Chapitre 6
Mt6.1 Gardez-vous de faire vos bonnes œuvres devant les hommes, pour être vus d’eux : autrement vous n’aurez pas de récompense auprès de votre Père qui est dans les cieux. – Gardez-vous. C’est un avertissement de la dernière gravité que Jésus se propose de donner à ses auditeurs ; aussi les incite‑t-il à une grande vigilance dans leur conduite : l’adversaire spirituel contre lequel il veut les mettre en garde est si dangereux, si subtil. Il se glisse si habilement jusque dans les âmes les plus saintes. Donc, prenez garde. – Les bonnes œuvres… représentent la sainteté, la vertu en général. Associé au verbe faire par imitation de la très ancienne tournure hébraïque, Genèse 18, 19 et ailleurs, il équivaut à l’expression plus latine « donner des exemples de sa vertu »cf. Matth. 23, 5. – Devant les hommes : ce n’est pas sur ces deux mots que porte l’avertissement « gardez-vous » ; Jésus se contredirait lui‑même, Cf. v. 16, il contredirait aussi la nature des choses s’il voulait empêcher les bonnes œuvres de se manifester au dehors. Ce qu’il interdit, c’est le bien fait par ostentation, le bien directement accompli en vue d’attirer les regards des hommes. – Pour être vus d’eux. Là il indiquait une conséquence naturelle de l’acte, tout en supposant que l’agent se proposait une fin distincte de cette conséquence, « et qu’ils glorifient… » ; actuellement il indique le but réel, l’intention intime de l’agent. Autre chose est donc de faire simplement, sans scrupule, le bien devant les hommes pour la plus grande gloire de Dieu, autre chose de montrer au public ses actes de prétendue vertu par esprit de vaine gloire et d’amour‑propre. « L’action peut même être faite en public pourvu qu’elle demeure secrète par l’intention, pour que nous donnions au prochain l’exemple de bonnes œuvres que nous désirons toujours maintenir secrètes, en ne cherchant à plaire qu’à Dieu », dit S. Grégoire‑le‑Grand conciliant ces deux passages, Hom. 11 in Evang. Ces orgueilleux n’ont qu’une sainteté de théâtre. La vanité, ce grand voleur de mérites, tel est l’ennemi que Jésus nous recommande de combattre activement. – Et pourquoi devons‑nous le combattre et le vaincre ? Autrement vous n’aurez pas de récompense. La récompense est déjà toute prête dans le ciel appartenant d’avance à ceux auxquels elle est destinée. – Auprès de votre Père… Dieu ne doit rien et ne donne rien à ceux qui n’ont rien fait pour lui : c’est la stricte justice.
Mt6.2 Quand donc tu fais l’aumône, ne sonne pas de la trompette devant toi, comme font les hypocrites dans les synagogues et dans les rues, afin d’être honorés des hommes. En vérité, je vous le dis, ils ont reçu leur récompense. Versets 2-18 : les trois principaux devoirs de la vie religieuse, l’aumône, la prière et le jeûne : Tobie 12, 8 ; 14, 10 ; Judith. 4, 9 ; Eccli. 29, 11. – Donc…, puisqu’il en est vraiment ainsi, puisqu’il n’y a pas de récompense céleste à espérer quand on n’est vertueux que pour soi. – L’aumône. Cet important devoir de la vie religieuse à l’égard du prochain, ce devoir qui est si fréquemment et si fortement inculqué à chaque page de l’Ancien Testament, à chaque page du Talmud, appelait des premiers l’attention du Messie. Jésus indique dans ce verset la manière dont on ne doit pas l’accomplir. – Ne sonne pas de la trompette. Faut‑il prendre ces mots à la lettre, ainsi que l’ont fait de nombreux commentateurs, et croire que les Pharisiens avaient réellement coutume de faire annoncer leurs aumônes à son de trompe, comme des charlatans qui veulent attirer au loin l’attention ? En soi cette opinion n’a rien d’improbable, car nous verrons l’école pharisaïque inventer des pratiques plus absurdes et plus immorales ; néanmoins, comme il n’existe dans les écrits juifs aucune trace de cette manière de faire, il vaut peut-être mieux admettre à la suite de S. Jean Chrysostome et de la plupart des exégètes que c’est là seulement une métaphore énergique, choisie à dessein par Notre‑Seigneur pour peindre au vif la manière bruyante avec laquelle certaines gens faisaient l’aumône. « Il dit cela non parce qu’ils avaient des trompettes mais pour montrer leur grande folie. Par cette métaphore, il se moque d’eux et les dénonce », S. Jean Chrysost., Hom. in h.l. Cette figure existe du reste dans presque toutes les langues : au grec correspond le « strombettare » italien, le « ausposaunen » allemand, le « to trumpet » anglais, etc. Comp. La phrase cicéronienne : « Sois, toi, le panégyriste ou la trompette de ma gloire. », Cic. ad Div. 16, 21. – Devant toi : avec ironie ; devant toi, ce saint homme, ce bienfaiteur généreux de l’humanité. – Comme font les hypocrites. Un hypocrite est un homme qui « répond », mais sur la scène affublé d’un masque, en jouant par conséquent un rôle qui n’est pas proprement le sien ; de là le sens odieux qu’a pris peu à peu cette expression. On devine que c’est aux Pharisiens que Jésus l’applique en cet endroit, quoiqu’il ne les nomme pas directement ; plus tard, il ne se gênera pas pour la leur jeter en plein visage. – Dans les synagogues : là comme dans nos églises on faisait des quêtes au profit des pauvres ; ou bien les mendiants choisissaient volontiers ces lieux de prière pour y implorer la pitié de leurs frères, sachant bien que l’homme est toujours plus disposé à la charité quand il vient de remplir ses devoirs religieux. – Dans les rues, c’est-à-dire dans les endroits des villes où les passants affluent, par exemple les places publiques, les carrefours. – Ils ont reçu leur récompense ; « à vains désirs, vaine récompense », ajoute S. Augustin, les applaudissements sonores mais passagers qu’ils recherchaient. « Ce qui est montré à l’extérieur est privé de toute récompense à l’intérieur. », S. Grégoire, Hom. 12 in Evang.
Mt6.3 Pour toi, quand tu fais l’aumône, que ta main gauche ne sache pas ce que fait ta main droite, – Manière dont on doit faire l’aumône. – Ne sache pas…; métaphore encore plus énergique et qui exprime toutefois très délicatement la réserve avec laquelle on doit secourir ses frères. Les Pharisiens s’affichent ; les chrétiens doivent éviter, s’il était possible, même leurs propres regards lorsqu’ils font le bien. « Tu dois même veiller à ce que tu l’ignores toi‑même, si la chose est possible. Il faudrait même cacher les mains qui accomplissent une œuvre, dans la mesure du possible. Jésus ordonne que (l’action) soit cachée à tous », S. Jean Chrysost. « Si tu fais quelque chose de bon, dit un proverbe oriental, jette‑le à la mer ; les poissons l’ignoreront peut-être, mais Dieu le saura ». Un rabbin allait jusqu’à élever au‑dessus de Moïse quiconque donnait l’aumône en secret.
Mt6.4 afin que ton aumône soit dans le secret et ton Père, qui voit dans le secret, te le rendra. – Motif pour lequel il faut fuir la publicité dans ses aumônes. Dans le secret : notre bonne œuvre demeurera cachée aux hommes, il est vrai, mais Dieu, pour qui tout se passe au grand jour, la verra et il saura nous en récompenser. – Te le rendra : ce sera une véritable restitution, car, selon le bel axiome populaire : Qui donne aux pauvres prête à Dieu. Cf. Eccli. 39, 15. A la fin de ce verset la Recepta ajoute « en public », de même aux vv. 6 et 18 cf. Luc. 14, 4 : quelque juste que soit l’idée, ce n’en est pas moins une interpolation, comme le prouve l’absence de tout témoin sérieux. – Les Chinois disent au contraire : Répands tes aumônes durant le jour, ta récompense viendra pendant la nuit.
La prière, vv. 5-15.
Mt6.5 Lorsque vous priez, ne faites pas comme les hypocrites, qui aiment à prier debout dans les synagogues et au coin des rues, afin d’être vus des hommes. En vérité, je vous le dis, ils ont reçu leur récompense. – De l’aumône, Jésus passe à la prière qui est le grand devoir de la vie religieuse envers Dieu, et il signale deux graves défauts qu’il y faut éviter. – Ne soyez pas comme les hypocrites… C’est le premier défaut, qui consiste dans une ostentation pleine d’hypocrisie ; il est, en effet, des hommes qui aiment à faire parade de leurs dévotions comme de leurs aumônes. Le Sauveur les stigmatise par un portrait qui ne laisse pas d’être caustique dans sa simplicité. On croirait voir ces Pharisiens à la piété tout extérieure, drapés dans leur manteau de prière qui se distinguait par ses larges franges, portant au front et au bras leurs phylactères, debout à l’endroit le plus apparent des synagogues, ou même aux coins des places publiques, c’est-à-dire à l’intersection des places et des rues, car ils ont fait en sorte de se laisser surprendre aux heures de la prière dans les passages les plus fréquentés. – Pour être vus des hommes ; leur but n’en sera donc que mieux atteint. Les voilà tournés du côté du temple, affectant une modestie exagérée, murmurant quelques versets des Psaumes. Les passants les regardent et se disent entre eux : « ce sont des hommes saints. ». Ils ont reçu leur récompense : après tout ils n’en désiraient pas d’autre. – Debout : c’était l’usage des Juifs de prier debout cf. 1 Samuel 1, 26 ; 1 Rois 8, 2 ; Marc. 11, 25 ; Luc. 18, 11. Parfois cependant ils priaient aussi à genoux ou prosternés. Les « orantes » des catacombes sont fréquemment représentés debout, les bras étendus.
Mt6.6 Pour toi, quand tu veux prier, entre dans ta chambre, et, ayant fermé ta porte, prie ton Père qui est présent dans le secret, et ton Père, qui voit dans le secret, te le rendra. – Voici, comme pendant, un autre portrait, celui du disciple de Jésus en oraison. Quelle différence. Rien de théâtral, rien d’affecté. C’est Dieu seul que l’on prie, c’est à lui seul qu’on veut plaire : tout se passe « dans le secret », entre l’âme et Lui. – Dans ta chambre ; l’expression grecque correspondante ne désigne pas seulement la chambre à coucher, mais tout appartement intérieur, quel qu’il soit, par opposition aux lieux publics mentionnés au v. 5. – Et après avoir fermé la porte : ce sont là des figures évidemment, et il faut les entendre selon l’esprit, comme tant d’autres paroles du Discours sur la Montagne. « Ce qui est dit de la porte secrète et verrouillée a été tiré du langage usuel pour désigner ce qui se fait sans vacarme », Rosenmüller, Schol. in h.l. Jésus n’a nullement l’intention de condamner la prière publique en elle‑même, à plus forte raison la prière faite dans les églises ; ce qu’il attaque, c’est la vaine complaisance, la recherche du moi qui peut s’y mêler. – Te le rendra : il récompensera votre piété sincère.
Mt6.7 Dans vos prières, ne multipliez pas les paroles, comme font les païens, qui s’imaginent être exaucés à force de paroles.– Second défaut dans lequel on peut tomber à l’occasion de la prière. « Ce n’est pas seulement l’ostentation qu’il faut éviter en priant, mais la vaine loquacité des Païens », Fritzsche. – Ne multipliez pas les paroles dit beaucoup moins que le grec qui exprime si bien la répétition interminable de phrases dénuées de sens, la multiplication fatigante des mêmes paroles pour redire sans cesse la même chose. – Comme les païens. Les prières vocales incessamment répétées des païens sont un fait bien connu, dont les poètes et les philosophes se sont ri plus d’une fois, appelant cette dévotion de leurs coreligionnaires « fatiguer les dieux, leur casser les oreilles », et soutenant avec ironie que les dieux ne pouvaient exaucer une demande « A moins que la même chose ne soit dite cent fois ». La Bible en offre un exemple, 1 Rois 18, 26 : « ils invoquèrent le nom de Baal depuis le matin jusqu’au milieu du jour, en disant : Ô Baal, réponds‑nous. ». Les Juifs n’avaient pas su se préserver complètement du « bavardage » dans la prière: Notre‑Seigneur reprochera plus tard ce défaut aux Pharisiens en termes très exprès, Matth. 23, 15, et les Rabbins n’affirmaient‑ils pas que « Tout homme finit par être entendu à force de multiplier les paroles ? » Hierosol. Taanith, f. 67, 3. S’imaginant donc sottement, comme les païens, que la prière est une sorte d’ « opus operatum » et que plus elle contient de mots plus elle est salutaire. – Les lignes suivantes de S. Augustin préviennent et résolvent une objection qu’on pourrait soulever à propos de ce verset : « La parole bavarde est autre chose qu’un sentiment prolongé. Que soit absente de la prière l’abondance des paroles. La prière ne cessera pas d’être grande si la ferveur de l’intention perdure », lettre 130. « Beaucoup parler en priant ne sert qu’à prononcer des paroles superflues. Prier beaucoup c’est frapper à la porte de celui que nous prions par un battement pieux et continu du cœur. Car, la plupart du temps, ce devoir se remplit plus par des gémissements que par des paroles », lettre 121. Le blâme du Christ n’atteint nullement les longues prières en elles‑mêmes, mais les longues prières qui proviennent de la superstition.
Mt6.8 Ne leur ressemblez pas, car votre Père sait de quoi vous avez besoin, avant que vous le lui demandiez. – Ne leur ressemblez pas, c’est-à-dire « ne les imitez pas » ; il ne faut pas que les chrétiens agissent en cela comme les païens. – Car votre Père sait. La battologie est en conséquence une chose ridicule, inutile, bien plus, injurieuse à Dieu, qu’elle suppose dénué ou de science ou de bonté à notre égard. Il connaît tous nos besoins avant d’avoir entendu nos gémissements et nos demandes ; il n’est donc pas nécessaire qu’on lui fasse mille raisonnements pour le convaincre. – Mais pourquoi le prier, s’il sait tout d’avance ? S. Jean Chrysost. répond : « Non pour que tu lui fasses la leçon, mais pour que tu le fléchisses. Pour que par le grand nombre de tes supplications tu lui deviennes familier, pour que tu t’humilies et te rappelles tes péchés. », In Matth. Hom. 19.
Mt6.9 Vous prierez donc ainsi : Notre Père qui êtes aux cieux, que votre nom soit sanctifié. – Ainsi… vous… « Ainsi » et « vous » sont emphatiques. L’adverbe « ainsi » n’est cependant pas synonyme de « plus brièvement, plus simplement », ni même de « dans ce sens » ; il signifie plutôt « de la façon suivante ». En effet, bien que Jésus‑Christ n’oblige aucunement ses disciples à employer toujours l’Oraison dominicale à l’exclusion des autres prières, il leur propose toutefois ici non seulement un modèle de supplication, mais une véritable formule qu’ils ne sauraient redire trop souvent. Ainsi l’a compris l’Église, qui a inséré de très bonne heure le « Notre Père » dans sa liturgie ; ainsi l’a compris le sentiment chrétien pour lequel il n’existe pas de prière plus douce ou plus chère. – Nous trouverons dans le troisième Évangile, Luc. 11, 2-4, une édition abrégée du « Notre Père », donnée par Notre‑Seigneur à une époque plus tardive de sa vie et parmi des circonstances toutes différentes. Il est vrai que plusieurs exégètes ont essayé d’établir l’unité entre les deux récits ; mais ils ont travaillé en pure perte, les évangélistes montrant de la façon la plus claire qu’ils rapportent des faits totalement distincts. Rien ne s’oppose du reste à ce que Jésus ait enseigné deux fois cette prière à ses disciples. – Il est inutile d’insister sur la beauté admirable du « Notre Père ». Il nous a été révélé par le Verbe incarné, qui connaît par expérience ce qui convient à Dieu auquel s’adresse l’Oraison dominicale, ce qui est nécessaire à l’homme qui la prononce : que pourrait‑on dire de plus pour en faire l’éloge ? Il est simple et sublime en même temps ; c’est la prière de tous et tous la redisent avec bonheur sans jamais se lasser, parce qu’elle correspond à toutes les aspirations, parce qu’elle exprime toutes les nécessités, celles du temps et du monde visible, comme celles du monde invisible et de l’éternité. Quelle richesse sous cette forme condensée ! Quelle plénitude inépuisable de saints désirs et de grande idées ! Tertullien a pu l’appeler sans exagération un « abrégé de tout l’Évangile ». On a prétendu parfois, à la suite de Wetstein, que « Toute cette oraison a été tirée des formules des Hébreux » : c’est une erreur. En fouillant dans tous les écrits rabbiniques anciens et modernes, et jusque dans les rituels juifs les plus récents, on n’a trouvé entre les prières israélites et l’Oraison dominicale que des ressemblances peu nombreuses qui s’expliquent d’ailleurs par des emprunts faits de part et d’autre à l’Ancien Testament. – Un mot de la structure intime du « Notre Père ». Il se compose d’une courte invocation, d’une prière proprement dite et d’une conclusion. La prière, qui forme le corps de la composition, comprend deux parties dont la première regarde Dieu, tandis que la seconde concerne les hommes, de telle sorte qu’on pourrait distinguer deux tables dans le « Notre Père » comme dans la loi du Sinaï. Il y a trois demandes dans la première partie, quatre dans la seconde, du moins d’après la division communément adoptée dans l’Église latine. Les Pères grecs ne comptent que trois demandes dans chaque partie ; car ils réunissent sous un seul titre « Ne nous abandonnez pas… » et « Libérez-nous du mal ». L’âme du suppliant commence donc par s’élancer vers Dieu, afin de le louer et de faire des vœux ardents pour sa gloire ; puis elle redescend humblement sur elle‑même à la vue de ses nombreuses nécessités, et conjure le Seigneur de lui venir en aide. David, ce grand maître dans l’art de prier, suit habituellement une marche analogue dans ceux de ses Psaumes qui ont la demande pour but principal. La distinction entre les deux parties est nettement accentuée, surtout par la répétition des pronoms possessifs, qui est du plus bel effet, soulignant d’abord les vœux, puis les supplications. « Votre Nom, votre règne, votre volonté ; donnez nous… notre pain, remettez nous nos dettes…, ne nous abandonnez pas…, libérez nous… ». Le désir du royaume messianique, qui forme le fond de cette magnifique prière, en relie tous les éléments, de manière à en faire une seule note jetée amoureusement vers Dieu. – Terminons ce préambule par une excellente réflexion de S. Cyprien : « Celui qui a fait vivre a enseigné aussi à prier… et quand nous parlons au Père avec la prière et l’oraison que le Fils nous a enseignée, il nous écoute plus facilement…La prière amicale et familière consiste à prier Dieu avec ce qui lui appartient, à monter jusqu’à ses oreilles avec la prière du Christ ». Nous passons maintenant à l’explication détaillée de l’Oraison dominicale. Les mots Notre Père qui êtes aux cieux en constituent l’exorde ou prologue. « La prière du Seigneur possède sa rhétorique propre », dit fort bien Maldonat. Ce nom de Père placé en tête n’est‑il pas, en effet, selon la réflexion de S. Thomas d’Aquin, une véritable « recherche de bienveillance » ? C’est un puissant appel adressé dès le début à la bonté et à la puissance du Dieu que nous invoquons ; c’est en même temps pour nous‑mêmes, au moment où nous commençons à prier, une parole d’encouragement qui stimule notre confiance. « Le nom de père suscite en nous l’amour, la confiance voulue pour supplier, et l’assurance présomptueuse de tout obtenir ; car que ne donne‑t-il pas aux fils celui qui leur a donné d’être fils ? », S. Aug. l.c. Et ce nom qui s’échappe de nos cœurs n’est pas une vaine figure ; Dieu est réellement notre Père et nous sommes réellement ses enfants. « Vous n’avez pas reçu de nouveau un esprit d’esclave dans la crainte », dit saint Paul comparant l’état des chrétiens à celui des Juifs, « mais vous avez reçu un esprit d’adoption de fils dans lequel nous crions : Abba, Père. », Romains 8, 15 ; Galates 4, 5 et 6. Nous sommes des fils de Dieu par droit d’adoption et c’est l’Esprit‑Saint lui‑même qui nous inspire ce cri filial par lequel nous recourons à Dieu comme à notre Père. Et pourtant quelle audace, comme le dit l’Église. « Avertis par les commandements du salut, et formés par un enseignement divin, nous osons dire : Notre Père… ». Sans cette institution divine, sans cette pression intime de l’Esprit‑Saint, nous eussions fait comme les Israélites qui, bien que fils de Dieu et sachant qu’ils l’étaient, Cf. Deutéronome 32, 6 ; Psaume 102, 13 ; Isaïe 63, 16 et de nombreux passages du Talmud, n’osaient presque jamais l’interpeller par ce titre, notre Père. Même dans les relations les plus familières, c’était d’un côté Dieu, le Seigneur, de l’autre ses serviteurs ; « un esprit de servitude dans la crainte ». – « Notre Père » et pas « mon Père », parce que « la prière de l’Église est commune, et non pas individuelle », Maldonat. En récitant l’Oraison dominicale, nous ne parlons pas en notre propre et privé nom ; nous parlons comme membres de la grande famille chrétienne, par conséquent en communion d’esprit et de cœur avec tous nos frères spirituels. Au seul « fils naturel » de Dieu il appartenait de dire « Mon Père », Cf. Matth. 26, 42. – « Qui êtes aux cieux ». Quoique présent partout, c’est dans les cieux que Dieu fait briller les rayons les plus éclatants de son immensité ; notre prière va naturellement le trouver dans ce bienheureux séjour.
« O notre Père, qui es dans les cieux,
non circonscrit, mais parce que là ton amour
s’épand avec plus d’abondance sur ceux que tu créas, les premiers
Dante, Purgatoire 11
Les écrivains sacrés de l’Ancien Testament, et plus tard les Rabbins, ajoutaient volontiers au nom de Dieu cette épithète empruntée au lieu de sa résidence principale. Ici, elle a pour but de nous montrer la distance qui existe entre nos pères terrestres et notre Père céleste, entre notre Père céleste et nous. – Que votre Nom soit sanctifié. Vient la prière proprement dite, qui se compose, avons‑nous dit, de trois souhaits relatifs à la gloire divine, et de quatre suppliques personnelles. La phrase « soit sanctifié… », forme la première demande de la première partie. « Digne prière », s’écrie saint Jean Chrysostome, « que celle qui appelle Dieu père. Elle ne peut rien demander d’autre que la gloire du Père ». Le Seigneur, parlant par la bouche du prophète Malachie, avait adressé aux Juifs ingrats cette apostrophe indignée : « Si je suis Père, où est l’honneur qu’on me témoigne ? » Mal. 1, 6. Le chrétien, après avoir dit : Notre Père, ajoute aussitôt, conformément au divin désir : Que votre nom soit sanctifié. Appliqué à ce qui n’est pas saint, signifie purifier, rendre saint ; appliqué à ce qui est déjà saint, ce même verbe signifie reconnaître comme tel, c’est-à-dire glorifier. Le nom de Dieu étant saint de toute éternité, et infiniment saint, Cf. Psaume110, 9 ; Luc. 1, 49, que pouvons‑nous souhaiter à son égard sinon qu’il soit toujours et partout traité selon son auguste nature ? Le nom de Dieu n’est pas seulement son appellation telle que nos lèvres la prononcent, c’est aussi et principalement l’idée que nous y attachons, en d’autres termes, l’essence divine elle‑même autant qu’elle nous a été révélée ; souhaiter la glorification du saint nom de Dieu revient, par conséquent, à souhaiter la glorification de Dieu lui‑même.
Mt6.10 – que votre règne arrive, que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel.-C’est la seconde demande de la première partie. « Votre règne » ne désigne pas autre chose que le « règne des cieux » annoncé par le Précurseur, 3, 2, et par Jésus‑Christ, 4, 17 : le royaume messianique est en effet le royaume de Dieu par excellence. Les Juifs en appelaient l’avènement, en récitant leur célèbre Kaddisch. « Que votre règne arrive, disaient‑ils, que la rédemption vienne bientôt ». Nous disons comme eux « Qu’il arrive. » non toutefois dans le même sens, puisqu’il a été fondé par Notre‑Seigneur Jésus‑Christ. « Arrive », c’est-à-dire, puisse‑t-il se développer, se perfectionner, embrasser toute la terre après avoir triomphé de tous les obstacles qui s’opposent à son parfait établissement. Tant qu’il restera un seul homme à convertir au Christianisme, tant qu’il y aura de pauvres brebis errantes en dehors de la bergerie, ce vœu aura sa raison d’être. « Le sens n’est donc pas que Dieu règne dans nos cœurs, ou que nous régnions avec les bienheureux, mais que Dieu règne dans l’absolu, et sans adversaire », Maldonat. Il existe un lien très étroit entre cette demande et la précédente ; le nom de Dieu sera d’autant plus glorifié que son royaume sera plus étendu. – Voici maintenant la troisième demande : Que votre volonté soit faite… Dante l’exprime dans les termes suivants, avec l’élégante et profonde simplicité qui ne le quitte jamais :
« Comme tes anges font le sacrifice de leur volonté en te chantant Hosanna, que les hommes fassent le sacrifice de la leur. Seigneur de tout, ce que tu veux dans ton monde. » Purg. 11, 10.
« Comme », aussi constamment, aussi parfaitement, aussi joyeusement. Que la volonté des hommes se conforme donc et se subordonne en tous points à celle de Dieu. S’il en était ainsi, avec quelle promptitude le royaume de notre Père céleste gagnerait toute la terre habitée. Le traité rabbinique Sanhédrin nous représente les anges disant à Dieu dans le ciel : « Maître du monde entier, le monde t’appartient ; réalise ce que tu veux dans ce monde qui est tien ». C’est aussi ce que souhaite le chrétien dans l’Oraison dominicale. – On voit, par ce court exposé, que la première partie du « Notre Père », bien qu’elle contienne trois phrases parallèles, n’exprime au fond qu’un unique désir, celui de voir le royaume messianique se réaliser dans toute sa perfection. Quoique chaque demande soit adressée en commun aux trois personnes de la Sainte Trinité, on peut cependant approprier la première au Père, la seconde au Fils, la troisième au Saint‑Esprit, car c’est le nom du Père qui vient d’être directement invoqué, c’est par le Fils que le divin royaume a été établi sur la terre, c’est à l’aide des secours de l’Esprit‑Saint que nous pouvons réussir à faire toujours la volonté de Dieu.
Mt6.11 – Donnez-nous aujourd’hui notre pain quotidien.-Viennent les supplications proprement dites. Maintenant que nous avons payé notre dette à la gloire de Dieu, Jésus nous permet, dans la seconde partie de sa prière, de développer nos propres besoins. « Sur la terre comme au ciel » : ces mots du suppliant servent de transition entre les deux moitiés du « Notre‑Père ». Le chrétien, qui s’était élevé jusqu’au séjour du Père céleste, est rappelé sur la terre par le sentiment de ses nécessités multiples ; du moins peut‑il les exprimer en toute simplicité et liberté devant l’auteur de tout don parfait. Il commence, à la façon d’un humble mendiant, par demander à Dieu le pain destiné à soutenir sa vie matérielle : Notre pain quotidien… « C’est ici, dit Bossuet, le vrai discours d’un enfant qui demande en confiance à son père tous ses besoins, jusqu’aux moindres », Médita. sur l’Evang. 25ème jour. Par ce mot « pain », il faut entendre, conformément à l’usage oriental, tout ce qui est nécessaire à la vie du corps, tous nos besoins matériels, comme s’exprime S. Jacques, 2, 16. Nous demandons bien peu, et ce peu nous le demandons avec la plus grande modération, laissant les détails entre les mains de la Providence toujours aimable pour ses enfants. D’ailleurs, « Si nous avons de quoi manger et nous habiller, sachons nous en contenter », 1 Tim. 6, 8. – Quotidien. Peut‑on dire avec S. Augustin, S. Cyprien, S. Ambroise et S. Jérôme que le pain que nous implorons de la bonté divine est un pain spirituel et mystique, par exemple la sainte Eucharistie, la grâce, la vie du Verbe dans nos âmes ? On le peut, sans doute, mais à la condition de ne rien exagérer et de ne pas rejeter à l’arrière‑plan le sens naturel et obvie qui doit garder la première place dans l’interprétation des paroles de Jésus. Dans la quatrième demande du « Notre Père », il s’agit directement de la satisfaction de nos besoins temporels ; et, bien que « la nourriture qui périt » suggère aussitôt à l’âme chrétienne la pensée de « la nourriture qui dure éternellement », Jean 6, 27, néanmoins, d’après l’avis commun des exégètes, le pain céleste de l’Eucharistie ou de la grâce ne peut être mentionné ici que d’une manière accessoire et secondaire. – Donne‑nous aujourd’hui ; d’après S. Luc, jour par jour. C’est la même pensée. – L’indigence, le souci des choses temporelles sont ordinairement de grands obstacles à l’acquisition de la sainteté et à l’établissement du royaume de Dieu dans les cœurs cf. Matth. 13, 22 : c’est donc très légitimement que l’on peut conjurer le Seigneur d’écarter ces obstacles. Mais dans quel sens le riche dira‑t-il : Donnez-nous aujourd’hui notre pain quotidien ? « J’ose dire, répond saint Augustin, que le riche a besoin de ce pain quotidien. Pourquoi possède‑t-il toute chose en abondance ? Pourquoi, si ce n’est parce que Dieu le lui a donné. Qu’auras‑tu si Dieu retire sa main ? N’y a‑t-il pas un grand nombre d’hommes qui se sont endormis riches et qui se sont réveillés pauvres ? ».
Mt6.12 – Et remettez-nous nos dettes comme nous les remettons nous‑mêmes à ceux qui nous doivent. – Cinquième demande. – Remettez-nous nos dettes… Notre misère morale n’est pas moindre que notre misère matérielle, et, sentant bien qu’elle nous rend incapables, indignes d’être les citoyens du royaume messianique, nous supplions instamment notre Père de la faire cesser au plus tôt. « Remettez », laissez aller, par opposition à retenir ; c’est un pardon gratuit que nous demandons, car il est question d’une dette que nous ne saurions, hélas. jamais payer. – Nos dettes. Nos péchés sont entre les mains de Dieu comme de lourdes créances que sa justice et sa sainteté l’empêchent d’oublier, tant que sa miséricorde, touchée par notre repentir, n’a pas daigné les déchirer. – Comme nous les remettons. « Comme » n’exprime pas un degré, ni une similitude proprement dite, mais un motif ; « car nous‑mêmes nous pardonnons aussi », S. Luc, 11, 4. – Ceux qui nous doivent doit se prendre dans un sens large comme « dettes » ; tous ceux qui nous ont offensés, dit fort bien la traduction française populaire. – Jésus reviendra dans un instant, v. 14 et 15, sur cette condition de pardon.
Mt6.13 Et ne laissez pas entrer en tentation, mais délivrez-nous du mal.-Ce verset contient les deux dernières demandes et la conclusion de l’Oraison dominicale. – Sixième demande : Et ne laissez pas... Le souvenir de nos fautes passées, qui vient d’être excité vivement dans notre esprit, produit à son tour le sentiment de notre effrayante faiblesse. Nous avons péché, nous pouvons pécher encore, car le mal est toujours là qui nous harcèle au dedans et au dehors, sous mille formes diverses, se servant de tout pour nous tenter et nous perdre. Comment lui résister, sinon en recourant à notre Père ? Nous le prions donc de ne nous pas induire dans la tentation. Qu’est‑ce à dire ? Cela signifie‑t-il qu’il est lui‑même l’auteur des tentations qui nous assaillent ? Non certainement, « lui… ne tente personne », Jac. 1, 13 ; il faut, pour devenir tentateur, une malice intrinsèque incompatible avec sa perfection souveraine. Sa Providence peut bien permettre que nous soyons tentés, mais alors elle aura soin de nous munir de secours suffisants pour assurer notre victoire. Cf. 1 Corinthiens 10, 13. Cela signifie‑t-il que nous souhaitons l’éloignement absolu de toute tentation ? Pas davantage, un pareil souhait serait irréalisable en cette vie. Il reste donc à traduire comme nous le faisons en français : « Ne nous laissez pas succomber à la tentation ». – Septième demande : Mais libérez-nous du mal. Nous retrouvons, touchant le mot « mal », l’incertitude et la discussion habituelles cf. v. 37 et l’explication. Est‑il au masculin de manière à représenter le démon, l’être mauvais par excellence (« le malin », dit une vieille traduction française) ? Est‑il au neutre et désigne‑t-il le mal envisagé comme une terrible puissance qui nous menace de toutes parts ? Les Pères grecs et quelques commentateurs à leur suite favorisent le premier sentiment, et c’est ainsi qu’ils parviennent à confondre la sixième et la septième demande en une seule. Après avoir parlé de la tentation, Jésus montrerait du doigt son auteur principal. Mais non, cette phrase n’est pas une simple variante de la précédente : elle a une extension beaucoup plus considérable. C’est ce que nous apprend l’Église dans la belle prière « Délivrez-nous » qu’elle fait réciter au prêtre immédiatement après le « Notre Père ». Reprenant la dernière parole du Sauveur pour en fixer le sens par un développement authentique, « Délivre‑nous de tout mal, Seigneur, et donne la paix à notre temps ; par ta miséricorde, libère‑nous du péché ». Délivrez-nous du mal, quel qu’il soit, parce que, sous ses apparitions multiples, il agit toujours à l’encontre de votre royaume ; du mal passé, ou de nos péchés d’autrefois qui ont laissé en nous des traces funestes, quoique pardonnés, des ennemis de tout genre qui nous pressent dans le présent, de vos châtiments futurs que nous n’avons que trop encourus, des peines innombrables qui nous accablent. On le voit, c’est par une pétition universelle quoique négative dans sa forme, c’est par un désir ardent et général de la rédemption messianique que s’achève la prière qui nous a été enseignée par Jésus.
Mt6.14 Car si vous pardonnez aux hommes leurs offenses, votre Père céleste vous pardonnera aussi. 15 Mais si vous ne pardonnez pas aux hommes, votre Père ne pardonnera pas non plus vos offenses. – A la suite du « Notre Père » qu’on a justement défini « la prière universelle non du juif, non du chrétien, non du catholique mais de l’homme », Bougaud, Jésus‑Christ, 2ème partie, ch. 2, nous trouvons deux versets qui s’y rattachent étroitement, attendu qu’ils en commentent la cinquième demande. Après avoir conjuré Dieu de nous pardonner nos offenses, nous avions ajouté pour le déterminer à nous accorder cette grande faveur « comme nous les remettons nous‑mêmes à ceux qui nous doivent » ; c’est sur cette condition que Jésus‑Christ revient pour en expliquer l’insertion dans sa formule de prière. A deux reprises consécutives, d’abord sous une forme affirmative au v. 14, puis en termes négatifs au v. 15, il pose en principe comme un axiome indiscutable, que le pardon généreusement accordé par nous à ceux d’entre nos frères qui peuvent nous avoir offensés est la condition « sine qua non » de la rémission de nos propres péchés ; condition très équitable assurément, car comment mériterions‑nous que Dieu oubliât , nos fautes si graves et si nombreuses, dans le cas où nous refuserions nous‑mêmes d’oublier les offenses relativement peu considérables du prochain à notre égard ? Voir plus loin, 18, 25 et ss., la belle parabole dans laquelle Jésus inculque plus au long cette condition indispensable cf. encore Marc. 11, 25 ; Eccli. 28, 3. 4. 5. – Pardonnera…; naturellement, pourvu que les autres conditions soient remplies. – Ne vous pardonnera pas…, même « tout bien considéré », une chose essentielle faisant défaut. – Ce raisonnement du Sauveur est si concluant, qu’au temps de S. Jean Chrysostome, des chrétiens animés de sentiments de haine et de vengeance contre leur prochain préféraient, en récitant le « Notre Père », omettre la cinquième demande plutôt que de prononcer leur propre condamnation.
Le jeûne, vv. 16-18.
Mt6.16 Lorsque vous jeûnez, ne prenez pas un air sombre, comme font les hypocrites, qui exténuent leur visage, pour faire paraître aux hommes qu’ils jeûnent. En vérité, je vous le dis, ils ont reçu leur récompense. – Jésus revient au grand principe qu’il a énoncé au commencement de ce chapitre, et il l’applique maintenant au jeûne, de même qu’il l’a appliqué à l’aumône et à la prière. Bien que l’exemple change, les formules ne varient pas, non plus que la méthode : l’attention n’en est que plus frappée. – Lorsque vous jeûnez. Quoique la foi mosaïque ne prescrivît par an qu’un seul jeûne, Cf. Lév. 16, 29, et que la tradition laissât une liberté presque entière aux Juifs en fait de mortifications corporelles, néanmoins, à l’époque de Notre‑Seigneur Jésus‑Christ, les pieux Israélites, ou ceux qui affectaient de passer pour tels, avaient coutume de jeûner fréquemment. C’est ainsi que la plupart des Pharisiens jeûnaient deux et même quatre fois par semaine. Chose excellente en soi, mais qui était malheureusement gâtée par l’ostentation et la vaine gloire. – Tristes, d’une tristesse affectée ; mornes et sombres comme des pénitents désolés. – Ils exténuent leur visage… Ce verbe est une relique de l’ancienne Itala ; il a chassé, sans doute à cause de son originalité, le « abattent » que S. Jérôme avait mis à sa place. Du reste, il traduit fort bien le grec, qui signifie en premier lieu détruire, anéantir, Cf. v. 19, puis, défigurer d’une manière quelconque. Qu’on se représente ces Pharisiens hypocrites, qui, après plusieurs jours d’un jeûne sévère, apparaissaient en public pâles, ou même tout noirs, dit le Talmud, amaigris, échevelés, la barbe longue et en désordre, le visage malpropre, car la toilette même la plus élémentaire n’était pas moins interdite que la nourriture durant les jours de pénitence, et l’on comprendra qu’on pouvait réellement lire leurs jeûnes sur leur physionomie. – Pour faire voir aux hommes… Jésus joue ironiquement sur les mots : « ils les exténuent… pour les rendre visibles. ». S. Jean Chrysostome signale parmi ses contemporains d’autres hypocrites qui allaient encore plus loin que les Pharisiens, car ils travaillaient à acquérir la réputation de grands jeûneurs tout en prenant de bon repas soigneusement dissimulés, tandis que les adversaires de Jésus prenaient au moins la peine de jeûner quoiqu’ils n’en retirassent aucun mérite.
Mt6.17 Pour toi, quand tu jeûnes, parfume ta tête et lave ton visage, 18 afin qu’il ne paraisse pas aux hommes que tu jeûnes, mais à ton Père qui est présent dans le secret, et ton Père, qui voit dans le secret, te le rendra. – Vraie manière de pratiquer le jeûne. – Lorsque tu jeûnes. Le chrétien en effet peut et même doit jeûner ; mais quand il exerce cet acte de mortification, il prend autant de soin pour le cacher aux regards des hommes, que d’autres en prennent pour le faire paraître. – Parfume ta tête : ces sortes d’onctions ont toujours été en Orient d’un fréquent usage, surtout lorsqu’on assiste à des repas somptueux cf. Luc. 7, 46. – Lave ton visage, en signe de joie, comme l’on faisait au sortir d’un long deuil. Sous cette double métaphore, qui rappelle celles des v. 3 et 6, il est aisé de lire la pensée du Sauveur. Même quand vous jeûnez, veut‑il dire, ayez au dehors l’air de personnes qui mènent leur train de vie habituelle, ou même qui se disposent à prendre un bon repas. Sainte dissimulation opposée à une honteuse hypocrisie et autant récompensée que ce vice avait été puni. Votre Père vous le rendra.
2. Obligations des chrétiens touchant les richesses et la propriété, vv. 19-34.
Des devoirs qu’impose la piété, Jésus‑Christ passe maintenant à ceux qui découlent de la propriété. Dans cette charte du nouveau royaume, il ne pouvait se dispenser de toucher à une aussi grave question. Le Roi messianique veut que le cœur de ses sujets soit à lui sans partage ; or deux choses peuvent le lui ravir totalement ou partiellement, l’amour des richesses et le souci exagéré des nécessités temporelles. De là deux règles de conduite qu’il trace sur ce point, pour interdire ce qui serait dans son empire un crime d’idolâtrie morale et par conséquent de haute trahison.
Première règle : Pour ceux qui font partie du royaume messianique, la vraie fortune est toute spirituelle et consiste dans les trésors célestes, vv. 19-24.
Mt6.19 Ne vous amassez pas des trésors sur la terre, où la rouille et les vers rongent et où les voleurs percent les murs et dérobent. – Des trésors : des trésors ou biens matériels de toute espèce, comme l’indique le contexte ; tout ce qui est précieux dans l’estime des hommes, tout ce qui excite la convoitise des voleurs. – La rouille et les vers… Motif pour lequel il faut éviter de thésauriser sur la terre : les richesses d’ici‑bas sont essentiellement précaires et périssables, Cf. 1 Tim. 6, 9. 16-19. Que d’ennemis ou de rivaux ne rencontrent pas celui qui les possède. La rouille ronge peu à peu les métaux les plus richement travaillés ; les vers dévorent les étoffes sans s’inquiéter de leur prix, attaquant même de préférence les beaux vêtements brodés dont on se sert moins souvent ; les voleurs s’emparent de tous les trésors sans distinction. Il faut être bien insensé pour rechercher avec tant d’ardeur des objets qui ont si peu de consistance. – « Rouille » signifie en général « érosion, corrosion » et représente la dent vorace du temps ou de la pourriture.
Mt6.20 Mais amassez-vous des trésors dans le ciel, où ni les vers ni la rouille ne rongent, et où les voleurs ne percent pas les murs ni ne dérobent. – Amassez-vous… Puisque la terre garde si mal les trésors qu’on lui confie, ne pourrait‑on pas trouver un coffre‑fort plus fidèle ? Oui, dans le ciel, où nos richesses ne courent aucun danger, où ni la rouille… etc. En effet, les trésors que nous pouvons accumuler étant d’une nature spirituelle, immatérielle, ils sont par là même indestructibles, Cf. Luc. 12, 33. « Quelle folie de laisser des trésors ici, à l’endroit que tu quitteras, et de ne pas les envoyer d’avance à l’endroit où tu iras. Thésaurise là où tu as une patrie. », S. Jean Chrysost. Hom. in h.l. Amoncelons dans le ciel les mérites de nos vertus et les fruits de nos bonnes œuvres.
Mt6.21. – Car là où est ton trésor, là aussi est ton cœur. – Autre motif puissant pour lequel nous devons nous détacher des biens matériels. Notre trésor, quel qu’il soit, devient bientôt l’idéal et même l’idole de notre cœur qui s’y repose, qui y pense nuit et jour, qui s’y transforme. Si ce trésor est terrestre, notre cœur habite perpétuellement sur la terre et devient tout terrestre ; si les biens que nous aimons sont célestes, notre cœur a déjà sa résidence au ciel et devient tout céleste, et c’est alors seulement que nous sommes vraiment les citoyens du royaume des cieux.
Mt6.22 La lampe du corps, c’est l’œil. Si ton œil est sain, tout ton corps sera dans la lumière,23mais si ton œil est mauvais, tout ton corps sera ténébreux. Si donc la lumière qui est en toi est ténèbres, combien seront grandes les ténèbres mêmes. -On a souvent accusé ces deux versets de rompre l’enchaînement des pensées de Jésus ; mais, en les examinant de près, il est facile de reconnaître qu’ils s’harmonisent très bien avec les antécédents et les conséquents. Seuls, les lecteurs superficiels peuvent ne pas comprendre leur présence en cet endroit. Le Sauveur parle des richesses, qu’il dépeint comme un des principaux obstacles à l’établissement de son royaume dans les âmes. Prenez garde, a‑t-il dit, de vous attacher aux biens de ce monde, car leur amour aurait promptement corrompu votre cœur. Il ajoute maintenant que, si notre cœur était dépravé, toutes nos œuvres deviendraient mauvaises par là-même ; tandis qu’un cœur spirituel et céleste dans ses affections, rendra nos actes excellents devant Dieu, l’extérieur tirant sa forme et sa moralité du dedans. Ce phénomène de la vie morale est décrit dans un langage figuré dont les couleurs sont empruntées à la vie physique. – La lampe de ton corps, c’est ton œil. En tête de son raisonnement, Jésus place, en guise de base indiscutable, cette locution proverbiale. Notre œil n’est‑il pas en effet comme une lampe qui, allumée aux rayons du soleil, éclaire et dirige notre corps ? – Cela posé, ou notre œil est simple, si ton œil est pur, c’est-à-dire bon et sain, bien constitué, et alors notre corps est lumineux ; les divers membres dont il se compose remplissent harmonieusement leurs fonctions, sans crainte de se heurter, de se briser contre des obstacles cachés dans l’ombre : ou notre œil est mauvais, vicié d’une manière quelconque, si ton œil est mauvais, et dans ce cas notre corps entier est ténèbres, attendu qu’il a perdu son unique source de lumière, l’organe de la vue. – Après ces prémisses évidentes, le divin Maître conclut en disant : Si donc la lumière… ; si les yeux, ces fenêtres du corps, sont obscurs comme des chambres noires, combien seront grandes les ténèbres, à plus forte raison les autres organes, qui n’ont pas de lumière par eux‑mêmes et qui reçoivent d’ailleurs toute leur clarté. – L’application se fait maintenant d’elle‑même. Votre œil, la lumière de votre âme ; si ce cœur est simple et pur, et il le sera s’il ne se partage pas entre Dieu et le monde, s’il ne se souille pas au contact des biens terrestres, toute votre vie morale sera dans la splendeur ; si au contraire ce cœur se laisse corrompre par des attaches profanes, vos œuvres morales seront elles‑même complètement gâtées. Jésus‑Christ raisonne d’après la psychologie orientale, qui attribuait au cœur un rôle prépondérant dans la conduite pratique de l’homme. Pour les Grecs, c’était l’intelligence qui était le principe illuminateur : Aristote, Galène, le Juif Philon.
Mt6.24 Nul ne peut servir deux maîtres : car ou il haïra l’un et aimera l’autre, ou il s’attachera à l’un et méprisera l’autre. Vous ne pouvez servir Dieu et la Richesse. – Autre raison pour nous engager à ne pas placer nos trésors sur la terre. Les arguments qui précèdent étaient basés sur l’instabilité des richesses matérielles, v. 19, sur la manière effrayante dont elles absorbent toutes nos affections, v. 21, sur la destruction du mérite de nos actes par leur pernicieuse influence, vv. 22 et 23 : celui‑ci s’appuie sur le joug d’esclavage qu’elles nous imposent. – Nul ne peut servir… Vérité bien connue dans la vie domestique et confirmée par des axiomes semblables chez la plupart des peuples. Il ne faut pas, est‑il dit ailleurs, placer deux selles sur un même cheval ; ou bien : Un sujet fidèle ne saurait servir deux souverains. Une comédie de Térence représente un serviteur fort embarrassé précisément parce qu’il est dans cette situation : « Je ne suis pas certain de ce que je dois faire. Vais‑je aider Pamphile, ou prêter assistance à un vieux ? Si j’abandonne ce dernier, je crains pour sa vie. Mais, si je m’en occupe, je redoute les menaces de l’autre », Andr. 1, 1, 26. Le choix se fera pourtant, car l’indifférence en pareil cas est chose tout à fait impossible ; la balance finira par pencher d’un côté ou de l’autre. – Ou il haïra l’un… Il n’y a que deux hypothèses ; ou le serviteur en question aimera son maître Paul aux dépens de son autre maître Pierre, ou bien c’est à Pierre qu’il s’attachera et alors il négligera Paul. Ce sera donc un fort mauvais ménage où il y aura bientôt impossibilité de s’entendre. – De même au spirituel : Vous ne pouvez servir… L’âme ne saurait demeurer flottante entre Dieu et les richesses, avec l’intention de s’acquitter de ses devoirs envers Dieu sans cesser de jouir des biens terrestres. Entre le Seigneur et Mammon, il y a l’incompatibilité la plus absolue. Choisissez. – L’argent. Dans le texte latin, Mammon, un nom chaldéen, (Mamôna, Cf. le syriaque Momoûno), grécisé d’abord, puis latinisé ; son étymologie est incertaine. Il désignait soit les richesses, soit le dieu qui en disposait, à la façon du Plutus des Grecs et des Romains. Remarquons l’emploi du verbe, « servir ». S. Jérôme écrit à ce sujet : « Il n’a pas dit : celui qui a des richesses, mais celui qui se met au service des richesses. Car celui qui est esclave des richesses, garde les richesses à la façon d’un esclave. Celui qui secoue le joug des richesses les distribue comme le Seigneur ».
Deuxième règle : Les chrétiens doivent éviter avec le plus grand soin tout souci trop humain relativement à leurs nécessités temporelles, vv. 25-34.
Mt6.25 C’est pourquoi je vous dis : Ne vous inquiétez pas pour votre vie, de ce que vous mangerez ou boirez, ni pour votre corps, de quoi vous le vêtirez. La vie n’est-elle pas plus que la nourriture, et le corps plus que le vêtement ? – Après avoir déraciné l’avarice, Jésus‑Christ empêche de craindre démesurément la pauvreté. – Tout ce passage est admirable ; c’est assurément l’un des plus beaux, des plus consolants de l’Évangile. Le prédicateur y trouve la matière de développements aussi riches qu’utiles ; mais la parole de Jésus est ici tellement claire et populaire qu’il suffit à l’exégète de quelques lignes pour l’expliquer. – « C’est pourquoi », parce qu’il est impossible de servir à la fois Dieu et Mammon. – Ne vous inquiétez pas. Le grec est plus énergique, et la rédaction de S. Luc l’est davantage encore : « Pour que vous soyez prévoyants sans angoisse, diligents sans préoccupation, sans anxiété et sans stress. », Cornelius a Lap. Jésus‑Christ n’exclut pas une prévoyance modérée, mais seulement l’agitation de l’esprit, une anxiété pleine de trouble, qui se défie de la Providence. Il faut travailler sans doute pour subvenir à ses besoins, « Aide‑toi. ». Mais, comme le dit S. Jean Chrysostome, il faut savoir rejeter toute inquiétude excessive qui serait une injure envers la bonté de Dieu. « Il faut savoir trimer dur sans inquiétude », S. Augustin, in h. l. En effet, « le ciel t’aidera. ». – Pour votre vie : représente le principe de vie dans l’homme et non pas l’âme proprement dite. – De ce que vous mangerez et ce que vous boirez ». La conservation de notre vie dépendant du boire et du manger, et la vie s’identifiant avec le principe vital, les Hébreux avaient inventé la locution bizarre « manger pour son âme », Cf. Psaume 77, 18. – Ce dont vous serez vêtus. Après les vivres, les vêtements : les deux grandes nécessités de l’homme et, par suite, ses deux sources principales d’inquiétude. « Corps » est au datif pour le même motif que « anima ». – Selon sa coutume, Jésus complète son instruction en ajoutant les motifs qui l’établissent. Premier motif : La vie n’est elle pas… La conclusion est sous‑entendue, mais on la supplée sans peine : Si la vie est plus précieuse que la nourriture, si le corps a plus de valeur qu’un vêtement, l’auteur de notre vie, le créateur de notre corps, ne saura‑t-il pas nous donner tout ce qui est nécessaire pour les soutenir ?
Mt6.26 Regardez les oiseaux du ciel : ils ne sèment ni ne moissonnent, ils n’amassent rien dans des greniers, et votre Père céleste les nourrit. Ne valez-vous pas beaucoup plus qu’eux ? – Second motif de confiance sans bornes en la Providence de Dieu : le soin amoureux qu’elle prend des êtres dénués de raison. – Regardez : un simple regard jeté sur la nature est capable de consoler et de rassurer les malheureux. – Les oiseaux du ciel : la Bible aime à ajouter à leur nom ce génitif qui détermine le domaine de leur gracieuse existence cf. Genèse 1, 26 ; 2, 19 ; Psaume 8, 9 , 103, 12, etc. – Ils ne sèment ni ne moissonnent… Ce sont les trois grandes et pénibles opérations par lesquelles l’homme s’assure les aliments nécessaires à la vie. Les oiseaux ne s’en inquiètent guère, vivant joyeusement au jour le jour. – Et pourtant, votre Père céleste les nourrit. « Et » a le sens de « et cependant » ; « votre » est emphatique, ainsi que « vous » un peu plus bas. Votre père et non le leur. S’il nourrit si bien des étrangers insignifiants, comment ne traitera‑t-il pas les fils de la famille ? Voir en plusieurs endroits de la Bible, particulièrement Job. 38, 41 ; Psaume 146, 9, des traits touchants de la bonté divine à l’égard des oiseaux. On trouve dans le Talmud une pensée analogue : « Avez-vous déjà vu des animaux ou des oiseaux occupés à remplir un devoir ? Ils le font sans aucune anxiété », Kidduschin. – N’êtes‑vous pas beaucoup plus… Pléonasme étonnant, qui fortifie l’idée. « tu mets toute chose à ses pieds … les oiseaux du ciel et les poissons de la mer », dit le Psalmiste, Psaume 8, 8 et 9.
Mt6.27 Qui de vous, à force de soucis, pourrait ajouter une coudée à la longueur de sa vie ? – Troisième motif d’éviter toute sollicitude : cela ne servirait absolument de rien. – à force de soucis ; réfléchissant et réfléchissant encore, à la façon des hommes de génie qui sont à la recherche de quelque découverte importante. Le grec suppose des réflexions pénibles, fatigantes. – A sa taille. Du texte grec, peut désigner tout ensemble la longueur de la vie ou la longueur du corps humain, c’est-à-dire l’âge ou la taille. Plusieurs commentateurs ont adopté le second sens à la suite de la Vulgate, pensant que le Sauveur avait voulu représenter ici l’impossibilité où sont les hommes d’ajouter quoi que ce soit à leur taille. Mais ils n’ont pas observé qu’il y aurait quelque chose de contradictoire dans l’expression employée par Jésus ; une coudée surajoutée à une taille quelconque serait en effet une mesure considérable, tandis que Notre‑Seigneur veut évidemment parler d’une petite dimension. Il est donc préférable de le prendre dans l’acception plus ordinaire de « âge », Cf. Jean 4, 23. On obtient ainsi un sens très naturel et très logique : Qui de vous, même après de longues méditations, est capable d’agrandir sa vie d’une coudée ? Métaphore pour signifier « d’une minute ». Au Psaume 38, 6, la longueur de la vie est mise en rapport avec le palme ; le poète grec Mimnerme parle aussi d’une coudée de temps. – Une coudée ; la coudée était l’une des principales mesures de longueur des Hébreux. Elle équivalait à l’avant‑bras d’une personne de taille moyenne, depuis l’extrémité du doigt médium jusqu’au coude ; de là son nom. La conclusion du raisonnement est omise, comme au v. 25.
Mt6.28 Et pourquoi vous inquiétez-vous pour le vêtement ? Considérez les lis des champs, comment ils croissent : ils ne travaillent, ni ne filent. 29 Et cependant je vous dis que Salomon même, dans toute sa gloire, n’a pas été vêtu comme l’un d’eux. 30 Que si Dieu revêt ainsi l’herbe des champs, qui est aujourd’hui et demain sera jetée au four, ne le fera-t-il pas bien plus pour vous, gens de peu de foi ? – Quatrième motif de confiance en Dieu : le soin qu’il prend des êtres inanimés. Ce motif diffère à peine du second ; seulement, tandis que le v. 26 parlait d’animaux et de nourriture, il s’agit ici de plantes et de vêtements. – Considérez, apprenez, étudiez attentivement, pour bien voir la vérité de mes assertions. – Les lis des champs. Les lis de la Palestine sont célèbres : on les y rencontre par milliers, couvrant de vastes étendues de terrain, et transformant parfois, grâce à leurs couleurs brillantes et variées, une contrée entière en un magnifique jardin. On signale comme l’un des plus beaux celui que Linné appelle « Fritillaria corona imperialis », celui de Dioscorides, 3, 116, haut de trois pieds, portant vers le sommet d’une tige élancée une splendide couronne de fleurs rouges ou jaunes que surmonte un panache de feuilles ; ou encore le « lis de Huleh » du Dr Thomson, dont les trois larges pétales veloutés se rejoignent par le sommet et qui est le mets favori des gazelles du Thabor cf. Cant. 2, 1, 2, 16. Du reste, le Schouschân oriental, dont le nom importé par les Maures se retrouve jusqu’en Espagne, cet autre pays des lis (« Azucena »), englobait anciennement une catégorie considérable de plantes, par exemple les amaryllis et les tulipes, de sorte qu’il est impossible de déterminer au juste la fleur que Jésus‑Christ a voulu désigner spécialement. – Ils ne travaillent ni ne filent. Ils croissent d’eux‑mêmes dans des champs incultes ; ils n’ont pas à tisser péniblement leur robe délicate, à en ajuster avec art les différentes parties : la Providence se charge de les vêtir, et avec quel amour ne le fait‑elle pas. – Cependant je vous dis que Salomon… ; non, pas même Salomon, cet idéal de la richesse pour les Juifs, Cf. 2 Chron. 9, 15 ; bien plus, pas même Salomon dans toute sa gloire, c’est-à-dire, couvert de ses vêtements les plus splendides dans les circonstances les plus solennelles. Cf. Esther 15, 2. – N’a pas été vu comme l’un d’eux. « Quelle étoffe de soie, demande S. Jérôme, quelle pourpre royale, quel tissu parfaitement brodé pourrait être comparé aux fleurs ? Qu’y a‑t-il de si frais que la rose ? Qu’y a‑t-il de si blanc que le lis ? ». Les ornements de Salomon venaient de la serre chaude de l’art, tandis que les lis croissent dans le paradis du Seigneur. – Si Dieu... C’est la conclusion de l’argument. – L’herbe des champs, nom dédaigneux appliqué à dessein au lis pour montrer son peu de valeur devant Dieu. Malgré sa splendeur, cette plante n’est après tout qu’une herbe qui croît parmi les autres herbes dont elle partage aussi le sort. On sait que les Hébreux divisaient le règne végétal en deux familles seulement, les arbres et les plantes herbacées. – Qui existe aujourd’hui. Qu’y a‑t-il de moins durable que la fleur d’un lis ? C’est un véritable éphémère. En Orient surtout, il suffit de quelques heures d’une chaleur brûlante pour dessécher complètement ces champs magnifiques dont nous parlions plus haut : ce qui était le matin un tapis délicieux de verdure n’est plus le soir qu’une affreuse litière. – Et qui demain sera jetée au four. Les choses se passent littéralement ainsi en Palestine et en Syrie. A défaut de bois, les Orientaux emploient en effet les herbes sèches et les tiges des fleurs pour chauffer leurs petits fours portatifs, sortes de marmites en terre cuite, plus larges à la base qu’au sommet, et excellentes pour la cuisson des aliments. – Combien plus vous‑mêmes ; vous, créés à l’image de Dieu, héritiers du royaume céleste. Jésus conclut « a fortiori » comme dans les trois raisonnements précédents. – Hommes de peu de foi. Le manque de confiance en la Providence divine provient en effet du défaut de foi. Les Rabbins adressaient fréquemment à leurs disciples un reproche semblable et dans les mêmes termes : « Celui qui a du pain dans sa huche et qui dit : que mangerai‑je demain…est doté de peu de foi », Sota. f. 48, 2, etc.
Mt6.31 – Ne vous inquiétez donc pas, en disant : que mangerons‑nous, ou que boirons‑nous, ou de quoi nous couvrirons‑nous ? – Après cette argumentation dans laquelle il a donné tant de preuves de la Providence vraiment maternelle de Dieu à notre égard, Jésus‑Christ revient à sa première recommandation : Ne vous inquiétez donc pas. « Donc », déduction emphatique qui signifie : N’est‑il pas évident qu’il en doit être ainsi ?
Mt6.32 Car ce sont les païens qui recherchent toutes ces choses, et votre Père céleste sait que vous en avez besoin. –La démonstration recommence sur une nouvelle base ; aux motifs allégués plus haut pour condamner toute agitation anxieuse de l’esprit relativement aux nécessités de la vie, le Sauveur en ajoute d’autres non moins puissants, afin d’extirper à jamais ce défaut du cœur de ses disciples. – Ce sont les païens qui se préoccupent… Une telle sollicitude est toute païenne et n’a rien de chrétien ; comment les disciples du Christ oseraient‑ils s’y abandonner ? C’est la troisième fois que Jésus cite à ses auditeurs l’exemple des Païens comme une chose à éviter absolument, Cf. v. 47 ; 6, 7. Quel rapport en effet peut‑il y avoir entre l’esprit du paganisme et celui du Christianisme ? Ne règne‑t-il pas entre eux une complète opposition ? – La littérature classique abonde en passages qu’on pourrait apporter à l’appui de l’accusation lancée ici par Jésus contre les païens. « A partir de un, connais‑les tous ».
« Mais il suffit de demander à Jupiter les choses qu’il donne et qu’il enlève.
Qu’il donne la vie, qu’il donne les richesses, j’accueillerai tout d’une âme égale. »
[rabo ; Hor. Ep. 1, 18, 111-112.
Ne croyant pas à un Dieu personnel, bon et vivant, mais à une aveugle fatalité, ou bien à une divinité sans cœur, indifférente aux affaires des mortels, leur unique souci était de bien vivre dans le présent. – Votre Père sait... Raison additionnelle tirée de la connaissance parfaite qu’a Dieu de nos moindres besoins. C’est un Père céleste, c’est-à-dire un Père tout puissant. Or, quel père, connaissant les nécessités de ses enfants, ne viendra pas à leur secours quand il le pourra de toutes manières ?
Mt6.33. – Cherchez donc premièrement le royaume de Dieu et sa justice, et toutes ces choses vous seront données par surcroît. – Jésus nous a indiqué les choses qu’il ne faut pas rechercher avec une trop grande anxiété ; passant du négatif au positif, il nous apprend maintenant quels sont les biens que nous devons surtout tâcher d’acquérir. – Cherchez donc… Ne courez pas après les biens terrestres, comme le font les païens, mais après les biens célestes, comme il convient à mes disciples. – Premièrement n’est pas synonyme de « seulement », attendu que le Sauveur, comme nous l’avons dit plus haut, n’a pas l’intention de proscrire absolument l’acquisition des biens de ce monde, de condamner toute espèce de sollicitude relativement aux nécessités matérielles. Jésus permet qu’on s’occupe du temporel, à la condition de le subordonner au spirituel, de même que l’on subordonne le secondaire au principal. « Premièrement » signifie donc « principalement, préférablement à toute autre chose ». – Le royaume de Dieu, ce royaume dont il a été déjà si souvent question, royaume céleste fondé par le Christ au milieu d’un monde déchu qu’il est destiné à sauver, mais complètement séparé du monde et des intérêts mondains : tel doit être l’objet de notre sollicitude. – Nous devons chercher encore sa justice (de Dieu), cette justice ou sainteté parfaite dont Jésus trace le tableau depuis l’exorde de son discours. – Et toutes ces choses vous seront données… Si nous sommes fidèles à pratiquer cette recommandation de Jésus, alors, chose étonnante, avec le royaume de Dieu, avec la justice de Dieu, nous trouverons aussi et très amplement la satisfaction de nos besoins terrestres. Nous avons négligé l’accessoire pour aller droit à l’essentiel ; Dieu nous dédommagera en nous faisant rencontrer l’accessoire en même temps que le principal. « Toutes ces choses » désigne, comme au v. 32, le boire, le manger, les vêtements, etc. – Comparez Psaume 33, 11 : « Qui cherche le Seigneur ne manquera d’aucun bien » ; 36, 25, etc.
Mt6.34 N’ayez donc pas de souci du lendemain, le lendemain aura souci de lui-même. A chaque jour suffit sa peine. – Ne vous inquiétez donc pas… Jésus répète ces mots pour la troisième fois, Cf. vv. 25 et 31, afin d’en faire pénétrer plus avant l’esprit dans l’âme de ses disciples. – Du lendemain ; touchant l’avenir dont chaque lendemain fait partie. – Car le lendemain… « Il parle du jour, chose inanimée, en figure, comme s’il pouvait en avoir du souci », S. Jean Chrysost. in h.l. Chaque jour apporte à l’homme son contingent de peines et de soucis ; les anticiper, c’est les doubler : une telle conduite serait‑elle raisonnable ? – A chaque jour suffit sa peine : sa malice, c’est-à-dire ses ennuis multiples. Il est vrai qu’à côté le chrétien trouve des secours suffisants pour les supporter patiemment, mais ces secours ne sont accordés qu’au fur et à mesure qu’ils sont nécessaires ; on n’en est pas muni dès la veille. Demain seulement on aura grâce d’état pour souffrir les maux de demain. Quelle différence entre cette philosophie messianique et l’insouciance païenne ! « Jouis du présent, et pense le moins possible à ce qui viendra après », Horat. « L’âme qui est heureuse actuellement déteste penser à ce qui arrivera après », id. La pensée suivante de Sénèque se rapprocherait davantage de celle du divin Maître : « Même si le malheur doit arriver dans le futur, en quoi le devancer soulagera‑t-il notre souffrance ? Tu souffriras assez tôt quand il viendra. Entre‑temps, entretiens‑toi de choses agréables », lettre 13.


