Chapitre 5
1° Discours sur la montagne. 5-7 Parall. Luc. 6, 17-49.
A. Coup d’œil général sur la prédication de N.-S. Jésus‑Christ.
L’objet de l’enseignement de Notre‑Seigneur est le royaume de Dieu et son établissement sur la terre, la morale évangélique, le dogme chrétien, l’Ancien Testament dans ses rapports avec le Nouveau ; en un mot, c’est la vraie religion considérée, annoncée, sous tous ses points de vue. La doctrine du Sauveur est la plus belle, la plus divine qui ait existé. Un trait caractéristique de la prédication de Jésus envisagée dans son objet, c’est qu’elle porte toute entière sur le divin Maître lui‑même, de sorte qu’il en est vraiment le centre, le fond intime. Par là, il se distingue de tous les docteurs qui ont enseigné avant ou après lui, qu’ils soient philosophes ou prophètes. Cela vient de ce qu’il n’est pas, comme eux, un simple témoin plus ou moins autorisé de la lumière, mais la lumière elle‑même qui s’affirme. – Sous le rapport de la forme de l’enseignement du Christ, il est le plus éloquent de tous les orateurs : « Jamais un homme n’a parlé comme cet homme », Jean 7, 46. Le plus éloquent, non pas dans le sens profane de ce mot, qui rappelle presque toujours des petitesses humaines, en particulier la recherche de l’effet. Pour Jésus, l’éloquence est un vertu ; voilà pourquoi son enseignement produit tant d’impression et tant de bien sur les consciences, il vise toujours directement, au lieu de ne s’adresser qu’à l’imagination et à la frivolité de l’auditoire, comme il arrive si souvent ailleurs. – La portée universelle de l’enseignement de Notre‑Seigneur n’est pas moins remarquable que son caractère éminemment moral. « Il tombe d’aplomb, dit M. de Pressensé, sur le cœur humain tel qu’on le retrouve à tous les degrés de culture et de civilisation ». Il est accessible aux simples et aux enfants non moins qu’à la science et qu’à l’âge mûr. Aujourd’hui, il accomplit les mêmes merveilles qu’à l’époque de Jésus, et il en sera ainsi jusqu’à la fin des temps, chez toutes les nations du globe. Son influence ne diminuera jamais ; il gagnera constamment les petits par sa simplicité lumineuse, les grands par ses étonnantes profondeurs. – Que n’aurions‑nous pas à dire de sa variété toujours admirablement appropriée aux circonstances de lieux et de personnes ? « Le Sauveur, pour sauver l’homme, emploie tous les accents et varie à l’infini son langage. Tantôt il menace et avertit, tantôt il s’indigne, tantôt il exprime sa pitié par des larmes » (Clément d’Alexandrie). Nous pourrions ajouter : Tantôt il instruit, tantôt il moralise, tantôt il converse familièrement, tantôt il s’élève jusqu’aux plus hautes sublimités du langage… Il nous offre le modèle de tous les genres possibles de prédication : sermon solennel, catéchisme, homélie, dialogue à la Socrate, discours polémique, simple riposte souvent écrasante, etc. Mais ce n’est pas seulement le genre qui varie chez lui suivant les occasions, c’est encore le ton, la couleur dans chaque genre. Parfois il emploie la parabole, cette forme spéciale de son enseignement sur laquelle nous aurons à revenir plus tard : parfois il donne à sa pensée le tour d’un aphorisme, d’une sentence originale. Il manie puissamment l’ironie, le paradoxe ; il emploie avec un rare succès les figures de rhétorique. Cette variété est toujours en harmonie avec la composition de l’auditoire auquel Jésus s’adresse. En changeant de milieu, il modifie la forme de son langage : quelle différence entre le discours sur la montagne et les malédictions lancées contre les Pharisiens, entre l’entretien avec Nicodème et l’entretien avec la Samaritaine, entre les deux discours prononcés devant la foule et ceux qui avaient les disciples pour objectif. – La popularité, voilà encore un des traits distinctifs de la prédication du Sauveur ; mais popularité noble et sainte, qui n’a rien de commun avec les faiblesses malheureusement trop fréquentes de ces ambitieux vulgaires par lesquels on voit exploiter les passions et les préjugés de la foule. Jésus, au contraire, en tant qu’orateur, s’est rendu populaire en combattant les erreurs courantes, les idées favorites de ses contemporains. Ce caractère apparaît sous toutes les faces de sa prédication. Le Sauveur est populaire dans le choix de ses auditeurs : tandis que les Pharisiens et les Scribes méprisent le peuple et dédaignent de l’instruire, c’est aux petits que Jésus s’adresse le plus volontiers. Il est populaire dans le choix du local : à d’autres il faut la chaire de Moïse pour faire entendre leurs discours pompeux ; pour lui il se contente de la margelle d’un puits, de la place publique, du sommet d’une montagne. Il est populaire dans le choix de ses expressions ; il n’y a rien de doctoral, rien d’affecté dans son langage qui se distingue toujours par sa simplicité, sa limpidité, alors même qu’il devient profond ou sublime. Signalons encore les gracieuses images qui l’ornent et le colorent constamment, images empruntées pour la plupart aux mœurs, aux coutumes du peuple et qui lui communiquent un délicieuse saveur. – A quelque point de vue qu’on se place pour examiner l’enseignement de Jésus, on lui reconnaît donc une perfection incomparable, digne du Christ, digne du Fils de Dieu. Aussi voudrait‑on que les évangélistes n’eussent pas omis, dans leurs relations, une seule des paroles tombées de ses lèvres éloquentes. Du moins, guidés par l’Esprit‑Saint, ont‑ils choisi parmi les discours de Jésus et consigné sur leurs pages sacrées des modèles de tous les genres oratoires. Nous pourrons donc, à mesure que nous avancerons dans l’histoire de sa vie nous faire une idée plus complète de son éloquence, et nous comprendrons toute la portée de ce mot profond et hardi de S. Matthieu : « car il les enseignait en homme qui a autorité, et non pas comme leurs scribes », 7, 29.
Mt5.1 Jésus, voyant cette foule, monta sur la montagne et lorsqu’il se fut assis, ses disciples s’approchèrent de lui. – Voyant cette foule ; les foules qui ont été mentionnées à la fin du chap.4, v. 25. Le discours sur la montagne se trouve rattaché par là-même au ministère général du Sauveur en Galilée, tel qu’il vient d’être décrit par S. Matthieu, 4, 23-25. Cette circonstance nous fournit un point d’appui pour déterminer, au moins d’une manière approximative, l’époque vers laquelle il fut prononcé. Vraisemblablement, d’après le sentiment commun des exégètes, il remonte aux débuts du ministère public de Notre‑Seigneur et à la première des trois missions dont nous avons parlé. C’est la position que lui assignent très ouvertement le premier et le troisième des synoptiques, Cf. Luc, 6, 12. – Monta sur une montagne. C’est précisément de là que dérive la dénomination très ancienne de « Discours sur la montagne ». De même qu’on nous a montré au Sud, dans la Judée, la montagne de la Quarantaine, témoin de la tentation du Sauveur, de même on nous fait voir au Nord, dans la Galilée, la « montagne des Béatitudes », qui servit pour ainsi dire de chaire à Jésus en ce jour solennel. Elle se nomme en arabe « Kouroûn‑Hattin », les cornes d’Hattin. Elle est située à mi‑chemin entre le Thabor et Capharnaüm, à peu près en face de Tibériade et seulement à trois heures du lac de Gennésareth. Sa position s’accorde bien avec l’ensemble du récit évangélique, car elle est facilement abordable de toutes parts et se trouve justement dans la région où prêchait alors Notre‑Seigneur. De plus, elle mérite seule, entre toutes les hauteurs qui l’avoisinent à l’Ouest du lac, le nom de montagne par excellence, tant elle se distingue des autres par sa forme particulière et par son élévation plus considérable. Supposons à l’extrémité orientale du plateau de Galilée, une grande plaine ondulée, interrompue tout-à-coup par une longue arête; supposons encore, au bout de cette arête, une colline carrée, en forme de selle, terminée de deux côtés par des pointes. Il existe entre ces deux pointes une belle plate‑forme, capable de contenir un nombreux auditoire et du haut de laquelle on jouit d’une magnifique perspective. – Les cornes d’Hattin n’ont pas toujours retenti de bruits aussi doux, aussi pacifiques que la voix du Sauveur. C’est à leurs pieds que Saladin battit les croisés, fit prisonnier le roi Guy de Jérusalem et s’empara de la vraie croix qu’avait apportée l’évêque de Bethléem (1187) ; c’est encore à leurs pieds, mais plus à l’Ouest, que Bonaparte, à la tête de 3000 Français, triomphait de 25 000 Turcs. – D’après S. Jérôme, c’est au sommet du Thabor qu’aurait été prononcé le sermon sur la montagne. – Ses disciples. Ce nom, dont il ne faut pas trop restreindre ici la signification, représente le cercle plus ou moins considérable d’amis que Jésus s’était alors attachés, et parmi lesquels furent choisis les douze apôtres. Ils se groupent auprès de l’orateur ; la foule se masse derrière eux quand elle voit que le Maître va parler.
Mt5.2.2 Alors, ouvrant sa bouche, il se mit à les enseigner en disant – Ouvrant sa bouche. La plupart des exégètes ont à bon droit trouvé de l’emphase dans cette expression : quoi de plus solennel, en effet, que le moment où le Verbe incarné se dispose à proclamer pour la première fois, d’une manière complète et suivie, les éternels principes du Nouveau Testament. Cf. Maldonat, in h. l. Ce n’est donc pas un simple hébraïsme, comme le veulent quelques auteurs, mais une tournure graphique d’un caractère spécial, qui a été employée dans des cas semblables par d’autres écrivains soit sacrés, Job. 3, 1 ; Dan. 10, 16 ; Actes des Apôtres 8, 35 ; Cor. 6, 11 ; Éphésiens 4, 19, soit profanes. – il se mit à les enseigner. Le pronom « les » désigne directement les disciples mentionnés au v. 1, car c’est eux que Jésus avait plus spécialement en vue lorsqu’il prit la parole ; toutefois on ne peut sans erreur exclure le reste de la foule de l’auditoire que Notre‑Seigneur se proposait d’instruire cf. v. 1 ; 7, 28. Le Christ parle à ses disciples, auxquels s’adressent tout d’abord quelques‑uns de ses enseignements ; mais il parle aussi au peuple, à tous les fidèles qui existeront jusqu’à la fin du monde. Il prononce actuellement sur la terre des paroles d’après lesquelles il jugera un jour tous les hommes lorsque aura lieu son second avènement. – En disant. – 1° Le discours sur la montagne d’après S. Matthieu et d’après S. Luc. On sait que ces deux évangélistes nous ont seuls conservé cet important discours. Mais il existe des différences entre leurs rédactions. Par exemple, celle de S. Luc est beaucoup plus courte ; elle ne contient que trente versets, tandis que le discours occupe trois chapitres et 107 versets dans le récit de S. Matthieu. S. Luc omet en cet endroit, pour les rapporter ailleurs, de nombreuses paroles que le premier évangéliste place ici même sur les lèvres du Sauveur. A ces divergences de fond et de forme, viennent s’en ajouter d’autres qui regardent les circonstances préliminaires cf. Matth. 5, 1-2 ; Luc. 6, 12, 17-20. Prises dans leur ensemble, elles ont donné naissance aux trois hypothèses qui suivent : 1. Les discours que nous lisons au ch. 6 de S. Luc et dans les chap. 5, 6, 7, de S. Matthieu sont complètement distincts l’un de l’autre : ils diffèrent quant au temps, quant au lieu, quant à l’auditoire, quant aux idées mêmes. Telle est l’opinion de S. Augustin. 2. Ce sont bien deux discours, mais ils ont été prononcés à très peu d’intervalle l’un de l’autre. Le premier (S. Matth.) est plus complet, parce que Jésus l’adressa seulement à ses disciples réunis autour de lui sur la cime de la montagne ; c’est un discours ésotérique. Le second (S. Luc) est plus court et supprime une grande quantité de détails, parce qu’il était destiné à la multitude qui attendait en bas de la colline, « sur un terrain plat », Luc. 6, 17 ; il est donc exotérique. J. P. Langen est l’auteur de cette opinion. 3. Les deux synoptiques ne rapportent qu’un seul et même discours de Jésus‑Christ : ce sont simplement leurs rédactions qui diffèrent. Cette hypothèse a toujours été la plus généralement adoptée ; nous nous déclarons à notre tour en sa faveur, parce qu’elle est de beaucoup la plus rationnelle et la plus conforme au texte des Évangiles. Il n’est pas possible d’établir une distinction tranchée entre les deux relations comme si, dans la première, Jésus s’était renfermé dans son cercle intime, tandis que, d’après la seconde, il aurait parlé à la multitude. L’auditoire est le même et la seule différence entre les deux Évangiles, c’est que l’un nous donne le discours avec tous ses développements, au lieu que l’autre nous l’a conservé sous une forme plus brève et plus vive. Ajoutons que toutes les autres circonstances sont pareillement favorables à l’identité : nous avons même début, même corps du discours, même conclusion, même miracle aussitôt après, Cf. Matth. 8, 5 et ss. ; Luc 7, 1 et ss., etc. Aussi n’y a‑t-il guère que les amis de la concorde à outrance et de l’harmonie méticuleuse qui puissent transformer en deux discours ce qui n’en a formé qu’un seul. Que si l’un des rédacteurs parle d’une montagne, l’autre d’un lieu plat, l’un d’un orateur assis, Matth. 5. 1, tandis que l’autre fait tenir Jésus debout, Luc, 6, 17, pour les mettre d’accord il suffit de se rappeler l’axiome : « Distinguez les temps, et l’Écriture est en harmonie avec elle‑même ». Ainsi, Jésus était debout avant de prendre la parole, pendant qu’il guérissait les malades qu’on lui avait amenés, Luc 6, 17-18, et pendant que le peuple prenait place autour de lui ; il s’assit à la façon des docteurs juifs dès qu’il commença son exorde. Retiré d’abord sur l’une des cornes d’Hattin avec ses disciples, il descendit ensuite sur la plate‑forme que nous avons décrite, pour s’adresser à la multitude qui s’y était réunie. Les autres différences s’harmonisent avec la même facilité, comme nous le verrons en expliquant S. Luc. – Mais ici surgit une nouvelle question. Puisque nous avons admis deux rédactions d’un même discours, il faut dire encore laquelle de ces rédactions reproduit le discours sous sa forme la plus authentique et la plus exacte. Cette fois, il n’y a place que pour deux sentiments : les uns attribuent au récit de S. Luc, les autres à celui de S. Matthieu la note de la plus grande originalité. Les premiers allèguent deux raisons qu’ils croient péremptoires : l’exactitude habituelle de S. Luc, l’habitude qu’a S. Matthieu de grouper des choses qui n’ont en réalité qu’une connexion logique. Toutefois si ces raisons sont justes d’une manière générale, nous ne les croyons pas applicables au fait qui nous occupe. S. Luc se pique d’exactitude, il est vrai ; mais il ne prétend pas être toujours complet, ce qui est très différent : or, il se trouve précisément que les passages omis par lui dans ce discours, ou bien n’intéressaient que fort peu les lecteurs d’origine païenne auxquels il s’adressait plus particulièrement, ou bien devaient apparaître en d’autres endroits de son Évangile, probablement parce que Notre‑Seigneur Jésus‑Christ répéta plusieurs fois, devant des auditoires divers, quelques‑unes de ses leçons les plus importantes. D’un autre côté, il est faux de prétendre que S. Matthieu nous livre ici une « composition libre », un discours dont les différentes pièces appartiendraient sans doute au Sauveur, mais qui n’aurait jamais été prononcé par lui tel que nous l’avons sous les yeux. Le Discours sur la montagne du premier Évangile, quand on l’étudie à fond, produit complètement l’effet d’une œuvre originale, coulée dans un moule unique et d’un seul jet. De là cette suite régulière des pensées, cet ordre parfait, cette unité logique qu’on y observe. N’était‑il pas juste qu’à cette époque de sa vie publique, Jésus, après avoir réuni de grandes foules autour de lui, après avoir vivement excité l’attente dans les cœurs, indiquât nettement ce qu’il voulait et quel était son but ? Ne fallait‑il pas qu’après avoir parlé en termes énigmatiques du Royaume des cieux qu’il venait établir, il expliquât d’une manière bien claire et bien formelle ce qu’était son royaume ? Il l’a fait d’après S. Matthieu ; il ne l’aurait pas fait réellement d’après la rédaction de S. Luc. – 2° Caractère général du Discours de la Montagne. Nous avons déjà déterminé ce caractère en affirmant que le Discours de Jésus sur la montagne est, pour ainsi dire, la grande charte de l’État messianique. Il est à l’Église chrétienne ce que la législation du Sinaï était à la théocratie de l’Ancien Testament : il équivaut donc à une promulgation solennelle de la Loi nouvelle. Mais ici un rapprochement, ou plutôt un contraste, s’établit de lui‑même entre les deux codes divins, considérés dans les circonstances extérieures au milieu desquelles ils furent donnés à la terre. C’est d’une part le désert brûlant, un affreux et gigantesque rocher tout couronné d’éclairs, une contrée d’épouvante ; c’est d’autre part un plateau gazonné d’où l’on domine une des plus gracieuses contrées du monde. Là-bas la parole divine retentit comme un tonnerre qui glace les cœurs ; ici elle est pleine de suavité. Là, les sujets reçoivent l’ordre de se tenir à l’écart, Cf. Exode 19 ; ici, ils s’approchent familièrement du Législateur qui est en même temps le Sauveur de l’humanité. On pourrait sans peine prolonger ce parallèle à la suite des Pères : nous résumerons tout en un seul mot si nous ajoutons que là c’est la Loi, tandis qu’ici c’est l’Évangile. – Le fond et la forme de ce discours sont d’une beauté incomparable : il contient la doctrine la plus sublime sous le style le plus attrayant. De plusieurs sentences particulières qui s’y rencontrent, on peut ainsi que nous le verrons bientôt, rapprocher des textes analogues extraits des écrits rabbiniques ou même des auteurs païens ; mais l’ensemble est à tout jamais inimitable, parce que Dieu seul peut tenir un pareil langage. Cf. Augustin de Sermone Domini in monte, lib. 2. – Le dogme ne fait dans le Sermon sur la montagne que de rapides apparitions. Dieu fasse que ceux qui en aiment tant la morale, écoutent également le dogme. Jésus‑Christ y donne des règles pour la conduite pratique, les principes généraux d’après lesquels un chrétien devrait se conduire mais non un recueil de doctrines.
Le grand discours messianique, 5. 3 – 7. 27.
Les Béatitudes ou conditions d’entrée du Royaume des cieux, 5, 3-12.
S. Jean Chrysostome, Hom. in h. l., fait observer comme une chose digne de remarque que Jésus‑Christ n’emploie pas la formule du commandement pour énumérer ces conditions, mais qu’il exprime sa volonté au moyen de paroles douces et gracieuses qui attirent aussitôt les cœurs. Il ne dit pas : Soyez pauvres d’esprit, soyez miséricordieux et purs si vous voulez avoir part à mon royaume ; il ne menace pas immédiatement comme Moïse, il préfère commander tout en paraissant féliciter et louer, il prescrit au milieu des promesses. Et pourtant cette octave des Béatitudes, comme l’appelle Bossuet, réclame l’exercice des plus sublimes vertus : elle commence par les larmes et elle est scellée par le sang ; les faibles y sont appelés à l’héroïsme le plus viril. Aussi la parole de Jésus est‑elle ici d’une étonnante hardiesse ; un Dieu seul pouvait la prononcer. – Ces phrases vives et rapides, qui se gravent immédiatement dans la mémoire, ont toutes la même forme extérieure. Chacune d’elles comprend deux hémistiches ; dans le premier, Jésus mentionne une vertu chrétienne et proclame bienheureux ceux qui la pratiquent ; dans le second, il ajoute le motif de ses félicitations et ce motif est toujours un privilège spécial dont jouissent les bons chrétiens dans le royaume messianique. Le second hémistiche correspond très exactement au premier, en ce sens que la récompense promise est en rapport parfait avec la nature de la vertu recommandée et en forme le divin couronnement ; mais, au fond, cette récompense est constamment la même, bien que Jésus lui donne différents noms : c’est partout la vraie félicité. « À la première béatitude, comme royaume. À la seconde, comme terre promise. À la troisième, comme la véritable et parfaite consolation. À la quatrième, comme le rassasiement de tous nos désirs. À la cinquième, comme la dernière miséricorde qui ôtera tous les maux et donnera tous les biens. À la sixième, sous son propre nom, qui est la vue de Dieu. À la septième, comme la perfection de notre adoption. À la huitième, encore une fois comme le royaume des cieux », Bossuet, Méditations sur l’Évangile, Premier jour cf. S. Jean Chrys. et S. Aug. in h. l. Mais de même qu’il y a deux stades, l’un présent, l’autre futur, dans le royaume messianique (voir la note de 3, 2), il faut distinguer aussi deux degrés dans l’accomplissement des promesses faites ici par le Sauveur : elles seront réalisées en partie sur la terre avant de l’être complètement dans le ciel. – Y a‑t-il dans la série des huit Béatitudes, telles que S. Matthieu les expose, cette cohésion tout à fait logique, cette gradation psychologique que plusieurs commentateurs croient y avoir rencontrées ? En d’autres termes, découlent‑elles directement l’une de l’autre comme la conclusion des prémisses ? Sans vouloir nier qu’il existe entre elles d’étroites relations, nous pensons qu’elles sont plutôt simplement juxtaposées qu’enchaînées d’une manière rigoureuse : ce sentiment semble plus conforme à la méthode habituelle de Jésus, comme aussi à la véritable interprétation du texte. – Nous verrons, en expliquant le troisième Évangile, que S. Luc ne signale que quatre Béatitudes : toutefois, il ne manque rien d’essentiel dans l’abrégé qu’il nous transmet. De plus, il ajoute par manière de contraste quatre malédictions à l’adresse des quatre situations opposées à celles que le Sauveur avait proclamées bienheureuses. Peut-être y eut‑il, dans le discours primitif de Jésus, huit malédictions rapprochées des huit Béatitudes. Extérieurement, les Béatitudes ne sont autre chose qu’une suite d’étranges paradoxes, qui, à première vue, paraissent faux, mais qui sont reconnus comme très vrais par ceux qui réfléchissent. Jésus choisit à dessein cette forme, soit pour frapper davantage son auditoire, soit parce que le royaume qu’il venait établir était en opposition radicale avec l’esprit du monde. Il peut donc en toute vérité nommer bienheureux ceux que le monde trompeur appelait malheureux.
Mt5.3 « Heureux les pauvres en esprit, car le royaume des cieux est à eux. – Heureux. Jésus ouvre la bouche, v. 2, et c’est cette parole consolante qui s’échappe la première de ses lèvres. Elle correspond à l’exclamation hébraïque si fréquemment usitée qu’on la trouve jusqu’à vingt‑cinq fois dans le livre des Psaumes. Le divin Maître répond donc, dès l’exorde de son discours, au désir le plus vif, le plus ardent du cœur humain : « Tout le but de l’homme est d’être heureux. Jésus‑Christ n’est venu que pour nous en donner le moyen », Bossuet, Médit. sur l’Evang. 1er jour. – Pauvres en esprit. On a de toutes manières interrogé ces deux mots, pour déterminer l’espèce de pauvreté que Notre‑Seigneur avait en vue quand il les prononça. D’après Fritzsche, ils désigneraient la pauvreté intellectuelle, « des hommes de peu d’intelligence et de savoir » ; mais c’est là un contresens manifeste, que faisait déjà sciemment l’apostat Julien pour se rire de la doctrine évangélique. Suivant la plupart des Pères et des exégètes anciens ou modernes, ils indiquent la pauvreté au sens moral, c’est-à-dire l’humilité. « Il ajoute en esprit, pour que tu comprennes que la pauvreté dont il parle signifie l’humilité et non la pénurie. », S. Jérôme, in h. l. Selon Tertullien, S. Cyprien, Maldonat et divers auteurs, Jésus‑Christ dans ce verset voulait parler avant tout de l’esprit de pauvreté, c’est-à-dire tout à la fois de la pauvreté matérielle proprement dite, patiemment subie ou volontairement embrassée, et du détachement des biens de ce monde quand on les possède. A leur avis, c’est donc dans le sens littéral et pas au figuré qu’il faut prendre le mot « pauvres ». Ils sont fortement autorisés par la rédaction de S. Luc qui, d’une part, oppose un « Malheur aux riches » très formel à la première Béatitude, d’autre part omet le substantif « esprit », enlevant ainsi toute cause d’ambiguïté. Comme nous l’a montré l’exemple de S. Jérôme, c’est en effet le substantif qui a occasionné toutes ces différences d’interprétations, bien qu’il eût précisément pour but de mieux déterminer la pensée du Sauveur. Aussi à quelles violences n’a‑t-il pas été soumis. Pauvres d’esprit, ceux qui se soumettent à l’Esprit, qui acceptent d’être régis par lui. Pour Wetstein, il s’agirait de l’Esprit Saint. Une autre interprétation possible est plate et insignifiante : « Les pauvres sont ceux qui sont bienheureux en esprit, c’est-à-dire dans leur âme ». Qu’on accepte la belle traduction du P. Lacordaire : Bienheureux les pauvres de gré, et aussitôt tout devient clair et significatif, et l’on comprend que Jésus prescrit à bon endroit l’amour de la pauvreté comme une condition sine qua non de la participation à son royaume, comme le premier caractère de ses disciples ; car lorsque l’attache aux biens terrestres remplit les cœurs, il n’y reste plus de place pour Dieu, ni pour les choses du ciel. Aussi les prophètes avaient‑ils promis tout particulièrement aux pauvres l’entrée dans le royaume du Messie cf. Isaïe 61, 1 ; 66, 2 ; Soph. 3, 12 et 13 ; Matth. 11, 5. Il faut pourtant noter encore un autre sens que donnent à l’expression « pauvres en esprit » plusieurs exégètes. S’appuyant sur Théophylacte, qui la rend en grec, ils lui font représenter l’état intérieur d’une âme ayant conscience de la misère et de la faiblesse dans lesquelles nous avons tous été jetés par le péché, et sentant vivement son néant spirituel, le besoin qu’elle a de rédemption. Cette idée est ingénieuse ; elle a de plus le mérite de la science, car ses partisans la rattachent habilement au corrélatif hébreu du « pauvre », qui désigne parfois la misère morale ; mais elle nous semble pécher par défaut de simplicité et peu convenir au contexte où tout est pris dans le sens le plus obvie. – Car le royaume des cieux… « La félicité éternelle leur appartient sous le titre majestueux de royaume. Parce que le mal de la pauvreté sur la terre, c’est de rendre méprisable, faible, impuissant, la félicité leur est donnée comme un remède à cette bassesse, sous le titre le plus auguste, qui est celui de royaume », Bossuet. – Est, et non « sera » ; cela est déjà vrai même sur la terre. Quel baume pour les souffrances des pauvres. – Le paradoxe contenu dans cette Béatitude est facile à saisir : Les pauvres, heureux. Les pauvres, rois. Aux Juifs qui attendaient un royaume messianique plein d’or et de richesses et de biens matériels, cet exorde du discours offrait une singulière déception.
Mt5.4 Heureux ceux qui sont doux car ils posséderont la terre. – Tandis que la plupart des autres Béatitudes ont simplement quelque base générale dans l’Ancien Testament, celle‑ci en est littéralement extraite. Cf. Psaume 37, 8-11. Voici en effet ce que nous lisons au Psaume 37, 8-11 : «8 Laisse la colère, abandonne la fureur ; ne t’irrite pas, pour n’aboutir qu’au mal. 9 Car les méchants seront retranchés, mais ceux qui espèrent dans le Seigneur posséderont le pays. VAV. 10 Encore un peu de temps et le méchant n’est plus ; tu regardes sa place et il a disparu. 11 Mais les doux posséderont la terre, ils goûteront les délices d’une paix profonde. » Jésus nous dira dans un instant qu’il ne vient que pour développer et perfectionner la révélation de l’ancienne Alliance. – Doux ne désigne pas une douceur purement extérieure, mais un sentiment qui a sa racine jusqu’au fond du cœur, là où prend sa source la sainte charité. Il faut aimer, en effet, pour être toujours doux et patient, Cf. Éphésiens 4, 2, pour pratiquer cette vertu qui est en apparence le don des âmes faibles, mais qui n’appartient de fait qu’aux esprits généreux et dépouillés d’eux‑mêmes. – Ils posséderont la terre. Récompense magnifique pour ceux qui savent être doux à la suite de Jésus, le « doux de cœur », par excellence. Mais quelle est cette terre qui leur sera donnée comme une propriété ? Serait‑ce la nôtre, comme le demande S. Augustin, Théophylacte, Euthymius ? Mais, dans ce cas, ainsi que le fait observer Maldonat avec sa finesse habituelle, « cette sentence ne serait pas vraie. Les doux n’ont pas coutume de posséder la terre, mais plutôt d’être privés de sa possession ». Est‑ce le ciel, la vraie terre des vivants ? Origène, S. Basile, S. Grégoire de Nysse, S. Jérôme et d’autres encore l’affirment avec plus de justesse. Conformément au principe que nous avons émis précédemment quand nous parlions des Béatitudes en général, nous dirons que cette terre est tout à la fois l’Église militante et l’Église triomphante, c’est-à-dire le Royaume des cieux envisagé dans son ensemble. C’est une locution empruntée à l’Ancien Testament où elle désigne régulièrement la Terre Sainte, la terre par excellence pour les Israélites, puis dans le sens typique le règne du Messie, la Palestine mystique où abonde la douceur, où coulent le lait et le miel. Posséder la terre et entrer dans le Royaume des cieux sont donc deux expressions synonymes. – Notons encore le paradoxe de cette parole : En ce monde, il arrive presque toujours aux âmes douces d’être les victimes des puissants, des violents, et c’est justement à elles que Jésus promet de magnifiques conquêtes. Par conséquent, nouvelle déception pour les Juifs pharisaïques qui espéraient que leur Christ leur procurerait, les armes à la main, la domination universelle.
Mt5.5 Heureux ceux qui pleurent car ils seront consolés. – Cette Béatitude s’appuie elle aussi sur une promesse spéciale de l’ancienne Alliance, où le royaume fondé par le Messie nous apparaît comme un lieu dont les larmes sont bannies cf. Isaïe 25, 6-8 ; 61, 1-3. – Ceux qui pleurent. Il faut laisser au mot « pleurer » sa signification générale, sans vouloir lui donner des bornes trop étroites, par exemple « ceux qui pleurent leurs péchés », ou bien « les leurs ou ceux des autres », S. Jérôme et S. Léon. Il désigne toutes les afflictions, tout ce qui fait couler nos larmes, pourvu bien entendu que notre tristesse demeure selon Dieu et qu’elle soit patiemment supportée, car il est des tristesses mondaines et charnelles cf. 2 Corinthiens 7, 10. – Ils seront consolés. Verbe de la forme moyenne employé avec le sens du passif cf. 2, 18 ; Psaume 76, 4 ; 118, 52 ; Eccli. 35, 21. – D’autres passages du Nouveau testament contiennent des prédictions semblables ; en particulier Jean 16, 20 ; Apocalypse 7, 17 ; Luc 2, 25. Si leur plein accomplissement est réservé à un monde meilleur, il est vrai aussi que, même ici‑bas, le Christ a tari dans leur source ou rendu moins amères des millions de larmes, surtout en les rendant méritoires. Aussi les rabbins l’appelaient déjà le Consolateur par antonomase. – Paradoxe : Les pleurs et les souffrances, sources de consolation.
Mt5.6 Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice car ils seront rassasiés. – Faim et soif; belle métaphore pour marquer un désir pressant, un besoin extrême. – Justice, c’est-à-dire la perfection, la sainteté dans toute son étendue, qui consiste à se conformer exactement à l’adorable volonté de Dieu. Pour plaire au Christ, il ne suffit donc pas, observent S. Jean Chrysostome et S. Jérôme, de vouloir simplement la justice, il faut la souhaiter ardemment, de manière à souffrir tant que notre souhait n’aura pas été satisfait, de même qu’on est empressé de manger et de boire quand on est travaillé de la faim ou de la soif et qu’on souffre jusqu’à ce qu’on ait été rassasié. Maldonat, qui est ici à peu près seul de son avis, prend « faim et soif » à la lettre et sous‑entend « à cause de » devant « justice » ; il détruit ainsi une des Béatitudes, car alors la quatrième se confond avec la huitième. – Ils seront rassasiés. La faim qui rassasie. la soif qui rafraîchit. Mais il n’en est pas du royaume de Dieu comme de ce monde où l’abondance et la satiété suscitent au contraire de nouveaux désirs plus impérieux que les premiers. « De quoi sera‑t-on rassasié, se demande Bossuet, si ce n’est de la justice ? On le sera dès cette vie ; car le juste se rendra plus juste, et le saint se rendra plus saint, pour contenter son avidité. Mais le parfait rassasiement sera dans le ciel où la justice éternelle nous sera donnée avec la plénitude de l’amour de Dieu ». Je serai rassasié, s’écriait en effet le Psalmiste, 16, 15, lorsque votre gloire m’apparaîtra. Cette justice était la nourriture de Jésus, Cf. Jean 4, 34 ; elle sera celle de ses disciples dans les nouveaux cieux, sur la nouvelle terre « où résidera la justice », 2 Pierre 3, 13.
Mt5.7 Heureux les miséricordieux car ils obtiendront miséricorde. – Les miséricordieux, non pas assurément ceux qui n’ont pour le prochain qu’une compassion sentimentale et sans réalité, mais ceux qui, regardant les maux d’autrui comme les leurs, travaillent par toutes sortes de moyens à les adoucir. Il faut donc étendre le plus possible le sens de cet adjectif, selon l’étymologie que lui attribue S. Augustin, « donner son cœur au miséreux », selon la définition qu’en donne Bossuet, « être tendre à la misère d’autrui », et ne pas le restreindre à l’aumône avec S. Grégoire de Nazianze et S. Léon. Ce sont en quelque sorte les âmes douces du v. 5 qui, après s’être tenues sur la défensive, ont pris hardiment l’offensive, mais afin de rendre le bien pour le mal. Les doux supportent patiemment les injustices du monde ; les miséricordieux attaquent vaillamment ses souffrances pour les faire disparaître. – Ils obtiendront miséricorde, en obtenant le salut messianique qui est le plus grand acte de la miséricorde divine. Nous trouverons plus loin, 18, 23 et ss., le développement de l’idée opposée, sous la forme d’une admirable parabole.
Mt5.8 Heureux ceux qui ont le cœur pur car ils verront Dieu. – Salomon avait dit presque dans les mêmes termes « Qui s’attache à purifier son cœur a des paroles aimables, le roi est son ami. », Prov. 22, 11 cf. Psaume 23, 4. – Le cœur pur. Cette expression correspond, suivant les uns (S. Augustin, Maldonat), à l’hébreu qui désigne la droiture, la simplicité de cœur ; selon d’autres, plus communément et très probablement, à ce qui représente une conscience pure, un cœur innocent, éloigné de tout péché. Ce n’est donc pas seulement la virginité, la chasteté, que Jésus proclame bienheureuses, quoique ces vertus soient tout naturellement comprises dans la sixième Béatitude. – Ils verront Dieu. « C’est avec raison que cette béatitude est promise à la pureté du cœur, car l’esprit brillant de l’impur ne pourra pas voir la splendeur de la vraie lumière », S. Léon, Serm. In festo Omn. Sanct. Il existe ainsi une parfaite harmonie entre le mérite et la récompense. L’âme pure ressemble à un miroir sans tache qui reflète aussi bien que possible l’image de Dieu. Au contraire, le cœur souillé est incapable de contempler l’être divin cf. Hébreux 12, 14 ; 1 Jean, 3, 6. « Voir Dieu », c’est l’idée du plus grand bonheur dont nous puissions jouir. « Je vais passer devant toi avec toute ma splendeur », disait le Seigneur à Moïse lorsqu’il daigna se montrer lui‑même à son serviteur, Exode 33, 19. Et cette vision, qu’on a si justement nommée béatifique, sera réelle, comme l’affirmait Job en termes solennels, 19, 27, et aussi complète que le permet notre nature. Nous n’apercevrons plus seulement comme ici‑bas des « vestiges de Dieu », nous contemplerons son essence même sans intermédiaire, « face à face », 1 Corinthiens 13, 12. En face d’une telle promesse, qui ne s’écriera pas, à la suite de David : « Crée en moi un cœur pur, ô mon Dieu », Psaume 50, 12 ?
Mt5.9 Heureux les pacifiques car ils seront appelés enfants de Dieu. – Les pacifiques, les pacificateurs, ceux qui, non contents d’aimer la paix pour eux‑mêmes (« artisans de la paix », Cf. Jac. 3, 18), travaillent à l’établir entre les autres partout où elle n’existe plus. Noble et belle vertu qui a reçu chez tous les peuples les éloges les plus flatteurs et les plus grandes promesses de récompense. Cf. Psaume 33, 15 ; 36, 37. « Voici, disent les Rabbins, les choses dont l’homme recueille les fruits aussi bien dans cette vie que dans l’autre : honorer son père et sa mère, multiplier les bienfaits et mettre la paix parmi les autres », Traité Peah 1, 2. Mais on ne trouve nulle part une promesse qui égale celle de Jésus‑Christ : Appelés enfants de Dieu… En plusieurs passages de l’Écriture, Cf. Hébreux 13, 20, etc., le Seigneur est appelé le Dieu de la paix ; ses enfants doivent lui ressembler, porter le caractère d’un si bon Père. Les âmes pacifiques manifestent précisément par cet air de famille la légitimité de leur filiation divine. Aussi Jésus ne dit‑il pas seulement aux médiateurs de la paix qu’il seront les enfants de Dieu ; il leur annonce de plus qu’on les reconnaîtra comme fils : ce titre d’honneur, auquel ils montrent qu’ils ont droit, leur sera donné sans conteste, ils seront appelés. C’est à dire qu’ils seront reçus dans le Royaume des cieux, dont ils sont vraiment les héritiers en qualité d’enfants de Dieu. Cf. 2 Corinthiens 13, 11.
Mt5.10 Heureux ceux qui souffrent persécution pour la justice car le royaume des cieux est à eux. – Dans les Béatitudes qui précèdent, Jésus a décrit l’état intérieur, les dispositions intimes des vrais chrétiens ; il passe maintenant à la description de leurs rapports externes avec le monde injuste et cruel. – Qui souffrent persécution … C’est ce qu’il y a de plus difficile pour l’homme. A la rigueur et encouragé par les paroles du Christ, il comprend qu’il doit agir en vue du royaume messianique ; mais souffrir toute sorte de persécutions pour lui et se croire heureux quand il est ainsi en butte à l’outrage, à l’opprobre, c’est une difficulté devant laquelle l’esprit et la volonté reculent tout d’abord. Et pourtant la pratique de cette Béatitude n’est pas une chimère. Depuis l’admirable exemple donné par les Apôtres peu de temps après la mort de Jésus, Actes des Apôtres 5, 41, jusqu’à notre siècle, le v. 10 a reçu un vivant commentaire par la conduite de tant de personnes courageuses qui ont souffert avec bonheur pour la justice. – Pour la justice ou « pour la cause de la vertu », d’après S. Jean Chrysostome ; pour les intérêts et la gloire de Dieu, du Christ, de l’Église, pour la cause si grande et si vaste de la sainteté. Le détail serait infini. A propos de ces mots, S. Augustin fait observer à bon droit que ce qui fait les martyrs, ce n’est pas seulement le fait de souffrir, mais la cause pour laquelle ils souffrent. – Car… ; même promesse qu’au v. 3 : cette formule devient ainsi le lien qui unit ensemble les huit Béatitudes comme un tout incapable d’être divisé. « La belle octave. où l’on tâche d’imprimer en soi‑même huit caractères du chrétien, qui enferment un abrégé de la philosophie chrétienne. La pauvreté, la douceur, les larmes ou le dégoût de la vie présente, la miséricorde, l’amour de la justice, la pureté de cœur, l’amour de la paix, la souffrance pour la justice », Bossuet, Méditat. 10° jour. « Voilà, s’écrie à son tour Bougaud, Jésus‑Christ, 2è partie, ch. 4, voilà l’ouverture de ce magnifique Discours sur la montagne. C’est comme la charte en huit articles du nouveau royaume de Dieu. N’y aurait‑il que ces huit mots dans l’Évangile, je le proclamerais divin ».
Mt5.11 Heureux êtes-vous, lorsqu’on vous insultera, qu’on vous persécutera et qu’on dira faussement toute sorte de mal contre vous, à cause de moi. – Heureux. Ces mots ne sont pas l’annonce d’une neuvième Béatitude, comme on pourrait le croire tout d’abord ; un simple regard jeté sur le contexte montre en effet que les vv. 11 et 12 ne font que développer le 10è, Jésus‑Christ ayant jugé bon de revenir sur une parole inouïe jusqu’alors et, comme nous le disions plus haut, incompréhensible à première vue. On remarquera qu’après s’être exprimé précédemment en des termes généraux qui convenaient à tous les hommes, il s’adresse d’une manière spéciale à ses disciples, « vous ». On dirait qu’il veut les encourager et les consoler directement, en vue des souffrances sans nombre qui les attendent. Son explication fait allusion à trois genres particuliers de persécutions : la persécution en paroles ; les violences extérieures, les voies de fait ; dire faussement du mal, ce sont les basses et odieuses calomnies qui souillent la réputation d’un homme honnête, et l’attaquent ainsi dans ce qu’il a de plus cher humainement parlant, son honneur. Il y a donc une gradation réelle dans les outrages prédits par Jésus. On sait par l’histoire que rien de tout cela n’a manqué aux chrétiens. – Faussement ; cela est bien évident. Si l’injure n’était pas mensongère, c’est-à-dire injuste, si nous la méritions par une conduite indigne du nom de chrétien, quel motif aurions‑nous de nous en féliciter ? – À cause de moi : tout à l’heure, v. 10, le Sauveur avait dit « pour la justice » ; actuellement il identifie sa propre cause avec celle de la justice. N’est‑il pas la justice incréée, la sainteté incarnée ?
Mt5.12 Réjouissez-vous et soyez dans l’allégresse car votre récompense est grande dans les cieux : c’est ainsi qu’ils ont persécuté les prophètes qui ont été avant vous. – Ce verset est composé de trois propositions arrangées de telle sorte que la première s’appuie sur la seconde, et celle‑ci sur la troisième. – Première proposition : Réjouissez-vous... Comme si la joie simple ne suffisait pas, Jésus recommande même l’allégresse, Cf. 2 Corinthiens 12, 10. – Seconde proposition : car… dans les cieux. Motif de cette joie surnaturelle. On peut bien se réjouir, en effet, même au milieu des souffrances, quand on est sûr d’obtenir une récompense prochaine, abondante, éternelle. C’est ce qu’exprime admirablement S. Paul, 2 Corinthiens 4, 17 : « notre détresse du moment présent est légère par rapport au poids vraiment incomparable de gloire éternelle qu’elle produit pour nous ». – Votre récompense, pour mieux marquer le droit que nous avons à cette récompense. Ce passage suppose en effet, comme l’enseignent les théologiens, le mérite réel et la récompense à hauteur des bonnes œuvres. La proposition dogmatique « Les justes, par leurs bonnes œuvres provenant de la grâce, méritent vraiment la gloire éternelle » n’a pas pas de preuve plus rigoureuse , « car une récompense n’est donnée qu’à de vrais mérites ». Voir Perrone, De gratia Christi, p. 3, cap. 2. – C’est ainsi… Troisième proposition, dans laquelle Jésus‑Christ propose à ses disciples, afin de les fortifier dans les peines endurées pour son nom, le constant exemple des Prophètes. Elle est elliptique, car pour être complète elle devrait se terminer ainsi : « et ceux qui ont reçu leur récompense » ; mais Jésus laisse à ses auditeurs le soin de tirer cette conclusion évidente. Les Prophètes, après avoir souffert courageusement toute sorte d’injures, avaient donc reçu dans le ciel une grande récompense : des chrétiens, imitateurs de leur constance, seraient‑ils moins bien traités que les fils de la Loi ? – Les Prophètes. Le divin Maître n’en nomme aucun ; mais le souvenir d’Isaïe, de Jérémie, 20, 2, de Zacharie, 2 Chron. 24, 21 et de tant d’autres était vivant dans l’esprit de ceux auxquels il s’adressait.
Mt5.13 Vous êtes le sel de la terre. Si le sel s’affadit, avec quoi lui rendra-t-on sa saveur ? Il n’est plus bon à rien qu’à être jeté dehors et foulé aux pieds par les hommes. – Le sel a deux propriétés bien connues : il empêche la corruption, il assaisonne les mets et les rend agréables à manger. Les apôtres de Jésus sont tenus de reproduire ces deux précieuses qualités. Il faut qu’ils s’opposent à la corruption spirituelle que le péché produit dans les âmes ; il faut qu’ils communiquent aux hommes la sagesse, cette saveur morale, qui plaît tant à Dieu. La terre habitée était alors, comme nous l’apprend l’histoire de ces temps, une masse en putréfaction : Jésus daigne jeter ses disciples au milieu d’elle comme un sel qui pourra la sauver encore en arrêtant la marche du mal. Tite‑Live disait aussi de la Grèce qu’elle était le « sel des nations » ; mais la parole du Seigneur a un sens bien différent. – Si le sel s’affadit. Cela désigne la fadeur, le manque de goût. On a nié parfois que le sel pût devenir insipide ; c’est pourtant un fait parfaitement constaté et qu’attestent tour à tour les anciens et les modernes. Pline l’Ancien parle du « sel insipide, fondu » qui a perdu sa saveur sous l’influence de l’air, de l’humidité, etc. Peu importe d’ailleurs ; car là n’est pas la question, Jésus parlant d’une manière purement hypothétique. Il s’agit avant tout de savoir à quoi pourra servir le « sel insipide », comme l’appelle S. Marc, 9, 50. – avec quoi lui rendra-t-on sa saveur. Avec quoi pourra‑t-on saler le sel gâté ? Le mal est sans remède ; rien ne saurait restituer au sel sa saveur une fois disparue. L’application aux disciples de Jésus est aisée : Si par la peur des persécutions temporelles, vous, par qui les peuples doivent être salés, perdez le royaume des cieux, quels seront les hommes que vous libérerez de leur erreur, puisque c’est vous que Dieu a choisis pour libérer les autres de leur erreur », Saint Augustin de Serm. Dom. « Si un docteur erre, par quel autre docteur sera‑t-il instruit ? » Saint Jérôme. A coup sûr, dans l’application il n’est question que d’une grande difficulté, non d’une impossibilité réelle. – Jeté dehors et foulé aux pieds ; conformément à l’ancien usage oriental – de jeter pêle‑mêle au milieu de la rue les immondices ou rebuts du ménage dont on veut se débarrasser ; les pieds des passant triturent ce mélange. Le châtiment terrible des apôtres infidèles à leur mission est indiqué par là-même ; en les réprouvant, Dieu se vengera de leur inutilité. La conclusion est claire : s’ils veulent éviter ce malheur, il faut qu’ils emploient avec un saint zèle toutes leurs forces spirituelles pour gagner le monde à Dieu.
Mt5.14 Vous êtes la lumière du monde. Une ville située au sommet d’une montagne ne peut être cachée. – La lumière du monde. En d’autres endroits, Cf. Jean 8, 12 ; 9, 6, etc., Jésus s’approprie ce titre d’une manière exclusive ; ici il le donne à ses disciples en tant qu’ils réfléchissent comme des miroirs les rayons lumineux qu’ils reçoivent directement de lui. Entre eux et lui, il existe sous ce rapport la même différence qu’entre le « luminaire » et la « lumière » proprement dit cf. Philipiens 2, 15. A cette époque, le monde n’était pas moins ténébreux que corrompu ; il lui fallait donc aussi de la lumière : les apôtres sont chargés de la lui transmettre après l’avoir reçue du Christ. Au fond, cette seconde image exprime la même idée que la précédente, c’est-à-dire l’heureuse influence du sacerdoce chrétien sur les hommes. Mais tandis que le sel agit par le dedans sur la masse avec laquelle il est mis en contact, la lumière agit par le dehors. De là le changement d’expressions opéré par Jésus : « sel de la terre, lumière du monde » ; la terre représente les entrailles mêmes du sol, le monde au contraire la surface extérieure du globe. Tout se suit donc parfaitement dans le divin langage. – Le Sauveur développe l’emblème de la lumière au moyen de deux rapprochements pittoresques, destinés à prouver aux apôtres qu’ils ne doivent pas cacher leurs rayons lumineux par pusillanimité ou pour toute autre raison semblable. Le premier rapprochement, Une ville… ne peut être cachée est probablement emprunté à la géographie du pays que Notre‑Seigneur avait en ce moment sous les yeux. Des auteurs croient en effet que la cité à laquelle il est fait allusion dans ce passage n’est autre que Saphed, perchée comme un oiseau sur un des contreforts de l’Anti‑Liban galiléen. Quoi qu’il en soit, il est évident qu’une ville bâtie sur une montagne est nécessairement exposée à tous les regards ; il est dans sa nature d’être aperçue au loin : de même doit briller la vertu des apôtres.
Mt5.15 et on n’allume pas une lampe pour la mettre sous le boisseau, mais sur le chandelier et elle éclaire tous ceux qui sont dans la maison. – Le second rapprochement est tiré d’un des détails les plus familiers de la vie domestique. Tout à l’heure Jésus disait à ses disciples : Vous ne pouvez pas demeurer cachés alors même que vous le voudriez ; il leur montre maintenant qu’ils ne doivent pas l’être quand même ils le pourraient. – Sous le boisseau. Le boisseau est un récipient de forme cylindrique destiné à mesurer les matières sèches (grains et farines), de capacité variable suivant les lieux et les époques. Il servait notamment à contenir le blé nécessaire à la maison. Si on plaçait une lampe à huile dessous, la luminosité aurait été considérablement réduite. On n’allume pas la lampe pour la mettre sous quelque chose qui favorise l’obscurité ; on la place sur un support élevé pour qu’elle projette sa clarté au maximum. Chez les anciens, le support des lampes était généralement fixé à la muraille. Quand on voulait cacher momentanément la lumière sans l’éteindre, on descendait la lampe sur le sol et on la recouvrait d’un grand vase, où elle trouvait assez d’air pour brûler encore quelque temps.
Mt5.16 Qu’ainsi votre lumière brille devant les hommes, afin que, voyant vos bonnes œuvres, ils glorifient votre Père qui est dans les cieux. – Application des deux comparaisons que nous venons de lire. Les Apôtres, lumières du monde, doivent faire étinceler partout leurs rayons, car l’Église du Christ n’est pas destinée à être une institution secrète, à la façon des mystères païens ; la lumière du Verbe y doit briller publiquement pour éclairer les ténèbres du monde, et nulle crainte humaine, nulle fausse honte n’a le droit de la placer sous un boisseau. – Afin qu’ils voient… Jésus indique ici le double but pour lequel la lumière apostolique doit resplendir au dehors : Les hommes verront, et voyant ils songeront à glorifier Dieu. 1° Ils verront vos bonnes œuvres, c’est-à-dire non seulement quelques œuvres isolées qui ne sauraient fournir une lumière vive et durable, mais l’ensemble des vertus sacerdotales, et ils en seront singulièrement édifiés. La lumière que projettent les disciples du Christ consiste donc aussi bien dans leurs bons exemples que dans leurs bons enseignements. Rien n’est plus lumineux qu’une belle action, surtout quand elle vient de haut ; rien ne montre mieux aux hommes la route qu’ils ont à suivre. C’est pour cela que S. Pierre prescrivait aux pasteurs spirituels d’être « les modèles du troupeau », 1 Pierre 5, 3. – 2° ils glorifient… Ils glorifieront non pas les auteurs des bonnes actions, – les Pharisiens seuls, comme le montrera la suite du discours, pouvaient former de pareils désirs, – mais Dieu, de qui provient tout don parfait. En menant une vie sainte, conforme à leurs fonctions, les ministres de l’Évangile travaillent donc et pour eux‑mêmes, puisqu’ils seront un jour récompensés, et pour les âmes qu’ils gagnent à Jésus‑Christ, et, en fin de compte, pour Dieu dont ils procurent la gloire. Quelle perspective entraînante. – C’est évidemment sur le verbe « glorifient » et non sur « voient » que porte l’idée principale ; la phrase de S. Matthieu, sous son vêtement hébraïque, équivaut à celle‑ci : « afin que voyant… ils glorifient ». – Votre Père : c’était le nom que les Juifs donnaient habituellement à Dieu ; nous l’expliquerons à propos de l’Oraison dominicale.
Mt5.17 Ne pensez pas que je sois venu abolir la Loi ou les Prophètes, je ne suis pas venu les abolir, mais les accomplir. – Le Sauveur s’adresse de nouveau à tout son auditoire, pour contredire deux fausses attentes qui régnaient alors en Palestine touchant l’œuvre du Messie. Il y avait les fausses espérances du libéralisme sadducéen, qui souhaitait ardemment la destruction totale des institutions mosaïques ; il y avait les fausses craintes du Pharisaïsme étroit et rigoureux, qui redoutait au contraire ce bouleversement et qui aurait même voulu que le Christ resserrât encore les liens primitifs du Judaïsme. Jésus déclare que s’il prépare du nouveau, ce nouveau, bien loin de détruire l’ancien, s’établira au contraire sur lui comme une base naturelle. – Abolir, expression toute classique, synonyme d’abroger, d’annuler, – La Loi, la Thora des Juifs prise dans son entier : c’est à tort en effet qu’on a distingué quelquefois ici les parties cérémoniales ou judiciaires de la Loi de ses parties morales. Jésus ne fait aucune distinction, aucune exception. Prenant la Loi de Moïse telle qu’elle existait, il assure qu’il n’en détruira pas un iota et nous verrons bientôt que, selon l’ingénieuse comparaison de Théophylacte, il n’a pas plus effacé les prescriptions secondaires, exclusivement juives, de la Loi, qu’un peintre n’efface un croquis fait au charbon quand il y passe des couleurs. – Ou les Prophètes. Cette locution, « les Prophètes », était souvent employée pour indiquer tous les autres livres de l’Ancien Testament cf. 7, 12 ; 22, 40 ; Luc. 16, 16 ; Actes des Apôtres 28, 23. La Loi, c’était l’Ancien Testament en tant qu’il commande ; les Prophètes, l’Ancien Testament en tant qu’il prédit. De la sorte on déterminait très bien toute la Bible et par là-même la religion nationale des Juifs dont elle était le code. – Accomplir. Signifie perfectionner, développer, comme le prouvent les exemples cités plus loin par Jésus. Le Christ affirme donc que, bien loin de vouloir se mettre en opposition directe avec l’ancienne Alliance, il ne vient au contraire (remarquez l’insistance avec laquelle il appuie sur cette idée, « venu… pas venu ») que pour l’embellir et la ramener à son idéal. Les Pharisiens, ces amis outrés de la Loi, auront beau l’accuser lui ou ses disciples d’être des révolutionnaires, Cf. Matth. 26, 61 ; Actes des Apôtres 6, 14 ; 21, 21 ; les Gnostiques, ces ennemis acharnés de la religion juive, auront beau changer sa parole d’une manière sacrilège, afin de lui faire dire qu’il était venu non pas pour accomplir mais pour anéantir ; l’histoire de sa vie, l’histoire de son Église sont là pour montrer que son assertion n’était pas un vain mot. Il réalisera ce qui n’était que figure, il mettra une substance à la place des ombres, il transfigurera ce qui avait vieilli ; mais aucune de ces évolutions ne doit être confondue avec la destruction proprement dite ; ou bien, c’est la destruction de la fleur par le fruit, du germe rudimentaire par la plante parvenue à sa pleine croissance. En retenant ce principe, il est facile d’harmoniser notre passage avec d’autres paroles de Jésus ou des apôtres, qui semblent à première vue le contredire cf. 11, 13 ; Galates 5, 2 ; Hébreux 7, 12.
Mt5.18 Car, je vous le dis en vérité, jusqu’à ce que passent le ciel et la terre, un seul iota ou un seul trait de la Loi ne passera pas, que tout ne soit accompli. – Jésus‑Christ corrobore dans les versets 18-20 la protestation qu’il vient de faire. Pour cela, il énonce trois pensées qui sont au fond parallèles à celle du v. 17, mais qui lui servent néanmoins de preuves en la montrant sous différentes faces. – En vérité… L’adverbe «amen », conservé dans la liturgie chrétienne, est un legs que nous a transmis la langue hébraïque. Dérivé du verbe aman, « Il est étayé », puis au figuré, « il est ferme, sûr », il signifie « en vérité, conformément à la vérité », Luc. 9, 27. C’était chez les Juifs une formule imposante par laquelle on attestait la vérité d’une affirmation : elle équivalait, ou peu s’en faut, à un serment. Jésus jure donc en quelque sorte par la vérité incréée, éternelle, de conserver toute la Loi. Nous retrouverons souvent ce mot sur ses lèvres. – Jusqu’à ce que passent ; hébraïsme, pour dire « disparaissent, soient anéantis ». Tandis que tout va et vient et se transforme en ce monde, le ciel et la terre demeurent immobiles dans leur stabilité : de là l’expression populaire de l’Orient « jusqu’à ce que passent le ciel et la terre » pour signifier « toujours » ou « jamais » suivant les circonstances cf. Psaume 71, 5, 7 ; 88, 38 ; Jérem. 33, 20 et 21, etc. Le Sauveur affirme donc que la Loi mosaïque ne cessera jamais d’exister. Les Rabbins l’avaient dit avant lui, mais ils ne pensaient qu’à la lettre qui tue, tandis que Jésus pense à l’esprit qui vivifie. « Chaque chose a sa fin, même le ciel et la terre. Il n’y a qu’une seule chose qui n’aura pas de fin, la loi », Bereschit. – Un seul iota : c’est plutôt l’Iod, la plus petite des lettres hébraïques avant l’invention des points‑voyelles. – Trait, sorte de projection très‑tenue et semblable à une corne, qui servait à distinguer les uns des autres, dans l’intérêt du sens, certains caractères analogues. L’iota et l’apex sont ici des expressions figurées, destinées à représenter d’une manière frappante les plus minutieux détails, les prescriptions les moins importantes de la Loi. – Que tout ne soit accompli : tout ce qu’ordonne la Loi mosaïque continuera d’obliger sous le régime chrétien, quoique souvent d’une autre manière. Car si nous avons cessé d’observer plusieurs décrets du Sinaï, si les Apôtres abrogeaient déjà certaines ordonnances purement cérémonielles, il n’en est pas moins vrai que rien n’est tombé ou ne tombera de la Loi ancienne. Le Vieux Testament a été absorbé par le Nouveau, mais de manière à subsister éminemment dans l’Église chrétienne : c’est un autre Testament et pourtant c’est le même, comme notre corps ressuscité sera distinct de notre corps actuel sans cesser de lui être identique. – Remarquons la vigueur avec laquelle Jésus‑Christ prend la défense de l’ancienne Alliance : on dirait qu’il veut la protéger d’avance contre les futures attaques des rationalistes qui, après avoir dénigré les institutions théocratiques au profit, disent‑ils, du christianisme, s’en prennent ensuite directement à l’œuvre du Messie sachant bien que, la base une fois sapée, l’édifice ne tardera pas à tomber.
Mt5.19 Celui donc qui aura violé un de ces plus petits commandements et appris aux hommes à faire de même, sera le moindre dans le royaume des cieux, mais celui qui les aura pratiqués et enseignés, sera grand dans le royaume des cieux. – Celui donc. Ce « donc » est parfaitement à sa place, car ce qui suit est une conséquence très‑naturelle des vv. 17 et 18. Jésus impose à ses disciples sa propre manière d’agir à l’égard de la Loi : il n’a pas abrogé, ils n’abrogeront pas non plus. Une grave sanction accompagne et confirme ses ordres. – Un de ces plus petits commandements ; ceux qui ont été désignés plus haut par les noms d’iota et d’apex, par conséquent les prescriptions les plus insignifiantes en apparence. Quelque petites qu’elles soient par elles‑mêmes, elles jouent un rôle important dans l’ensemble de la législation qu’elles complètent et embellissent: en les renversant, on attaquerait donc toute l’institution dont elles font partie. Aussi, quiconque se permettrait une telle liberté, soit en action, soit en paroles, et qui enseignera…, n’obtiendrait qu’un rang infime dans le royaume du Messie. – Sera appelé le plus petit… Jésus dit « petit » et pas « sans valeur », selon la traduction de S. Jean Chrysostome et de Théophylacte ; car n’ayant en vue dans ce passage que les adversaires de quelques commandements particuliers et secondaires, et non les ennemis de toute la Thora, son intention n’est pas de les exclure totalement de son royaume. C’est assez qu’ils recueillent pour eux‑mêmes le déshonneur qu’ils auront infligé à la Loi. – Mais celui qui… Au contraire, ceux qui maintiendront par leur exemple et par leur enseignement la vitalité de ces ordonnances auxquelles tient le Sauveur, seront traités par la justice rétributive de Dieu avec une distinction semblable à celle qu’ils auront manifestée à l’égard de la Loi, sera appelé grand… Notre‑Seigneur répète ainsi pour la troisième fois qu’il n’y a rien d’obsolète dans l’Ancien Testament. Notons encore, dans ce verset, l’indication si précise des divers rangs accordés aux bienheureux dans le ciel, « grand, petit », conformément au degré de sainteté qu’ils auront acquis sur la terre.
Mt5.20 Car je vous dis que si votre justice ne surpasse pas celle des Scribes et des Pharisiens, vous n’entrerez pas dans le royaume des cieux. – Ce verset répète une dernière fois le principe que nous avons entendu déjà à trois reprises ; il ménage en outre une transition entre le principe et les exemples au moyen desquels le divin Maître continuera de l’appuyer. – Votre justice : votre conduite morale. – Que celle des scribes… : Les Scribes, dont nous avons déjà fait connaître les fonctions (voir la note de 2, 4), n’étaient pas tous Pharisiens, Cf. 23, 9 ; il y avait néanmoins entre les uns et les autres, sous le triple rapport de l’esprit, des mœurs et de l’hostilité contre Jésus, une si grande ressemblance, que les évangélistes aiment à les associer dans leurs récits. Nous verrons bientôt, par de nombreux détails, que leur « justice » ou leur vertu était en général purement extérieure et n’avait rien de foncier, de sérieux. Et pourtant ils aimaient la Loi mosaïque, professaient pour elle une dévotion réelle : malheureusement leur culte à outrance se bornait à la lettre, ce qui le rendait souvent très inefficace. Notre‑Seigneur veut d’une part que ses disciples imitent le soin rigoureux que ces hommes prenaient pour maintenir les moindres commandements de l’ancienne théocratie ; mais il leur annonce d’autre part qu’il les exclura impitoyablement de son royaume, soit en ce monde soit dans l’autre, si leur vertu n’est pas plus sincère. – Vous n’entrerez pas… Il y a cette fois exclusion proprement dite, parce qu’on manquera des conditions requises pour être un bon chrétien. – Autre chose est un Pharisien ou un Scribe, autre chose un disciple de Jésus. Ainsi, nous devons être supérieurs aux Pharisiens et en sainteté et en attachement à la Loi ; par conséquent, avec quelle ténacité ne devons‑nous pas conserver, en les perfectionnant, les moindres commandements de l’ancienne législation ? Cette argumentation est rigoureuse. Sans doute il y avait de bons Pharisiens et de bons Scribes, mais en petit nombre ; du reste Notre‑Seigneur ne s’arrête pas aux personnes, il veut parler surtout des idées qu’elles représentaient.
Mt5.21 Vous avez appris qu’il a été dit aux anciens : « Tu ne tueras pas et celui qui tuera mérite d’être puni par le tribunal. »versets 21-48 : à partir de cet endroit, Jésus entre dans des détails extrêmement pratiques et par l’explication de six commandements de l’ancienne Loi d’après l’esprit de la nouvelle, il prouve que celle‑ci perfectionne celle‑là en la spiritualisant, en l’idéalisant. « S’emparant de cette loi (juive), la débarrassant des interprétations humaines qui l’ont défigurée, séparant l’esprit de la lettre, ou plutôt creusant jusqu’au fond de la lettre pour en dégager l’esprit, Jésus déploie dans toute sa beauté l’éternelle loi de l’humanité ». Bourgaud, Jésus‑Christ, 2è partie, ch. 4. Il met habituellement trois choses en regard : le texte de la Loi mosaïque relativement aux commandements qu’il veut expliquer, la Loi relevée jusqu’à son idéal le plus parfait et telle que les chrétiens devront l’accomplir, la Loi interprétée misérablement et corrompue par l’esprit pharisaïque. Ainsi, ce n’est pas de l’antinomisme qu’il va faire ici, comme le prétendent les Sociniens, mais de l’antipharisaïsme : il n’attaque ni ne corrige la Loi, ce qui serait dire le oui et le non dans l’intervalle de quelques lignes ; c’est le pharisaïsme qu’il renverse, opposant à la conduite des fils de l’esclave celle des enfants de la femme libre. – Vous avez appris. L’auditoire est composé en grande partie de gens du peuple ; incapables de lire, ils ont simplement « entendu » le texte de la Loi dans les synagogues aux jours de fête ou de sabbat, avec les explications qu’y ajoutaient les Docteurs ; car c’est là que la multitude puisait l’instruction religieuse. Le verbe « appris » est donc délicatement choisi : Jésus dira « lu » quand il s’adressera aux savants. – Il a été dit. Nous remarquerons le même à-propos dans le choix de cette autre expression ; elle convient fort bien pour représenter la tradition orale que le Sauveur va citer immédiatement. Il eût dit « il a été écrit » s’il eût parlé de la Loi écrite. – Aux anciens. Par ce mot « anciens », Jésus désigne les vieilles générations juives des siècles antérieurs, qui ont reçu la tradition orale, et non les docteurs primitifs, auteurs ou canaux de cette même tradition. Le sens est donc : Vous savez que c’est la doctrine qui a été transmise à vos ancêtres. – Tu ne tueras pas. C’est le texte exact du cinquième commandement de Dieu, Exode 20, 13. Cf. Deutéronome v. 17. Au contraire, la ligne suivante : celui qui tuera... n’est qu’une addition arbitraire faite par les Scribes et les Pharisiens ; addition conforme à la lettre, il est vrai, mais qui, en s’en tenant à la lettre, en n’interdisant que l’homicide proprement dit, comme si le législateur n’avait pas voulu défendre autre chose, anéantissait l’esprit du commandement et abaissait une grande prescription morale au niveau d’un simple arrêté civil. – Méritera d’être puni : on reconnaît là le langage judiciaire ; c’est comme s’il y avait « sous le coup d’une accusation ». – par le tribunal. On nommait ainsi des tribunaux secondaires ou de première instance, établis dans toutes les villes de province, Cf. Deutéronome 16, 18, et composés de sept membres seulement suivant l’historien Josèphe, Antiquités Judaïques, 4, 8, 16, de vingt‑trois selon les Rabbins. Ils jugeaient les causes graves quand elles ne présentaient rien d’extraordinaire ; les meurtres étaient par conséquent de leur ressort ; ils pouvaient porter des sentences capitales, et comme, d’après la loi juive le meurtre était toujours puni de mort, la phrase « être puni par le tribunal » équivaut à celle‑ci : « il subira le dernier supplice ». Voilà donc les homicides menacés, contrairement à l’esprit du décalogue, non des jugements de Dieu, mais des gendarmes et du bourreau.
Mt5.22 Et moi, je vous dis : Quiconque se met en colère contre son frère mérite d’être puni par le tribunal, et celui qui dira à son frère : Raca, mérite d’être puni par le Conseil, et celui qui lui dira : Fou, mérite d’être jeté dans la géhenne du feu. – Et moi je vous dis. « Moi » par opposition aux Docteurs, « vous » par opposition à « anciens ». A cette interprétation mesquine et tout extérieure du cinquième commandement, Jésus oppose la sienne qui est la seule vraie, la seule conforme à la pensée du législateur. Quelle force dans ce « moi je vous dis ». C’est une parole d’autorité, et de légitime autorité, qui laisse bien loin derrière elle le vague « il est dit » employé sans cesse par le Talmud pour désigner la tradition. On croirait entendre le « ainsi dit Dieu », de la Loi et des Prophètes. – Quiconque… Quelle sera donc la portée du cinquième commandement dans le royaume messianique ? Notre‑Seigneur l’indique par trois fautes spéciales que l’on peut commettre contre cette ordonnance ramenée à sa véritable signification, et par trois degrés de châtiments qui leur correspondent. – Première faute : se met en colère. Cela désigne la simple colère et, par extension, tout mouvement de haine que l’on peut concevoir contre son prochain. Jésus remonte ainsi jusqu’à la racine même du meurtre, qui gît au fond du cœur. Cf. Jean 3, 15. – Contre son frère ; le prochain en général, tous les hommes étant frères puisqu’ils sont tous, les enfants d’un même père qui est Dieu. Il peut y avoir, comme le dit ailleurs la Sainte Écriture, des colères saintes et légitimes que Jésus ne veut pas condamner ici. – Mérite d’être puni. Même sens qu’au v. précédent. Jésus châtie un simple mouvement de colère autant que les Juifs châtiaient l’homicide consommé, montrant ainsi que la colère contre un frère est par elle‑même un péché digne de mort devant Dieu. – Seconde faute : Celui qui dira… Raca. « Raca » ne diffère probablement pas du chaldéen « vide », au figuré : tête vide, homme de peu de valeur. Cette expression est associée par les Rabbins à de nombreuses historiettes du genre de la suivante. Un païen dit à un Israélite : Je t’ai préparé chez moi un plat tout à fait succulent. Quel est ce plat ? Demande l’autre. Le païen reprend : C’est du porc. Raca, s’écria le Juif, il n’est pas même permis de manger chez vous des viandes pures. La colère qui, tout à l’heure, demeurait concentrée au dedans, éclate maintenant au dehors et se manifeste par des injures outrageantes pour la dignité humaine. Aussi y aura‑t-il une aggravation notable dans le châtiment. – Par le Conseil ; c’est donc devant le tribunal suprême et sans appel du Sanhédrin que le coupable sera cette fois conduit pour y recevoir sa sentence. Ce Grand Conseil, dont nous avons déterminé ailleurs les droits et la composition (voir la note de 2, 4), ne jugeait que les crimes les plus graves, ceux qui lésaient la majesté divine ou humaine ; les peines qu’il infligeait étaient en conséquence plus sévères, plus infamantes que celles auxquelles condamnait le tribunal. – Troisième faute : Celui qui dira… Fou. Il faut se reporter à l’hébreu pour bien comprendre le sens et tout l’odieux de cette injure. D’après le style biblique, nabal, ne désigne pas seulement la simple aliénation mentale ; ce nom est appliqué très souvent à la folie morale ou religieuse dans ce qu’elle a de plus révoltant, par exemple à l’impiété, à l’athéisme : il représente ainsi le dernier degré de corruption auquel il soit possible à l’homme de descendre cf. Deutéronome 32, 21 ; 1 Samuel 25, 25 ; Psaume 14, 1 ; 53, 2, etc. Et telle est la signification qu’il faut lui attribuer ici. C’était donc une injure tout à fait atroce : le châtiment qui lui correspond sera naturellement le plus considérable des trois. Jésus avait pris, pour exprimer les deux autres, des points de comparaison dans le code judiciaire de son temps et de son pays : pour celui‑ci tout rapprochement humain fait défaut, il l’indiquera donc en propres termes, la géhenne du feu. Il nous faut retracer rapidement ici l’histoire du mot « géhenne », car elle nous est indispensable si nous voulons saisir toute la pensée de Jésus. « Gehenna », vient de l’hébreu, Ghé-Hinnom, vallée d’Hinnom, ou plus complètement, Ghé-Ben‑Hinnom, vallée du fils d’Hinnom. On appelait ainsi, du nom de son ancien propriétaire ou de quelque héros inconnu, un ravin étroit et profond, situé au Sud de Jérusalem et célèbre au temps des Prophètes par toutes sortes d’abominations, en particulier par l’affreux culte de Moloch ; 2 Chron. 28, 3 ; 33, 6 ; Jérémie 7, 31 ; 19, 2-6. Pour protester contre tant d’horreurs, le pieux roi Josias déclara ce lieu impur et le profana en effet au point de vue légal en y faisant porter des ossements humains et des immondices de tout genre ; 2 Rois 23, 10. Depuis ce moment la vallée d’Hinnom devint la sentine et l’égout de Jérusalem. Ces diverses circonstances, ajoutées à l’aspect sauvage du ravin, le firent regarder de bonne heure par les Juifs comme la figure de l’enfer. Cette idée, qu’on trouve déjà dans les prophéties d’Isaïe, 30, 33 ; 66, 24, réussit à merveille ; l’imagination populaire ne tarda pas à s’emparer, et à placer dans la Géhenne (le mot apparaît sous cette forme dans le Talmud, Ghéhinnâm) les portes mêmes du lieu des tourments éternels. « Il y a, disait‑on, dans la vallée d’Hinnom deux palmiers entre lesquels on voit s’élever de la fumée, c’est là que se trouve la porte de la Géhenne », Babylon. Erubin. fol. 19, 1. Quant au mot « feu » habituellement associé à « Géhenne » dans les Évangiles, il tire son origine, suivant les uns, des feux perpétuels qu’on entretenait dans la vallée pour consumer les détritus de tout genre qu’on y jetait depuis l’époque de Josias ; plus probablement, selon les autres, des feux sacrés qu’on y avait allumés autrefois en l’honneur de Moloch. Cette association s’opéra d’autant plus facilement que les Juifs croyaient, de même que nous, à la réalité des flammes éternelles de l’enfer. Notre‑Seigneur se conforme donc au langage de ses compatriotes et, comme eux, c’est l’enfer qu’il désigne par la locution « feu de la Géhenne ». Tout auteur d’une injure atroce à l’égard du prochain méritera en conséquence d’être damné éternellement. Sans doute les deux premières sentences édictaient déjà d’une manière figurée le supplice sans fin des coupables, mais à des degrés inférieurs, parce que les crimes n’avaient pas la même gravité. – Jésus‑Christ ne mentionne pas l’homicide, non plus que les autres voies de fait, parce qu’il suppose qu’on n’en viendra jamais là dans son royaume ; du reste il donne assez à entendre combien les actions violentes seraient punies, dès là que les sentiments et les paroles le sont avec une telle sévérité.
Mt5.23 Si donc, lorsque tu présentes ton offrande à l’autel, tu te souviens que ton frère a quelque chose contre toi, 24 laisse là ton offrande devant l’autel et va d’abord te réconcilier avec ton frère, puis viens présenter ton offrande. – Après avoir montré d’une façon négative la richesse d’idées du commandement, « tu ne tueras pas », le divin Maître passe aux développements positifs en nous faisant voir comment nous devons agir pour empêcher la haine et la colère. Il emploie pour cela deux cas de conscience choisis, le premier, vv. 23 et 24, dans la vie religieuse, le second, vv. 25 et 26, dans la vie civile. – Premier cas. Donc : très‑naturel, car ce qui suit est une déduction du v. 22. – lorsque tu présentes ton offrande. Ce verset nous transporte au moment où un Juif, ayant apporté son offrande jusque dans le parvis des Israélites, attend que le prêtre s’approche pour la recevoir de ses mains. Il est debout auprès de la grille qui sépare le lieu où il se tient du parvis des prêtres, dans lequel sa victime va être portée pour y être immolée et pour être ensuite présentée au Seigneur sur l’autel du sacrifice. – Et là ; « On insiste fortement ici sur là, là, devant l’autel lui‑même », Maldonat. C’est tout auprès de l’autel, au moment d’offrir son présent à Dieu, que notre Israélite est supposé se ressouvenir tout à coup qu’un de ses semblables a quelque chose contre lui. – Quelque chose contre toi. Cette phrase, que Jésus a peut-être laissée à dessein dans le vague, peut signifier ou bien que le donataire a blessé son prochain de quelque manière, « parce que … il se plaint quelque chose venant de toi », ou bien qu’il est est personnellement l’offensé et que, même dans ce cas, il doit faire aussitôt les premières démarches, les premières ouvertures amicales, pour obtenir une réconciliation. Ces deux sens ont été tour à tour adoptés depuis l’époque des Pères : S. Augustin et S. Jérôme se déclarent pour le premier, S. Jean Chrysostome pour le second qui nous semble préférable à nous aussi, précisément parce que exigeant davantage, il est plus idéal et plus chrétien. « Jésus conduit le blessé à celui qui l’a blessé et les réconcilie. », S. Jean Chrysostome in h.l. – Va d’abord ; avant même d’offrir son sacrifice, quoique la victime soit sur le point d’être immolée et déposée sur l’autel, tant Dieu aime la charité entre frères, tant il déteste ce qui est capable de l’altérer. Cf. Osée, 6, 6. S. Jean Chrysostome fait admirablement ressortir la force de la prescription de Jésus : « O bonté, ô bénignité qui surpasse toute parole. Il méprise son propre honneur par charité pour le prochain. Que peut‑on imaginer de plus doux que ces paroles ? Que mon culte soit interrompu pour que ta charité demeure. Car le vrai sacrifice est la réconciliation avec le frère ». « Le premier sacrifice qu’il faut offrir à Dieu, dit Bossuet à propos du même texte, c’est un cœur pur de toute froideur et de toute inimitié avec son frère » Méditat. 14è jour. L’Église primitive, prenant cet ordre à la lettre, avait institué le touchant usage de pacifier, immédiatement avant la communion, les querelles qui pouvaient exister entre les fidèles.
Mt5.25 Accorde-toi au plus tôt avec ton adversaire, pendant que vous allez ensemble au tribunal, de peur qu’il ne te livre au juge, que le juge ne te livre au garde et que tu ne sois jeté en prison. 26 En vérité, je te le dis, tu n’en sortiras pas que tu n’aies payé jusqu’à la dernière obole. – Second cas. S. Luc le mentionne aussi, mais dans une autre circonstance ; Luc. 12, 58. – Ton adversaire ; l’adversaire en des matières soutenables devant les tribunaux ; car en général tout homme qui a sur un autre des droits légaux : par exemple un créancier, comme dans le cas présent. – Au plus tôt, le plus promptement possible ; au plus tard du moins pendant que tu es en chemin avec lui, pour aller trouver le juge. D’après le droit romain qui était alors en vigueur dans toute la Palestine, le plaignant pouvait, de sa propre autorité, contraindre la partie adverse à le suivre à l’audience, le livrer au juge. C’est ce qu’on appelait ordinairement « entraîner en jugement ». Chemin faisant, les plaideurs pouvaient faire un arrangement à l’amiable, une transaction, mais l’affaire une fois remise entre les mains du juge, il n’était plus temps, la justice suivait rigoureusement son cours. – Au garde, l’appariteur chargé d’exécuter la sentence ; c’était le plus souvent un licteur. L’homme à qui Jésus est censé s’adresser directement est donc supposé dans son tort. – Et que tu ne sois jeté en prison… : conclusion tragique du cas de conscience ; mais la suite l’est davantage encore : tu n’en sortiras pas… c’est-à-dire jamais, du moins d’après l’opinion la plus probable. « Quand Jésus dit qu’ils ne sortiront pas (de prison) tant qu’ils n’auront pas payé le dernier centime, il ne veut pas laisser entendre par là, comme le dit saint Augustin, qu’ils sortiront plus tard, mais qu’ils ne sortiront jamais » , Maldonat et un grand nombre d’autres commentateurs. Ces paroles de Notre‑Seigneur semblent en effet exprimer l’impossibilité pour le malheureux débiteur de parvenir à se libérer. Comment y réussirait‑il puisqu’il est prisonnier ? « Jusqu’à ce que », il est vrai, paraît bien indiquer que la prison aura un terme ; mais nous avons vu, 1, 25, que cette particule laisse souvent l’avenir incertain. – La dernière obole. Le « quadrans » ou quart d’as, était la plus petite monnaie de cuivre des Romains dont la valeur était infime. – Il nous reste à faire en quelques mots l’application de ce discours figuré de Jésus. Les deux adversaires représentent deux hommes dont l’un a gravement offensé l’autre et qui est par suite devenu son débiteur ; « le chemin », c’est la vie présente qui est en quelque sorte une chemin par lequel ils se dirigent vers Dieu, le souverain Juge. Satan ou les anges servent de ministres pour exécuter la divine sentence. Enfin la prison sera le purgatoire ou l’enfer, selon la manière dont on interprétera le verset 26. On voit maintenant comment le second cas de conscience se rattache à l’interprétation chrétienne du cinquième commandement de la Loi.
Mt5.27 Vous avez appris qu’il a été dit « Tu ne commettras pas d’adultère. » 28 Et moi, je vous dis que quiconque regarde une femme avec convoitise, a déjà commis l’adultère avec elle, dans son cœur. – Tu ne commettras pas d’adultère. C’est le sixième commandement du décalogue cf. Exode 20, 14 ; Deutéronome 5, 18. La tradition pharisaïque, sur ce point comme au sujet du meurtre, s’en tenait à la stricte signification de la lettre et ne condamnait que l’adultère proprement dit. Mais Jésus rend au sixième commandement, de même qu’il l’a fait pour le cinquième, toute sa force primitive, toute l’extension que Dieu avait voulu lui attribuer dès le principe. – Et moi je vous dis. « La répétition de ces mots donne à toute cette partie du discours une sorte de majesté imposante et douce. On sent l’avènement du grand législateur », Bougaud, Jésus‑Christ, 2è part., c. 4. – Les pharisiens et les Scribes n’interdisaient que les actes extérieurs désignés par l’ « adultère » ; le Christ prohibe même les actes intérieurs, les pensées et les désirs mauvais, quiconque aura regardé… serait mieux traduit par « aura examiné » ; car, dit Maldonat, « cela ne désigne pas celui qui, par inadvertance, pose les yeux sur un visage de femme, mais celui qui jette sur elle un regard de convoitise ». Il s’agit en effet d’un regard volontairement impudique, ainsi que l’exprime la suite du discours. – Pour la convoiter : « pour » marque le but final du regard qui a lieu directement en vue du désir. « Si quelqu’un la dévisage avec l’intention et le mobile de la convoiter, il ne peut s’agir d’une simple délectation charnelle, mais d’un plein consentement à la luxure », St. Augustin in h.l. Le substantif « femme » désigne tout d’abord une femme mariée, puisque Jésus ne mentionne que l’adultère proprement dit au v. 28 ; mais il est évident que la pensée du Sauveur va plus loin, comme l’admettent tous les exégètes, et, qu’en parlant d’une espèce particulière d’impureté, il comprenait toutes les fautes honteuses. Les vv. 29 et 30 l’indiquent très‑clairement par la généralité de leur tendance. – Déjà, en même temps qu’a lieu le regard de convoitise. – Dans son cœur, car c’est le cœur, dira plus tard Jésus‑Christ, qui est le centre de la vie morale : « C’est du cœur que viennent les pensées mauvaises…les adultères, les fornications », Matth. 15, 19. Aussi , tandis que d’après l’interprétation des hommes l’acte coupable était seul puni de la mort temporelle, d’après celle de Jésus le désir même sera puni de la mort éternelle.
Mt5.29 Si ton œil droit est pour toi une occasion de chute, arrache-le et jette-le loin de toi car il vaut mieux pour toi qu’un seul de tes membres périsse et que ton corps tout entier ne soit pas jeté dans la géhenne. 30 Et si ta main droite est pour toi une occasion de chute, coupe-la et jette-la loin de toi car il vaut mieux pour toi qu’un seul de tes membres périsse et que ton corps tout entier ne soit pas jeté dans la géhenne. – Amplification et conséquences pratiques du v. précédent, à l’aide de deux images très expressives. L’idée est bien claire ; la voici dégagée de toute métaphore. Si quelque objet vous est une occasion d’impureté, de péché dans le domaine de la sexualité, éloignez-le rapidement et violemment de vous, fût‑il aussi nécessaire que votre œil et que votre main, la séparation dut‑elle être aussi douloureuse pour vous que l’extraction d’un œil, l’amputation d’une main. Injonction sévère, froidement imposée, mais qui en réalité tourne à notre avantage, puisqu’en détruisant une partie elle réussit à sauver le tout. La répétition de la même pensée, et dans les mêmes termes, produit un effet très frappant ; la phrase est rythmée, cadencée, et chaque période retombe sur l’âme avec énergie, accentuant davantage les ordres du Sauveur. – Ton œil… ta main ; deux membres des plus chers, des plus indispensables, qui symbolisent mieux que tous les autres une occasion prochaine à laquelle on ne renoncera qu’avec peine. Et comme, d’après une opinion populaire appuyée du reste sur l’expérience, l’œil droit est préférable à l’œil gauche, la main droite à la main gauche, Cf. 1 Samuel 11, 2 ; Zach. 11, 17, c’est l’œil droit, c’est la main droite, que Jésus signale de préférence. – est pour toi une occasion de chute, te porte au péché, est un obstacle sérieux à la conservation de ta chasteté. – Arrache‑le… coupe‑la... Opérations violentes, qui exigent les plus rudes sacrifices ; mais un courage de héros n’est‑il pas nécessaire pour extirper l’aiguillon de l’impureté ? Sénèque a écrit cette belle parole qui ressemble beaucoup à celle du divin Maître : « Enlève de ton cœur toutes les choses qui le blessent. Et s’il n’y a pas moyen de les enlever autrement, arrache ton cœur avec elles », lettre 51. – Car il vaut mieux pour toi… Motif puissant d’agir, à l’occasion, de la manière indiquée par Jésus. De deux maux il faut choisir le moindre, il faut préférer un mal temporel à un mal éternel ; or, il est incomparablement plus doux de vivre ici‑bas avec un seul œil, une seule main, que d’être à tout jamais plongé dans les flammes de l’enfer, ce qui serait le plus grand des malheurs. Cicéron disait aussi : « Dans le corps, s’il y a une chose qui soit de nature à nuire au reste du corps, nous supportons qu’elle soit brûlée ou coupée, pour qu’un membre périsse plutôt que tout le corps. » Cicéron, Philipp.
Mt5.31 Il a été dit aussi : « Quiconque renvoie sa femme, qu’il lui donne un acte de divorce. » – Quiconque renvoie… au sixième commandement, Jésus‑Christ rattache d’une manière toute naturelle une ordonnance civile qui avait avec lui la connexion la plus étroite ; nous voulons parler de la loi relative au divorce. En l’expliquant à son tour, Jésus complète ce qu’il venait de dire touchant la sainteté des mœurs, car rien ne pouvait contribuer autant à l’immoralité que le sens exagéré qu’on avait donné peu à peu à cette loi. Le Sauveur n’en cite pas le texte complet. La formule abrégée qu’il nous livre est probablement celle que les Pharisiens eux‑mêmes avaient édictée et mise en circulation ; il est du moins facile de remarquer qu’elle élargit notablement la permission accordée par le Législateur. « Si un homme a pris femme et a consommé son mariage, mais si cette femme n’a pas trouvé grâce à ses yeux à cause d’une tare, il rédige pour elle un acte de répudiation, le lui donne, et la renvoie de sa maison. Si après avoir quitté son mari elle épouse un autre homme, et si lui aussi la prend en grippe et lui donne un acte de répudiation… ou est vraiment mort, le premier mari ne pourra pas la reprendre pour femme, car elle est polluée », Deutéronome 24, 1-4. Il y a là, on le voit, plusieurs restrictions importantes. La principale consiste dans les mots « en raison d’une chose honteuse », qui exigeaient un motif grave pour le divorce, par exemple l’adultère, d’après la solution donnée par l’école de Schammaï. Mais Hillel et ses disciples avaient su débarrasser leurs coreligionnaires de cette entrave, en soutenant que les manquements de tout genre, tels que seraient l’action de sortir sans voile dans la rue, un plat mal préparé, etc., donnaient au mari le droit de renvoyer sa femme et d’en prendre une autre. Bien plus, comme si cette décision n’eût pas encore été assez relâchée, Rabbi Akiba en vint jusqu’à émettre la règle suivante :« Si quelqu’un voit une femme plus belle que la sienne, il lui est permis de renvoyer sa femme, parce qu’il est dit dans le Deutéronome, 24, 1 : « si elle n’a pas trouvé grâce à ses yeux ». Cf Rosenmüller, Scholia in Deut. ; Lightfoot, Horae talmud. in h.l. La doctrine d’Hillel était trop conforme à la dépravation générale du cœur humain et à l’immoralité qui régnait alors particulièrement en Judée pour n’avoir pas trouvé de nombreux adhérents, qui ne craignaient pas de la mettre en pratique. Ainsi donc, tandis que cette loi sur le divorce était, dans l’intention de Dieu, un moyen de refréner les passions en empêchant les séparations arbitraires ou tyranniques, on en avait fait un manteau sous lequel se dissimulaient les appétits sensuels. « Est‑il permis, demanderont plus tard au Sauveur ces hommes corrompus, de congédier sa femme pour n’importe quelle raison ? » Matth. 19, 9. – un acte de divorce. Voici la copie de cette pièce dans ses points les plus importants : « Acte de répudiation. Tel jour de tel mois, en telle année à partir de la création du monde…, moi N…, fils de N…, habitant de la ville de N…, en toute liberté et sans la moindre coaction, j’ai répudié, j’ai renvoyé, j’ai chassé toi N…, fille de N…, de la ville de N…, qui avait été mon épouse jusqu’alors. Mais maintenant je t’ai renvoyée, toi, dis‑je, N…, fille de N…, de la ville de N… ; de telle sorte que tu t’appartiens et que tu es libre de te marier à qui il te plaira, sans qu’on puisse t’en empêcher, à partir de ce jour et à tout jamais ». Le droit de divorce n’appartenait chez les Juifs qu’au mari ; la femme n’en pouvait pas user directement, mais elle était libre de recourir, le cas échéant, au jugement des tribunaux pour obtenir la séparation. Cette séparation effectuée, les deux anciens conjoints pouvaient contracter à leur gré une nouvelle union qui était valide aux yeux de la loi.
Mt5.32 Et moi, je vous dis : Quiconque renvoie sa femme, hors le cas d’impudicité, la rend adultère et quiconque épouse la femme renvoyée, commet un adultère. – Jésus veut mettre un terme aux abus honteux que nous avons signalés, et comme ils avaient lieu sous le couvert de l’« acte de répudiation », il supprime totalement cet acte, et par suite le divorce, dans le royaume messianique. Désormais, dit‑il, avec ou sans acte de divorce, il ne sera plus possible aux époux de rompre le lien qui les unit ; toute tentative de ce genre, outre qu’elle serait absolument nulle, serait une source de ruine spirituelle pour plusieurs. En premier lieu, quiconque renvoie… la rend adultère « par d’autres noces, dont le divorce donne le pouvoir », Bengel. Le mariage subsistant toujours, en dépit de la séparation, tout homme qui répudie sa femme est responsable des adultères auxquels il l’expose sciemment, de même que la cause est responsable des effets qu’elle produit. A plus forte raison est‑il lui‑même directement coupable d’adultère dans le cas où il convolerait à des secondes noces. Jésus omet de relever cette conséquence parce qu’elle était trop évidente. – En second lieu, quiconque épouse… commet un adultère, parce qu’il entretient des relations illicites avec une personne qui n’a pas cessé, quand même, d’être la femme d’un autre. Par ces paroles, Notre‑Seigneur ramène donc le mariage à son institution primitive ; en d’autres termes, il en proclame l’indissolubilité, supprimant la dispense temporaire qui n’avait été accordée aux Juifs par Moïse que « en raison de la dureté de votre cœur », Matth. 19, 8. – Restent maintenant les mots si ce n’est en cas d’impudicité qui ont donné lieu, spécialement entre catholiques et protestants, à une discussion célèbre. Ceux‑ci affirment qu’il y a, dans cette sorte de parenthèse, une exception réelle à la règle générale établie par Jésus, c’est-à-dire que, même sous la loi chrétienne, le divorce demeure licite en cas d’adultère de l’un des époux. L’Église Romaine a toujours protesté soit par son enseignement, soit par sa pratique, contre une interprétation aussi fausse et aussi abusive. Vers la fin de sa vie, le Sauveur, répondant à une question insidieuse des Pharisiens, reviendra plus longuement sur l’indissolubilité du mariage, et à ce propos il répétera, presque sans y rien changer, les paroles du v. 32 cf. Matth. 19, 3 et ss. Pour éviter les redites inutiles, nous croyons pouvoir retarder jusque là des explications qui seront alors d’autant mieux à leur place que la décision de Jésus, entourée de développements lumineux, permettra de résoudre plus aisément les difficultés du texte et les objections de nos adversaires. Pour le moment, qu’il suffise de maintenir énergiquement la doctrine de l’Église, avec le saint concile de [la ville de] Trente qui a résolu infailliblement la question : « Si quelqu’un dit que l’Église se trompe quand elle a enseigné et enseigne, conformément à l’enseignement de l’Évangile et de l’Apôtre Mt 5,32 ; Mt 19,9 ; Mc 10,11-12 ; Lc 16,18 ; 1Co 7,11, que le lien du mariage ne peut pas être rompu par l’adultère de l’un des époux, et que ni l’un ni l’autre, même l’innocent qui n’a pas donné motif à l’adultère, ne peut, du vivant de l’autre conjoint, contracter un autre mariage ; qu’est adultère celui qui épouse une autre femme après avoir renvoyé l’adultère et celle qui épouse un autre homme après avoir renvoyé l’adultère : qu’il soit anathème. » Cf. Sess. 24,. can. 7, Denzinger Hünermann N°1807.
Mt5.33 Vous avez encore appris qu’il a été dit aux anciens : « Tu ne te parjureras pas mais tu t’acquitteras envers le Seigneur de tes serments. » – Encore, aussi, également. Ici encore, Jésus revient aux institutions théocratiques pour les perfectionner et pour condamner les méprises de la tradition à leur égard. Remontant la série des commandements du décalogue, il passe de la seconde table à la première, et s’arrête au second commandement qu’il interprète à son tour suivant l’esprit messianique. Les anciens ont maintes fois cherché le motif qui a pu déterminer Notre‑Seigneur à revenir brusquement du sixième commandement au second. Peine inutile :« Il n’a pas voulu conserver l’ordre du discours, mais dire les choses comme elles se présentaient », Maldonat – Les premiers mots de la citation, tu ne te parjureras pas, se trouvent dans l’Exode, 20, 7, et au Lévitique, 19, 12 ; les suivants, mais tu t’acquitteras…, n’existent nulle part dans le Pentateuque d’une manière textuelle, mais on les rencontre quant au sens en plusieurs endroits cf. Nombres 30, 3 ; Deutéronome 23, 21 et ss., etc. C’est donc une citation libre et collective, mais très exacte. L’expression « s’acquitter de ses serments » a été calquée sur l’hébreu ; elle désigne l’acquittement fidèle de tout ce qui a été promis sous le serment. La tradition pharisaïque avait produit d’étranges abus relativement à ce commandement. On en était venu à faire reposer toute la force du serment sur les mots « par Dieu », et à prétendre que la plupart des formules qui ne contenaient pas expressément le nom divin n’obligeaient pas en conscience. « Si quelqu’un jure par le ciel, par la terre, par le soleil, il n’y a pas de jurement », Maimonide. C’était une raison pour les avoir sans cesse à la bouche et pour les mélanger aux moindres affirmations. Bien plus, même à propos des serments reconnus par tous comme obligatoires, il s’était introduit des principes très relâchés au moyen desquels il était aisé de se soustraire à l’accomplissement des promesses les plus solennelles.
Mt5.34 Et moi, je vous dis de ne faire aucune sorte de serments ni par le ciel, parce que c’est le trône de Dieu, 35 ni par la terre, parce que c’est l’escabeau de ses pieds, ni par Jérusalem, parce que c’est la ville du grand Roi. 36 Ne jure pas non plus par ta tête parce que tu ne peux en rendre un seul cheveu blanc ou noir. – Notre‑Seigneur attaque de front et renverse du même coup ces abus sacrilèges. 1° Il interdit le serment à ses disciples dans les circonstances ordinaires, que le nom de Dieu y soit ou n’y soit pas interposé. – ne faire aucune sorte de serments. Cela ne doit pas être pris dans un sens absolu, comme si le serment était tout à fait aboli sous la Loi nouvelle. Ce que Jésus veut empêcher, ce sont les serments multipliés sans raison et prêtés à tout propos. Jurer, c’est prendre Dieu à témoin ; mais on profanerait son nom et sa véracité, si on en appelait à eux sous le prétexte le plus léger, tandis qu’on les honore lorsqu’il y a quelque grave raison de les invoquer. Il ne faut donc pas urger, comme l’ont fait plusieurs sectes hérétiques, la prescription du Sauveur. Sans entrer dans le détail des cas où le serment est licite, elle se borne à dire : « En général, je vous défends de jurer ». Si elle devait être prise à la lettre, comment expliquerait‑on et la conduite de S. Paul qui autorise le serment soit par son enseignement, Hébreux 6, 16, soit par son propre exemple, 2 Corinthiens 1, 23, et la conduite de Jésus lui‑même qui l’a prêté devant le Sanhédrin, Matth. 26, 63-64, et la conduite de l’Église qui l’exige en diverses occasions solennelles ? Telle a toujours été du reste l’interprétation des Pères et des Docteurs. – 2° Tout en continuant de proscrire le serment d’une manière générale, Notre‑Seigneur Jésus‑Christ montre la validité de certaines formules alors très usitées, mais que l’on croyait sans valeur. – Ni par le ciel... A moins de raisons graves, il ne faut donc jurer, ni par Dieu ni par les créatures ; car toute la création appartenant au Seigneur, un serment qui s’appuie sur quelqu’un des êtres qui la composent implique finalement un appel au Créateur souverain. Voici quelques échantillons de ce genre de serment, extraits des livres rabbiniques : « Par le ciel, il en est bien ainsi », Berachot f. 25, 2 ; « Par le ciel, tu l’as rappelé à ma pensée… », Midr. Kohel. 18, etc. – Parce que c’est le trône. A chaque formule qu’il allègue, Jésus ajoute le motif qui la rend identique à l’invocation du nom du Seigneur. Jurer par Dieu ou par des objets qui ont avec lui les relations les plus intimes, qui sont ses représentants visibles, n’est‑ce pas une seule et même chose ? Les expressions figurées « trône de Dieu, escabeau de ses pieds » sont des réminiscences bibliques dont l’intelligence est facile cf. Isaïe 66, 1. – Jérusalem est appelée ville du grand roi parce que le Seigneur, qui y avait pour ainsi dire fixé sa résidence en la choisissant pour être la capitale du gouvernement théocratique, Cf. Tobie 13, 19 ; Psaume 42, 2, était le Roi par excellence ou le Roi des rois, Cf. 1 Tim. 6, 15 ; Apocalypse 19, 16. – Ne jure pas non plus par ta tête. Les Romains le faisaient aussi bien que les Juifs :« Je jure sur ma tête », Virg. Aen. 9, 200 ; « Jure‑moi par la vie de ta tête. », Sanh. 2,2 ; mais à l’avenir on devra cesser de tenir ce langage. – Parce que tu ne peux… Dieu seul est assez puissant pour changer d’une manière indélébile la couleur de nos cheveux ; jurer par notre tête, c’est donc pareillement jurer par Lui, puisque nous n’avons pas le moindre pouvoir sur elle.
Mt5.37 Mais que votre oui, soit oui. Que votre non, soit non. Ce qui se dit en plus vient du Malin. – Après l’exemple de ce qu’on ne doit pas faire, vient celui du langage qu’on devra tenir désormais. Que votre langage soit clair... « Je trouve cet endroit un des plus touchants de la doctrine chrétienne ; parce que le Fils de Dieu y rétablit la plus aimable de toutes les vertus, qui est la sincérité », Bossuet, Méditat. sur l’Evang., 16è jour. – Oui, oui ; non, non cf. Jac. 5, 12. Tel est donc le serment des chrétiens : le disciple de Jésus doit exprimer la simple vérité sous la forme la plus simple possible. Avoir un oui sur les lèvres quand on a oui dans le cœur, dire non quand on pense non ; voilà l’idéal qu’il est, certes, bien facile d’atteindre et dont la réalisation universelle supprimerait à l’instant tous les serments. En effet, si, dans un monde de péché et de mensonge, le serment est parfois nécessaire pour donner des garanties aux relations sociales, dans le royaume des cieux qui est un monde de sainteté et de vérité il devient tout-à-fait inutile, une assertion sincère devant suffire. « La vérité évangélique n’accepte pas de jurement, puisque toute parole fidèle doit tenir lieu de serment », St. Jérôme. – ce qui se dit de plus ; ce qui va au‑delà de « oui, oui, non, non ». – Vient du malin. « Malin » désigne le démon cf. Jean 8, 44 ; ou le mal considéré dans son essence ; c’est le même sens dans les deux cas. Tout ce qui dépasse la simple affirmation ou la simple négation provient donc de la dureté des cœurs, de la malice, de l’esprit de fourberie, du démon. N’est‑ce pas une raison plus que suffisante pour éviter totalement le serment dans nos rapports habituels avec nos frères, et pour ne l’employer qu’avec circonspection quand il sera une nécessité pour nous ? Remarquons bien que Jésus‑Christ ne dit pas « est mauvais », mais « vient du malin », car le serment est en soi une chose sainte, qui honore Dieu en proclamant sa véracité infinie et sa science universelle.
Mt5.38 Vous avez appris qu’il a été dit : « Œil pour œil et dent pour dent. » – C’est toujours la même méthode : Jésus cite le texte de la Loi en faisant allusion au sens étroit qu’on lui donnait alors, puis il l’interprète selon l’esprit du Christianisme. – Œil pour œil... (sous‑entendu « rends » ou « exige »). Il s’agit dans ce cinquième exemple, de ce qu’on appelait le « droit du talion » ou plus simplement le talion. Moïse en avait parlé à différentes reprises ; il était même entré à ce sujet dans des détails nombreux et précis : Cf. Exode 21, 23-25 ; Lévitique 24, 19 et 20 ; Deutéronome 19, 21. Notre‑Seigneur se borne à mentionner la substance de la Loi. Il s’en faut beaucoup que ce droit du talion soit une institution exclusivement juive ; on le trouve au contraire à la base de tous les codes criminels. Les Douze Tables romaines le contiennent en propres termes : « Si on a estropié un autre et qu’on n’a pas conclu d’accord à l’amiable avec la victime, que la peine du Talion soit appliquée ». Malgré l’air de cruauté qu’il porte extérieurement, c’était en réalité une règle pleine de sagesse, qui proportionnait le châtiment au méfait, en établissant ce principe d’une justice inattaquable qu’il y aurait parité entre l’offense et la réparation. Du reste, il n’était nullement abandonné, dans la pratique, à l’initiative privée ; les juges seuls avaient le pouvoir d’en faire l’application, et ils ne prenaient pas toujours à la lettre les paroles du décret : le plus souvent ils se contentaient d’infliger une pénalité regardée d’après l’opinion générale comme équivalente au dommage, par exemple, telle amende, tel emprisonnement, etc.
Mt5.39 Et moi, je vous dis de ne pas tenir tête au méchant mais si quelqu’un te frappe sur la joue droite, présente-lui encore l’autre. – Malgré ses avantages réels, le talion avait pourtant le grave inconvénient d’attiser dans les cœurs l’esprit de vengeance ; c’est pourquoi le Christ l’abolit d’une manière générale dans son royaume, de même qu’il vient d’abolir le serment, et, par là, bien loin de contredire la Loi mosaïque qui avait dû tolérer ces choses, il la développe au contraire et la perfectionne à la manière que nous avons indiquée. – ne pas tenir tête au méchant ; tout homme méchant qui nous nuit « si quelqu’un t’a frappé… ». Ne pas se venger, pardonner volontiers les injures, tout souffrir de tout le monde sans jamais faire souffrir personne, c’est ce que Jésus‑Christ recommande ici fortement à ses disciples. Mais prenons garde en nous attachant trop strictement à la lettre de ses paroles, d’en fausser à la façon des Pharisiens le véritable sens. Le Messie n’enjoint rien d’absurde à ses sujets ; il n’interdit nullement la légitime défense, il laisse intacts nos droits naturels et civils, il maintient à la société le « droit du glaive » à l’égard des malfaiteurs. Sa pensée, telle qu’elle se dégage clairement de cette ligne et des suivantes, revient simplement à dire : Évitez la vengeance ; autant que vous le pourrez, pratiquez la douceur et la longanimité. Au lieu du « Rends‑leur la pareille », de vos pères, dites comme moi : « Pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu’ils font ». On peut ajouter encore que le divin Maître expose ce qui devrait avoir lieu dans une communauté chrétienne qui suivrait dans toute leur perfection les règles du Christianisme ; là du moins, chaque membre étant juste et saint, l’accomplissement littéral ne présenterait aucune difficulté. Mais pour un royaume des cieux où l’ivraie se trouve en si grande quantité mélangée au froment, Cf. Matth. 13, 24 et ss., Jésus prescrit plutôt une disposition générale de la volonté que la pratique rigoureuse des détails auxquels il s’arrête ; voir S. Augustin in h. l. et Bossuet, Méditat. 17è jour. – Après avoir montré la contradiction qui existe entre la Loi nouvelle et l’amour de la vengeance, Jésus‑Christ commente, au moyen de quatre traits puisés dans le cours ordinaire de la vie, le grand principe qu’il a énoncé. Si quelqu’un t’a frappé… C’est le premier trait ; il est relatif aux violences corporelles, aux voies de fait que le chrétien peut avoir quelquefois à subir, et qui sont symbolisées ici par la gifle, cet outrage regardé partout et toujours comme l’un des plus infamants. Que faire donc, quand on est traité de la sorte ? – Présente lui encore l’autre. En effet, c’est vraiment le talion à rebours. La Loi juive disait : « œil pour œil » ; la Loi chrétienne dit aussi : « Joue pour joue », mais dans un autre sens. Et pourtant qu’a fait S. Paul rudement frappé par ordre du grand prêtre, Actes des Apôtres 23, 3 cf. 16, 37 ? Qu’a fait Jésus lui‑même lorsqu’il fut injustement giflé par un valet du Sanhédrin, Jean 18, 23 ? Ni l’un ni l’autre ils n’ont tendu l’autre joue, l’un et l’autre ils ont protesté contre cet odieux traitement. Encore une fois, c’est donc à l’esprit du commandement qu’il faut se conformer plutôt qu’à la lettre, et nous nous y conformerons pleinement en imitant les sentiments de patience du Sauveur, « Insulté, il ne rendait pas l’insulte, dans la souffrance, il ne menaçait pas », 1 Pierre 2, 23 ; Isaïe 50, 6.
Mt5.40 Et à celui qui veut t’appeler en justice pour avoir ta tunique, abandonne encore ton manteau. – C’est le second trait, qui est tiré des procès, des querelles judiciaires. Plutôt y mettre du sien, en être pour ses frais, que de se laisser entraîner à des contestations qui sont la ruine de la charité fraternelle ; telle est sans figure la pensée du Sauveur dans ce verset. – Tunique, en hébreu , ketoneth, sorte de vêtement intérieur, S. Jérôme) fait en lin ou en coton et que l’on portait à même le corps. – Pour avoir ; cet effet n’aura lieu qu’après la sentence du juge, puisque le cas suppose clairement un procès en règle, « appeler en justice ». – Ton manteau ; c’était la sim’lah, grande pièce d’étoffe dans laquelle on se drapait durant le jour comme dans un manteau et qui servait la nuit de couverture. Souvent les pauvres n’avaient pas d’autre vêtement. Outre que le manteau était plus indispensable que la tunique, il était aussi d’un prix plus élevé, à cause de son ampleur. – Cicéron, de Offic. 2, 18, émet une parallèle à celle de Jésus : « Ce n’est pas seulement un beau geste de céder un peu de son droit, mais c’est souvent avantageux ».
Mt5.41 Et si quelqu’un veut t’obliger à faire mille pas, fais-en avec lui deux mille.– Troisième trait, emprunté aux corvées ou aux services corporels que les anciennes législations savaient déjà imposer aux citoyens. Ici Jésus mentionne une corvée spéciale, parfois bien dure et qui faisait souvent jeter des cris. – T’obliger. Le mot, comme la chose, est d’origine persane. Cyrus ayant institué la poste dans son vaste empire, autorisa les courriers d’état à prendre à leur service, de gré ou de force, sur tout leur parcours, hommes, chevaux, voitures et vaisseaux au besoin. Ce genre de réquisition, durement pratiqué, fut nommé « ankarié » ou « angharié », c’est-à-dire contribution qui n’est pas salariée cf. Hérod. 8, 98 ; Xenoph. Cyrop. 8, 6, 17. Les conquérants Grecs et Romains trouvèrent ce système trop avantageux pour ne pas le conserver et même le développer autant qu’ils purent cf. Matth. 27, 31. Le nom resta le même, à part la désinence qui fut légèrement modifiée d’après les exigences grammaticales du grec et du latin. – Mille pas. C’était, chez les Romains, de même que nos mille mètres, l’unité de mesure pour les grandes distances. Chaque mille était marqué, du moins le long des principales routes, par une pierre milliaire. Depuis la conquête, on comptait aussi par milles en la Palestine. – Fais-en avec lui… C’est toujours la même exhortation à une charité qui se soumet bonnement, toutes les fois qu’il n’y a pas déraison à le faire, aux exigences les plus désagréables.
Mt5.42 Donne à qui te demande et ne cherche pas à éviter celui qui veut te faire un emprunt. – Ce quatrième et dernier trait condamne l’égoïsme qui n’aime ni à donner, ni à prêter, et recommande la compassion la plus généreuse envers tous ceux qui sont dans le besoin. – Donne, quel que soit l’objet, quelle que soit l’importunité de la demande, mais toujours bien entendu dans les limites prescrites par la sagesse et la prudence. – Emprunt : Jésus‑Christ parle évidemment d’un prêt gratuit. – L’expression suivante, ne cherche pas à éviter, est pleine de vie ; elle rappelle à merveille le brusque mouvement par lequel on échappe aux requêtes ennuyeuses. Un bon chrétien ne doit pas se détourner, il faut qu’il demeure ferme et qu’il accède aux désirs du suppliant. – Le lecteur aura sans doute remarqué la gradation descendante suivie par le divin Maître dans ces quatre traits : on va constamment du plus difficile au plus facile.
Mt5.43 Vous avez appris qu’il a été dit : « Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi. » – Tu aimeras ton prochain. Cette première partie de la citation est empruntée à la lettre même de la Loi cf. Lév. 19, 18. L’expression désigne le prochain en général, soit qu’il appartînt à la nation juive, soit même qu’il fût étranger, Cf. Lév. 19, 34. – Quant aux paroles suivantes, et tu haïras ton ennemi…, elles ne se rencontrent nulle part dans la Thora : les Pharisiens s’étaient permis de les ajouter au texte qui précède comme un corollaire très naturel, croyaient‑ils, tandis que ce n’était qu’une détestable glose. Ce n’est pas tout, ils en étaient venus jusqu’à ranger tous les non‑juifs, c’est-à-dire les païens sans exception, dans la catégorie des ennemis. « Ne témoigne au païen ni bienveillance ni pitié, » dit R. Isaac, Midr. Tehill. f. 26, 4. « Nous n’avons pas le droit, enseigne Maimonides résumant la tradition sur ce point, de tuer les païens avec lesquels nous ne sommes pas en guerre ; mais il est défendu de les secourir quand ils sont en danger de mort », etc. Ainsi se forma peu à peu, chez la nation choisie, une « haine du genre humain » parfaitement avouée et que ses adversaires lui reprochent aussi bien que ses amis. On connaît le mot de Tacite, Hist. 5, 4 : « Entre eux, une foi à toute épreuve, le cœur sur la main, mais envers tous les autres une haine qui ne désarme pas ». Et S. Paul, si dévoué à ses coreligionnaires, ne dit‑il pas d’eux très ouvertement que « Ils déplaisent à Dieu ; ils sont les adversaires de tous les hommes »? 1 Thess. 2, 15.
Mt5.44 Et moi, je vous dis : Aimez vos ennemis, bénissez ceux qui vous maudissent, faites du bien à ceux qui vous haïssent et priez pour ceux qui vous maltraitent et qui vous persécutent : – Il n’y a qu’un instant, c’est en quelque sorte la charité passive à l’égard du prochain que Jésus‑Christ avait recommandée ; il exhorte maintenant à l’amour actif, qui prend les devants pour faire le bien. – Aimez vos ennemis. Sublime contraste. Ennemi et haine vont ensemble ; Jésus détruit cette antique et triste association, pour dire : « Aimez même vos ennemis ». Remarquons pourtant la délicatesse de son langage ; il ne dit pas « aimez-les » comme on aime ses amis, mais « ayez pour eux un amour de volonté, de charité » ce qui est beaucoup plus facile, ce qui même est souvent seul possible. – Faites du bien à ceux qui vous haïssent. Des sentiments, le Sauveur passe par une gradation très naturelle aux paroles et aux actes. 1° aux paroles, bénissez ceux qui vous maudissent. C’est la première opération de l’amour sincère : aux malédictions, il oppose des souhaits de bonheur. 2° Aux actes, qui sont de deux sortes : a. les œuvres de bonté, les bienfaits quel que soit leur nom devant la revanche chrétienne, des mauvais traitements, « faites du bien… » ; b. la prière adressée avec ferveur au Père céleste pour ceux qui nous haïssent, priez, etc. Telles sont les manifestations de l’amour en face des manifestations de la haine. Le paganisme les avait pressenties ; il les a plus d’une fois admirées par ses grands philosophes, mais il en est resté à la théorie, parce qu’il était incapable de procurer la grâce sans laquelle ces choses sont tout à fait impossibles : le Christianisme les pratique tous les jours à la suite de son divin Fondateur 2 Pierre 2, 21 s.
Mt5.45 afin que vous soyez les enfants de votre Père qui est dans les cieux, car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et descendre sa pluie sur les justes et sur les injustes. – Excellent motif d’encouragement à un acte qui est si difficile en lui‑même. L’enfant prend son père pour modèle ; le chrétien imite le Seigneur dont il est le fils adoptif. Si Dieu aime tous les hommes, leur fait du bien à tous, même quand ils le haïssent, il faut que le chrétien tienne une conduite semblable ; autrement il agirait en fils dégénéré. Plus il aime ses frères, les méchants comme les bons, plus il est enfant de Dieu. – Qui fait lever... On rencontre une pensée analogue dans Sénèque : « Si vous imitez les dieux, nous dit‑on, faites aussi du bien aux ingrats : car le soleil se lève pour les scélérats, et la mer est ouverte aux pirates », de Benef. 4, 26. La bonté de Dieu à l’égard de ses ennemis est démontrée, dans le philosophe païen comme dans l’Évangile, par deux faits empruntés à l’expérience populaire et universelle. Donc, si d’une part le Seigneur hait le mal et nous ordonne de le haïr, Romains 12, 9, d’autre part il est bon, même pour ses ennemis, et il nous prescrit d’en faire autant envers les nôtres.
Mt5.46 Si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense méritez-vous ? Les publicains n’en font-ils pas autant ? 47 Et si vous ne saluez que vos frères, que faites-vous d’extraordinaire ? Les païens même n’en font-ils pas autant ? – Autre motif pressant : la fidélité à cette injonction du Sauveur sera grandement récompensée, mais ceux qui n’aiment que leurs amis n’ont rien à espérer de Dieu. Au lieu d’exprimer sèchement cette idée, Jésus‑Christ la rend frappante par le tour rapide qu’il lui communique et par la double comparaison qu’il y mêle. – Si vous aimez ceux qui vous aiment… Aimer seulement ceux qui nous aiment, est‑ce de la charité chrétienne ? Non, c’est plutôt de l’égoïsme, de l’amour‑propre dissimulé. « L’amour, dit Dante en son magnifique langage, qui ne pardonne l’amour à aucun aimé ». Aussi, quelle récompense aurez-vous ? une récompense humaine peut-être, une part plus grande à l’affection de vos amis, mais rien du ciel pour lequel vous n’avez rien fait. – Les publicains… ? Même les publicains font cela. Quelle force dans ce « Les publicains ». Quelques détails historiques sont nécessaires pour bien saisir l’argumentation de Jésus. On nommait publicains les employés chargés de prélever les impôts dans les pays annexés à l’empire romain. C’étaient tout d’abord des nobles ou chevaliers qui, moyennant une annuité considérable qu’ils payaient à l’État, se chargeaient à leurs risques et périls de recouvrer la somme avancée par eux, grossie bien entendu d’intérêts considérables, car toute liberté ou peu s’en faut leur était laissée à cet égard. Toutefois cette dénomination servait plus communément à désigner non pas ces percepteurs en grand dont la principale fonction consistait à encaisser l’excédent toujours certain des recettes, mais leurs nombreux agents qui traitaient directement avec les contribuables. Ces employés inférieurs, désireux de s’enrichir comme leurs chefs, réclamaient plus encore que ceux‑ci n’avaient exigé, Cf. Luc. 3, 12 et 13, et se conduisaient en général avec une brutalité révoltante. C’était, on le voit, la concussion pratiquée sur toute la ligne, avec les abus les plus criants tolérés par les proconsuls. On comprend la haine que les pauvres provinciaux avaient dû concevoir pour les tyrans qui les dépouillaient avec une telle injustice. La classe des publicains, honnie chez les Grecs, l’était doublement chez les Juifs, aux yeux desquels elle avait en outre le tort impardonnable de servir les Romains, ces puissants ennemis de la cause théocratique. Aussi le Talmud affecte‑t-il de la ranger parmi celles des voleurs et des assassins ; il prétend même que le repentir, et par suite le salut des publicains, sont des choses impossibles. Le bon Jésus lui‑même parlant d’eux, soit selon leur malice réelle, soit en conformité avec les idées de ses compatriotes, les associe plus d’une fois à ce qu’il y a de pire dans la société, Cf. 18, 17 ; 21, 31, 32, etc. Il mentionne donc ici leurs noms pour montrer qu’il y a bien peu de mérite à faire une chose qu’eux‑mêmes, hommes violents, brutaux, savent faire. – Etsi vous ne saluez que vos frères… La salutation avait lieu chez les Arabes, au moyen du mot « paix », adressé à ceux que l’on rencontre. Les Israélites ne saluaient jamais les Païens, de même que certains Musulmans évitent de témoigner cet acte de déférence aux chrétiens. – Que faites‑vous d’extraordinaire ? En quoi excellez-vous ? quelle est votre supériorité sur le reste des hommes, puisque les païens en font autant ? Les païens sont signalés ici au point de vue israélite, comme les publicains un peu plus haut. Ces deux exemples concrétisés contenaient pour les auditeurs de Jésus un « a fortiori » très énergique.
Mt5.48 Vous donc, soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait. – Donc soyez parfaits. Dans ce verset, qui termine admirablement la comparaison que Notre‑Seigneur vient d’établir entre l’Ancien Testament et le Nouveau, nous trouvons le premier des trois grands principes de moralité que renferme le Discours sur la Montagne cf. 6, 33 et 7, 12. C’est un idéal supérieur, qui nous inspire sans cesse un nouvel élan et qui est par cela même très apte à nous conduire au but voulu par le Christ ; « vous, courez de manière à l’emporter », ajoutera S. Paul, 1 Corinthiens 9, 24, tout en étant forcé de reconnaître qu’il n’avait pas encore atteint lui‑même ce sublime sommet. Philipp. 3, 12, 13. – Soyez, en grec au futur, mais avec le sens bien manifeste de l’impératif. – Donc, car c’est une conclusion très logique de tous les ordres qui précèdent et plus particulièrement du dernier, v. 44-47, ou du moins de leur fidèle accomplissement. – Vous : ce « vous » est emphatique ; vous, mes disciples, par opposition aux Scribes et aux Pharisiens. – Parfaits, des hommes tout à fait saints, en qui il ne reste plus rien à réformer parce qu’ils sont vraiment complets. – Comme « ne déclare pas l’égalité, mais la qualité et la ressemblance », Maldonat, et n’est‑ce pas assez pour notre faiblesse et notre misère ? – Votre Père céleste est parfait. Abîme insondable, océan sans bornes qu’il faut adorer, tout en essayant de nous en rapprocher. – Terminons cette partie par un mot de Cicéron : « Vaincre son tempérament, mettre un frein à la colère, non seulement s’élever en foulant aux pieds l’adversaire, mais agrandir sa dignité première, celui qui fait ces choses je ne le compare pas aux plus grands hommes, mais je le juge très semblable à Dieu », Pro Marcello, 3.


