuse défaite de notre premier père ; il était juste que nous eussions tous part à la victoire de notre divin chef. – Mais comment Jésus put‑il être tenté, lui qui était impeccable ? Si le premier Adam « a pu ne pas pécher », le second Adam « n’a pas pu pécher », comme le disent les expressions théologiques consacrées. La réflexion suivante de S. Grégoire contient la solution de ce problème : « Toute cette tentation diabolique fut externe, non interne », Hom. 16 in Evang. Jésus n’avait pas en lui d’inclination au péché ; pour lui, la tentation ne pouvait donc provenir que du dehors : c’est pour cela que l’évangéliste déclare formellement qu’il fut tenté par le diable. – Ce nom, qui dérive du grec, calomnier, désigne habituellement dans la Bible le chef des esprits mauvais, Satan comme l’appelaient les Juifs, Cf. v. 10. L’histoire de Job, chap. 1, et l’Apocalypse, 12, 10, en justifient parfaitement la signification, nous montrant le démon sous les traits d’un odieux calomniateur de l’humanité devant le trône du Seigneur. Ce « serpent antique » avait subi lui aussi l’épreuve de la tentation, mais il avait honteusement succombé ; de là sa perte éternelle, de là sa haine mortelle contre le genre humain et son désir d’entraîner tous les hommes dans sa propre ruine. Il vient donc tenter le second Adam, comme il avait autrefois tenté le premier. Remarquons ici un contraste frappant que l’évangéliste se proposait évidemment de mettre en relief lorsqu’il écrivait ce verset : « Jésus fut conduit dans le désert par l’Esprit, pour être tenté par le diable ». S. Matthieu nous montre ainsi les deux principes opposés, l’Esprit de Dieu et le démon, agissant en sens contraire sur le Christ. Olshausen est tombé dans une erreur singulière quand il a cru que le Saint Esprit avait abandonné Jésus à ses propres forces au moment de la tentation, pour ne rentrer en lui qu’après son triomphe sur Satan. Rosenmüller s’est trompé plus grossièrement encore en affirmant, malgré les assertions très expresses des synoptiques, que le tentateur fut non pas le prince des démons, mais un Juif perfide qui, sous les faux semblants de l’amitié, voulait détourner Jésus de sa vocation et le porter au péché. Voilà les inventions auxquelles sont réduits ceux qui regardent le démon, son histoire et ses apparitions comme des « fables de vieille femme » (sic.). – Avant de reprendre notre commentaire, faisons encore, à la suite des Pères et des anciens exégètes, un rapprochement qui se présente de lui‑même à l’esprit. La scène du désert de Jéricho est la contre‑partie de celle qui s’était passée quatre mille ans auparavant sous les ombrages de l’Eden. « Il est certain que le premier père de l’humanité, lié à sa descendance par une si étroite et si profonde solidarité qu’il l’enfermait en quelque sorte en lui‑même, a subi la grande épreuve des êtres libres dans un séjour de beauté et de gloire, tandis que Jésus‑Christ l’a traversée dans une affreuse solitude, image d’un monde où sont gravés les stigmates de la chute et de la condamnation. Ces rochers dénudés,… cette mer de soufre, tout ce pays de la mort, immobile et muet comme le tombeau, quel théâtre convenait mieux à l’homme de douleur pour sa lutte ?… Tout marque le contraste entre la première tentation et la seconde ; il ne s’agit plus en effet simplement de conserver l’union bienheureuse avec Dieu, mais de la reconquérir dans les amères conditions qui ont été le résultat de sa rupture » ; de Pressensé, Jésus‑Christ, sa vie, son temps, son œuvre, p. 314.
Mt4.2 Après avoir jeûné pendant quarante jours et quarante nuits, il eut faim. – Ce jeûne du Sauveur fut complet, absolu ; s’il eût été seulement relatif, ainsi que l’affirment plusieurs auteurs modernes, c’est-à-dire s’il eût consisté dans la privation de la nourriture ordinaire et dans la manducation d’herbes et de racines sauvages recueillies au milieu du désert, pourquoi S. Matthieu aurait‑il fait mention des nuits, « et quarante nuits » ? Du reste le récit de S. Luc, 4, 2, renverse directement cette interprétation, en disant de la façon la plus claire que Jésus « ne mangea rien durant ces jours‑là ». – Quarante jours… Ces mots déterminent nettement la durée du jeûne de Notre‑Seigneur ; on doit les prendre à la lettre car ils sont d’une exactitude rigoureuse et ne représentent pas, comme on l’a insinué, un nombre plus ou moins arrondi par l’écrivain sacré. Durant cette longue période, Jésus vivait de la vie de l’âme et de l’esprit, occupé tout entier de Dieu et de son œuvre : ce fut pour lui une continuelle extase, durant laquelle les besoins corporels étaient miraculeusement suspendus. Autrefois, dans des circonstances analogues, Moïse et Élie, deux types du Christ, avaient passé eux aussi par un jeûne de quarante jours cf. Deutéronome 9, 18 et 1 Samuel 19, 8. – Il eut faim. La nature, domptée jusque‑là, reprend ses droits avec une vive énergie ; Jésus sent violemment l’aiguillon de la faim. En pareil cas, l’homme ordinaire est faible et succombe aisément à la tentation : Satan ne l’ignore pas, et c’est pour cela qu’il choisit cette heure pour s’approcher du Christ.
Mt4.3 Et le tentateur, s’approchant, lui dit « Si vous êtes le Fils de Dieu, commandez que ces pierres deviennent des pains. » – Et le tentateur, s’approchant. Le tentateur par antonomase. Ce nom convient entre tous au démon, dont il indique le rôle le plus habituel. Nous remarquerons que Satan se présente d’abord à Jésus, couvert d’un masque hypocrite et sous les traits empruntés de l’amitié ; à la fin seulement, il se montrera sous son vrai jour, comme l’ennemi déclaré de Dieu et du Messie. – Voilà donc les deux antagonistes en face l’un de l’autre et tout prêts à se mesurer : le moment est par conséquent venu de nous demander quels furent le mode et la nature de la scène qui va suivre. A cette question qui a été l’occasion de vifs et nombreux débats, l’on a fait cent réponses différentes. Comme il serait fastidieux et inutile de les énumérer toutes, nous nous bornerons à les grouper sous cinq chefs principaux. 1. Nous sommes simplement en présence d’un mythe ou d’une histoire idéale (Strauss, de Wette, Meyer). 2. Le récit de la tentation ne serait qu’une parabole racontée par Jésus‑Christ à ses disciples, pour leur montrer, et dans leur personne aux chrétiens à venir, la manière de se conduire en des circonstances semblables (Schleiermacher, Usteri, Baumgarten‑Crusius, etc). 3. Les partisans du troisième sentiment (Eichhorn, Dereser, etc.), sans aller aussi loin, éliminent pourtant la réalité du phénomène extérieur ; bien plus, ils rejettent complètement le surnaturel ; assurant que nous avons sous les yeux dans ce passage l’exposé d’un simple combat intime qui se serait passé dans l’âme ou dans l’imagination du Christ. 4. La tentation a eu lieu véritablement, mais en vision, d’une manière extatique ; ce fut un phénomène purement intérieur quoique surnaturel. Plusieurs anciens auteurs, tels qu’Origène, S. Cyprien, Théodore de Mopsueste, ont soutenu cette opinion. 5. Tout s’est passé littéralement comme le racontent les évangélistes ; la tentation du Christ fut un événement extérieur, réel et miraculeux : Satan lui apparut sous la forme humaine ou angélique et le tenta dans les termes que nous allons lire. Tel est le sentiment qui a toujours été le plus communément admis, qui mérite l’épithète de traditionnel, car il a été soutenu par la plupart des Pères et des Docteurs. On doit le suivre sans hésiter, soit à cause de cet appui solide de l’autorité chrétienne, soit parce qu’il est seul logique, naturel, conforme à la lettre et à l’esprit des Évangiles. Nous regarderons donc cet épisode comme un fait objectif et surnaturel : si on lui enlevait ce double caractère, nous ne voyons pas auquel des événements de la vie de Jésus on ne pourrait pas l’arracher par contre‑coup ou par analogie. Voir Dehaut, l’Évangile expliqué, défendu, 5è édit., t. 1, p. 477 et ss. – Lui dit. La première tentation se rattache à la faim qui tourmentait déjà le divin Maître. – Si vous êtes le Fils de Dieu. La voix qui s’était fait récemment entendre, Cf. 3, 17, avait pu apprendre au tentateur la nature et la dignité de Jésus, qu’il devait du reste soupçonner depuis longtemps. Il emploie le titre de « Fils de Dieu » non seulement d’après la signification qu’il avait alors généralement chez les Juifs, comme synonyme de Messie, mais aussi jusqu’à un certain point selon le sens littéral et métaphysique. « Si tu es. ». Ce si est tout à fait habile et insidieux. « Le démon pensait, dit fort bien Euthymius, que Jésus serait piqué par cette parole qui supposait qu’il pouvait n’être pas le Fils de Dieu ». Faites cela si vous pouvez. Dites cela si vous l’osez. Qui ne se sent porté, en face d’une pareille provocation, à agir, à oser, quand même il devrait garder le calme de l’inertie ? – Commandez. Le démon suppose et à bon droit que le Messie, en tant que Messie, est doué du pouvoir d’opérer de grands miracles. – Que ces pierres ; il montrait du doigt, en parlant ainsi, les pierres sans nombre qui couvrent la surface du désert de Jéricho. Des voyageurs dignes de foi assurent qu’auprès de la montagne de la Quarantaine, on trouve en grande quantité des pierres qui, par leur forme et leur couleur, ressemblent beaucoup à des morceaux de pain, de telle sorte qu’on peut s’y laisser facilement tromper. Ce trait ajoute un nouvel intérêt à la scène que nous expliquons. – Jésus était donc tenté d’user pour lui‑même, dans un but charnel et sans attendre la Providence, de la puissance supérieure qu’il possédait. Le Fils de Dieu doit‑il souffrir comme un simple mortel ? ne peut‑il pas s’aider lui‑même par un prodige pour satisfaire ses besoins personnels, et pour écarter la douloureuse sensation de la faim ? Si le Sauveur eût prêté l’oreille à cette suggestion perfide, « il aurait, au moins momentanément, subordonné sa nature divine aux besoins de son humanité, placé l’humain au‑dessus du divin, transformé le divin en moyen, l’humain en terme ; il aurait par conséquent renversé l’ordre établi par Dieu », Bisping, Comm. in h. 1.
Mt4.4 Jésus lui répondit « Il est écrit : L’homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu. » – Mais Jésus refuse avec énergie. S’il consent plus tard à changer l’eau en vin à la requête de sa Mère et dans l’intérêt de quelques amis, il ne consentira jamais à changer les pierres du désert en pain pour assouvir sa propre faim. Et, afin de donner plus de force à sa réponse, il l’emprunte tout entière à la Bible. – Il est écrit. C’est jusqu’à trois reprises qu’il réfutera à l’aide d’une parole inspirée les attaque dirigées contre lui par le démon cf. v. 7 et 10. Chaque verset des Saintes Écritures n’est‑il pas, suivant l’expression de S. Paul, un glaive spirituel dont nous devons nous armer contre nos ennemis « Prenez… le glaive de l’Esprit, c’est-à-dire la parole de Dieu » ? Éphésiens 6, 17. Le Verbe éternel nous montre ainsi l’usage que nous pouvons faire de la parole inspirée. Les deux premiers textes qu’il oppose à Satan sont empruntés à l’histoire des quarante années passées par les Hébreux dans le désert après la sortie d’Égypte, c’est-à-dire à une période de pénible tentation pour le peuple de Dieu, et qu’on peut regarder pour ce motif comme la figure de la tentation du Messie : il n’est donc pas étonnant que Jésus se les approprie dans la circonstance présente. – Pas seulement de pain… Cette citation est tirée du Deutéronome, et elles est faite d’après la traduction des 70. C’est une parole rétrospective de Moïse concernant la manne, cette nourriture miraculeuse, gratuitement fournie par le Seigneur à la nation qu’il s’était choisie. « Tu te souviendras de tout le chemin par lequel le Seigneur ton Dieu t’a conduit pendant quarante années dans le désert, pour te donner des afflictions et des tentations. Il t’a infligé une pénurie, et donné la manne en nourriture, que tu ne connaissais ni toi ni tes pères. Pour te montrer que l’homme ne vit pas seulement de pain mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu », Deutéronome 8, 2 et 3. – L’homme, l’homme en général ; il n’est pas question dans ce passage « de cet homme remarquable, i.e. le Messie », comme le veut Fritzsche. – De toute parole. « Parole » représente ici la parole créatrice du Seigneur, le « fiat » qui produit et conserve les êtres. Fritzsche tombe donc dans une nouvelle erreur, lorsqu’il donne à la formule employée par Moïse et par Jésus le sens de « accomplissant tout commandement divin ». L’expression « toute parole qui sort de la bouche de Dieu » ne désigne pas la nourriture spirituelle, par exemple l’obéissance aux divins commandements, les vérités religieuses qui fortifient l’âme, par opposition aux aliments physiques destinés à sustenter le corps ; elle désigne une nourriture obtenue miraculeusement, fournie à point par la Providence, pour subvenir à une profonde détresse. Assurément, tel est le sens de la réponse actuelle de Jésus. Dieu maintient d’ordinaire la vie humaine au moyen du pain naturel ; mais il peut, quand il lui plaît, manifester sa puissance et son amour à l’égard de ses enfants en leur procurant d’une manière extraordinaire de quoi se nourrir cf. Sagesse 16, 26. Aussi, quand l’homme a faim et que les aliments naturels lui manquent, doit‑il se confier en Dieu qui peut, grâce à sa parole toute‑puissante, lui en donner de miraculeux, comme il l’a fait pour les Israélites. Jésus‑Christ (en tant qu’homme) attendra donc patiemment le secours de son Père qui ne saurait lui manquer. Il ne l’offensera pas par une coupable défiance ; il s’en rapporte complètement à lui pour la conservation de sa vie.
Mt4.5 Alors le diable le transporta dans la ville sainte, et l’ayant posé sur le pinacle du temple, – Le tentateur vient d’être une première fois battu, cependant il ne se décourage pas ; il se sent au contraire stimulé à une nouvelle attaque. Mais, auparavant, s’opère un changement de lieux que l’évangéliste décrit en peu de mots. Quel est ici la véritable signification du verbe « transporter » ? Faut‑il le prendre au propre, ou bien se contenter de l’interpréter d’une manière figurée, en disant avec Fritzsche : « C’est le diable qui est responsable de ce que Jésus se soit rendu là » ; ou avec Berlepsch : « Satan a amené Jésus sur le toit du temple de Jérusalem comme un compagnon docile » ? Nous croyons plus conforme au texte de dire avec S. Jérôme et avec la plupart des exégètes catholiques que Notre‑Seigneur Jésus‑Christ permit à Satan de le porter à travers les airs, d’une manière rapide, invisible, de même que l’Ange avait autrefois transporté Habacuc cf. Dan. 45, 35 et ss. – Dans la ville sainte. Jérusalem, la ville sainte par excellence, parce qu’elle était le centre de la théocratie et qu’elle servait de résidence à Dieu. Ce nom glorieux avait été attribué de longue date à la capitale juive ; nous le lisons dans Isaïe, 48, 2, dans Néhémie, 11, 1, etc, tout aussi bien que sur les monnaies des Maccabées parvenues jusqu’à nous. Bien plus, les Arabes, aujourd’hui même, se plaisent à appeler Jérusalem, El Kuds, la sainte, ou Beit‑el‑Mukaddis, maison du sanctuaire. – Sur le pinacle du temple. Il y a controverse entre les exégètes pour savoir quelle est la partie du temple désignée par cette expression. Était‑ce le rebord du toit ou parapet ? le faîte extrême de la toiture ? le fronton en forme d’aile ? Le mot du texte grec semble favoriser ce dernier sentiment. Observons, du reste, que Jésus ne fut pas déposé par le démon sur le pinacle du temple proprement dit, mais au sommet d’un des édifices secondaires qui l’entouraient, car le grec le dit expressément. Peut-être était‑ce le portique de Salomon, ou bien le portique royal, qui se dressaient l’un et l’autre, d’après l’historien Josèphe, Antiquités Judaïques, 20, 9, 7 ; 15, 11, 5, au bord d’un précipice vertigineux, le premier à l’Est, le second au Sud du temple.
Mt4.6 il lui dit « Si vous êtes le Fils de Dieu, jetez-vous en bas, car il est écrit Il a donné pour vous des ordres à ses anges et ils vous porteront dans leurs mains, de peur que votre pied ne heurte contre la pierre. » – Et il lui dit. La localité est changée, mais le tentateur conserve la même méthode. Pour la seconde tentation comme pour la première, il s’appuie sur la voix du ciel qui a déclaré Jésus Fils de Dieu. Toutefois s’il s’était adressé précédemment à la chair, il s’adresse maintenant à l’esprit. En essayant d’inspirer à Jésus de la défiance envers Dieu, il n’avait réussi qu’à lui faire exprimer la plus entière confiance à l’égard de la Providence divine ; il va, dans une nouvelle tentative, le pousser à la présomption. – Jetez-vous en bas ; car il est écrit…, Satan se manifeste vraiment ici, ainsi qu’on l’a dit, comme le « singe de Dieu ». Il a senti l’effet puissant d’une bonne citation de l’Écriture ; à son tour, il apporte un passage scripturaire à l’appui du perfide conseil qu’il vient de donner à Jésus. L’admirable texte dont il fait un usage sacrilège est emprunté au Psaume 91, vv. 11 et 12, selon la traduction des Septante, et décrit en très beaux termes le soin paternel que Dieu prend en tout temps des justes. N’a‑t-il pas promis que ses Anges les porteraient délicatement dans leurs bras, pour les sauver de tout danger ? « A fortiori » protégera‑t-il son Christ. Si Jésus est le Fils de Dieu, pourquoi hésiterait‑il donc à se précipiter du haut de l’édifice ? La citation et l’application étaient assez heureuses, Cf. Hébreux 1, 14, sans compter qu’en se prêtant aux idées de Satan, Jésus éblouirait par ce coup d’éclat la multitude des Juifs, et serait immédiatement acclamé comme le Messie depuis longtemps attendu, venant tout droit du ciel. Mais non. Dieu aurait‑il donc promis de nous protéger contre nous‑mêmes au milieu de toutes nos folies ? « Car il ordonnera à ses anges de te garder dans toutes tes voies », avait dit le Psalmiste, 91, 11 ; quand nous sommes hors de nos voies nous cessons d’avoir droit aux secours providentiels. Le démon abuse donc du texte sacré pour encourager au péché, Jésus‑Christ saura bien le lui démontrer.
Mt4.7 Jésus lui dit « Il est écrit aussi Tu ne tenteras pas le Seigneur, ton Dieu. » – Il est écrit. La citation du Sauveur ne réfute pas celle de Satan, elle l’explique : la parole poétique des Psaumes est éclaircie au moyen d’une parole légale et plus précise, extraite du Deutéronome, 6, 16. « L’Écriture doit être interprétée par l’Écriture et coordonnée avec elle », Bengel. Les Hébreux, manquant d’eau à Raphidim, Cf. Exode 17, 2, s’étaient permis des murmures injurieux contre le Seigneur, tentant de la sorte, ainsi que le leur reprocha Moïse, sa divine Majesté ; ce qui était une grave offense. En effet, tenter Dieu c’est le provoquer, le mettre à l’épreuve avec arrogance, le forcer d’abandonner, sur le moindre de nos caprices, les sages desseins qu’il a tracés d’avance, et d’accomplir à notre intention les prodiges les plus singuliers cf. Psaume 77, 18, 19. Jésus aurait donc vraiment tenté Dieu à la suite des Juifs si, obéissant à la suggestion du démon, il s’était précipité sans raison du haut du temple, uniquement pour demander un déploiement inutile de secours céleste. Par conséquent, la parole de vérité, que le tentateur avait voulu transformer en mensonge, brille de nouveau dans tout son jour, et si la première réponse du Sauveur a déjà clairement déterminé les limites qui existent entre le Souverain Maître et sa créature, la seconde les fixe plus nettement encore, non sans infliger à Satan une humiliante leçon. Peut-être même Jésus a‑t-il modifié à dessein le texte biblique pour le faire retomber plus rudement sur son adversaire ; toujours est‑il que Moïse avait dit : « Vous ne tenterez pas » au lieu de « Tu ne tenteras pas ». – On sait que S. Luc a interverti en cet endroit l’ordre des tentations subies par Notre‑Seigneur Jésus‑Christ et qu’il a placé au troisième rang celle qui occupe le second d’après S. Matthieu et « vice‑versa ». Mais on accorde généralement la préférence au plan suivi par le premier évangéliste, parce qu’il présente une gradation plus logique et plus naturelle. La seconde tentation venant après la troisième serait tout à fait insignifiante : celle‑ci doit de toute nécessité occuper le dernier rang ; et puis, comment le démon eût‑il osé revenir à la charge après avoir été formellement chassé par le Christ, Cf. v. 10 ? Concluons donc avec Bengel, Gnomon in h.l. : «Matthieu décrit les assauts du démon dans l’ordre du temps où ils ont été faits. Luc observe une gradation dans les lieux, et il décrit le désert, la montagne et le temple. »
Mt4.8 Le diable, de nouveau, le transporta sur une montagne très élevée et lui montrant tous les royaumes du monde, avec leur gloire, – Sur une montagne très élevée. Les efforts des commentateurs pour déterminer cette montagne merveilleuse ont complètement échoué ; on a bien nommé le Thabor, le Nébo, le mont de la Quarantaine, etc. ; mais on pourrait passer en revue toutes les hauteurs les plus considérables de la Palestine et du monde entier, sans obtenir de résultat certain. « C’est en vain qu’on cherche à le trouver quand l’histoire se tait, » dit avec raison Rosenmuller. « Toute tentative pour savoir où et quelle était la montagne en question demeurera stérile, aucune donnée n’étant fournie par le texte », Alford, in h. l. Il est même probable qu’elle n’appartient pas à la géographie terrestre, car où trouver une montagne du sommet de laquelle on puisse contempler tous les royaumes du globe ? Il est vrai que le verbe montra peut signifier, si l’on veut, décrire par la parole (Kuinoel) ; ou encore, montrer la direction, etc. Il est vrai aussi que le sens des mots tous les royaumes du monde peut être semblablement restreint, de manière à ne représenter, comme l’ont pensé divers auteurs, que la Terre Sainte et les provinces avoisinantes, ou du moins « une terre extrêmement étendue » toutefois, nous préférons laisser de côté ces subterfuges plus ou moins mesquins et interpréter littéralement, suivant notre coutume, les expressions employées par l’évangéliste. Rappelons‑nous que nous sommes en présence d’un fait surnaturel et qu’une grande puissance a été laissée par Dieu au démon : nous ne voyons pas ce qui l’aurait empêché d’en user dans la circonstance actuelle pour essayer de séduire Jésus‑Christ. S. Luc favorise ce sentiment lorsqu’il ajoute, 4, 5, que le phénomène dont nous parlons eut lieu « en un clin d’œil » : ce fut donc quelque chose de magique, une sorte de fantasmagorie, de mirage. Nous ne mentionnerons qu’à titre de curiosité l’opinion singulière d’après laquelle le tentateur se serait contenté de déployer sous les yeux de Jésus une carte géographique, dont il lui aurait expliqué les détails avec emphase. – Avec leur gloire, leur gloire extérieure, perceptible au regard ; par exemple les villes, les palais, la richesse matérielle, etc.
Mt4.9 il lui dit « Je vous donnerai tout cela, si, tombant à mes pieds, vous m’adorez. » Pensant avoir ébloui le Sauveur par ce magnifique spectacle, Satan prend la parole pour achever de le gagner. – Je vous donnerai tout cela. Dans les âmes ordinaires, la vue des biens et des honneurs terrestres excite aussitôt l’ardent désir de les posséder et d’en jouir ; le tentateur va tout droit au‑devant de ce désir qu’il croit avoir fait naître dans le cœur de Jésus, et il promet d’en procurer la satisfaction complète. « Toutes cela » ; ce sera la monarchie universelle. « Dans son arrogance et dans son orgueil, il se vante de faire ce qui dépasse son pouvoir, car il ne peut disposer de tous les royaumes, puisque nous savons qu’un grand nombre de Saints ont reçu la royauté des mains de Dieu lui-même », s’écrie S. Jérôme. Il a sans doute, avec la permission de Dieu, un certain pouvoir sur le monde, non toutefois celui dont il se vante ici ; il parle donc en vrai père du mensonge. – si, tombant à mes pieds, vous m’adorez. Telle est la condition obligatoire qu’il met à sa faveur, condition monstrueuse et tout à fait satanique : Jésus devra le reconnaître pour son Seigneur et Maître, et lui rendre hommage en se prosternant à ses pieds, manifestant par cet acte extérieur sa soumission et son obéissance intérieures. Il est facile de le reconnaître, dans cette tentative suprême et décisive le démon a entièrement transformé sa méthode. Il ne dit plus « Si tu es le Fils de Dieu » ; comment eût‑il été possible d’associer ce titre à une proposition aussi infâme ? Il semble plutôt, selon la pensée de S. Hilaire, vouloir se faire passer lui‑même pour le Fils de Dieu. Il ne cite plus l’Écriture à la façon d’un Scribe : où trouverait‑il cette fois un texte à alléguer ? Il ne cache plus son jeu, au contraire il met bas le masque et, puisqu’il a échoué sous son déguisement, il agit désormais ouvertement comme le rival et l’ennemi de Dieu dont il veut prendre la place ici‑bas. « Adore-moi », telle est, dans toute sa nudité, l’horrible demande qu’il ose adresser à celui qu’il sait être le Christ. Le rôle du Messie consiste à reconquérir pour Dieu le monde coupable, après l’avoir arraché au joug du démon : le tentateur propose à Jésus d’en accepter la possession et le gouvernement glorieux sous sa suzeraineté. C’est le renversement total des choses.
Mt4.10 Alors Jésus lui dit « Retire-toi, Satan car il est écrit : Tu adoreras le Seigneur, ton Dieu et tu ne serviras que lui seul. » – Mais le second Adam ne sera pas séduit comme le premier : à cette offre diabolique d’une étonnante hardiesse et qui revenait à dire, comme autrefois dans l’Éden, Tu seras semblable à Dieu, il fait une réponse brève mais péremptoire. – Retire‑toi, Satan. Il n’y pas de contrat possible avec le démon. – Jusqu’ici le tentateur avait pu passer pour un ami bien intentionné, quoique trop empressé et peu éclairé ; maintenant qu’il s’est démasqué, Jésus le traite selon sa véritable nature et l’appelle par son nom ignominieux de Satan, qui signifie contradicteur et qui est, dans la Bible, l’appellation personnelle du chef des démons cf. Job. 1, 6 et ss. ; 2, 1 et ss. Puis, le Sauveur réfute son assertion révoltante par une dernière citation des saintes Lettres, faite librement, comme les précédentes, d’après la version d’Alexandrie (Bible Septante) et tirée du Deutéronome, 6, 13. – Le Seigneur ton Dieu… C’est la loi fondamentale de la vraie religion, le premier des commandements, qui renferme tous les autres : il suffit à Jésus d’en rappeler la formule pour réduire son adversaire au silence. – Lui seul n’existe ni dans le texte hébreu, ni dans la traduction des 70, mais ce mot est évidemment renfermé dans l’idée même du commandement, de sorte que Notre‑Seigneur a pu l’ajouter sans rien changer au sens. Tels sont les traits particuliers de la tentation de Jésus‑Christ. Bisping fait observer avec justesse, d’après la première lettre de S. Jean, 2, 16, qu’on y trouve les trois formes principales sous lesquelles la tentation s’est toujours et partout présentée aux hommes, « concupiscence des yeux, concupiscence de la chair et l’orgueil » ; aussi pourrait‑on dire que cet épisode est un abrégé de toutes les tentations.
Mt4.11 Alors le diable le laissa, aussitôt des anges s’approchèrent et ils le servaient. – Satan battu sur toute la ligne s’enfuit honteusement ; d’un autre côté, aussitôt après la disparition de la puissance ennemie, les vertus célestes environnent Jésus pour célébrer avec lui son triomphe. – aussitôt des anges... Adam, vaincu par le serpent et chassé du paradis terrestre, avait vu les anges lui en fermer l’entrée ; le Fils de l’homme victorieux voit le désert se transformer en Éden et les esprits bienheureux s’approcher de lui pour le servir. – ils le servaient. De quelle manière ? L’Évangile ne le dit pas, mais il est facile de deviner. « Sans doute, il lui fallait agir de façon à lui présenter de la nourriture », Bengel. « Servir » a souvent ce sens soit dans la Bible, Cf. Marc. 1, 31 ; Luc. 8, 3, soit chez les classiques ; Wettstein, Hor. hebr. in h. 1., en cite de nombreux exemples. Élie avait eu, lui aussi, le bonheur d’être servi par un ange cf. 1 Samuel 19, 5. – Signalons les tableaux de Lebrun et d’Ary Scheffer, et la fresque de Fra Angelico. L’antiquité chrétienne nous a également transmis des miniatures et des sculptures où abondent la grâce ; voir le bel ouvrage de Rohault du Fleury, les Évangiles, études iconographiques et archéologiques, Tours 1874, t. 1, p. 106 et ss.
Le ministère de Jésus en Galilée 4, 12-18, 35.
1. – Jésus se fixe à Capharnaüm et commence à prêcher, 4, 12-17 Parall. Marc., 1, 14-15 ; Luc., 4, 14-15.
Mt4.12 Quand Jésus eut appris que Jean avait été mis en prison, il se retira en Galilée. – Quand Jésus eut appris. Quand on rapproche le récit des trois premiers évangélistes de celui de S. Jean, on voit sans peine qu’il existe entre ce verset et le précédent une lacune considérable, qui équivaut certainement à plusieurs mois. En effet, c’est avant l’arrestation du Précurseur, avant l’installation de Jésus à Capharnaüm, qu’eurent lieu les événements racontés par le disciple bien‑aimé dans ses premiers chapitres, 1, 19 – 4, 42. Voici quelle fut la vraie suite des faits d’après l’ordre chronologique : la tentation de Jésus, Matth. 4, 1-11 et parall. ; le témoignage rendu par Jean‑Baptiste au Messie devant la députation du Sanhédrin et devant ses propres disciples, Jean 1, 19-34 ; la première vocation de Pierre, d’André, de Philippe et de Nathanaël, Jean 1, 35-51 ; le changement de l’eau en vin aux noces de Cana et un séjour momentané de Jésus à Capharnaüm, Jean 2, 1-12 ; le voyage de Notre‑Seigneur à Jérusalem à l’occasion de la Pâque et l’expulsion des vendeurs du temple, Jean 2, 13-25 ; l’entretien avec Nicodème, Jean 3,1-21 ; les débuts du ministère du Sauveur en Judée, Jean 3, 22-36 ; sa marche vers la Galilée à travers la Samarie et l’entretien avec la Samaritaine, Jean 4, 1-42, enfin son arrivée en Judée et son établissement à Capharnaüm, Matth. 4, 12 et ss. et parall. Jean 4, 43. Nous aurons plus d’une fois à signaler d’autres lacunes semblables dans le compte‑rendu des synoptiques : leur plan étant de raconter la vie publique de Jésus‑Christ en Galilée, ils ont presque complètement passé sous silence son ministère en Judée et à Jérusalem, où ils ne le conduiront que peu de jours avant sa mort. – Jean avait été mis en prison. Livré, mis en prison : mot appartenant au vocabulaire juridique qui est utilisé par les écrivains profanes et sacrés et qui porte sur ce qui est livré à ceux qui ont le pouvoir de nuire. S. Matthieu veut désigner par cette expression l’emprisonnement du Précurseur par Hérode Antipas ; il réserve pour plus tard, Cf. 14, 4 et suiv., les détails de cet acte tyrannique, afin de les associer au récit du martyre de S. Jean. – Il se retira, mot qui exprime l’idée d’un danger auquel le Sauveur se proposait en même temps d’échapper cf. Jean 4, 1-3. – En Galilée. Heureuse province, tant favorisée de Jésus et pendant sa vie cachée et durant sa vie publique. Elle lui fournira un excellent séjour, la plupart de ses apôtres, de nombreux et fidèles disciples. Nulle part il ne pouvait jouir d’une plus grande liberté, d’une plus complète indépendance ; nulle part il n’échappait mieux aux fausses tendances messianiques qui exerçaient surtout leur influence à Jérusalem et en Judée. Nous décrirons plus bas la province de Galilée au point de vue physique et politique.
Mt4.13 Et laissant la ville de Nazareth, il vint demeurer à Capharnaüm, sur les bords de la mer, aux confins de Zabulon et de Nephtali, – Et laissant... peut signifier, ou bien que Jésus quitta la ville de Nazareth après un nouveau séjour qu’il venait d’y faire, ou qu’il renonça simplement à l’habiter désormais. Dans le premier cas, il l’avait nécessairement traversée avant de se rendre à Capharnaüm, ainsi que le veulent de nombreux commentateurs ; dans le second, il l’aurait laissée à sa gauche sans y passer, comme l’affirment d’autres exégètes. La cause du litige est dans la place différente attribuée d’un côté par S. Luc, 4, 16-30, de l’autre par S. Matthieu, 13, 54-58, et par S. Marc, 6, 1-6, à l’attentat sacrilège des habitants de Nazareth envers Jésus‑Christ. Mais nous prouverons, en expliquant ces passages, que la visite de Jésus à Nazareth racontée par les deux premiers synoptiques diffère de celle que rapporte S. Luc, par conséquent que le Sauveur s’arrêta réellement dans cette ville en revenant de la Judée et avant d’aller se fixer à Capharnaüm. – Notre‑Seigneur abandonne donc formellement la ville de Nazareth parce qu’elle s’était rendue indigne, par son incrédulité, de le conserver plus longtemps dans ses murs ; bien plus, parce qu’elle l’avait banni de la manière la plus criminelle. Mais, l’eût‑elle parfaitement reçu, eût‑elle cru à sa divine mission, le Sauveur, à cette époque de sa vie, ne pouvait plus conserver à Nazareth sa résidence habituelle. Cette petite cité perdue au milieu des montagnes ne convenait plus à la nouvelle existence de Jésus : excellente pour une retraite, elle ne valait rien pour un ministère public. Il fallait maintenant au Christ un espace plus étendu, plus fréquenté, plus intelligent, plus abordable. C’est pourquoi il s’établit dans une ville qui remplissait ces conditions. – Il vint demeurer à Capharnaum. Le nom de Capharnaüm signifie en hébreu « village de la consolation », il s’adapte à merveille aux grâces accordées par Jésus à son nouveau domicile. Malheureusement, la ville du lac fut incrédule et ingrate comme celle des montagnes, et par là elle s’attira une malédiction terrible que nous verrons s’accomplir à la lettre, Matth. 11, 20 et ss. Elle n’est mentionnée nulle part dans l’Ancien Testament. Elle était située sur les bords de la mer de Galilée ou lac de Tibériade, du côté de l’Occident et, selon toute vraisemblance, assez près de l’endroit où le Jourdain se jette dans le lac. Placée sur la route qui conduisait des rivages de la Méditerranée à Damas, dans la partie la plus habitée et la plus fréquentée de la Palestine, elle était alors un centre important de commerce entre l’Occident et l’Orient. Elle possédait un poste de douane et une garnison romaine. Les relations que le négoce n’avait pas manqué d’établir entre ses habitants juifs et les païens dont elle était remplie, avaient imprimé à l’esprit des premiers une tournure si libérale, comme nous dirions aujourd’hui, qu’elle s’attira de la part des Rabbins le titre infamant de ville hérétique et libre‑penseuse. Depuis cette époque, l’Évangile l’appelle au contraire la propre cité du Christ ; 9, 1 ; etc. – aux confins… Capharnaüm était bâtie sur les limites des anciennes tribus de Zabulon et de Nephthali : un coup d’œil jeté sur une bonne carte de Palestine suffira pour montrer au lecteur la vérité de cette réflexion. L’évangéliste la fait, comme l’indiquent les vv. 14-16, pour introduire sa citation d’Isaïe, et pour montrer le rapport providentiel qui existe entre la prédiction du grand prophète et l’arrivée de Jésus à Capharnaüm avec l’intention de s’y fixer.
Mt4.14 afin que s’accomplît cette parole du prophète Isaïe 15 « Terre de Zabulon et terre de Nephtali, route de la mer, pays au-delà du Jourdain, Galilée des Païens. 16 Le peuple qui était assis dans les ténèbres a vu une grande lumière et sur ceux qui étaient assis dans la région de l’ombre de la mort, la lumière s’est levée. – du prophète Isaïe ; Isaïe 8, 22 – 9, 2. Cette prophétie est directement messianique ; l’évangéliste la transcrit non pas d’après le grec des 70, comme il avait fait pour la plupart des textes de l’Ancien Testament que nous avons rencontrés jusqu’ici, mais d’après l’hébreu, tout en usant de sa liberté ordinaire. Voici la traduction littérale des paroles d’Isaïe : 8.22 Il élèvera ses regards en haut et les abaissera vers la terre : et voici la détresse, l’obscurité, une sombre angoisse, il sera rejeté dans les ténèbres. 23Mais il n’y a plus de ténèbres pour la terre qui a été dans l’angoisse. Comme le premier temps a couvert d’opprobre le pays de Zabulon et le pays de Nephtali, le dernier temps remplira de gloire le chemin de la mer, le pays d’au-delà du Jourdain et le district des nations. 9.1 Le peuple qui marchait dans les ténèbres a vu une grande lumière et sur ceux qui habitaient le pays de l’ombre de la mort, la lumière a resplendi. 9.2 Vous avez multiplié votre peuple vous avez rendu grande la joie, il se réjouit devant vous comme on se réjouit à la moisson, comme on pousse des cris au partage du butin. Isaïe, après avoir fait allusion aux maux affreux que la Palestine septentrionale, représentée par les territoires de Zabulon et de Nephtali, eut à endurer de la part des Assyriens à la suite de leurs invasions réitérées, promet à ce pauvre pays un dédommagement grandiose dans l’avenir. « La lumière après les ténèbres », lui crie‑t-il ; prends patience, console‑toi, car la lumière par excellence brillera un jour spécialement sur toi. L’accomplissement est manifeste, comme le reconnaissent les exégètes. De quelle lumière serait‑il question dans cette prophétie sinon de l’ « astre d’en haut », Luc. 1, 78 ? Et trouver pour la Galilée supérieure une consolation comparable à celle qu’elle reçut du Messie ? Expliquons maintenant quelques expressions des vv. 15 et 16. route de la mer, rappelle que ces pays sont situés dans le voisinage du lac de Tibériade, aux rives duquel ils conduisent comme autant de routes différentes. Le second nom, pays au‑delà du Jourdain, a reçu des interprétations contradictoires, les uns lui faisant désigner, d’après la signification qu’il a très habituellement dans la Bible, la province de Pérée, du moins dans sa partie Nord ; les autres voulant au contraire, dans la circonstance présente, l’appliquer uniquement à la région cis‑jordanienne ; la pensée demeure la même car le Prophète – et l’évangéliste après lui – n’a pas voulu parler exclusivement des pays situés à l’O. du lac ou des pays situés à l’E., mais des contrées riveraines en général, c’est-à-dire de la zone septentrionale de la Terre Sainte. – Le troisième nom, Galilée des nations, est calqué visiblement sur l’hébreu, qui signifie « cercle » ou « district des païens »: il provenait de ce que la Galilée supérieure, voisine de la Syrie et de la Phénicie, avait été envahie de bonne heure par des païens qui y avaient établi leur séjour. – Dans les ténèbres, les ténèbres au figuré, c’est-à-dire l’affliction et la désolation causées par les barbaries assyriennes. – La région de l’ombre de la mort ; c’est une image semblable, qu’on rencontre fréquemment dans la Bible : une région où des ténèbres épaisses étaient répandues. La mort personnifiée est censée régner sur de sombres et tristes régions.
Mt4.17 Dès lors Jésus commença à prêcher, en disant « Repentez-vous, car le royaume des cieux est proche. » – Jésus commença à prêcher. C’est donc alors seulement que Jésus commença son ministère proprement dit en Galilée, sa prédication évangélique. On est tout d’abord surpris de voir que son enseignement ne diffère en rien de celui du Précurseur, Cf. 3, 2. – Faites pénitence… C’est des deux côtés l’exhortation à la pénitence, motivée par la proximité du royaume des cieux. Faut‑il conclure de là, d’une part, avec de Wette, que la prédication de Jésus se transforma plus tard complètement sous le rapport de la doctrine, par suite de je ne sais quelles évolutions opérées dans ses idées ? d’autre part avec Strauss qu’à cette époque de sa vie le Sauveur ne se croyait pas encore appelé à jouer le rôle de Messie ? L’Évangile réfute à chaque page ces assertions blasphématoires. Non, Jésus n’ a jamais modifié son enseignement qui est, à la fin de sa vie publique, ce qu’il avait été au début. Mais n’était‑il pas naturel que, prenant la place de son Précurseur, il rattachât sa prédication à celle de Jean par l’emploi des mêmes formules, pour se faire reconnaître ainsi plus aisément ? Du reste, la pénitence est la condition fondamentale de l’entrée dans le royaume de Dieu, royaume que Jésus‑Christ était venu fonder ; c’est pour cela qu’elle constitua le fond de l’enseignement du Christ.
2. Vocation définitive des premiers disciples. 4, 18-22 . Parall. Marc. 1, 16-20 ; Luc. 5, 1-11.
Mt4.18 Comme il marchait le long de la mer de Galilée, Jésus vit deux frères, Simon, appelé Pierre et André son frère, qui jetaient leur filet dans la mer car ils étaient pêcheurs. – L’appel des quatre premiers disciples, tel qu’il nous est raconté ici par S. Matthieu, S. Marc. 1, 16-20, diffère‑t-il de celui que nous lisons dans l’Évangile selon S. Luc, v, 1-11 ? Ou bien, les trois synoptiques exposent‑ils sous des faces diverses un seul et même fait ? Tout d’abord, après une rapide comparaison établie entre les récits, on se sent plus porté à se prononcer dans le premier sens : S. Luc semble en effet relater un événement distinct. Pour lui, l’appel adressé aux disciples se complique d’une pêche miraculeuse et de plusieurs petits incidents à propose desquels les deux autres évangélistes gardent le silence. Aussi divers exégètes ont‑ils admis la distinction des faits. Suivant eux, Pierre, André, Jacques et Jean auraient reçu deux appels consécutifs, le premier dans les conditions rapportées par S. Matthieu et par S. Marc, le second un peu plus tard, au milieu des circonstances indiquées par S. Luc. Quoique cette opinion soit parfaitement acceptable, la seconde, qui croit à l’identité des récits, nous paraît beaucoup plus probable après un examen approfondi du texte sacré. Au fond, n’avons‑nous pas de part et d’autre mêmes détails généraux, mêmes personnages occupés à peu près de la même manière, mêmes résultats obtenus ? Et puis, est‑il vraisemblable qu’à quelques jours ou quelques semaines d’intervalle, Jésus ait dit à deux reprises aux quatre pêcheurs : « Je ferai de vous des pêcheurs d’hommes » et que, deux fois de suite, ils aient tout quitté pour le suivre ? Ces raisons nous déterminent à dire, avec la plupart des commentateurs, qu’il n’y eut qu’une seule vocation, bien que son souvenir nous ait été différemment conservé par les synoptiques, S. Matthieu et S. Marc se bornant à esquisser les traits principaux, S. Luc traçant un tableau complet. – Comme il marchait le long de la mer. D’après le troisième Évangile, cette promenade solitaire du Sauveur fut bientôt troublée par la foule qui, avide de l’entendre, l’entoura de tous côtés. Apercevant alors les pêcheurs et leurs barques, il monta dans le bateau de Pierre, fit donner un coup de rame de manière à s’écarter un peu du rivage, et de cette chaire improvisée, il enseigna la foule pendant quelque temps. La pêche miraculeuse eut lieu immédiatement après et se termina par le divin appel. – La mer de Galilée. Lac qui a porté divers noms durant l’histoire de la Révélation. L’Ancien Testament l’appelle lac de Cinnéreth, soit à cause d’une ville ainsi nommée qui s’élevait autrefois sur sa rive occidentale, soit à cause de sa forme que l’on trouvait assez semblable à celle du Kinnor, sorte de harpe. Les évangélistes le nomment alternativement mer de Galilée, mer de Gennésareth, ou mer de Tibériade. Ces deux dernières appellations provenaient l’une d’une plaine fertile qu’il baigne à l’O., l’autre de la cité célèbre de Tibériade, bâtie un peu plus au Sud. Par suite d’une dépression volcanique qu’a d’ailleurs subie le Jourdain presque tout entier, le bassin du lac de Galilée est à 211 mètres au‑dessous du niveau de la mer ; il semble même beaucoup plus profondément encaissé quand on le contemple du haut des collines environnantes.
Il fait 21 km de long et 13 km de large. La limpidité de l’atmosphère orientale le fait paraître plus petit qu’il n’est en réalité. Son apparence générale est celle d’un ovale assez régulier. Le Jourdain y entre par le Nord et en sort par le Sud, après l’avoir traversé dans toute son étendue. Les montagnes qui lui servent de cadre et de digue ont à l’Est et à l’Ouest des physionomies très distinctes. Celles de l’Est sont plus élevées et plus compactes ; elles forment un mur gigantesque, haut de 600 mètres, qui épaule le plateau de Basan et qui court indéfiniment vers le Sud. Leur sommet uni et régulier ressemble à une ligne droite qui coupe l’horizon. Celles de l’Ouest sont plus variées, plus pittoresques : séparées, découpées, elles s’échelonnent les unes derrière les autres de manière à former une complication très intéressante, telle qu’on en aperçoit rarement en Palestine. Au printemps, toutes ces hauteurs de gauche et de droite sont revêtues d’un frais gazon ; mais, les arbres ayant depuis longtemps disparu, elles ne présentent, durant la plus grande partie de l’année, que des cimes chauves et des flancs décharnés. Leur pied s’arrête toujours à une certaine distance du lac, de manière à laisser tout autour une plage plus ou moins considérable que longeait autrefois une route très fréquentée. Les eaux du lac sont fraîches, agréables au goût, limpides aussi, ce qui surprend, car le Jourdain à son entrée est un fleuve sale et boueux. Par suite de la dépression que nous signalions plus haut, le climat des bords du lac est vraiment tropical : un Européen vivrait difficilement en été dans ce brasier ardent. Mais en revanche l’hiver s’y fait à peine sentir ; quand la neige tombe jusque sur le rivage, ce qui est rare, elle fond aussitôt tandis qu’on la voit fréquemment blanchir le sommet des montagnes voisines. La végétation, comme le climat, rappelle les tropiques. Nous voyons dans ces parages, vivant très à l’aise, des plantes qui ne tarderaient pas à périr sur les plateaux de la Galilée et même dans la plaine d’Esdrelon. Le Nabk, espèce d’arbre épineux qui aime les grandes chaleurs, et le laurier‑rose croissent partout le long des rives ; les melons y mûrissent un mois plus tôt qu’à Damas. Une végétation abondante tempérait les ardeurs excessives du soleil et cette contrée, que Josèphe appelle merveilleuse, était assurément l’une des plus bénies de la terre. – Vit deux frères. Ce n’était pas la première fois qu’il les voyait. S. Jean nous racontera, 1, 35 et ss., comment ils étaient devenus les amis de Jésus ; S. Matthieu va nous dire de quelle manière eut lieu leur appel officiel. Il importe en effet de distinguer ces deux choses pour répondre au reproche de contradiction que les rationalistes adressent ici encore à l’Évangile. En embrouillant les faits à leur guise, en ne tenant aucun compte des différences de temps et de lieux, il est facile à ces pseudo‑critiques de porter le désordre dans le texte sacré et d’en rejeter ensuite la faute sur les évangélistes. Il n’y avait pourtant pas là matière à une objection sérieuse. L’entrevue dont parle S. Jean eut lieu sur les bords du Jourdain, dans la Pérée méridionale ; celle que raconte S. Matthieu se passa en Galilée, au milieu d’un concours de circonstances toutes nouvelles, et cinq ou six mois plus tard. La vocation de plusieurs d’entre les apôtres fut donc graduelle et progressive : elle eut jusqu’à trois actes ou degrés distincts. L’appel préliminaire et préparatoire que nous lisons dans S. Jean fit d’eux des disciples au sens large ; après le second appel, dont la description nous occupe en ce moment, ils furent disciples de Jésus d’une manière stricte et définitive ; plus tard enfin, nous les verrons appelés à l’apostolat. – Simon. Simon est un nom hébreu ; sa forme primitive était Siméon. – Appelé Pierre, ou mieux Céphas, Cf. Jean, 1, 42, dans la langue syrochaldaïque que parlaient alors les Juifs de Palestine. Relativement à l’origine de ce surnom, comparez Jean, 1, 42 ; Matth., 16, 18. – André dérive directement du grec. On sait qu’à cette époque les dénominations grecques avaient envahi la Terre‑Sainte et spécialement la Galilée : nous en trouverons d’autres dans l’Évangile et même dans le collège apostolique. – Les deux frères avaient été les disciples de Jean‑Baptiste avant de s’attacher à Jésus. Ils étaient de Bethsaïda. Après avoir suivi le Sauveur pendant quelques mois, ils avaient repris leurs occupations habituelles ; mais l’heure est venue où ils doivent quitter leur métier pour se préparer aux sublimes fonctions que la Providence leur destine. Qui jetaient leurs filets : détail graphique ; de même « réparant leurs filets » au v. 21. Pierre et André se servaient d’un grand filet double ; Jacques et Jean de filets simples et plus petits. – Car ils étaient pêcheurs. Les pêcheurs du lac de Tibériade étaient très nombreux. Il se faisait un commerce considérable de poissons dans les villes riveraines et bien au‑delà ; deux d’entre elles tiraient même leur nom (Bethsaïda, maison de pêche) de leur célèbres pêcheries. Les eaux de la mer de Galilée étaient réputées si poissonneuses que Josué, au dire des Rabbins, lorsqu’il partagea la Palestine entre les douze tribus, accorda à tous les Israélites sans exception le droit d’y pêcher, sachant bien qu’elles ne couraient aucun risque d’être dépeuplées. – « Ce sont des pêcheurs et des illettrés qui sont envoyés prêcher, pour que la foi des croyants ne paraisse pas provenir de l’éloquence ou de la science, mais de la puissance de Dieu », S. Jérôme. Ceux qui ont appris à supporter de pénibles travaux et à s’exposer à toutes sortes de périls sont mieux préparés pour devenir les compagnons et les disciples de Jésus. Nous reviendrons plus loin, 10. 2 et 3, sur l’humble condition des Apôtres.
Mt4.19 Et il leur dit « Suivez-moi et je vous ferai pêcheurs d’hommes. » – Suivez-moi. C’était l’expression consacrée par laquelle les anciens Prophètes et les Rabbins attachaient à leur personne ceux qu’ils avaient choisis pour disciples. – Pêcheurs d’hommes. Jésus fait ici un jeu de mots à la façon des Orientaux. Désormais, tel est le sens de ses paroles, vous jetterez le filet du royaume des cieux dans la mer des nations, car vous demeurerez pêcheurs à mon service, quoique en un sens plus élevé : vous serez pêcheurs d’hommes. de même que Dieu avait autrefois transformé le berger David en un pasteur d’hommes, Cf. Psaume 127, 70-72, ainsi Jésus rattache la nouvelle vocation de ses disciples à l’ancienne, leur montrant en même temps combien la seconde l’emporte sur la première. La Bible et les auteurs classiques emploient aussi quelques fois des expressions semblables pour désigner la conquête des esprits et des cœurs cf. Jérémie 16, 16 ; Ézéchiel 97, 10.
Mt4.20 Eux aussitôt, laissant leurs filets, le suivirent. – Ce simple langage décrit à merveille l’influence irrésistible que Jésus exerçait sur les âmes. De même au verset 22. Ceux qu’il appelle lui obéissent à la façon d’Abraham, ignorant où ils vont ; ils savent seulement quel est celui auquel ils s’attachent ; ils ont appris à le connaître un peu pendant les jours qu’ils ont déjà passés auprès de lui, et cela leur suffit pour qu’ils le suivent avec la plus entière confiance.
Mt4.21 S’avançant plus loin, il vit deux autres frères, Jacques, fils de Zébédée et Jean son frère, dans une barque, avec leur père Zébédée, réparant leurs filets, et il les appela. 22 Eux aussi, laissant à l’heure même leur barque et leur père, le suivirent. – S’avançant plus loin. Un second triomphe accompagne de près le premier, et deux autres disciples, également unis par les liens du sang, se mettent généreusement à la suite du Messie. – Jacques. C’était l’aîné ; à son nom, qui est identique à celui de l’ancêtre par excellence d’Israël, l’évangéliste ajoute le nom de son père, Zébédée (sous‑entendu « fils »), pour le distinguer de S. Jacques le Mineur, fils d’Alphée. – Jean. Jean signifie en hébreu, comme nous l’avons dit précédemment, « Dieu a fait grâce » : Jésus étant le Dieu du Nouveau Testament, son disciple préféré pouvait‑il être désigné par une appellation plus heureuse ? – Laissant leurs filets. Sur un signe de Jésus, S. Jacques et S. Jean abandonnent tout, même leur père. – Jacques et Jean étaient sans doute, eux aussi, d’anciens disciples du Précurseur. On croit du moins généralement que l’apôtre favori du Christ se désigne lui‑même d’une manière indirecte lorsqu’il raconte la première entrevue de Notre‑Seigneur avec S. André, Cf. Jean 1, 35 et ss.
3. – Grande mission en Galilée. 4, 23-9, 34
1° Résumé général de la mission. 4, 23-25. Parall. Marc. 1, 35-39 ; Luc. 4, 42-44
Mt4.23 Jésus parcourait toute la Galilée, enseignant dans leurs synagogues, prêchant l’Évangile du royaume de Dieu et guérissant toute maladie et toute infirmité parmi le peuple. – Le divin Maître fit à travers les différentes parties de la Galilée, durant la première année de sa vie publique, trois voyages qui correspondent à trois missions importantes. La première de ces missions eut lieu dans les régions montagneuses, la seconde autour du lac, la troisième dans les villes. En cet endroit il est plus spécialement question de la première, bien que l’exposé de S. Matthieu puisse convenir à toutes. Elle embrasse les chap. 5-8 du premier Évangile. Nous trouverons le début de la seconde indiqué par S. Luc, 8, 1-3, et celui de la troisième dans S. Matthieu, 9, 35 et ss. – Toute la Galilée. Elle occupait l’ancien territoire des quatre tribus d’Aser, de Nephtali, de Zabulon et d’Issachar ; c’était donc la province la plus septentrionale de la Palestine. Ses limites se confondaient au N. avec celles du pays juif ; elles étaient formées à l’E. par le Jourdain, le lac Mérom et le lac de Tibériade, au S. par le Carmel et l’extrémité méridionale de la plaine d’Esdrelon, à l’O. par la Méditerranée et la Phénicie. C’était, du temps de Jésus‑Christ, une région riche, très‑peuplée, bien cultivée, parsemée de villes et de bourgades qu’habitait une population vigoureuse et indépendante. Son nom dérive, comme nous l’avons vu, Cf. le v. 15 et Isaïe 9, 1, de l’hébreu Galil, et signifie cercle, district. A l’époque dont nous parlons, elle se partageait en Galilée inférieure et en Galilée supérieure. La première embrassait la vaste plaine d’Esdrelon avec les premières ramifications des montagnes situées au N. de cette plaine et à l’E. jusqu’au Jourdain ; la seconde comprenait tout le Nord du pays, à partir d’une ligne droite qu’on tirerait entre Ptolémaïs et la partie supérieure du lac de Tibériade. C’est un plateau assez élevé, aux ondulations nombreuses, planté de magnifiques bois de chêne. Malgré tous ses malheurs, la Galilée a conservé, plus que toutes les autres zones de la Terre Sainte, des traces assez nombreuses de son ancienne splendeur, en particulier sous le double rapport de la population et de la fertilité. – Enseignant dans leurs synagogues. Le pronom « leurs » désigne les habitants de la province qui vient d’être mentionnée. – La synagogue est un local célèbre au point de vue du culte juif en général qui lui a conféré un si grand rôle, et relativement à la vie du Seigneur puisqu’elle a servi de théâtre à plusieurs de ses miracles et de ses discours. Son nom hébreu était, Beth‑Hakkenéceth, maison de réunion. Il est certain que l’existence des synagogues remonte à une haute antiquité. Au temps de Jésus‑Christ, chaque ville ou village de la Palestine en possédait au moins une ; à Jérusalem, on en comptait jusqu’à 450 au dire des Rabbins. C’étaient des édifices aussi richement construits que le permettaient les ressources de la population. On tâchait de les bâtir sur un emplacement élevé, dans la ville ; elles étaient orientées de telle sorte qu’en entrant et qu’en priant les fidèles regardassent dans la direction de Jérusalem. On les consacrait par des prières spéciales, comme nos églises. L’arrangement intérieur était celui du tabernacle, c’est-à-dire qu’au fond, du côté de Jérusalem, se trouvaient une lampe à plusieurs branches qu’on allumait aux grands jours et l’arche qui contenait le livre de la Loi ; vers le milieu de la salle, une plate‑forme élevée sur laquelle était dressée le pupitre du lecteur. L’assistance avait sa place à l’entrée, les hommes d’un côté, les femmes de l’autre, séparés par une cloison. Le reste de l’ameublement consistait en troncs pour les aumônes, en cadres destinés à recevoir les affiches, et en placards où l’on déposait les trompettes sacrées et divers autres objets. On se réunissait dans les synagogues aux jours saints et aux heures saintes. Les jours saints étaient, indépendamment des solennités spéciales, le second ou lundi, le cinquième ou jeudi et le septième ou samedi ; les heures saintes, la troisième, « schaharith », 9 heures du matin, la sixième, « mincha » ou midi, et la troisième, « arabith », 3 heures du soir. Mais la plupart de ces réunions étaient facultatives ; la fréquentation des synagogues ne devenait obligatoire qu’aux jours de fête et de sabbat. Quant au culte qui s’y pratiquait, il reproduisait en petit, sauf les sacrifices, celui que les prêtres célébraient dans le temple ; il se composait de prières, de lectures extraites de la Bible, de prédications et de cérémonies qui variaient suivant les fêtes. Les coreligionnaires étrangers, quand c’étaient des personnes honorables, étaient fréquemment invités par le président à adresser quelques paroles d’édification à l’assemblée ; Jésus profitait volontiers de cette occasion pour annoncer ce que S. Matthieu appelle ici la bonne nouvelle du royaume. – Nous avons expliqué dans l’Introduction générale aux Évangiles , ch. 1, l’origine et la signification du mot Évangile. – Et guérissant toute maladie… Prêcher et guérir, tels étaient les deux grands actes de Jésus missionnaire ; il se montrait ainsi le médecin tout à la fois des âmes et des corps. Les miracles disposaient les cœurs à bien recevoir la prédication, dont ils attestaient la vérité ; la divine semence de la prédication jetée partout sur les consciences empêchait les prodiges de ne produire qu’un effet superficiel et transitoire. Ces deux œuvres résument toute la vie publique du Sauveur, en même temps qu’elles expliquent le mot bien connu de S. Pierre : « Là où il passait, il faisait le bien », Actes des Apôtres 10, 38.
Mt4. 24 Sa renommée se répandit dans toute la Syrie, et on lui présentait tous les malades atteints d’infirmités et de souffrances diverses, des possédés, des lunatiques, des paralytiques, et il les guérissait. 25 Et une grande multitude le suivit de la Galilée, de la Décapole, de Jérusalem, de la Judée et d’au-delà du Jourdain. – Ces deux versets décrivent l’admirable résultat produit sur le peuple par les bienfaits que répandait Jésus, et spécialement par ses miracles de guérison. – Sa renommée se répandit. Sa renommée, après avoir franchi les limites de la Galilée, remplit la Palestine entière, v. 25, elle dépasse bientôt celles de la Terre Sainte et s’étend dans toute la « Syrie ». Les Septante et les écrivains du Nouveau Testament nomment ainsi une région d’une étendue considérable, bornée au N. par les monts Amanus et Taurus, à l’E. par l’Euphrate et le désert d’Arabie, au Sud par la Palestine, à l’Ouest par la mer Méditerranée et la Phénicie. – Et on lui présentait… On apprend que Jésus est bon et qu’aucune maladie ne résiste à sa puissance ; chaque famille lui amène donc de près ou de loin ses infirmes de toute espèce. L’évangéliste note ici trois catégories de maladies générales. – Souffrances – Maux : ce sont les souffrances aiguës. – Les trois maladies particulières signalées ensuite sont plus connues. La première est le mal affreux de la possession, possédés du démon, sur lequel nous aurons à revenir plus tard, Cf. 8, 28. La seconde atteint non pas l’âme proprement dite comme la précédente, mais l’âme inférieure ; le mot lunatiques la représente. Par ce nom extraordinaire on désignait dans l’antiquité l’épilepsie et d’autres affections morbides du même genre, que l’on attribuait en tout ou en partie à l’influence de la lune, « de Diane irritée », comme s’exprime Horace. La troisième est une maladie du corps, paralytiques ; les anciens et les modernes ont ainsi nommé ceux dont les nerfs ont perdu leur puissance et qui ont perdu par là-même l’usage de leurs membres. – une grande multitude le suivit… Gagnée par les bienfaits du divin Maître, les foules s’attachent à ses pas ; ne pouvant plus se séparer de lui une fois qu’elles l’ont vu et entendu, elles lui forment partout où il va un royal cortège. Jésus est si parfaitement, mais dans un sens relevé, l’homme du peuple. et le peuple, quand il n’est pas aveuglé par les passions ou égaré par de faux guides, reconnaît si promptement ceux qui veulent son vrai bien. – S.. Matthieu nous donne la liste des principales contrées de la Palestine qui envoyaient des admirateurs à Jésus. C’était naturellement en premier lieu la Galilée qu’il habitait alors. C’était aussi la Décapole, district situé au N. E. de la Terre Sainte et en grande partie au‑delà du Jourdain. Il tirait son nom de dix villes qui l’avaient primitivement formé et dont les principales étaient Scythopolis à l’O. du Jourdain, Hippos, Gadara et Pella à l’E. Du reste, elles ne sont pas mentionnées de la même manière par les anciens géographes, ce qui prouve que les limites de la Décapole subirent des variations successives. Il semble, d’après les indications laissées par Josèphe, Pline et Ptolémée, que ces dix villes avec leurs dépendances ne formaient pas une suite non‑interrompue de territoires : c’étaient plutôt comme des îles séparées au milieu des provinces juives, une sorte de confédération placée sous le protectorat immédiat de l’empire romain. Cette région, autrefois extrêmement prospère et très peuplée, est aujourd’hui ruinée, presque déserte : on n’y rencontre qu’un petit nombre de familles, vivant comme des bêtes sauvages dans des cavernes qui servaient jadis de tombeaux, ou sous les débris tremblants d’anciens palais. – On accourait encore auprès de Jésus de la capitale juive, de la Judée, et de au‑delà du Jourdain, autrement dit de la Pérée, province trans‑jordanienne comprise entre les fleuves Jabbok et Arnon.


