Évangile selon saint Matthieu commenté verset par verset

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Chapitre 8

Divers miracles de Jésus, 8, 1-9, 34.

Immédiatement après le Discours sur la Montagne, nous trouvons dans le premier Évangile le récit de plusieurs miracles opérés par Notre‑Seigneur Jésus‑Christ durant la première année de son ministère galiléen. L’intention que se proposait S. Matthieu en groupant ces nombreux prodiges qui se suivent comme une procession solennelle perce à travers son intéressante narration. Il nous a montré le Législateur, le Roi des intelligences et des cœurs ; il veut nous présenter maintenant le Roi des corps et de la nature physique. Il a dépeint Jésus comme Prophète et Docteur de l’humanité, il va le décrire à présent comme le Sauveur venu du ciel pour guérir toutes nos souffrances.

a. Les miracles de Notre‑Seigneur Jésus- Christ considérés dans leur ensemble.

Ainsi que nous l’avons promis plus haut, nous allons donner, à propos du premier prodige spécial du Sauveur, un aperçu général qui embrassera tous les faits du même genre. Naturellement, il ne sera question dans cette note ni de la nature du miracle, ni de sa force probante, ni des autres points qui concernent son caractère théologique : nous nous bornerons à quelques indications purement exégétiques, limitées à la puissance miraculeuse du Christ. Ailleurs, sans doute, on traitera des miracles antérieurs à Jésus, qui sont racontés dans l’Ancien Testament, comme aussi de ceux que ses disciples opérèrent après sa mort et dont on trouve la relation soit dans les Actes des Apôtres, soit dans quelques lettres du Nouveau Testament.

1. Jésus devait faire des miracles. C’était une nécessité pour lui, attendu qu’il était le Messie et que depuis longtemps les Prophètes, parlant au nom de Dieu, avaient annoncé que le Christ se manifesterait aux Juifs par de nombreux prodiges. « Dieu viendra lui‑même et vous sauvera ; alors s’ouvriront les yeux des aveugles, et les oreilles des sourds entendront, alors le boiteux bondira comme le cerf, et la langue des muets se déliera », Isaïe 35, 5 et 6 cf. 43, 7, etc. Le pouvoir miraculeux entrait tellement dans le rôle messianique d’après l’opinion populaire justement formée sur cette matière, que nous verrons constamment la foule ou bien proclamer à haute voix que Jésus est le Messie lorsqu’elle lui aura vu faire quelque prodige éclatant, ou bien lui demander un miracle quand elle voudra s’assurer qu’il est vraiment le Christ attendu. Cf. Matth. 12, 23 ; Jean 7, 31, etc. Les miracles étaient donc le complément et le sceau de sa doctrine, la marque authentique de sa mission céleste et de sa divinité cf. Jean 5, 36 ; 10, 37 et ss.; 16, 11 et ss. 

2. De fait, Jésus a opéré de nombreux miracles, comme l’affirment à plusieurs reprises les quatre Évangiles. Il a opéré non seulement ceux qui sont racontés en détail par ses biographes inspirés, mais d’autres encore que l’on aurait pu compter par milliers cf. Jean 2, 23 ; Matth. 4, 23 ; 8, 16 et parall.; 9, 35 ; 12, 15 et parall.; 14, 14, 36 ; 15, 30 ; 19, 2 ; 21, 14 ; Luc. 6, 19, etc.

3. Ces miracles de Jésus portent différents noms dans l’Évangile, selon le point de vue auquel les évangélistes se sont placés pour les apprécier. Ils sont appelés : vertu, actions de force, en tant qu’ils sont la manifestation d’une puissance supérieure ; signe, lorsqu’on les considère dans leurs relations avec les faits que le Seigneur se propose de contresigner par eux ; Vulg. prodige ou miracle, (Matth. 21, 15), parce qu’ils suscitent l’admiration des hommes par les merveilles dont ils se composent ; oeuvres, spécialement dans le quatrième Évangile, Cf. Matth. 11, 2. Cette dernière appellation est mystérieuse et profonde. Il est utile de remarquer au sujet de ces noms que Jésus‑Christ n’a jamais accompli de prodiges proprement dits, et qu’il a même opposé un refus énergique à toutes les demandes qui lui ont été faites par ses amis, par ses ennemis et par le démon. Les miracles du Christ devaient avoir une autre fin que celle d’éblouir : ils ont toujours été des « signes ». Aussi, le divin Maître ne les a‑t-il jamais opérés pour sa propre satisfaction, dans l’intérêt de son bien-être. Qu’on les étudie l’un après l’autre dans leurs motifs, on verra qu’ils se ramènent tous à la gloire de Dieu et au salut des hommes.

4. Les miracles particuliers que les évangélistes ont pris soin de nous décrire d’une manière plus ou moins détaillée sont au nombre d’environ quarante. On peut les diviser en deux catégories selon qu’ils émanent plus directement de l’amour ou de la puissance de Jésus. Les miracles d’amour se subdivisent en trois classes : la résurrection des morts, les guérisons mentales et les guérisons corporelles. Ils ont tous pour but de soulager les souffrances physiques ou morales et proviennent de la charité compatissante du Sauveur. L’Évangile cite trois cas de résurrection, et environ six cas de guérison mentale c’est-à-dire d’expulsion des démons, et une vingtaine de guérisons corporelles qui concernent presque tous les genres de maladies, la fièvre, la lèpre, l’anémie, l’hydropisie, l’hémorragie, la cécité, la surdité, le mutisme, la paralysie, etc. Les miracles de puissance, qui attestent en Jésus‑Christ un droit absolu de contrôle sur toutes les énergies de la nature quelles qu’elles soient, se subdivisent à leur tour en quatre groupes. Il y a les miracles de création, tels que le changement d’eau en vin et la multiplication des pains. Il y a les miracles produits par l’abrogation des lois ordinaires de la nature, par exemple la Transfiguration, la marche de Jésus sur les eaux, les pêches miraculeuses, l’apaisement soudain de la tempête. Il y a les miracles qui supposent un triomphe remporté sur des volontés ennemies, entre autres la double expulsion des vendeurs du temple, la chute des hommes d’armes venus pour arrêter Notre‑Seigneur à Gethsémani. Il y a enfin les miracles de destruction ; mais on n’en signale qu’un exemple, celui du figuier desséché, à moins qu’on ne veuille ranger dans cette classe la suffocation des pourceaux de Gadara, qui en réalité retombe sur les démons plutôt que sur Jésus‑Christ.

5. Les évangélistes n’ayant rapporté en détail qu’un nombre si restreint de miracles, on peut se demander quels sont les motifs qui ont déterminé leur choix. Le P. Coleridge, Public Life of Jesus, établit là-dessus les règles suivantes : « Quelquefois nous avons une série de guérisons de différentes espèces réunies comme par manière de spécimens ; le plus souvent, les miracles racontés sont ceux qui ont quelque importance au‑delà d’eux‑mêmes, par exemple ceux qui sont associés à une doctrine particulière, ceux qui ont occasionné une discussion, ceux qui ont influé jusqu’à un certain point sur les actes de Notre‑Seigneur ou de ses adversaires ». Pour les miracles de même que pour la prédication, si Dieu n’a pas permis que tout nous fût conservé, du moins il a bien voulu que des échantillons des divers genres nous fussent transmis, de telle sorte que nous pouvons juger de ce qui manque par le peu que nous possédons.

b. Guérison d’un lépreux, 8, 1-4. Parall. Marc., 1, 40-45 ; Luc., 6, 12-16.

Mt8. 1 Jésus étant descendu de la montagne, une grande multitude le suivitLorsqu’il fut descendu. « Après la prédication et l’exposé de la doctrine, l’occasion se présente de faire des miracles pour confirmer par leur vertu et par leur éclat les enseignements du Sauveur », S. Jérôme in h.l. Les miracles en action s’ajoutent donc à celui de la parole pour le compléter et pour l’authentifier en quelque sorte. Notre‑Seigneur Jésus‑Christ fait ainsi pour lui‑même ce qu’il fera pour ses disciples après son Ascension : « Le Seigneur travaillait avec eux et confirmait la Parole par les signes qui l’accompagnaient. » Marc. 16, 20. – Le miracle de la guérison du lépreux nous est raconté presque dans les mêmes termes par les trois synoptiques ; toutefois ils ne lui accordent pas la même place dans leur arrangement des faits. S. Luc le rapporte immédiatement avant le Discours sur la Montagne, S. Matthieu immédiatement après ; dans le second Évangile, il suit la guérison de la belle‑mère de S. Pierre. L’indication très précise du temps, qui existe dans la relation de S. Matthieu tandis qu’elle manque dans les deux autres, semble donner gain de cause au premier évangéliste. – une grande multitude le suivit. Beau cortège populaire que nous trouverons désormais très souvent aux côtés de Jésus. La foule émerveillée accompagne l’Orateur qui vient de la charmer et elle lui procure ce modeste triomphe. 

 Mt8.2 et un lépreux s’étant approché, se prosterna devant lui, en disant : « Seigneur, si vous voulez, vous pouvez me guérir. » S. Luc suppose que le miracle eut lieu dans une ville, qu’il ne nomme pas, « Jésus était dans une ville », 5, 12 : c’était ou bien Capharnaüm ou quelque bourg du voisinage situé au pied de la Montagne des Béatitudes. – Un lépreux. La lèpre, qui couvrait hideusement cet infortuné (« un homme couvert de lèpre », Luc. 5, 12), est une maladie bien connue, qui a toujours été l’un des plus terribles fléaux de l’Orient, spécialement de l’Égypte et de la Syrie, y compris la Palestine. On en distingue quatre espèces : l’éléphantiasis qui fut probablement la maladie de Job, la lèpre noire, la lèpre rouge et la lèpre blanche. Cette dernière a toujours été la plus fréquente en Palestine ; on la nomme aussi lèpre mosaïque, parce que Moïse en dépeint tout au long les symptômes et les différentes phases dans les chapitres 12 et 14 du Lévitique. Elle commence par des taches blanchâtres qui, grosses tout au plus comme des pointes d’aiguille lorsqu’elles commencent à se manifester, ne tardent pas à envahir la surface entière ou du moins de larges parties du corps. Du dehors, le mal pénètre au‑dedans, atteignant peu à peu les chairs, le système nerveux, les os, la moelle et les tendons. Son action dissolvante est telle que les membres tombent à la fin littéralement par morceaux. Elle agit cependant avec une certaine lenteur, dévorant, consumant à la longue ses victimes qui finissent par mourir après avoir enduré d’affreuses souffrances physiques et morales. Quoique la nature ait parfois réussi à surmonter cette triste maladie, l’art humain est incapable de la guérir. Épidémique, ou du moins regardée comme telle dans l’antiquité (les médecins n’ont pas encore pu s’accorder sur ce point), elle transformait ceux qu’elle avait atteints en parias ou en excommuniés de la vie sociale, auxquels le séjour dans les villes était interdit. Aujourd’hui, de même qu’au temps d’Élisée, on les rencontre réunis par groupes aux portes des bourgades de la Palestine, tâchant d’exciter la pitié des passants par l’exhibition de leurs plaies. Tous les pèlerins de Jérusalem ont pu apercevoir ceux que la police turque a relégués dans de misérables huttes sur le mont Sion. Notons encore quelques traditions curieuses des Rabbins sur la lèpre : « Les hommes sont punis par la lèpre à cause des médisances et des calomnies »… « L’homme est formé moitié d’eau et  moitié de sang. Aussi longtemps que quelqu’un vit en juste, il n’y a pas, en lui, plus d’eau que de sang. Quand il pèche, ou l’eau surabonde et il devient hydropique, ou le sang l’emporte sur l’eau, et il devient lépreux », Otto, Lexic. Rabbin. s.v. D’après l’opinion publique la lèpre était toujours le châtiment de quelques crimes secrets ou manifestes ; aussi l’appelait‑on emphatiquement « le doigt de Dieu ». – Il l’adorait ; « tombant à ses genoux », Marc. 1, 40 ; « il tomba face contre terre », Luc. 5, 12 ; trois expressions pour désigner le même geste de profonde révérence, pratiqué à la façon des Orientaux. – En disant : Maître. C’était l’appellation honorifique que l’on adressait à toutes les personnes auxquelles on voulait témoigner du respect. – A ce titre, le lépreux ajoute une prière simple, mais émouvante : si vous voulez, vous pouvez me purifier, ou plus délicatement encore d’après le grec : « si vous vouliez, vous pouvez me guérir ». Vous pouvez, c’est un fait indubitable dont je suis parfaitement sûr ; consentirez-vous ? Je l’espère de votre bonté, mais je n’ai pas le droit de vous importuner. « Celui qui fait appel à la volonté ne doute pas de la vertu », S. Jérôme in h.l. Quel grand acte de foi. Peut-être ce lépreux a‑t-il entendu parler des miracles antérieurs de Jésus, Cf. Matth. 4, 23-24 ; peut-être, se tenant à quelque distance de la foule, avait‑il été l’un des auditeurs du Sermon sur la Montagne qui lui avait fait concevoir une haute opinion de l’Orateur, le lui montrant comme un Prophète, ou même comme le Messie. Il ne dit pas : Vous pouvez me guérir ; mais, par allusion à la nature de son mal, Vous pouvez me purifier. La lèpre en effet rendait impur au point de vue légal, Lévitique 13, 8 ; et c’est en partie pour ce motif que, d’après une prescription mosaïque, ibid. 9, 45, les lépreux devaient, quand ils voyaient un passant s’approcher d’eux, l’avertir de leur infirmité en criant : Tamé, tamé « Impur, impur! ». 

Mt8.3 Jésus étendit la main, le toucha et dit : « Je le veux, sois guéri. » Et à l’instant sa lèpre fut guérie. – Le Seigneur est toujours prêt à secourir ceux qui souffrent, quand ils implorent sa pitié. La requête du pauvre lépreux est à peine exprimée qu’elle est déjà exaucée. La main de Jésus devance sa parole ; il l’étend comme un signe de sa puissance et de sa volonté. L’approchant du malade, il le toucha, sans crainte de se souiller par ce contact, Cf. Lévitique 5, 3, parce que le pouvoir supérieur qui suspend les lois de la nature peut suspendre à plus forte raison une loi cérémonielle cf. 1 Rois 17, 21 ; 2 Rois 4, 34. – Nous verrons fréquemment Notre‑Seigneur Jésus‑Christ guérir de cette manière les malades qui s’adressaient à Lui et faire servir son corps adorable d’instrument pour la transmission des faveurs surnaturelles, de même qu’aujourd’hui encore, dans les Sacrements, il emploie la matière pour communiquer la grâce. – Je le veux, sois purifié. « Voilà qui témoigne de la maturité de la foi du lépreux. Y étaient contenues toutes les paroles de la réponse désirée ». Jésus fait donc au suppliant l’honneur d’employer les termes mêmes de sa supplique pour lui accorder le bienfait qu’il demande. « Je le veux » : qui, à part Dieu, avait jamais prononcé en des circonstances analogues ce mot du commandement ? Ce n’est pas ainsi que parlait Moïse quand il souhaitait opérer la guérison de sa sœur Marie, atteinte, elle aussi, de la lèpre ; Cf Nombres 12, 13. – Et aussitôt… L’effet est aussitôt produit : aucun mal ne saurait résister un seul instant à ce céleste médecin.

Mt8.4 Alors Jésus lui dit : « Garde-toi d’en parler à personne, mais va te montrer au prêtre, et offre le don prescrit par Moïse pour attester au peuple ta guérison. » – Avant de se retirer, Jésus fait à celui qu’il vient de guérir deux recommandations qui nous surprennent tout d’abord. La première contient une défense, la seconde un ordre. – Garde‑toi d’en parler. C’est la défense ; nous l’entendrons maintes fois par la suite, à l’occasion de miracles semblables. Cf. Matth. 3, 12 ; 5, 43 ; 7, 86 ; 8, 26, etc. ; Luc. 8, 56 ; 9, 21. On a déterminé en sens très différents les motifs qui ont porté Jésus à l’imposer à un certain nombre des malades qu’il guérissait. Voir Maldonat in h.l. S. Marc indique pourtant d’une manière bien claire la vraie raison de cette prohibition, lorsqu’il ajoute à la suite des paroles de Notre‑Seigneur : « Une fois parti, le lépreux commença à prêcher et à répandre la parole, de sorte qu’il (Jésus) ne pouvait pas entrer ouvertement dans une ville, mais il se tenait loin, dans les lieux déserts, et on accourrait vers lui de partout ». Cf. Luc. 5, 15. En s’opposant à ce qu’on proclamât à son de trompe les prodiges de guérison qu’il opérait, Jésus voulait donc éviter de surexciter les esprits et d’occasionner par là-même les agitations messianiques qui tendaient à se produire après ses miracles, Cf. Jean 6, 14-15. En provoquant, quoique malgré lui, l’enthousiasme des foules à cette époque de son ministère, il craignait de nuire à son œuvre, soit en paraissant se prêter aux espérances profanes et politiques associées par ses compatriotes au nom du Messie, soit en développant trop tôt et trop vivement la jalousie de ses ennemis ; plus tard, quand son heure sera venue, il cessera de s’opposer à la divulgation de ses prodiges. Pour le moment, il veut pratiquer lui‑même le premier ce qu’il a enseigné par rapport aux bonnes œuvres : « Il donne cela comme un exemple, car il avait enseigné plus haut de cacher les bonnes œuvres », S. Thomas d’Aquin. – Plusieurs commentateurs croient que cette recommandation du Sauveur était faite en outre dans l’intérêt personnel du miraculé. Ils s’appuient, pour le prouver, sur ce que Jésus donnait parfois à ceux qu’il avait guéris un ordre entièrement opposé, Cf. Marc. 5, 19 : « Va dans ta maison, auprès des tiens et raconte-leur tout ce que le Seigneur a fait pour toi et comment il a eu pitié de toi », ou bien sur ce que les miracles dont il interdisait la publication avaient eu des foules considérables pour témoins. Le divin Maître se serait donc alors proposé de faire rentrer en lui‑même le malade miraculeusement rendu à la santé, de l’engager à ne pas faire parade de sa guérison surnaturelle, mais à en remercier Dieu par une vie plus fervente. – Nous voyons, d’après S. Marc, que le lépreux n’eut rien de plus pressé que d’aller raconter le prodige dont il venait d’être l’objet. – Va, montre‑toi au prêtre... Par ces mots, Jésus‑Christ ordonne deux choses au lépreux ; il devra en premier lieu se présenter au prêtre du district pour en obtenir une déclaration de guérison complète. La lèpre faisant contracter une souillure légale, les prêtres étaient naturellement constitués les juges de son apparition et de sa cessation. – En second lieu, le miraculé devra offrir le don que Moïse a prescrit. C’était un sacrifice proprement dit, qui consistait pour les riches en une brebis d’un an et deux agneaux, pour les pauvres en un seul agneau accompagné de deux tourterelles. Cf. Lévitique 14, 10, 21-22 : on trouvera dans ce passage d’intéressants détails sur la manière dont ces différentes victimes devaient être immolées et offertes au Seigneur, comme aussi sur les cérémonies qui accompagnaient la réintégration du lépreux dans tous ses droits de citoyen. En somme, Jésus prescrit au lépreux d’agir comme s’il avait été guéri d’après les lois ordinaires de la nature. – Cela leur serve de témoignage : cette dernière parole a reçu des interprétations très discordantes. En témoignage de quoi se sont demandé les exégètes. Les uns ont répondu avec S. Jean Chrysostome, qu’en agissant selon qu’il lui était prescrit, le lépreux témoignerait du respect de Jésus pour la Loi mosaïque. Les autres ont dit, – et leur sentiment nous paraît beaucoup plus probable, – qu’il n’est pas question d’une chose si relevée, mais simplement d’attester la guérison du malade. Le pronom « leur » a occasionné une seconde discussion. Désigne‑t-il les prêtres ou bien le peuple ? On peut le rattacher à « prêtre », bien que ce nom soit au singulier, en admettant l’emploi d’une figure de style fréquente dans la Bible et dans les ouvrages classiques ; alors, le sens sera : Ton offrande, portée à Jérusalem, prouvera aux prêtres que tu es guéri ; ou bien selon d’autres : Elle leur prouvera ma puissance miraculeuse, et tu seras toi‑même un témoignage vivant contre eux, s’ils refusent d’y croire. « Pour qu’ils soient inexcusables de ne pas croire en lui, les prêtres qui avaient vérifié ses miracles », Maldonat. On peut aussi rattacher « leur » au nom collectif « personne », ce qui donne le sens suivant que nous croyons préférable : Ton sacrifice, reçu par les prêtres, sera en quelque sorte ton certificat authentique de guérison pour tes compatriotes, qui te restitueront tes droits à la vie commune.

c. Guérison du serviteur d’un centurion, 8, 5-13. Parall. Luc., 7, 1-10.

Ce récit est une des perles nombreuses dont l’histoire évangélique est ornée. S. Luc, qui l’a également inséré dans sa biographie de Jésus, le place aussitôt après le Sermon sur la Montagne, ce qui ne fait pas une grande différence. Il existe entre les deux narrateurs des divergences plus notables, qui ont d’une part fait crier à la contradiction dans le camp rationaliste, d’autre part fait croire à la distinction des événements. Mais c’est bien un seul et même trait que racontent S. Matthieu et S. Luc, et ils le racontent bien de la même manière ; seulement S. Luc donne des détails plus complets, tandis que S. Matthieu abrège et résume à sa façon habituelle, se bornant aux indications nécessaires, pour aller droit à ce qui entrait davantage dans son plan christologique.

Mt8. 5 Comme Jésus entrait dans Capharnaüm, un centurion l’abordaEntré dans Capharnaum. Cette ville fut le théâtre du miracle ; Jésus y rentrait après son grand discours de Kouroûn‑al‑Hattîn. Suivant S. Luc, le centurion semble n’être pas venu en personne auprès de Notre‑Seigneur et ne lui avoir pas adressé une seule fois directement la parole ; il se contenta de lui envoyer deux députations successives qui lui présentèrent sa requête. Les Manichéens, gênés dans leurs doctrines par la pensée du v. 11, profitaient déjà de cette contradiction apparente pour nier la véracité du fait tout entier. S. Augustin leur montre avec esprit l’injustice dont ils se rendaient volontairement coupables. Comme si, dit‑il, un narrateur qui mentionne certain détail contredisait un autre narrateur qui l’omet. Comme si celui qui attribue un acte à une personne contredisait un autre narrateur plus exact qui affirme qu’elle l’a opéré par un intermédiaire. N’est‑ce pas ainsi qu’agissent tous les historiens ? N’est‑ce pas ainsi que l’on parle à chaque instant dans la vie privée ? « Comment expliquer que, quand nous lisons, nous oublions la façon dont nous parlons habituellement ? L’Écriture de Dieu est‑elle parmi nous pour autre chose que pour nous parler dans notre langue ? », contr. Faust. 33, 7-8. Cf l’Accord des Évangélistes 2, 20. Cette réponse n’a rien perdu de sa valeur. S. Matthieu se conduit donc en cet endroit d’après l’axiome juridique : « Celui qui agit par un autre est considéré comme ayant agi par lui‑même ». On peut du reste concilier plus parfaitement encore les deux écrits en admettant avec S. Jean Chrysostome que le centurion vint lui‑même auprès de Jésus à la suite de ses délégués. – Un centurion. Un centurion, dans l’armée romaine, était un officier qui commandait à une compagnie de cent soldats, ainsi que son nom l’indique. On sait qu’à Rome l’armée se composait d’un certain nombre de légions ; chaque légion se divisait en dix cohortes, la cohorte en trois manipules, le manipule en deux centuries, ce qui faisait 60 centuries ou 6 000 hommes par légion. Il est remarquable que tous les centurions qui figurent dans le Nouveau Testament sont mentionnés d’une manière très honorable : ce sont, outre le nôtre, le centurion du Calvaire, 27, 54, le centurion Corneille baptisé par S. Pierre, Actes des Apôtres 10, et le centurion Jules qui traita S. Paul avec bonté, Actes des Apôtres 27, 3-43. Dans tous les temps et chez tous les peuples, alors même que tous les grands principes avaient sombré, on a retrouvé dans les armées quelques débris des vertus morales et religieuses. – Le héros de ce récit était en garnison à Capharnaüm : il était donc au service du tétrarque Hérode Antipas, dont l’armée avait été organisée d’après le système romain et se composait en majeure partie de soldats étrangers. Né dans le paganisme, ainsi que nous l’apprend très clairement le v. 10, il avait senti, comme tant d’autres le vide et la fausseté de sa religion ; son séjour en Palestine lui avait permis d’étudier de près le Judaïsme qui à cette époque intéressait si vivement, quoique à divers titres, le monde grec et romain. Il s’y était attaché au point de faire bâtir à ses frais une synagogue à Capharnaüm, Cf. Luc, 7, 5 ; peut-être même avait‑il été admis au nombre des prosélytes, ces hommes, païens par la race, à demi Juifs par les croyances et les pratiques religieuses, que Dieu se préparait en grand nombre chez les Grecs et les Romains, pour en faire des anneaux de communication entre le Mosaïsme et le Paganisme. C’était dans tous les cas une âme noble et généreuse. Il est évident qu’il avait entendu parler de Jésus, de ses prodiges, des espérances que l’on commençait à fonder sur lui : il avait même pu l’apercevoir dans les rues de Capharnaüm, assister à quelqu’une de ses prédications. Cela avait suffi pour lui faire concevoir une haute idée de son pouvoir ; aussi est‑ce à lui qu’il pense immédiatement, dès qu’il a besoin d’un secours. 

Mt8.6 et lui fit cette prière : « Seigneur, mon serviteur est couché dans ma maison, frappé de paralysie, et il souffre cruellement. »Mon serviteur : Cf. le v. 9 et S. Luc, 7, 2. C’était, selon S. Luc, un excellent serviteur auquel le centurion tenait beaucoup. Cicéron s’excusait d’éprouver un profond chagrin par suite de la mort d’un esclave fidèle, tant les maîtres avaient alors à cœur de manifester leur antipathie pour ces être infortunés : la condescendance ouverte du centurion pour son serviteur dénote donc la bonté de son caractère. – Est couché… indique l’impuissance totale du malade. Le médecin Celsus, contemporain de Notre‑Seigneur Jésus‑Christ, fait dans ses œuvres, 3, 27, la réflexion suivante sur l’emploi de l’expression paralysie au temps où il vivait : « La cessation de l’activité des nerfs est une maladie fort répandue. Quelquefois elle attaque tout le corps, souvent aussi elle n’en atteint qu’une partie. Les anciens écrivains nommaient le premier cas apoplexie, et le second paralysie ; mais je m’aperçois qu’aujourd’hui on emploie dans les deux cas le nom de paralysie. Ordinairement, ceux qui souffrent d’une paralysie universelle sont emportés d’une manière rapide ; sinon, ils peuvent bien vivre quelque temps encore, mais ils recouvrent rarement la santé et traînent presque toujours une existence misérable. Pour ceux qui ne sont que partiellement atteints, leur mal n’est jamais bien violent, il est vrai, mais il est souvent très long et incurable ». Les mots ils souffre extrêmement ajoutés par S. Matthieu et l’observation de S. Luc : « il était mourant », semblent indiquer, d’après cela, que le serviteur du centurion avait été récemment frappé d’apoplexie.

Mt8.7 Jésus lui dit : « J’irai et je le guérirai. – Le besoin est pressant et réclame un prompt secours ; Jésus offre sans délai ses services et, suivant S. Luc, se dirige immédiatement vers la maison du centenier. C’est la seule fois qu’il fait de lui‑même des avances pour guérir un malade et il les fait pour un pauvre serviteur. Les anciens exégètes ont remarqué qu’il n’y eut rien de semblable pour le fils de l’officier royal, Cf. Jean 4, 50, bien qu’il ait été pareillement guéri à distance. Quand la foi était très vive, comme il arriva dans la circonstance présente, Jésus ne la mettait pas à l’épreuve.

Mt8.8 Seigneur, répondit le centurion, je ne suis pas digne que vous entriez sous mon toit, mais dites seulement une parole, et mon serviteur sera guéri. – Ce furent les amis personnels du centurion, envoyés par lui à Jésus au moment où le divin Maître approchait de sa maison, qui portèrent cette réponse admirable. – Seigneur, je ne suis pas digne. Sentiment d’une profonde humilité. Lui païen, lui pécheur, il ne se croit pas digne de recevoir une telle visite ; la démarche de Jésus le remplit d’une sainte frayeur. D’ailleurs, continue‑t-il, outre que j’en suis indigne, cela n’est pas du tout nécessaire. – Mais dites seulement une parole et… C’est le sentiment d’une foi vive, toute spirituelle, qui lui fait tenir un tel langage. « Dites… une parole », hébraïsme pour signifier « commandez par une parole ». – Le centurion a mérité que sa belle réponse, insérée dans les prières liturgiques, fût répétée chaque jour au Saint Sacrifice avant la communion du prêtre et des fidèles.

Mt8.9 Car moi qui suis soumis à des supérieurs, j’ai des soldats sous mes ordres et je dis à l’un : Va, et il va, et à un autre : Viens, et il vient, et à mon serviteur : Fais cela, et il le fait. » – Aux paroles qui précèdent il ajoute, pour prouver qu’un seul mot de Jésus, prononcé à distance, peut produire l’heureux effet qu’il désire, un raisonnement tout militaire qui donne à cette scène un cachet parfait d’authenticité. La sagesse du fidèle resplendit d’un bel éclat dans la rudesse militaire. – Soumis à la puissance d’un autre. Beau trait d’humilité que S. Bernard relève dans les termes suivants : « O, que de prudence dans cette âme. Que d’humilité dans ce cœur ! Avant de dire qu’il commande à des soldats, pour étouffer les sentiments de la fierté, il avoue qu’il est lui‑même subalterne, ou plutôt il met sa soumission la première, parce qu’il estime plus l’obéissance que le commandement », Lettre 392. Le centurion argumente « du plus petit au plus grand ». Moi, je ne suis qu’un officier subalterne, et pourtant ma parole est toute puissante sur mes subordonnés ; elle produit des merveilles d’obéissance : à plus forte raison la vôtre, puisque vous êtes l’empereur spirituel, le vrai Général en chef de toutes les armées célestes. Il compare ainsi la situation de Jésus‑Christ, par rapport au monde invisible et aux forces mystérieuses de la nature, à sa propre situation. Les maladies sont des soldats qui doivent obéir au commandement du Chef suprême. Peut-être son imagination, encore imbue de superstitions païennes, les lui représentait‑elle sous la forme de mauvais génies qui devaient s’enfuir au plus vite sur un mot du Sauveur. Quoi qu’il en soit, il a parfaitement démontré que la présence personnelle du divin Médecin n’est pas indispensable.

Mt8.10 En entendant ces paroles, Jésus fut dans l’admiration, et dit à ceux qui le suivaient : « Je vous le dis en vérité, dans Israël même, je n’ai pas trouvé une si grande foi.Jésus fut dans l’admiration. Jésus s’étonne. Les Évangiles ne mentionnent qu’à deux reprises, ici et Marc. 6, 6, à propos de l’incrédulité des habitants de Nazareth, ce genre d’émotion dans l’âme de Notre‑Seigneur Jésus‑Christ. Dans ce que nous venons de lire il y avait un tel mélange de foi et d’humilité, que le Sauveur lui‑même éprouve un sentiment d’admiration. Et cependant le « ne s’étonner de rien » est une règle de la perfection divine ; mais Jésus est homme en même temps qu’il est Dieu, et il peut s’étonner sans préjudice de sa science universelle, de même qu’un astronome contemple avec admiration une éclipse qu’il a depuis longtemps prévue et prophétisée, Cf. Thom. Aq. Somme Theologique, Tertia Pars, q. 15, a. 18. – La foi du Centenier méritait un éloge public et une récompense : Jésus lui accorde successivement ces deux choses. Nous trouvons l’éloge dans la seconde partie du v. 10 : Et il ditJe n’ai pas trouvé... Notre Seigneur y rattache un grave avertissement pour les Juifs. – En Israël, dans le grec « personne en Israël ». Les Israélites devaient être excellemment le peuple de la foi au Messie. Comme nation privilégiée, ils n’existaient qu’en vue du Christ ; leur histoire, leurs institutions théocratiques étaient, et dans l’ensemble et dans le détail, une perpétuelle préparation au Christ ; le Christ devait être un des leurs même selon la chair, et voici qu’un païen les devance.

Mt8.11 C’est pourquoi je vous dis que beaucoup viendront de l’Orient et de l’Occident, et auront place au festin avec Abraham, Isaac et Jacob, dans le royaume des cieux, – Mais ce n’est pas tout. En ce moment, le centurion apparaît à Jésus comme le représentant de ces nombreux convertis du paganisme qui ont cru et qui croiront encore en Lui. Élargissant sa pensée, il passe du particulier au général et affirme que ce capitaine sera suivi par toute une armée de soldats animés du même esprit, beaucoup viendront. Au lieu de ce vague « beaucoup », Jésus aurait pu dire « de païens », mais sa délicatesse veut adoucir le coup porté à ses concitoyens. – De l’Orient et de l’Occident : expression hébraïque qui désigne tous les peuples du globe ; « sans distinction de nationalité avec les deux parties les plus éloignées, il les désigne toutes”, dit Maldonat d’après S. Augustin. – Et auront place. Ce verbe signifie être assis, ou plutôt être couché à table, suivant la mode orientale. Jésus‑Christ, à la suite d’Isaïe, 25, 6, et des Rabbins, aime à représenter le royaume du ciel sous la figure riante d’un festin auquel il invitera ses fidèles disciples, de même qu’un père de famille réunit ses enfants autour de sa table cf. Luc. 14, 7 ; Matth. 22, 1 et ss. ; 26, 29. Rien ne saurait mieux dépeindre en effet les délices, la sécurité éternelle et la communion intime des élus. – Les païens, invités par masses à ce royal banquet, auront l’honneur d’en goûter la suavité dans la sainte compagnie des ancêtres les plus illustres des Juifs, avec Abraham, Isaac et Jacob, bien qu’ils ne soient que les fils spirituels de ces grands patriarches. « Il insiste sur ce mot.  C’est comme s’il disait : tous les Juifs s’estiment si saints qu’ils ne veulent pas manger avec un étranger ; et beaucoup d’étrangers, ainsi que les plus grands d’entre eux, dont les Juifs ont coutume de mépriser les noms, prendront un repas dont les Juifs auront été expulsés”, Grotius, Annotat. in h.l.

Mt8.12 tandis que les fils du royaume seront jetés dans les ténèbres extérieures : c’est là qu’il y aura des pleurs et des grincements de dents. »Car les Juifs en seront exclus, du moins pour la plupart [Bible Liturgique, 2020, p. 2245 : « ils en seront exclus, s’ils refusent Jésus », Bible de Jérusalem, Matthieu, 1950, p.65 : « ils seront supplantés par des païens plus dignes qu’eux »]; Jésus‑Christ l’annonce clairement, en continuant la métaphore qu’il a commencée. – Les enfants du royaume est une façon de parler tout hébraïque dont on rencontre maints exemples dans le Nouveau Testament. Cf. Éphésiens 2, 2 ; 5, 8 ; Jean 27, 12 ; 2 Thess. 2, 3 ; 1 Pierre 1, 14 ; 2 Pierre 2, 14, etc. Les fils du royaume ne sont autres que les héritiers présomptifs auxquels il est destiné. Cette expression désigne ici les Juifs qui, nous l’avons vu, étaient appelés les premiers par Dieu à la participation du royaume messianique. Fils de la théocratie qui était le royaume typique, ils devaient l’être aussi du royaume réel et figuré. – Seront jetés, contrairement à ce qui avait été tracé tout d’abord dans le plan divin, Cf. Romains 9, 25 ; mais Israël n’a pas le droit de se plaindre de ce changement de destinées qui mettait les Païens à sa propre place ; toute la faute en retombe sur lui. [Cette parole de Jésus maudit le choix religieux libre et conscient de nier sa messianité et sa divinité, l’Église catholique condamne à raison l’antisémitisme. On ne peut pas utiliser la condamnation d’une opinion religieuse pour condamner indistinctement tous les juifs car il existe l’ignorance invincible]. « Que les rameaux orgueilleux se brisent donc, et qu’à leur place soit greffé l’humble olivier sauvage ; pourvu, néanmoins, que demeure toujours la racine, malgré la rupture des uns et l’entêtement de l’autre. Où demeure la racine? Dans la personne des Patriarches », S. August. in Jean Tract. 16, ad. fin ; Cf. Matthieu, 21, 43. – Dans les ténèbres extérieures, c’est-à-dire « qui sont en dehors du royaume de Dieu ». Alors comme de nos jours, les grands repas avaient ordinairement lieu le soir et la salle du festin était splendidement éclairée ; mais au dehors, dans la rue, régnaient les ténèbres les plus complètes. Jésus‑Christ veut donc exprimer par cette image l’expulsion des Juifs de son royaume. – Là il y aura des pleurs : symbole du désespoir, de la violente douleur auxquels seront en proie les malheureux qui n’auront pas été invités aux noces éternelles de l’Agneau. Combien les compatriotes du Sauveur pensaient différemment. Ils pensaient que dans le monde à venir, Dieu aurait dressé pour eux une table immense que les Païens verront et ils seront honteux”. Et voici que le contraire aura lieu.

Mt8.13 Alors Jésus dit au centurion : « Va, et qu’il te soit fait selon ta foi, » et à l’heure même son serviteur fut guéri. – Digne récompense de la foi du centurion. « Jésus place l’huile de la miséricorde dans le vase de la croyance”, S. Bern. Serm. 3 de Anima.- Qu’il te soit fait. Devant ce « fiat » auquel rien ne résiste, la maladie s’enfuit aussitôt, et à l’instant même où il était prononcé, à l’heure même, le serviteur est rendu complètement à la santé.

d. Guérison de la belle‑mère de S. Pierre et d’autres nombreux malades, vv. 14-17. Parall. Marc.; 1, 29-34 ; Luc., 4, 38-41.

Mt8.14 Et Jésus étant venu dans la maison de Pierre, y trouva sa belle-mère qui était au lit, tourmentée par la fièvre. – A partir de cet endroit, S. Matthieu abandonne pendant quelque temps l’ordre véritable des faits pour suivre un enchaînement purement logique. D’après les récits parallèles de S. Marc et de S. Luc, réglés ici suivant l’ordre chronologique, la guérison de la belle‑mère de S. Pierre eut lieu peu de temps après l’installation de Jésus‑Christ à Capharnaüm, à une date antérieure à celle du Sermon sur la Montagne. Sa vraie place semblerait être à la suite du v. 22 du chap. 4. S. Jean Chrysostome et S. Augustin notaient déjà que le mérite de la plus grande exactitude revient ici au second Évangile. – Dans la maison de Pierre. Cette maison a beaucoup embarrassé certains exégètes, d’abord parce qu’à cette époque S. Pierre avait renoncé à tout pour suivre Jésus, Luc. 5, 11 ; en second lieu parce que S. Jean l’Évangéliste paraît fixer à Bethsaïde et non à Capharnaüm la résidence du prince des Apôtres. La première difficulté n’est pas sérieuse : le renoncement de Saint Pierre était complet bien qu’il eût conservé la possession de sa maison, parce qu’il usait de ses biens comme n’en usant pas, et qu’au moindre signe de son Maître, il quittait tout pour l’accompagner dans ses pénibles missions. Il n’avait pas fait vœu de pauvreté dans le sens strict de cette expression. On répond à la seconde difficulté en disant que la note du quatrième évangéliste « à Bethsaide, ville d’André et de Pierre », n’implique nullement qu’ils demeurassent alors dans ce bourg. Ils étaient originaires de Bethsaïde, mais ils avaient pu se fixer, probablement après le mariage de S. Pierre, dans la cité voisine de Capharnaüm dans l’intérêt de leur activité professionnelle. – Sa belle‑mère. Indépendamment de la tradition et de ce passage, nous savons encore par le témoignage de S. Paul, 1 Corinthiens 9, 5, que S. Pierre avait été marié. Sa belle‑mère aurait porté le nom de Cornélie selon les uns, Clem. Alex. Strom. 7, de Perpétue selon les autres. Il est question de sa fille Pétronille au Martyrologe Romain (31 mai cf. les « Acta sanctorum »). – Qui était au lit, victime d’un accès subit et violent ; autrement Jésus, qui était déjà depuis quelque temps à Capharnaüm, l’aurait sans doute guérie plus tôt. – Et est explicatif et introduit le motif pour lequel la belle‑mère de S. Pierre était alitée. – Avait la fièvre, « était oppressée par une forte fièvre », dit S. Luc avec sa précision toute médicale. 

Mt8.15 Il lui toucha la main, et la fièvre la quitta, aussitôt elle se leva, et se mit à les servir. – « Et s’approchant, il la souleva, l’ayant prise par la main », dira S. Marc La guérison fut instantanée et si radicale, ajoutent de concert les trois évangélistes, que la malade put non seulement se lever, mais encore servir à table son hôte distingué, lui témoignant de la sorte sa reconnaissance. Les médecins ordinaires ne produisent pas de cures aussi merveilleuses. « La nature humaine est ainsi faite que les corps sont plus affaiblis quand la fièvre les a quittés ;  et qu’on ressent les maux de la maladie quand on recommence à recouvrer la santé. Mais la santé accordée par le Seigneur est restituée en totalité et instantanément », S. Jérôme, Comm. in h. l. S. Jean Chrysostome raisonne de la même manière : « Le Christ met en fuite les maladies en ramenant sur‑le‑champ la vigueur antérieure ; quand c’est la médecine qui guérit, l’affaiblissement causé par la maladie demeure ; mais quand c’est la vertu qui guérit, l’épuisement de l’organisme ne laisse aucune trace », Hom. 18.

Mt8.16 Sur le soir, on lui présenta plusieurs démoniaques, et d’un mot il chassa les esprits et guérit tous les malades : – Après la maison malade, la ville malade. De la maison de S. Pierre, la guérison s’étend à toute la cité de Capharnaüm. Les miracles successifs que Jésus‑Christ vient d’opérer, Cf. Marc. 1, 21 et ss., ont produit une vive sensation dans la ville: le bruit s’est répandu que le nouveau Prophète multiplie les prodiges et que sa bonté n’est pas moindre que sa puissance. Tous les habitants se rassemblent devant la porte de la maison, Marc. 1, 33, mais ils ne se présentent pas comme de simples curieux ; ils ont de grandes faveurs à demander. Chaque famille a apporté ses malades, ses infirmes : de nombreux possédés sont venus aussi, conduits par leurs amis ou par leurs proches. – Il chassa les esprits. – Jésus condescend à tous les désirs : un mot d’autorité lui suffisait pour expulser ces esprits impurs. Quelle joie dut régner ce jour‑là dans Capharnaüm. – Quand le soir fut venu. Les trois synoptiques observent que cette scène eut lieu le soir, après le coucher du soleil. En effet c’était un samedi, Cf. Marc. 1, 21, 29, 32. Or, «  la religion demandait aux Juifs d’apporter leurs malades avant la fin du sabbat »,  Grotius, Annot. in h. l. Tout travail manuel était scrupuleusement interdit tant que le soleil n’avait pas disparu au‑dessous de l’horizon, car alors seulement finissait le repos du sabbat.

Mt8.17 accomplissant ainsi cette parole du prophète Isaïe : « Il a pris nos infirmités et s’est chargé de nos maladies. » – S. Matthieu qui, écrivant pour des Juifs, s’efforce de rattacher les événements de la vie du Sauveur aux prédictions messianiques de l’Ancien Testament, cite en cet endroit un passage célèbre d’Isaïe (53, 4) avec l’introduction qui lui est familière, afin que s’accomplît. Ces guérisons multiples qu’il a signalées sont, à ses yeux, l’accomplissement de ce qu’avait annoncé le Prophète lorsqu’il avait dit au sujet du Christ : « Il a pris sur lui nos langueurs, et a porté nos souffrances » (trad. de S. Jérôme, Vulg.). On voit que, contrairement à son usage, S. Matthieu fait cette citation d’une manière assez littérale d’après l’hébreu. Mais n’a‑t-il pas transformé le sens de la parole du Prophète ? Celui‑ci, décrivant les souffrances futures du Messie, en indiquait les heureux résultats pour l’humanité : c’est en voyant d’avance nos péchés effacés, enlevés, par la « satisfaction vicaire » du Christ (réparation des offenses faites à Dieu, par Dieu qui s’est fait homme), qu’il s’écriait : « Lui‑même a porté nos péchés… ». Et telle est bien l’interprétation donnée par S. Pierre à ce passage, Cf. 1 Pierre 2, 24 : comment donc l’évangéliste peut‑il l’appliquer aux maladies guéries miraculeusement par Jésus ? Nous ne l’excuserons pas à la façon de Maldonat, en disant qu’il fait ici une simple accommodation : ce serait une concession aussi dangereuse qu’inutile. Tout peut se concilier très aisément, sans violence comme sans subtilité d’aucune sorte. Isaïe parle directement, il est vrai, de nos péchés, que Jésus‑Christ a daigné expier en souffrant pour nous ; mais l’effet n’est‑il pas contenu dans la cause ? Nos maladies physiques ne sont‑elles pas la conséquence funeste de la grande maladie morale, le péché ? Prédire de quelqu’un qu’il peut enlever nos péchés, c’est donc prédire par là-même qu’il peut à plus forte raison enlever nos maladies. Nous verrons, en plusieurs circonstances, Notre‑Seigneur mettre en relief cette connexion indiscutable et guérir des malades en leur disant : Vos péchés vous sont remis. Concluons donc que, si l’évangéliste ne prend pas tout à fait les paroles d’Isaïe dans leur sens littéral, il les cite du moins dans un sens déduit de la lettre par le raisonnement, sens parfaitement légitime et justifiable. – Il a pris, c’est-à-dire il a saisi, enlevé. Cf. v. 40 ; Actes des Apôtres 3, 11. – Et s’est chargé, même signification. S. Hilaire fait à propos de ce passage une réflexion profonde et délicate : « Absorbant par la passion de son corps les infirmités de la faiblesse humaine », Comm. in h. l. – La scène du v. 16 a été traduite d’une façon grandiose par le peintre Jouvenet ; il existe sur le même sujet une eau‑forte saisissante et populaire de Rembrandt.

e. Miracle de la tempête apaisée, 8, 18-27. Parall. Marc., 4, 35-40 ; Luc.; 8, 22-25. 

Mt8.18 Jésus, voyant une grande multitude autour de lui, donna l’ordre de passer à l’autre bord du lac.Jésus, voyant… Ces mots contiennent le motif de l’ordre que va donner Jésus. Le divin Maître a autour de lui, par suite de ses miracles, une foule enthousiaste, aux ovations inopportunes de laquelle il désire se soustraire : il mettra le lac de Tibériade entre elle et lui. – Quand on lit la narration de S. Matthieu, il semble que cet événement ait lieu le même soir que les nombreuses guérisons de Capharnaüm racontées dans les deux versets qui précèdent ; mais un coup d’œil jeté sur les récits parallèles des deux autres synoptiques suffit pour montrer qu’ici encore le premier Évangéliste s’est laissé guider par l’analogie des faits plutôt que par l’ordre des dates. Le prodige de la tempête apaisée ne fut opéré qu’à une époque plus tardive cf. Marc. 4, 35 et ss. ; Luc, 8, 22 et ss. – Passer à l’autre bord, de l’autre côté du lac, sur la rive orientale. La province de Pérée était plus isolée, plus calme, et Jésus y avait un nombre beaucoup moins considérable d’adhérents : elle convenait donc parfaitement pour le but que Notre‑Seigneur se proposait alors.

Mt8.19 Alors un Scribe s’approcha et lui dit : « Maître, je vous suivrai partout où vous irez. » – S. Matthieu intercale ici un dialogue intéressant qui se serait passé au moment du départ entre Jésus et deux de ses disciples. S. Luc raconte également ce trait en y ajoutant même quelques développements, mais beaucoup plus tard et seulement vers la fin de la Vie Publique, au moment où Jésus allait affronter les attaques de ses ennemis à Jérusalem, Cf. Luc. 9, 57 et ss. Il est impossible de dire avec certitude lequel des deux enchaînements est le meilleur. Peut-être serait‑ce celui de S. Luc, attendu qu’aux derniers mois qui précédaient sa mort, Jésus‑Christ avait un plus grand besoin de disciples courageux et décidés. Divers exégètes donnent cependant la préférence à l’ordre établi par S. Matthieu, entre autres M. J. P. Lange d’après lequel le troisième Évangéliste aurait fait à l’aide de ce dialogue des combinaisons purement psychologiques. – Un Scribe. « Un » est synonyme de « un certain ». L’hébreu s’emploie tout à la fois dans le sens déterminé et dans le sens indéterminé. – Ce docteur de la Loi semble avoir compté depuis quelque temps déjà parmi les partisans de Jésus ; on peut du moins l’inférer de l’expression « un autre de ses disciples » du v. 21, où « autre » paraît être opposé à « un ». Actuellement du moins, il désire entrer dans la société des disciples proprement dits qui suivaient habituellement Notre‑Seigneur, et il exprime hardiment son intention. – Maître, c’est-à-dire Rabbi. Les Pharisiens eux‑mêmes donnaient souvent ce titre à Jésus‑Christ. – Partout où vous irez. C’était la coutume ancienne des disciples intimes et dévoués d’accompagner leur maître dans tous ses voyages ; au reste, les professeurs de cette époque étaient fréquemment ambulants, allant d’un pays à l’autre pour s’instruire davantage ou pour donner leurs leçons. Ce Scribe enthousiaste prévoit bien une partie des difficultés auxquelles il s’expose en s’offrant pour accompagner partout le Sauveur dans ses missions ; mais il s’en faut beaucoup qu’il ait tout compris. Il parle le langage de l’émotion passagère, irréfléchie, qui compte les obstacles pour rien tant qu’ils sont à distance et qui, sans avoir reçu l’appel d’en haut, se met en avant pour les braver. Ses intentions étaient‑elles bien pures ? L’espoir de tenir un rang élevé dans le royaume messianique qu’il se représentait sous des couleurs toute profanes, comme ses compatriotes, n’était‑il pas son principal mobile ? Nous pouvons bien le supposer après les Pères.

Mt8.20 Jésus lui répondit : « Les renards ont leurs tanières et les oiseaux du ciel leurs nids, mais le Fils de l’homme n’a pas où reposer sa tête. » – Le Sauveur, par sa réponse, jette un peu d’eau froide sur cette âme trop ardente. Sans accepter l’offre du Scribe et sans la refuser, il se contente de peindre au vif la vie de renoncement destinée à tous ceux qui le suivent. – Les renards ont leurs tanières... Les êtres les plus pauvres, ceux‑là même qui vivent au jour le jour, sans provision pour le lendemain, ont pourtant des abris assurés. – Fils de l’homme : nom important et célèbre que Jésus‑Christ aime à s’attribuer lui‑même dans l’Évangile. Les apôtres ne le lui donnent jamais ; seul, le diacre S. Étienne en fait usage dans son discours apologétique, Actes des Apôtres 7, 56. Ézéchiel le porte aussi dans sa Prophétie, 2, 1. 3-8 ; 3, 1-3, etc. ; mais alors c’est simplement l’expression que son interlocuteur céleste lui applique pour désigner la distance qui sépare leurs natures réciproques : d’un côté c’est un ange, de l’autre un simple « fils de l’homme », c’est-à-dire un mortel. Pour bien comprendre le sens de cette appellation quand c’est Jésus qui la prend, il faut recourir à une vision extatique de Daniel, pendant laquelle ce Prophète eut le bonheur de contempler le futur Messie revêtu de la forme humaine : « Je regardais en une vision nocturne et voici qu’avec les nuées du ciel venait quelqu’un qui était comme un fils d’homme », Dan. 7, 13. « Fils de l’homme » signifie certainement Messie dans ce passage : on s’en convaincra en lisant la suite de la narration du Prophète : c’est aussi en tant que Messie que Jésus se dit « le Fils de l’homme » par antonomase. Divers textes évangéliques ne laissent pas le moindre doute à ce sujet. Dans le récit de S. Matthieu, 26, 63 et ss., Caïphe somme Jésus au nom du Dieu vivant de lui dire s’il est le Christ, Fils de Dieu. Que répond Notre‑Seigneur ? « Tu l’as dit. Car je vous le dis, désormais vous verrez le Fils de l’homme assis à la droite de la puissance de Dieu et venant sur les nuées du ciel…. » cf. Marc. 14, 61-62 ; Luc. 22, 66-69. Bien plus, tel était le sens que les Juifs eux‑mêmes attribuaient à cette expression cf. Jean 12, 34, et surtout Luc. 12, 70, où ils tirent de la réponse ci‑dessus mentionnée du Sauveur la conclusion suivante : « Tu es donc le Fils de Dieu ? », ce qui revient à dire : Vous êtes donc le Messie ? Toutefois, comme on l’a répété avec beaucoup de raison à la suite de la plupart des Pères, ce titre de « Fils de l’homme » est loin d’être une dénomination glorieuse. « Le mot homme désigne souvent un homme d’une vile condition, e.g. Jud. 16, 7, 11 ; Psaume 82 (Vulg. 81), 7 ; et Psaume 49 (Vulg. 48), 3. On oppose  fils de l’homme à fils de l’homme (hommes ordinaires à hommes courageux) », Rosenmüller, Schol. in h. l. « Parce que Dieu était aussi fils de Dieu, par une sorte d’antithèse, quant il parle de lui en tant qu’homme, il s’appelle fils de l’homme », Maldonat. Toutes les autres interprétations sont inexactes, depuis celle de Fritzsche qui réduit notre expression à un simple « Moi » (« Moi, c’est moi le fils de parents humains qui vous parle maintenant, cet homme que vous connaissez bien, c’est-à-dire : moi » : quelle platitude.), jusqu’à celle qui lui fait désigner Jésus comme l’homme par excellence, l’homme idéal. « de l’homme » doit se prendre d’une manière générale et ne représente pas spécialement Adam, comme l’a cru S. Grégoire de Nazianze, Orat. 30, c. 21. – Où reposer sa tête. Les hommes désirent des habitations surtout pour y trouver du repos. Mais celles qui donnent du repos au corps servent d’abord à reposer la tête. Elles expriment, suivant les uns, le dénuement le plus absolu ; simplement, selon les autres, la vie agitée du missionnaire, incompatible avec le confort dont on peut jouir sous son propre toit. La première interprétation, que patronnent les Pères, est incontestablement la plus conforme à la réalité ; la seconde enlèverait à la pensée du Sauveur une grande partie de sa force. S. Jérôme développe comme il suit le raisonnement de Jésus : « Pourquoi désires‑tu me suivre pour les richesses et le luxe quand je suis d’une si grande pauvreté que je n’ai même pas un taudis,  que je n’ai  pas de toit pour m’abriter ? » – Quel fut le résultat de cette réponse ? L’Évangéliste ne le dit pas, mais il semble que la sévérité de ces paroles dut effrayer l’âme faible et téméraire à laquelle elles s’adressaient ; telle est l’impression que laisse ce récit.

Mt8.21 Un autre, du nombre des disciples, lui dit : « Seigneur, permettez-moi d’aller auparavant ensevelir mon père. » Un autre de ses disciples. Cet autre disciple serait S. Philippe d’après Clément d’Alexandrie, Strom, 3, 4, S. Thomas d’Aquin d’après J. P. Lange : mais ce sont là des hypothèses sans fondement ; la première est même en contradiction flagrante avec l’Évangile, car S. Philippe était depuis longtemps attaché à la personne de Jésus, Cf. Jean 1, 43 et ss. – Lui dit. Suivant le récit plus exact de S. Luc, 9, 59, Jésus avait adressé le premier la parole à ce disciple indécis, en lui disant : « Suis‑moi ». Il répondit : Maître, permettez moi tout d’abord… Avant de tout quitter pour vous suivre, permettez-moi de retourner dans ma famille et d’ensevelir mon père. Les commentateurs n’expliquent pas de la même manière cette requête du second disciple. Théophylacte, Kypke, Paulus, Rosenmüller et plusieurs autres pensent que le père, quoique âgé, vivait encore et que son fils demandait à Jésus la permission d’aller prendre soin de lui jusqu’à sa mort. « Permets‑moi d’avoir soin de mon père jusqu’à sa mort », Thalemann. Mais ce sentiment ne nous paraît guère soutenable. A quelqu’un qui vous prie de l’accompagner immédiatement, répondre par la demande d’un répit qui peut durer plusieurs années, ce serait quelque chose de trop exorbitant. De plus, pour que la réponse de Jésus‑Christ conserve toute sa force, il faut que la mort ait eu déjà lieu et que le disciple, qui en avait récemment appris la nouvelle, se borne à implorer du divin Maître un délai de quelques heures pour aller rendre à son père les derniers devoirs. Le retard en effet n’eût pas été bien long, les Juifs ayant la coutume d’enterrer leurs morts le jour même du décès. C’est ainsi qu’on interprète communément les mots « ensevelir mon père » auxquels on conserve leur signification littérale, puisqu’il n’y a aucune raison sérieuse de l’abandonner. 

Mt8.22 Mais Jésus lui répondit : « Suis-moi, et laisse les morts ensevelir leurs morts. »Mais Jésus lui dit. Notre‑Seigneur a effrayé à dessein le premier disciple qui était ou trop ardent ou trop ambitieux ; il presse au contraire le second qui est trop hésitant. Sa demande était cependant très légitime : le sentiment de la nature et jusqu’à un certain point de la religion, Cf. Genèse 25, 9 ; 35, 29 ; Tobie 6, 15, la lui avait dictée. Mais Jésus qui connaît cet homme au caractère irrésolu voit que, s’il accède à son désir, c’en est fait de sa vocation. Il faut qu’il choisisse « ici et maintenant », ou bien il ne choisira jamais. Voilà pourquoi il lui fait cette réponse, sévère en apparence, bien qu’elle soit inspirée par l’amour le plus sincère : Suis‑moi, sans le moindre délai. – Laisse les morts… Il y a dans cette dernière phrase un jeu de mots facile à saisir. « Il est clair que le Christ a voulu jouer avec finesse sur l’ambiguïté de ce mot. Quand il nomme deux fois les morts,  il ne fait aucun doute qu’il ne donne pas aux deux le même sens », Maldonat. Le premier « morts » doit s’entendre au figuré, le second dans le sens propre. Celui‑ci désigne les morts ordinaires, celui‑là les morts spirituels. Jésus‑Christ veut donc dire que la mort intérieure doit aller de pair avec la mort extérieure : ce sont deux sœurs, qu’elles s’entraident mutuellement. « Laisse aux gens du monde, qui pour la plupart sont morts à la grâce, au bien, au royaume du ciel, le soin d’ensevelir les corps inanimés de leurs frères : c’est un rôle qui leur convient parfaitement. Pour toi, il existe des obligations plus graves et plus pressantes, celle de me suivre et de prêcher l’Évangile avec moi ». Telle est la vraie pensée de Jésus. Détruit‑elle la piété filiale, comme le prétendait Celse ? Il serait aussi absurde qu’injuste de soutenir une pareille assertion ; car il ne s’agit nullement ici d’une règle générale, mais seulement d’un cas particulier dans lequel la vocation, et par conséquent le salut d’une âme, était en danger.

La tempête et son apaisement miraculeux, vv. 23-27.

Mt8.23 Il entra alors dans la barque, suivi de ses disciples.Le fait grandiose qui va suivre, unique en son genre dans la vie de Jésus est raconté par les trois synoptiques. S. Marc, qui semble lui avoir donné sa place historique, le raconte à la suite des paraboles relatives au royaume de Dieu, prononcées par Jésus durant le cours de la seconde mission galiléenne. – Après le dialogue instructif auquel nous avons assisté, Jésus s’embarque dans la nacelle qui avait été préparée sur son ordre ; « dans ce navire qui était comparé à un chemin », Fritzsche; Cf. v. 18. Ces disciples les plus intimes, ceux qui l’accompagnaient habituellement, montent avec lui dans la barque. Le second interlocuteur du Christ était‑il parmi eux ? Le récit sacré demeure muet sur ce point ; on aime à croire qu’il se montra docile à l’appel divin et qu’il brisa, pour suivre Jésus, le dernier lien qui l’attachait au monde.

Mt8.24 Et voilà qu’une grande agitation se fit dans la mer, de sorte que les flots couvraient la barque : lui, cependant, dormait.Description très belle dans sa simplicité et rapide comme l’orage qui éclata sur le lac. Au départ rien ne faisait pressentir l’orage ; mais on sait que toutes les mers intérieures, entourées de montagnes, sont sujettes à des coups de vent très soudains qui y déterminent des ouragans terribles. Cela est particulièrement vrai du lac de Tibériade, comme nous l’apprennent les voyageurs anciens et modernes. Outre la raison commune que nous venons d’énoncer, il y a encore le motif particulier de la situation extraordinaire de cette mer : les vents s’engouffrent avec furie dans la profonde cavité qui la contient et semblent parfois vouloir tout renverser. Il n’est donc pas nécessaire d’admettre que cette tempête fut surnaturelle dans son principe (« la tempête ne vient pas des conditions atmosphériques, mais de la providence divine », S. Thom. Aq. ; Cf. Glossa ord., Jansenius, Sylveira) ; il suffit de dire qu’elle fut providentielle. – La barque était couverte par les flots… ; S. Marc, 4, 37, est encore plus explicite : « Les flots pénétraient dans le navire, menaçant de le remplir d’eau » on courut donc bientôt un danger réel d’être englouti sous les eaux. Cf. Luc, 8, 23. – Cependant, que devenait Jésus ? Contraste étonnant. Lui, il dormait. Fatigué des travaux du jour qui avaient été nombreux et pénibles, Cf. Marc. 4, 1-35, il s’était couché au fond de l’embarcation et dormait paisiblement. Mais il se proposait aussi de donner par là une utile leçon à ses disciples : « Il dort pour rendre conscients ceux qui sont éveillés. Car si cela était arrivé quand il était éveillé, ou ils n’auraient pas craint, ou ils n’auraient rien demandé, ou ils auraient pensé qu’il ne pourrait rien faire », S. Jean Chrysost. Hom. 28 in Matth. 

Mt8.25 Ses disciples venant à lui l’éveillèrent et lui dirent : « Seigneur, sauvez-nous, nous périssons. » Il fallait que le danger fût bien grand pour qu’ils en vinssent à cette extrémité, eux qui étaient si respectueux et si attentifs pour leur Maître. – Seigneur, sauvez-nous. La grandeur du péril ressort aussi de la forme rapide, entre‑coupée, de leur prière. Encore un instant et il sera trop tard ; donc, vite, au secours. L’ouragan devait être bien terrible pour épouvanter à ce point même des pêcheurs habitués aux tempêtes du lac.

Mt8.26 Jésus leur dit : « Pourquoi craignez-vous, hommes de peu de foi ? » Alors il se leva, commanda aux vents et à la mer, et il se fit un grand calme.Hommes de peu de foi : Cf. 6, 30. Comme s’ils pouvaient périr, Jésus étant avec eux. – Alors. Suivant S. Marc et S. Luc, Jésus ne blâme au contraire les disciples qu’après avoir apaisé l’orage. – Il commanda ; le verbe du texte grec peut se traduire aussi par « apostropha », car il indique souvent un ordre auquel s’ajoutent des menaces pour le fortifier. Ces ordres et ces menaces adressés à des créatures inanimées supposent quelque chose de plus qu’une simple personnification oratoire de la mer et du vent. La nature, troublée par le péché, souvent livrée au pouvoir des esprits rebelles qui l’emploient de mille manières pour nous nuire, est devenue hostile à l’humanité déchue ; Jésus lui commande comme à une puissance ennemie. Comparez à ce passage le v. 9 du Psaume 105 où il est dit que Dieu « menace la mer Rouge », pour qu’elle ouvrît un chemin à son peuple. – Et il se fit un grand calme, tout à coup, sans transition ; circonstance qui relève la grandeur du prodige : car, après une tempête, la mer demeure longtemps agitée et ne reprend que peu à peu son calme habituel, tandis qu’ici le lac devint subitement lisse comme un miroir.

Mt8.27 Et saisis d’admiration, tous disaient : « Quel est celui-ci, que les vents même et la mer lui obéissent ? »saisis d’admiration. Ce verset décrit l’effet produit par le miracle sur ceux qui en furent témoins. Mais quels sont ces « hommes » dont parle l’évangéliste ? On a répondu de bien des manières à cette question. Pour Fritzsche ce serait « les hommes qui considéraient toutes ces choses comme des présages », les auditeurs subséquents du prodige ; interprétation contredite par S. Matthieu lui‑même, dont le récit suppose qu’il n’y eut aucun intervalle entre le fait et l’étonnement auquel il donna lieu. D’après S. Jean Chrysostome, cette expression, malgré sa généralité, désignerait les apôtres eux‑mêmes ; mais cela paraît assez difficile, car pourquoi ne porteraient‑ils pas ici leur nom habituel de « disciples » ? Cf. vv. 23 et 25. Et puis, les disciples de Jésus, qui lui avaient vu opérer déjà tant de miracles, qui venaient même d’obtenir de sa bonté toute puissante, v. 25, l’apaisement subit de la tempête, ne pouvaient guère témoigner une admiration aussi extraordinaire que celle dont nous lisons ici la description. Nous préférons donc croire que les hommes en question étaient ou bien des étrangers qui conduisaient la barque, ou bien des curieux qui avaient suivi Jésus à quelque distance sur d’autres bateaux, ainsi qu’on peut le conclure du récit de S. Marc. 4, 36. Ils pouvaient sans doute avoir contemplé de leurs propres yeux à Capharnaüm quelqu’une des guérisons miraculeuses du Sauveur : mais le prodige auquel ils venaient d’assister sur le lac avait un caractère plus grandiose, plus directement divin en quelque sorte ; car la Bible semble réserver à Dieu le pouvoir d’ébranler ou de calmer à son gré les flots des mers, Cf. Psaume 64, 8. On comprend après cela l’exclamation qui s’échappa de leurs lèvres : Quel est celui‑ci. qu’on peut traduire d’après le grec « qui est‑ce, et combien est grand celui‑ci ! ». – La mer et le vent ; même la mer, même les vents, ces êtres fougueux que nulle main, si ce n’est celle de Dieu, n’a pu dompter, sont dociles à sa voix. – Les applications morales qu’on pouvait tirer de cet épisode étaient trop manifestes et trop frappantes pour être négligées par les moralistes et les exégètes. Les plus belles sont celles qui concernent l’âme humaine et surtout l’Église. « Ce navire était une image de l’Église, qui, dans la mer, i.e. dans le monde, est agitée par les flots, i.e. les persécutions et les tentations, la patience du Seigneur ressemblant à un sommeil. Réveillé à la fin par les prières des saints, le Christ dompte le monde et rend la tranquillité aux siens », Tertul. de Bapt. 12. N’est‑ce pas, aujourd’hui plus que jamais, l’image de l’Église de Jésus ? – Signalons parmi les œuvres d’art inspirées par ce miracle, outre de nombreuses fresques des catacombes, un tableau de Rembrandt et un riche oratorio de Gounod.

f. Guérison des démoniaques de Gadara, vv. 28-34.

Plusieurs fois déjà il a été question des démoniaques dans l’Évangile que nous interprétons, Cf. 4, 24 et 8, 16 ; mais il était naturel d’attendre que la suite du récit de S. Matthieu nous présentât un cas spécial de possession, pour fournir au lecteur les renseignements généraux qu’il importe de connaître sur cette matière. – 1° Le nom le plus ordinairement employé dans l’Évangile pour désigner le phénomène mystérieux de la possession est celui d’avoir un démon (Vulg.). Voir aussi Marc. 5, 18 ; 1, 23 ; Luc. 4, 23 ; 8, 27 ; 6, 18. – 2° Sa nature, quoique très mystérieuse au fond, est assez clairement exprimée soit par ces dénominations diverses, soit par ses terribles effets, dont nous trouvons parfois la description minutieuse chez les synoptiques. Le démoniaque a cessé d’être son propre maître ; il est pénétré, dominé par un ou plusieurs esprits mauvais qui sont entrés en lui, qui ont pris le rôle de son âme et substitué leur direction usurpée à l’action légitime que celle‑ci exerçait auparavant. Le possédé n’est donc plus qu’un instrument entre les mains du démon. On entend sa voix, mais c’est un autre qui parle par sa bouche. Son système nerveux, son intelligence, sont au pouvoir de cet autre dont il est le jouet. De là ces mouvements violents, ces affreuses convulsions imprimées à ses membres ; de là ces blasphèmes épouvantables et cette frayeur des choses ou des personnes saintes ; de là cette clairvoyance qui lui révèle des faits qu’il ne saurait connaître de lui‑même, par exemple le caractère messianique de Jésus. Toutefois, le démon ne peut jamais, conformément au langage philosophique, devenir la forme du corps sur lequel il a pris un pouvoir si étrange : la volonté demeure inaliénable dans son sanctuaire le plus intime. C’est pourquoi les démoniaques ont parfois des intervalles lucides durant lesquels ils reprennent possession d’eux‑mêmes : on les voit alors se précipiter aux pieds de Jésus pour implorer leur délivrance ; mais bientôt, il est vrai, ils se relèvent furieux pour le couvrir d’insultes, comme s’il y avait en eux deux personnes dont l’une est dévouée à un dur esclavage qu’elle subit malgré elle, tandis que l’autre domine tout à son gré. La possession est donc un bizarre mélange d’effets psychiques. Presque toujours, dans l’Évangile, nous verrons les phénomènes spirituels qu’elle produit greffés en quelque sorte sur des maladies de divers genre, mais tout particulièrement sur des maladies nerveuses. Il convenait bien au scepticisme frivole de notre époque de nier ou de dénaturer ces faits, et, au moyen des procédés d’interprétation rationaliste ou d’élimination pure et simple qui lui sont propres, de réduire les possessions de l’Évangile aux symptômes pathologiques qui les accompagnent, c’est-à-dire tantôt à l’épilepsie, tantôt à la folie, tantôt à la surdité, au mutisme, à la paralysie, etc. 3° – Les démons existent : nous n’avons pas à prouver ici cette proposition dont la vérité est si parfaitement démontrée par la Bible, par la théologie et par l’expérience. Or, étant donnée l’existence d’esprits mauvais, rebelles à Dieu, opposés à l’établissement de son royaume parmi les hommes, doués sur la nature d’un pouvoir considérable quoique limité, la possibilité de la possession démoniaque n’est plus qu’un problème facile à résoudre. Ennemis de Dieu, mais n’étant pas capables de l’attaquer directement, les démons s’en prennent à l’humanité que Dieu, dans ses miséricordieux desseins, veut sauver. Mais l’homme, composé d’un corps et d’une âme, est attaquable à la fois par ces deux points. Que si le rôle joué par les démons dans la tentation – l’assaut donné à l’âme – est déjà un bien grand mystère, quoique ce soit un fait indiscutable, pourquoi voudrait‑on rejeter la possession – l’assaut donné au corps – parce qu’elle renferme aussi des points que l’intelligence humaine ne saurait expliquer ? 4° La possession n’est pas seulement possible, sa réalité historique est tout à fait certaine. Nous n’avons pas besoin, pour confirmer notre assertion, de recourir à d’autres témoignages que celui des Évangiles. Il importe de le faire remarquer, il y a ici une question de vie ou de mort pour l’Évangile. Nier la vérité des possessions qu’il expose, et par suite, de leur guérison, supposer que les écrivains sacrés, et Jésus avant eux, ou bien se sont trompés sur la nature de ces phénomènes, prenant pour des effets sataniques ce qui se réduisait à de simples cas de manie ou de crise nerveuse, ou bien se sont accommodés à la superstition populaire de leur temps et de leur pays, trompant ainsi volontairement et leurs contemporains, et la postérité, c’est attaquer de front la véracité du récit évangélique. S’il est, sur un point d’une pareille gravité, le résultat de l’erreur ou de la supercherie, pourquoi ne le serait‑il pas ailleurs ? Mais, le caractère véridique des Évangiles étant un fait reconnu, il reste à dire au contraire que les possessions qu’ils racontent étaient réellement l’œuvre du démon. Les narrateurs inspirés montrent à l’occasion qu’ils savaient très bien distinguer une infirmité ordinaire, une maladie naturelle, des terribles effets produits par les anges de Satan. Tout homme muet, par exemple, n’est pas pour eux un démoniaque, bien qu’ils mentionnent des mutismes qui procèdent de l’esprit mauvais, Cf. Matth. 9, 32 et Marc, 7, 32. Il est vrai que les livres de l’Ancien Testament, ainsi que l’évangéliste S. Jean, ne signalent pas un seul cas de possession diabolique. Mais ces divers écrits, bien loin de rien contenir qui contredise la réalité de ce phénomène, accordent en plusieurs endroits aux puissances infernales des pouvoirs analogues ou même supérieurs à ceux qu’elles manifestent dans la possession cf. Job. 1 et 2 ; Tobie 6 et 7 ; Jean 13, 27. De plus, si le quatrième évangéliste omet de parler des démoniaques guéris par Notre‑Seigneur Jésus‑Christ, c’est en vertu du principe qui lui fait passer sous silence presque tous les faits de la vie publique déjà racontés par les trois synoptiques. Il est vrai encore que les possédés semblent avoir été beaucoup plus nombreux à l’époque du Sauveur qu’à tout autre temps, mais cela tient à ce que régnait alors plus que jamais, pour employer les expressions de Jésus lui‑même, « l’heure et le pouvoir des ténèbres », Luc. 22, 53. La dépravation qui avait gagné les Juifs comme les païens avait ouvert aux démons l’entrée des esprits et des corps ; ils dominaient en rois sur le monde. En outre, au moment où Jésus‑Christ fondait l’Église, « l’enfer dut pour ainsi dire concentrer ses forces et les faire éclater dans toute leur énergie, pour disputer l’empire à celui qui venait écraser la tête du serpent », Dictionnaire encyclop. de la Théologie catholique, publié par Wetzer et Welte, trad. de Goschler, Art. Possédé. Le baptême et les autres sacrements protègent aujourd’hui contre les invasions sataniques une multitude de personnes, celles‑là même qui vivent en opposition directe avec le titre de chrétien qu’elles ont reçu. – 5° L’état effrayant de la possession a pu se présenter en plusieurs circonstances sans que ses victimes se le fussent attiré comme un châtiment de la justice divine ; S. Jean Chrysostome l’enseigne formellement. Néanmoins, il suppose le plus souvent un certain degré de culpabilité morale, spécialement des fautes graves dans lesquelles le corps a pris une part prépondérante. On a remarqué que les péchés honteux prédisposent d’une manière particulière à la possession diabolique.

Mt8.28 Jésus ayant abordé de l’autre côté du lac, dans le pays des Géraséniens, deux démoniaques sortirent des tombeaux et s’avancèrent vers lui, ils étaient si furieux, que personne n’osait passer par ce chemin. Après cette digression nécessaire, revenons à la guérison des démoniaques de Gadara. Nous en trouvons le récit dans les trois premiers Évangiles ; mais tandis que S. Marc et S. Luc entrent dans des détails très circonstanciés, S. Matthieu se borne à une relation abrégée, ce qui ne l’empêche pas de noter tous les faits principaux de ce célèbre miracle. – Au pays des Gadaréniens. Gadara, l’une des villes de la Décapole, n’était distante de Tibériade que de 60 stades, Joseph. Vita, c. 65 : ses ruines, que des voyageurs ont retrouvées, ne sont qu’à une lieue au S. E du lac ; elle pouvait donc facilement prolonger son territoire jusqu’au rivage. Elle était assise sur une colline qui s’avance à l’extrémité septentrionale des montagnes de Galaad. A ses pieds coulait le fleuve Hiéromax dans un lit profond. On avait tiré parti de ce que sa situation avait de remarquable sous le rapport stratégique, en l’entourant de fortifications puissantes dont on retrouve encore les débris. C’est donc près de là, Cf. v. 33, selon toute vraisemblance, qu’eut lieu la scène décrite par S. Matthieu. – Deux possédés. Comment se fait‑il que S. Matthieu mentionne la présence de deux démoniaques à Gadara, tandis que S. Marc et S. Luc ne parlent que d’un seul ? S. Matthieu parle clairement de deux possédés pour qu’il soit possible de songer à n’en admettre qu’un seul. S. Marc et S. Luc signalent donc ou le plus féroce, au dire de S. Jean Chrysostome, ou le plus connu, comme le pense S. Augustin, ou encore celui qui joua le rôle principal dans cette scène et qui, après sa guérison, exprima le désir d’accompagner Jésus, Marc. 5, 18 ; Luc. 8, 38. Quoi qu’il en soit du motif, il est évident que l’un des possédés passa bientôt à l’arrière‑plan et ne tarda pas à disparaître totalement du récit évangélique. Mais ni la relation de S. Marc, ni celle de S. Luc, ne nécessitent d’une manière absolue la présence d’un seul démoniaque à Gadara. Plus loin, dans une circonstance analogue, S. Matthieu parlera de deux aveugles guéris par Notre‑Seigneur, tandis que les autres synoptiques ne mentionneront de nouveau qu’un seul miraculé. – Vinrent au‑devant de lui. S. Pierre Chrysologue fait à ce sujet une belle réflexion : « Ils s’exhibent non de leur plein gré ;  ils viennent sur l’ordre de qui leur commande, non de leur propre initiative. Ils sont attirés malgré eux, ils n’accourent pas spontanément. Ensuite, en présence du Christ, les hommes sortent de leurs tombeaux et font captifs à leur tour ceux qui les avaient faits captifs. Ils imposent des sévices à ceux qui leur avaient infligé des tortures. Ils citent en jugement ceux par qui ils avaient été confinés dans des tombeaux ». – Sortant des tombeaux. Les tombeaux des Juifs pouvaient offrir, en cas de besoin, de vastes et d’excellents abris, puisqu’ils consistaient soit en grottes naturelles, soit en caves artificielles creusées en terre ou taillées dans le roc, selon la nature du sol. Leur situation en dehors des villes leur donnait un attrait de plus pour ceux qui voulaient éviter toute société humaine. Il en existe un très grand nombre dans les roches calcaires de Gadara ; S. Épiphane en fait déjà mention dans son ouvrage « adv. hæres, » 1, 131 : les plus considérables forment des chambres qui ont jusqu’à vingt pieds carrés de dimension. C’est là que demeurent les habitants actuels d’Um‑Keïs, devenus troglodytes comme les démoniaques de l’Évangile. – Si furieux : les narrations plus détaillées de S. Marc et de S. Luc justifient pleinement cette épithète ; elles nous représentent ces malheureux comme doués d’une force surhumaine, brisant les chaînes dont on les couvrait de temps en temps pour les rendre moins dangereux, courant tout nus à travers les montagnes et se frappant à coups de pierres. – Que personne ne pouvait passer. C’est un trait particulier à S. Matthieu et facilement intelligible après les renseignements qui précèdent. Mais là où les hommes ordinaires éprouvaient un effroi bien naturel, le Christ, et les siens protégés par sa toute‑puissance, n’avaient aucun péril à redouter. 

Mt8.29 Et ils se mirent à crier « Qu’avons-nous à faire avec vous, Jésus, Fils de Dieu ? Êtes-vous venu ici pour nous tourmenter avant le temps ? »Ils se mirent à crier : comme nous l’avons dit plus haut, ce sont les démons qui parlent par la bouche des possédés avec lesquels ils se sont pour ainsi dire identifiés, la personnalité de ces derniers semblant avoir momentanément disparu. – Qu’avons-nous à faire avec vous ? En hébreu, Cf. 2 Samuel 16, 10 ; Josué 22, 24, etc. « Si tu rends cela dans la langue de tous les jours, tu ne feras qu’engendrer du mépris. Car les latins disent aussi : quoi à toi avec moi ? En hébreu, le sens est différent : pourquoi me troubles‑tu ? », Grotius, Annotat. in h.l. La traduction vulgaire de ces mots serait donc : Laissez-nous tranquilles. D’après quelques commentateurs, les démons auraient voulu dire à Jésus : Vous savez bien que nous n’avons rien contre vous, de même que vous n’avez rien contre nous ; affectant de tenir ce langage devant le peuple, pour lui faire croire qu’il existait des engagements préalables entre eux et le Sauveur. Mais c’est là un sens trop recherché, qui est d’ailleurs en contradiction manifeste avec le contexte. – Fils de Dieu, c’est-à-dire Messie, Cf. 4, 6 ; les démons n’ignorent plus que Jésus est vraiment le Christ qui doit sauver le genre humain. – Venu ici pour nous tourmenter avant le temps. De quelle époque les esprits mauvais veulent parler ici ? Quel genre de tourment Jésus‑Christ leur infligeait‑il alors ? Ce sont deux questions qui dépendent l’une de l’autre, et auxquelles on peut répondre en même temps. Il est certain que les démons, depuis le premier instant de leur chute et de leur damnation, subissent un châtiment perpétuel qui ne leur laisse jamais de repos. Néanmoins, d’après plusieurs textes très formels du Nouveau Testament, les souffrances qu’ils endurent sont loin d’avoir atteint leur « maximum » de gravité. S. Jude et S. Pierre enseignent de la façon la plus claire qu’à partir d’un certain moment, il y aura pour Satan et sa milice perverse un surcroît considérable de peine : « et qu’il retint pour le jugement du grand jour, liés de chaînes éternelles, au sein des ténèbres, les anges qui n’ont pas conservé leur principauté, mais qui ont abandonné leur propre demeure.», S. Jud. v. 6. S. Pierre ajoute : « Car Dieu n’a pas épargné les anges qui avaient péché, mais il les a livrés, enchaînés, aux ténèbres infernales, où ils sont gardés pour le jugement », 2 Pierre 2, 4 cf. 1 Corinthiens 6, 3. Jusqu’à présent, leur sentence quoique éternelle n’a pas encore reçu le degré de solennité que Dieu lui réserve ; en outre, ainsi que nous avons eu l’occasion de le dire précédemment, ils jouissent encore d’un pouvoir réel sur la nature et même sur l’humanité, ce qui leur permet de porter partout le désordre ici‑bas et d’assouvir en partie leur soif de vengeance contre le royaume de Dieu. Mais, après la sentence finale du jugement dernier, ils seront privés de cette consolation : relégués à tout jamais au fond des enfers, ils y subiront des supplices d’autant plus douloureux que rien ne viendra les en distraire. Les mots « avant le temps » signifient donc : Avant le jugement général. Bien que l’heure précise de ces assises solennelles leur demeurât inconnue, les démons de Gadara pressentaient toutefois, lorsque Jésus s’approchait d’eux pour les expulser, que la fin du monde ne devait pas être aussi prochaine : ils font donc valoir avec hardiesse ce qu’ils croient être des droits acquis. Du reste, comme le fait remarquer S. Jean Chrysostome, la seule présence du divin Maître était pour eux une aggravation de leurs tourments : « Ils étaient transpercés invisiblement, et flottaient comme s’ils étaient ballottés par les flots de la mer. Ils étaient brûlés, et une telle présence leur faisait souffrir des maux intolérables », Cf. Hom. 28 in Matth. 

Mt8.30 Or il y avait, à quelque distance, un nombreux troupeau de porcs qui paissaient. – S. Matthieu, laissant de côté le petit dialogue qui s’engagea sur ces entrefaites entre Jésus et les démoniaques, Cf. Marc. 4, 8-10, va droit au dénouement. – à quelque distance a une signification très relative qui peut s’étendre ou se restreindre suivant les circonstances. On le traduirait très bien ici par la périphrase : «  dans le lointain », ce qui établirait un parfait accord entre le récit des trois synoptiques, Cf. Marc. 5, 11 ; Luc. 8, 32. – Un nombreux troupeau de porcs. S. Marc en fixe le nombre : « environ deux mille ». Ceux qui se sont attribué le triste rôle de soulever des doutes et des objections à propos de chaque trait de l’histoire évangélique, n’ont pas manqué d’alléguer ici l’impossibilité prétendue de trouver un troupeau si considérable de pourceaux dans une contrée habitée par des Juifs. Il est vrai que le porc est un animal impur selon la loi mosaïque ; mais l’ordonnance qui interdisait d’en manger la chair, ne prohibait pas de l’élever pour le vendre ensuite aux païens grecs ou romains, qui en étaient très friands. Il est vrai encore que les Rabbins réprouvèrent ce commerce comme une chose tout à fait indécente et indigne d’un Israélite : « Les sages disent : maudit soit celui qui nourrit les chiens et les porcs », Maimonid ; « Il est interdit de faire du commerce avec tout ce qui est impur », Glossa in Kama. Rien n’empêche que ce troupeau de porcs ait appartenu aux Païens qui vivaient mêlés aux Juifs dans toute la Décapole.

Mt8.31 Et les démons firent à Jésus cette prière : « Si vous nous chassez d’ici, envoyez-nous dans ce troupeau de porcs. »Les démons le priaient… Ils savent bien que là où se trouve Jésus leur pouvoir a complètement cessé ; de plus ils prévoient que le Sauveur va les expulser bientôt des corps dont ils ont pris possession : ils essaieront du moins d’obtenir de lui quelque faveur. Mais les voilà contraints par là-même d’avouer leur impuissance : « La légion de démons ne possédait même pas de pouvoir sur le troupeau de porcs à moins d’en faire la demande à Dieu » , Tertull. De fuga in persecut. c. 2. – Si vous nous chassez d’ici, c’est-à-dire de ces hommes. Et pourtant, c’était par la bouche des possédés eux‑mêmes qu’ils prononçaient ces paroles. On reconnaît très bien ici le dualisme que nous signalions plus haut. – Envoyez-nous… Grâce singulière assurément ; mais les démons n’étaient‑ils pas les meilleurs juges de leurs propres convenances ? De la sorte, du moins, ils pourront rester dans cette contrée à demi païenne de Gadara qu’ils semblent avoir beaucoup affectionnée, Cf. Marc. 5, 10. Peut-être avaient‑ils l’intention secondaire de tirer parti de leur défaite, en nuisant soit aux habitants du pays par la destruction des pourceaux, soit à Jésus lui‑même en le rendant odieux aux Gadaréniens, qui rejetteraient naturellement sur lui la responsabilité du dégât et qui ne manqueraient pas de le regarder comme un ennemi de leurs intérêts. La suite des événements paraît donner gain de cause à cette conjecture. Au surplus, selon la pensée de S. Thomas d’Aquin, des animaux impurs ne sont‑ils pas un excellent séjour pour des esprits impurs ? Les anciens exégètes, en particulier Sylveira et Maldonat, indiquent encore plusieurs autres motifs qu’il serait trop long de rapporter ici.

Mt8.32 Il leur dit : « Allez. » Ils sortirent du corps des possédés et entrèrent dans les pourceaux. Au même instant, tout le troupeau se précipita par les pentes escarpées dans la mer et ils périrent dans les eaux.Allez. C’est le seul mot prononcé par Jésus durant toute cette scène, d’après la relation de S. Matthieu. Il accorde purement et simplement la permission demandée. Dieu prête parfois l’oreille aux pétitions de Satan et de ses ministres, Cf. Job. 1 et 2 ; mais c’est pour les couvrir d’ignominie devant les hommes. – Ils sortirent : ils quittent violemment les corps des démoniaques, ainsi que l’exigeait Notre‑Seigneur ; puis, profitant de son autorisation, ils entrèrent dans les porcs. Ce fut une possession d’un nouveau genre, qui fut aussitôt suivie d’un effet très simple et parfaitement compréhensible, bien qu’il ait été une pierre de scandale pour les exégètes d’une certaine école. Après la parole donnée à l’âne de Balaam, rien en effet n’a aussi vivement choqué les rationalistes que cette influence extraordinaire des démons sur des animaux. Ce fait est cependant très conforme à toutes les lois connues du monde diabolique et du règne animal. Si les esprits mauvais peuvent s’emparer de l’homme, pourquoi ne s’empareraient‑ils pas aussi, pour arriver à leurs fins, de la brute dénuée de raison ? Et une brute, devenue le jouet du démon, est‑elle capable de lui opposer une résistance bien grande ? Cela étant, le reste du récit n’offre plus aucune difficulté. – Tout le troupeau se précipita… On a remarqué depuis longtemps que les animaux qui vivent par troupes sont d’une excessive impressionnabilité et plus sujets que d’autres à de subites paniques, capables de causer en un instant la ruine de tout un troupeau. Les porcs ont sous ce rapport une susceptibilité particulière. On les voit fréquemment saisis d’une frayeur soudaine dont on ignore entièrement les causes. On conçoit donc fort bien que, dans la circonstance présente, le troupeau de Gadara, affolé par l’invasion des démons, se soit précipité tout à coup dans les eaux du lac par la pente rapide qui y conduit de ce côté. – ils périrent dans les eaux… Les auteurs dont nous avons parlé affectent un mouvement de surprise, parfois même d’indignation, en lisant cette fatale issue. Ils s’étonnent de voir Jésus si bon, si compatissant, causer ce jour‑là aux Gadaréniens un dommage si considérable ; ou bien ils vont jusqu’à l’accuser d’injustice, parce qu’il s’est arrogé, disent‑ils, le droit de léser la propriété d’autrui. Avec un peu de bonne volonté, ils auraient compris qu’il n’y eut là qu’un mal apparent pour un bien réel, et que ce mal ne saurait retomber directement sur le Christ. « Si en effet les porcs se sont précipités dans la mer, ce ne fut pas sous l’effet d’un miracle divin, mais sous l’action des démons, et avec la permission divine », S. Thom. Aq. Du reste, sans rappeler ici le pouvoir souverain du Fils de Dieu sur toute la création, sans recourir à des excuses cent fois répétées et dont Jésus n’a nul besoin, nous nous contenterons de dire que les habitants de Gadara, plus intéressés que qui que ce soit dans cette affaire, ne lui ayant pas demandé raison de sa conduite, nous n’avons nous‑mêmes aucun compte à exiger de lui. Voir dans M. Dehaut, l’Évangile expliqué, etc. 2, 434 et ss. un bon exposé des objections soulevées contre ce récit et de leurs solutions. Liseo et Gerlach, à la suite de plusieurs anciens, pensent que la ruine du troupeau eut pour but de châtier les Gadaréniens de leur désobéissance à la Loi ; mais nous avons vu (note du v. 30) que le cas de désobéissance n’est nullement prouvé.

Mt8.33 Les gardiens s’enfuirent et ils vinrent dans la ville, où ils racontèrent toutes ces choses et ce qui était arrivé aux démoniaques. – La nouvelle de ce qui venait de se passer fut bientôt communiquée à la ville par les porchers qui, saisis d’effroi, s’y dirigèrent en toute hâte. 

Mt8.34 Aussitôt toute la ville sortit au-devant de Jésus et dès qu’ils le virent, ils le supplièrent de quitter leur territoire. toute la ville… Concours bien naturel, vu l’éclat du double miracle opéré par Jésus. Chacun désire contempler de ses propres yeux l’auteur d’un prodige si extraordinaire qui témoigne d’une puissance inouïe jusqu’alors. – dès qu’ils le virent : la curiosité une fois satisfaite, un autre sentiment, celui d’une crainte frivole, s’empare de cette foule mobile : on redoute le Thaumaturge, qui pourrait bien infliger au pays des pertes plus considérables, et on le prie de se retirer. – ils le supplièrent de quitter leur territoire. S. Jérôme a essayé, il est vrai, d’excuser les Gadaréniens, en affirmant que leur démarche provenait « de leur humilité, car ils se jugeaient indignes de la présence du Seigneur », toutefois son avis n’a trouvé qu’un nombre fort restreint de partisans. Il est beaucoup plus naturel de prendre en mauvaise part la demande que ce peuple attaché aux richesses matérielles adressait à Jésus. Le Sauveur ne pouvant rien faire parmi des âmes si mal disposées, les punit en accédant à leur désir. C’est un hôte qui ne s’impose jamais, bien qu’il se présente toujours les mains chargées de présents. Il laissa du moins les possédés qu’il venait de guérir comme ses témoins à Gadara et dans la Décapole ; Marc. 5, 19 et 20.

Bible de Rome
Bible de Rome
La Bible de Rome réunit la traduction révisée 2023 de l’abbé A. Crampon, les introductions et commentaires détaillés de l’abbé Louis-Claude Fillion sur les Évangiles, les commentaires des Psaumes par l’abbé Joseph-Franz von Allioli, ainsi que les notes explicatives de l’abbé Fulcran Vigouroux sur les autres livres bibliques, tous actualisés par Alexis Maillard.

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