Chapitre 7
Jésus‑Christ interdit les jugements défavorables au prochain, vv. 1 et 2. – Il établit une règle pour la correction fraternelle, vv. 3-5, et exhorte ses disciples à un zèle discret qui ne compromette pas les choses saintes, v. 6. – Le droit de pétition, vv. 7-11. – La règle d’or, v. 12. – La voie large et la voie étroite, vv. 13 et 14. – Les faux prophètes ; moyen de les reconnaître, vv. 15-20. – L’accomplissement intégral de la volonté de Dieu, condition nécessaire pour aller au ciel, fût‑on prophète ou thaumaturge, vv. 21-23. – Les deux maisons et l’orage, vv. 24-27. – Épilogue du discours, vv. 28-29.
Mt7.1 Ne jugez pas, afin que vous ne soyez pas jugés. 2 Car selon ce que vous aurez jugé, on vous jugera, et de la même mesure dont vous aurez mesuré, on vous mesurera. – Ne jugez pas est employé sans doute dans le sens de condamner, jugement en mauvaise part. Naturellement il ne s’agit pas ici des jugements officiels rendus au nom de l’autorité, ni même de certains jugements privés qui deviennent parfois nécessaires, Cf. vv. 6 et 20 ; Cor. v. 12 ; ce que Jésus interdit c’est une disposition d’esprit malheureusement trop commune, qui nous porte à considérer d’une manière défavorable le caractère ou les actions d’autrui et qui conduit invariablement à prononcer des jugements injustes et précipités. Une telle tendance ruinant la loi d’amour, il faut se tenir en garde contre ses pernicieux résultats. On connaît là-dessus les belles règles tracées et pratiquées par les Saints : « Quand on doute de quel esprit sont animées des choses, il est préférable de les prendre en bonne part », August. « Excuse l’intention si tu ne peux excuser l’œuvre. Pense à l’ignorance, pense à la surprise, pense au hasard », S. Bernard serm. 40 in Cant. « Pour juger son prochain, disait de son côté le Rabbi Hillel, attends que tu sois à sa place », Pirke Ab. 2, 5. – Pour que vous ne soyez pas jugés. C’est la raison pour laquelle on doit éviter de juger : tous les juges téméraires qui se seront installés d’eux‑mêmes sur un tribunal dépourvu de justice et d’autorité trouveront plus tard leur Juge souverain, qui leur appliquera en toute rigueur le « droit du talion ». Dieu traitera sans pitié ceux qui auront traité leurs frères sans pitié, Cf. v. 7 ; 6, 15. – Car vous serez jugés…, Cf. Marc. 4, 24 ; Luc. 6, 37. Jésus‑Christ commente dans le second verset le second hémistiche du premier, et son commentaire consiste à affirmer, par deux formules proverbiales, le grand principe qui dirigera les jugements divins. Malheur aux censeurs acerbes et systématiques, car ils seront un jour sévèrement critiqués par celui à qui rien n’échappe.
La poutre et la paille dans l’œil, vv. 3-5.
Mt7.3 Pourquoi regardes-tu la paille qui est dans l’œil de ton frère, et ne remarques-tu pas la poutre qui est dans ton œil ? 4 Ou comment peux-tu dire à ton frère : Laisse-moi ôter la paille de ton œil, lorsqu’il y a une poutre dans le tien ? 5 Hypocrite, ôte d’abord la poutre de ton œil, et alors tu verras à ôter la paille de l’œil de ton frère. – Avant de juger et de reprendre ses frères, il faut savoir se juger soi‑même et se corriger des défauts qu’on leur reproche. Jésus exprime cette pensée en termes ironiques et mordants : mais l’odieux de la conduite qu’il réprouve méritait un blâme sévère. – Paille, poutre, expressions métaphoriques usitées dans tout l’Orient pour figurer les légers défauts ou les manquements considérables. « Un jour, dit le Talmud de Babylone, Baba Bathra, F. 15, 2, un homme dit à un autre homme : Arrache le fétu qui est dans ton œil. – A la condition, répondit celui‑ci, que tu arracheras toi‑même la poutre qui est dans le tien ». Nous lisons une phrase tout à fait analogue dans le célèbre auteur arabe Hariri : « Je vois une poutre dans ton œil et tu es surpris d’apercevoir un fétu dans le mien. ». Hélas. aveugles pour nos propres défauts, nous avons des yeux d’Argus pour ceux d’autrui. « Il arrive, je ne sais trop pourquoi, que nous apercevons plus facilement les fautes dans les autres qu’en nous‑mêmes », Cicer. De offic. 1, 41. « C’est le propre de la stupidité de contempler les défauts des autres et d’oublier les siens », id. Tuscul. 3, 31. « Vous avez remarqué des boutons chez autrui, vous qui êtes affligés de plusieurs ulcères. Ce qui est le fait de quelqu’un qui se moquerait des verrues des corps les plus beaux, tout en étant défiguré par la gale », Senec. de Vita Beat. 27 ; Cf. Horace, Sat. 1, 3, 73 ss. Et plusieurs vers célèbres de notre bon La Fontaine. – Hypocrite. Jésus a raison : « Dénoncer les vices est le devoir des bons et des bienveillants. Quand les méchants le font, ils jouent un rôle, comme les hypocrites qui couvrent d’un manteau la personne qu’ils sont, et montrent la personne qu’ils ne sont pas », S. August. Serm. Dom. in monte, 2, 64. – Tu verras comment ôter la paille ; c’est-à-dire « tu verras distinctement, ce qui te permettra d’enlever… ». Un homme qui a une poutre dans l’œil est en effet un fort mauvais opérateur pour guérir la vue d’autrui légèrement atteinte.
Il est parfois nécessaire de juger, v. 6.
Mt7.6 Ne donnez pas aux chiens ce qui est saint, et ne jetez pas vos perles devant les pourceaux, de peur qu’ils ne les foulent aux pieds, et que, se tournant contre vous, ils ne vous déchirent. – Beaucoup d’exégètes ont nié l’existence d’une liaison quelconque entre ce verset et les précédents ; Maldonat, par exemple, qui ne craint pas de soutenir qu’en cet endroit « L’Évangéliste a rapporté les paroles du Christ non dans l’ordre qu’il les avait dites, mais dans l’ordre qu’elles lui venaient à l’esprit ». Néanmoins la plupart des commentateurs admettent une connexion réelle entre les vv. 5 et 6, bien qu’ils ne la déterminent pas tous de la même manière. L’enchaînement le plus naturel et le plus logique nous semble être celui qu’indiquait déjà S. Thomas d’Aquin dans les termes suivants : « Vient ensuite : ne donnez pas les choses saintes aux chiens, par quoi il enseigne la nécessité du discernement ». Ainsi donc, après avoir prescrit la règle générale que nous venons d’étudier, vv. 1-5, Jésus établit une exception. En effet le zèle peut faire naufrage contre deux écueils, la sévérité et le laxisme ; il ne lui arrive que trop fréquemment de tomber dans l’un ou l’autre de ces extrêmes. Si parfois il juge trop sévèrement, d’autres fois il omet tout à fait de juger. Le Sauveur attaque ce manque de discernement. – Les choses saintes représente les choses saintes en général, par conséquent les mystères de la foi, la vérité évangélique, les sacrements, etc. Il serait arbitraire de restreindre le sens de cette expression à la Sainte Eucharistie, ou aux viandes consacrées aux Juifs. – Vos perles : c’est la même idée exprimée à l’aide d’une métaphore, Cf. Matth. 13, 45. Les choses de la religion, appelées saintes parce qu’elles viennent de Dieu, sont comparées à des perles à cause de leur précieuse valeur. « Saint, du fait qu’il ne peut pas être corrompu ; perle, du fait qu’il ne peut pas être méprisé », S. Aug. in h.l. – Aux chiens, devant les cochons. Ces deux sortes d’animaux ont toujours inspiré aux Orientaux une égale aversion. Chez les Juifs, les chiens, aussi bien que les pourceaux, étaient classés parmi les bêtes impures selon la Loi, et la Bible les signale souvent comme le type des hommes impudents qui aboient avec audace même contre ce qu’il y a de plus respectable. Quant aux porcs, ils symbolisent par tous pays la corruption et la dépravation. Les deux noms réunis de « chiens » et de »porcs » désignent donc en général tous ceux que leur caractère cynique et leur conduite immorale rendent indignes des choses saintes ; ils aboient contre elles comme des chiens, ils les foulent aux pieds à la façon des pourceaux. Horace fait une association semblable lorsqu’il dit de quelqu’un : « Il aurait vécu comme un chien immonde, ou comme une truie qui aime la boue », lettre 1, 2, 22. C’étaient du reste des locutions proverbiales en Judée ; – De peur… Jésus, développant la même image, indique les inconvénients auxquels les ouvriers évangéliques exposeraient et la religion et leurs propres personnes, s’ils s’abandonnaient à un zèle indiscret et aveugle. La religion courrait le risque d’être profanée, tournée en dérision, foulée aux pieds, ainsi qu’il arriverait à des perles si on les jetait à des pourceaux. Les apôtres imprudents pourraient déchaîner inutilement contre eux‑mêmes la persécution et les violences, en surexcitant par des révélations intempestives la haine des hommes mal disposés. – Se retournant ils ne vous déchirent. C’est ainsi que les chiens ou les pourceaux, quand on leur jette un objet qui leur déplaît, fût‑il excellent en soi, se retournent pleins de fureur contre le donateur après avoir souillé le don. La discipline du secret, longtemps en vigueur dans la primitive Église, n’eut pas d’autre origine que ces paroles du Sauveur dont les premiers chrétiens expérimentèrent souvent la vérité d’une manière désastreuse.
4) Le droit de requête, VV. 7-12.
Mt7.7 Demandez et l’on vous donnera, cherchez et vous trouverez, frappez et l’on vous ouvrira. – Notre‑Seigneur avait déjà parlé de la prière, 6, 5-13. Il y revient pour l’envisager sous une nouvelle face. Depuis le moment où il enseignait le « Notre‑Père » à ses auditeurs, il leur a prescrit des obligations si importantes, si difficiles, qu’il croit devoir les encourager en leur indiquant un moyen tout à fait infaillible de succès. « Il a donné sa doctrine qui est complète et parfaite. Il enseigne ici comment on peut la mettre en pratique », S. Thomas d’Aquin. – Demandez, cherchez, frappez. Il y a là une gradation ascendante facile à reconnaître ; de même dans les trois idées corrélatives, on vous donnera, vous trouverez, on vous ouvrira. C’est une triple assurance, de plus en plus forte, de l’efficacité de la prière. Tandis que les sujets des rois de ce monde sont exposés à voir souvent leurs demandes rejetées, même quand elles sont très légitimes, les sujets du Roi‑Messie sont sûrs que leurs requêtes seront toujours favorablement accueillies. S’il arrive parfois qu’elles ne sont pas exaucées, c’est notre faute, soit que nous ayons mal prié, Jac. 4, 3, soit que nous ayons demandé des choses qui nous eussent été nuisibles, 1 Jean v. 14, et, dans ce cas, selon la pensée de S. Augustin, « Dieu n’écoute pas avec compassion », ou bien il nous accorde d’autres grâces plus avantageuses.
Mt7.8 Car quiconque demande reçoit, qui cherche trouve et l’on ouvrira à celui qui frappe. – C’est la répétition de la même pensée ; mais une répétition qui ajoute une très grande force à la promesse de Jésus. « Donc, conclut saint Jean Chrysostome, ne cesse pas d’insister tant que tu n’as pas reçu, de chercher tant que tu n’as pas trouvé, ne renonce pas à l’effort tant que la porte ne t’aura pas été ouverte. Si tu demandes dans cette disposition d’esprit, en disant : je ne m’éloignerai pas tant que je n’aurai pas reçu, il ne fait aucun doute que tu recevras. » Dieu nous confère ainsi une sorte de toute‑puissance de supplication.
Mt7.9 Qui de vous, si son fils lui demande du pain, lui donnera une pierre ? 10 Ou, s’il lui demande un poisson, lui donnera un serpent ?– « En suppliant on peut obtenir », dit quelque part S. Augustin. Le Sauveur exprime cette idée au moyen d’une image empruntée à la vie de famille. Un enfant demande du pain à son père : celui‑ci lui donnera‑t-il méchamment pour le tromper une de ces pierres polies et arrondies qui ressemblent aux gâteaux de l’Orient ? Le petit enfant demande encore un poisson pour manger avec son pain ; son père lui donnera‑t-il plus méchamment encore ce que le peuple nomme une anguille de buisson, un de ces serpents qui abondent en Palestine ? Assurément non. Notons que Jésus s’adresse surtout à des Galiléens des environs du lac, dont la nourriture consistait principalement en pain et en poisson.
Mt7.11 Si donc vous, tout méchants que vous êtes, vous savez donner de bonnes choses à vos enfants, combien plus votre Père qui est dans les cieux donnera-t-il ce qui est bon à ceux qui le prient ? – Si donc : ces mots annoncent la conclusion de l’argument « ad hominem » (qui porte sur la personne de celui qui parle plutôt que sur des faits ou des preuves objectives) que fait ici Jésus. – Vous qui êtes mauvais. Nous sommes tous foncièrement méchants depuis le péché originel. – De bonnes choses, des dons utiles, antithèse de « mauvais ». Quelque mauvaise que soit devenue notre nature le sentiment paternel y demeure. – Combien plus votre Père… Le divin Maître affectionne les raisonnements « a fortiori »; les conclusions « combien plus… », qui produisent toujours beaucoup d’effet, spécialement sur les auditoires populaires.
Mt7.12 Ainsi donc tout ce que vous voulez que les hommes vous fassent, faites-le aussi pour eux, car c’est la Loi et les Prophètes. – Ce verset, plus encore que le sixième, semble rompre l’’enchaînement des pensées. De nombreux auteurs croient qu’il a perdu sa place naturelle et le rattachent au v. 5. D’autres, à la suite de S. Jean Chrysostome, lui laissent le rang qu’il occupe actuellement et essaient d’établir une transition de la manière suivante : « Donc, pour que vous obteniez de Dieu le Père les biens que vous lui demandez en priant, accordez à ceux qui vous entourent les biens qu’ils vous demandent », Cornel a Lap. La particule ainsi, qui ouvre le v. 12, nous paraît avoir une signification plus générale. Remarquons en effet que Jésus approche de la fin de son discours : la loi royale « tout ce que vous voulez… » en forme en quelque sorte le corps. Avant de passer à ses exhortations finales, le divin Orateur l’a donc énoncée comme le résumé et comme le terme de tout ce qu’il avait dit jusqu’alors. Aussi n’est‑ce pas seulement avec le v. 11 qu’il faut la relier, mais avec le discours pris dans son entier. – Tout ce que vous voulez… : c’est le troisième grand principe de moralité contenu dans le Sermon sur la Montagne ; véritable « règle d’or », comme on l’a depuis longtemps et justement dénommée, qui, en faisant de l’amour qu’on a pour soi‑même la norme de celui qu’on doit porter aux autres, établirait entre les hommes l’union la plus parfaite, si elle était constamment pratiquée. Du reste ce n’est pas un principe exclusivement chrétien, mais plutôt une loi naturelle dont on rencontre déjà la formule dans l’Ancien testament et même chez les auteurs profanes. « Ce que tu détesterais qu’un autre te fasse, lisons‑nous au livre de Tobie, 4, 16, veille à ne jamais le faire à autrui ». « Apprends de toi‑même comment tu dois te comporter envers le prochain », dit aussi l’Ecclésiastique, 31, 18. Ausone, Ephem., se prescrivait la même règle de conduite :
« Que je ne fasse jamais à personne les choses qu’en aucun moment,
je ne voudrais pas qu’on me fasse . »
– Car c’est là… ; c’est-à-dire tel est le sommaire de tout ce qu’enseigne l’Ancien Testament, dont la Loi et les Prophètes formaient la partie principale. Voir la note de v. 17. Sommaire incomparable. En effet cette ligne renferme en résumé tous les divins commandements. – Nous trouvons dans le Talmud, traité Schabbath, F. 31, 1, un trait plein d’intérêt qui a ici sa place toute marquée : « Un païen vint voir Schammai et lui dit : Fais de moi un prosélyte à la seule condition que tu m’enseignes toute la loi pendant que je me tiens sur un seul pied. Schammai le chassa avec la perche de dix pieds qu’il avait dans la main. Il vint voir Hillel. Celui‑ci le fit prosélyte en lui disant : Ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse. Voilà toute la loi. Le reste n’en est que des explications. Va‑t-en parfait. »
Difficultés sérieuses que l’on rencontre sur le chemin du ciel, vv. 13-23.
Le législateur du Nouveau Testament termine l’exposé des lois messianiques par l’indication simple et franche des difficultés que les citoyens du royaume de Dieu auront à surmonter pour les accomplir fidèlement. Les obstacles qu’ils rencontreront viendront de ces lois mêmes, du dehors, de leur propre faiblesse. Les lois nouvelles sont pénibles, elles exigent de perpétuels sacrifices ; au dehors il y aura des guides pervers qui égareront ceux qui les suivraient sans défiance ; enfin les sujets du Christ peuvent se faire illusion à eux‑mêmes, et s’écarter de leur Chef tout en croyant le suivre. Ces trois dangers sont le sujet d’une triple exhortation.
Mt7.13 Entrez par la porte étroite car la porte large et la voie spacieuse conduisent à la perdition, et nombreux sont ceux qui y passent, cette recommandation pressante vient très bien après une longue série de commandements durs à la nature, opposés à la chair et au sang, et dont l’exécution réclame un renoncement de tous les instants. Où conduit la porte étroite ? Le verset suivant nous l’apprendra. Actuellement, Jésus se borne à dire qu’elle est étroite et qu’il faut faire de grands efforts pour y entrer. Cf. Luc. 13, 24. Quand une foule nombreuse assiège une ouverture resserrée, par laquelle deux personnes ne sauraient passer de front et qui conduit pourtant à quelque spectacle grandiose, les timides et les faibles restent au dehors. C’est la même image appliquée au domaine spirituel. – Large est la porte et spacieuse la voie… : double figure des facilités, des libertés, de l’agréable aisance que procure une vie sans frein, livrée aux passions et au péché. Il n’y a rien de gênant à l’entrée de cette porte ni sur cette route. – Qui conduit à la perdition. Mais cette accueillante porte un fois franchie, cette route facile une fois descendue, où arrive‑t-on ? A la ruine éternelle. Et, ce qui est bien triste, c’est que la plupart des hommes se précipitent avec insouciance ou plutôt avec empressement dans cette direction, et il y en a beaucoup… « La voie la plus triste et la plus célèbre est celle qui trompe le plus », disait à bon droit Sénèque, de Vita Beat. 1.
Mt7.14 car elle est étroite la porte et resserrée la voie qui conduit à la vie, et il en est peu qui la trouvent. – Combien est étroite la porte… Symbole des peines et des sacrifices qu’impose la justice chrétienne bien pratiquée. La porte est étroite, c’est-à-dire que le premier pas est dur entre tous ; la route est resserrée, malaisée, c’est-à-dire que le chemin de la vertu est hérissé de difficultés sans nombre. Mais, quelle récompense attend ceux qui surmontent courageusement ces obstacles. – Qui conduit à la vie : la vie éternelle, dans le sein de Dieu, les reposera de toutes leurs fatigues. – Malheureusement, il y en a peu qui la trouvent : ces mots durent être prononcés avec un accent de profonde tristesse. De nos jours comme au temps de Jésus, comme à toutes les époques, l’humanité se divise en deux catégories : la foule suit la voie large sans s’inquiéter de l’abîme qui en est le terme ; le petit nombre gravit péniblement l’étroit sentier, se consolant à la pensée des joies futures. – C’est à bon droit que les Pères et les Docteurs ont vu dans ce passage un argument favorable au sentiment d’après lequel le nombre des élus sera relativement restreint. – « Ils trouvent » est une expression très heureuse : « Celle‑ci, i.e. la voie cachée. Ils la trouvent même s’ils ne la recherchent pas, parce qu’ils sont nés en elle », Glossa ordin. ; mais il faut chercher la voie étroite pour la découvrir.
Mt7.15 Gardez-vous des faux prophètes. Ils viennent à vous sous des vêtements de brebis, mais au dedans ce sont des loups voraces. – Gardez-vous. La transition est manifeste : Marchez avec courage sur cette route difficile, mais ne vous laissez pas égarer par de mauvais guides. – Des faux prophètes. Dans le Nouveau comme dans l’Ancien Testament, le nom de prophète n’est pas toujours employé dans le sens strict, pour désigner ceux qui prédisent l’avenir : il a souvent aussi la signification générale de docteur. Jésus‑Christ met donc ses disciples en garde soit contre les faux prophètes dont il dénoncera plus tard les coupables agissements, Cf. Matth. 24, 23 et suiv., soit contre les docteurs hérétiques de tous les temps. Il trace en quelques mots leur portrait. Au dehors ce sont de douces et innocentes brebis, sous des vêtements de brebis, mais, au‑dedans et en réalité, ce sont des loups voraces qui, pour tromper les âmes simples, ont déguisé, comme l’animal de la fable (Cf. Ésope, La Fontaine), leur férocité naturelle sous l’extérieur le plus vertueux, le plus aimable.
Mt7.16 Vous les reconnaîtrez à leurs fruits : cueille-t-on des raisins sur des épines, ou des figues sur des ronces ? – Comment reconnaître ces hommes dangereux, puisqu’ils savent si bien dissimuler leur malice ? Jésus nous l’apprend dans les vv. 16-20. – Vous les connaîtrez par leurs fruits : voilà le critère infaillible qui permettra de distinguer promptement les bons et les mauvais Docteurs. Tout homme est comme un arbre moral qui produit quelque espèce de fruit : si on veut le juger, il suffit d’attendre un peu et de considérer ; ses fruits trahiront sa nature la plus intime. Ses fruits, c’est-à-dire sa conduite, ses œuvres, ses paroles. C’est donc en vain que les faux prophètes se couvrent d’une peau d’agneau sous laquelle ils espèrent demeurer cachés, car, d’après le proverbe, « les masques tombent vite, la vraie nature apparaît ». – Après avoir indiqué ce moyen, Jésus en prouve l’excellence par des comparaisons tirées de la nature. – Cueille‑t-on des raisins…, Cf. Jac. 3, 12 ; ou bien, comme demande Virgile, Bucoliques Eglogue 4, 29 :
La grappe du raisin vermeille
rougira‑t-elle sur la ronce ?
Non, évidemment, car chaque plante produit exclusivement les fruits qui lui sont propres. On ne trouvera donc jamais un raisin sur une ronce, ni une figue sur un chardon, non plus qu’une vie habituellement sainte en des hommes foncièrement mauvais. – Sur des épines désigne, d’après l’usage de l’hébreu, toute sorte d’arbustes épineux, ronces toute sorte d’herbes épineuses, plus spécialement cependant le « Tribulus terrestris » de Linné.
Mt7.17 Ainsi tout bon arbre porte de bons fruits et tout arbre mauvais de mauvais fruits. 18 Un bon arbre ne peut porter de mauvais fruits, ni un arbre mauvais porter de bons fruits.– Autres expressions proverbiales, mais plus générales, pour exprimer la même idée. Ce fait d’expérience est proposé d’une manière positive au v. 17, en termes négatifs et avec un nouveau degré d’emphase au v. 18. – Ne peut pas produire : c’est une complète impossibilité qui a lieu dans la nature morale aussi bien que dans la nature physique. « Le bien ne naît pas du mal, pas plus que la figue ne naît d’un olivier. Ce qui naît correspond à ce qui est semé. », Senec. lettre 87 ; Cf. Matth. 12, 33.
Mt7.19 Tout arbre qui ne porte pas de bons fruits sera coupé et jeté au feu. – Parlant des mauvais arbres, Notre‑Seigneur annonce en passant et par parenthèse leur châtiment final. – Coupé et jeté au feu. Le Précurseur avait autrefois prononcé, dans des circonstances analogues, une sentence tout-à-fait semblable cf. 3, 10.
Mt7.20 Vous les reconnaîtrez donc à leurs fruits. – Donc… C’est la répétition des premières paroles du v. 16, sous forme de conclusion. « Nous sommes des arbres plantés dans le champ du Seigneur. Dieu est notre cultivateur. C’est lui qui fait pleuvoir, qui cultive, qui donne la fécondité. C’est lui qui accorde la grâce de porter des fruits. Si tous les arbres ne peuvent pas produire des fruits égaux, aucun, cependant, n’a le droit de demeurer stérile dans le champ du Seigneur », S. Fulgent. Sermo de Dispens.
Mt7.21 Ce ne sont pas tous ceux qui me disent : Seigneur, Seigneur, qui entreront dans le royaume des cieux, mais bien celui qui fait la volonté de mon Père qui est dans les cieux. – Seigneur, Seigneur. Chez les Juifs, les disciples appelaient habituellement leurs maîtres, Mar ou Rab, Rabbi cf. Jean 13, 13. Dire à Jésus : Seigneur, Seigneur, c’est le reconnaître pour le Messie, c’est manifester ouvertement qu’on croit en lui. La répétition du titre indique la vivacité de la foi et l’entrain avec lequel on la proclame au‑dehors. – Dans le royaume des cieux : le royaume messianique est ici envisagé dans son terme, dans la rémunération éternelle accordée à tous ceux qui en auront été les fidèles sujets sur la terre. Le Sauveur annonce donc d’une manière solennelle aux chrétiens de tous les âges que, pour aller au ciel, il faudra quelque chose de plus que la profession extérieure du Christianisme. – Que faudra‑t-il ? Les mots suivants nous l’apprennent : Celui qui fait la volonté… A la foi l’on devra joindre les œuvres et les œuvres consisteront à accomplir en tout et partout la volonté de Dieu ; car ce n’est pas le nom, c’est la vie qui fait le chrétien. – De mon Père. Nous entendons ici pour la première fois Notre‑Seigneur Jésus‑Christ appeler Dieu son Père : il le fait dans le sens strictement théologique. Ce passage renferme par conséquent une forte preuve en faveur de sa divinité.
Mt7.22 Plusieurs me diront en ce jour-là : Seigneur, Seigneur, n’est-ce pas en votre nom que nous avons prophétisé ? N’est-ce pas en votre nom que nous avons chassé les démons ? Et n’avons-nous pas, en votre nom, fait beaucoup de miracles ? – Beaucoup, comme au v. 13. – En ce jour‑là, le jour par antonomase, c’est-à-dire le jour des grandes et terribles assises du jugement dernier. Les Prophètes et les Docteurs juifs employaient une dénomination identique cf. Isaïe 2, 20 ; 25, 9, etc. – Seigneur… n’avons‑nous pas… Surpris de ne pas se trouver parmi les élus, ces malheureux répéteront comme autrefois sur la terre : Seigneur, Seigneur. S’adressant à Jésus devenu le souverain Juge, ils lui rappelleront en termes emphatiques leurs états de service qu’ils estiment glorieux et dignes des plus hautes récompenses. – Prophétisé ; ils ont prédit l’avenir, sondé les secrets des cœurs, prêché avec zèle les vérités chrétiennes (Prophétiser admet ces trois significations de même que l’hébreu). – Chassé les démons, ils ont mis les démons en fuite. – Ils ont effectué d’autres prodiges nombreux, éclatants, fait de nombreux miracles. Il y a plus : ces trois sortes de « charismes » comme les appelle le langage théologique, ont été constamment produits au nom de Jésus, c’est-à-dire par l’invocation de ce nom tout‑puissant : En ton nom. Les suppliants insistent sur ce point et, à trois reprises, ils mettent en avant des expressions destinées à redire leurs prodiges cette formule sur laquelle ils appuient.
Mt7.23 Alors je leur dirai ouvertement : Je ne vous ai jamais connus. Retirez-vous de moi, ouvriers d’iniquité. – Hélas. ces dons extérieurs qui les ont aveuglés ne leur donnent aucun droit sur le ciel : Jésus‑Christ le leur dit froidement. – Je leur dirai ; le grec signifie « annoncer à haute voix ». – Je ne vous ai jamais connus. Bien que vous alléguiez mon nom et la puissance qu’il a pu vous conférer, vous n’en êtes pas moins des inconnus pour moi, ce qui prouve qu’entre vous et moi il n’y a jamais eu d’union réelle. Je ne vous reconnais pas pour mes disciples. « Tous les anciens auteurs l’ont observé… le mot connaître en ce lieu et en d’autres ne se rapporte pas à la connaissance mais à l’affection et à l’approbation… Dieu connaît tout le monde, mais ne reconnaît pas tous les hommes pour siens », Maldonat. – Retirez-vous : cette sentence terrible et inattendue tombera sur eux comme un coup de foudre. Ils seront alors éclairés sur le véritable état de leur conscience, ils verront à nu toutes leurs misères et seront forcés de reconnaître que, malgré leurs miracles, ils n’ont été en réalité que des ouvriers d’iniquité. Cf. Luc. 13, 25 et ss. – Il est facile d’expliquer théologiquement le désaccord qui semble exister entre les pouvoirs surnaturels accordés par Dieu à ces hommes tandis qu’ils étaient sur la terre et la manière sévère dont il les traite dans l’autre vie. Une chose est la « grâce prévenante », secours divin à un homme pour qu’il aide un autre homme à se tourner vers Dieu (c’est donc un bienfait concédé principalement en vue du salut d’autrui), autre chose la « grâce sanctifiante » qui rend l’homme digne de Dieu, capable de Dieu et agréable à Lui. La première est ainsi définie par S. Thomas d’Aquin : « La grâce qui est donnée gratuitement est d’abord et avant tout celle qui se rapporte au salut d’autrui », Somme Théologique, 1a 2ae question 111 ; elle ne suppose donc pas nécessairement la grâce sanctifiante dans celui qui l’a reçue, Dieu pouvant employer parfois des instruments indignes pour procurer le salut des hommes. « Faire des miracles n’est pas une preuve de sainteté », dit S. Grégoire, Moral. 20, 8. C’est ce qu’affirme également S. Paul dans sa première lettre aux Corinthiens, 13, 1-3. Balaam ne fut‑il pas prophète comme Isaïe ? Judas ne fit‑il pas des miracles comme les autres apôtres ? La péroraison du Sermon sur la Montagne consiste en un parabole populaire éloquemment présentée et bien capable de frapper vivement l’auditoire de Jésus. On dirait que ses traits principaux sont une réminiscence d’Isaïe, 28, 16 et ss. S. Paul en résume la signification avec sa concision habituelle lorsqu’il écrit aux Romains, 2, 13 : « Car ce n’est pas ceux qui écoutent la Loi qui sont justes devant Dieu, mais ceux qui pratiquent la Loi, ceux‑là seront justifiés ».
Mt7.24 Tout homme donc qui entend ces paroles que je viens de dire et les met en pratique, sera comparé à un homme sage, qui a bâti sa maison sur la pierre. 25 La pluie est tombée, les torrents sont venus, les vents ont soufflé et se sont déchaînés contre cette maison, et elle n’a pas été renversée, car elle était fondée sur la pierre. – Première partie de la parabole. – Ces paroles : c’est-à-dire tout ce qui précède à partir des Béatitudes. Ces mots relient entre elles les différentes parties du discours et prouvent qu’elles ne sont pas une simple collection de paroles prononcées en divers temps, mais qu’il existe entre elles une parfaite unité de plan et de sujet. – Et les met en pratique. Faire des paroles, c’est les accomplir. – Sera comparé – Jésus‑Christ veut‑il dire qu’il compare actuellement ses disciples fidèles à l’homme sage en question, ou bien prédit‑il qu’il les traitera au jour du jugement comme des hommes prudents et prévoyants ? – La description de l’orage qui vient fondre tout à coup sur cette maison solidement assise sur le roc est dramatique et vivante. La répétition affectée de la conjonction « et », les phrases courtes et rapides qui se succèdent sans interruption, décrivent admirablement la naissance soudaine, le caractère violent de ces tempêtes d’une heure qui sont encore plus terribles et plus fréquentes en Orient que chez nous. On croirait voir passer l’ouragan. Le Divin Narrateur en indique les trois principaux éléments : 1. la pluie qui se précipite d’en haut « comme si les écluses du ciel étaient ouvertes » ; et la pluie descendit, d’après le texte grec, c’est-à-dire une affreuse averse ; 2. les ruisseaux ou plutôt les torrents formés en un clin d’œil et venant battre avec fureur les murs de la maison, et les torrents sont venus ; 3. les vents déchaînés en tous sens et saisissant l’édifice au milieu de leurs tourbillons, et les vents ont soufflé. Que va devenir cette pauvre habitation en butte à ce triple et sauvage assaut ? – Et elle ne s’est pas écroulée. L’ouragan passé, nous la trouvons debout comme auparavant : grâce à sa base rocheuse elle a pu vaillamment résister. Il en est de même du disciple fervent qui, après avoir écouté la parole du Christ son Maître, la met aussitôt en pratique. La maison qu’il bâtit, c’est l’œuvre de son salut ; comme il a pris soin d’en établir les fondements sur le roc d’une foi vive qu’alimentent les bonnes actions, et d’une détermination inébranlable que les difficultés ne feront jamais faiblir, il n’a pas à redouter les funestes effets des orages que lui préparent le monde, le démon, les passions, les ennuis de la vie. Son édifice restera ferme jusqu’au bout.
Mt7.26 Mais quiconque entend ces paroles que je dis et ne les met pas en pratique, sera semblable à un insensé qui a bâti sa maison sur le sable. 27 La pluie est tombée, les torrents sont venus, les vents ont soufflé et ont battu cette maison, et elle a été renversée, et grande a été sa ruine. » – Seconde partie de la parabole. – Et quiconque… Quel contraste. Ici encore nous entendons l’orage qui gronde violemment ; mais au fracas de la pluie, des torrents, des vents, s’ajoute celui de la maison qui s’écroule. – Elle s’est écroulée. Pourquoi n’a‑t-elle tenu bon comme la première ? Parce que son constructeur insensé l’avait bâtie sur le sable, fondement mobile qui, cédant bientôt aux chocs de la tempête, a entraîné dans sa ruine tout ce qu’il soutenait. – Sa ruine a été grande. Ce dernier trait est d’un très bel effet : toute la maison gît misérablement sur le sol, il n’en reste pas pierre sur pierre. – La ruine morale figurée par cette parabole est plus grande encore car, dit S. Jean Chrysostome, « ce n’est pas peu de chose qui est en danger, mais l’âme, le ciel et les biens éternels ». – Quelle impression durent ressentir, en entendant ces comparaisons, les auditeurs de Jésus, habitués aux tempêtes de l’Orient et à leurs terribles résultats.
Mt7.28 Jésus ayant achevé ce discours, le peuple était dans l’admiration de sa doctrine. Lorsqu’une âme veut le bien, elle se laisse facilement persuader aux enseignements de la vérité. Notre-Seigneur manifestait cette puissance d’enseignement en captivant un grand nombre de ceux qui l’écoutaient, et en suscitant leur admiration. Aussi le charme de ses paroles était si grand qu’ils ne voulaient pas le quitter, alors même qu’il avait cessé de parler, et c’est pourquoi ils le suivirent lorsqu’il descendit de la montagne.
Mt7.29 Car il les enseignait comme ayant autorité, et non comme leurs Scribes. – Motif de ce ravissement légitime. Tout contribuait à rehausser l’éclat de l’autorité de Jésus : dans sa personne, la majesté de sa physionomie, l’assurance de sa voix, la fermeté persuasive de son regard ; dans sa doctrine, la beauté, la vérité, la simplicité, la difficulté même des commandements. On sentait à son accent que c’était non seulement un prophète, mais un législateur qui parlait. « Car il ne parlait pas en se référant aux paroles des autres, comme les prophètes et Moïse, mais il montrait partout que c’est lui‑même qui détenait l’autorité. Car quand il citait les lois, il ajoutait : mais moi je vous dis…il se montrait comme le juge », S. Jean Chrysost. Hom. 25 in Matth. – Non pas comme leurs scribes... Ceux‑ci n’étaient au contraire, comme le démontre chaque page du Talmud, que de fades exégètes, aimant à pointiller sur les mots, demeurant toujours dans le terre à terre des explications minutieuses, sans savoir s’élever jusqu’aux sphères sereines où la vérité religieuse apparaît plus belle et plus consolante. Le peuple lui‑même, qui est au reste meilleur juge qu’on ne croit en ces sortes de choses, comprenait la différence qui existait entre les deux méthodes.


