Chapitre 9
g. Guérison d’un paralytique, 9, 1-8 Parall. Marc. 2, 1-12 ; Luc. 5, 17-26.
Mt9.1 Jésus étant donc monté dans la barque, repassa le lac et vint dans sa ville. – Rejeté, quoique poliment, par les habitants de Gadara, Jésus revient sur le rivage. Comme il n’avait passé que quelques heures sur leur territoire, le bateau dont il s’était servi pour traverser le lac ne s’était pas encore éloigné ; du moins c’est ce que semble indiquer le texte grec, Cf. 8, 23. – repassa le lac. S’étant embarqué, et traversant la mer en sens contraire, il passa de la rive gauche près de laquelle était située Gadara, sur la rive droite où se trouvait Capharnaüm, car il voulait rentrer momentanément dans cette ville. – Dans sa ville. C’est bien elle et non pas Nazareth, comme le croyait S. Jérôme, qui est désignée en cet endroit par les mots « sa ville » ; S. Marc, 2, 1, affirme en effet très expressément que la guérison du paralytique eut lieu à Capharnaüm. Nous avons vu que Capharnaüm était appelée la cité de Jésus depuis le jour où le divin Maître y avait établi son séjour central et habituel. Cf. Matth. 4, 13 et la note qui s’y rapporte. « Même en droit romain, on désigne par sa ville, la ville où l’on réside », Grotius. Il en était de même d’après la coutume des anciens Hébreux, Cf. 1 Samuel 8, 22.
Mt9.2 Et voilà qu’on lui présenta un paralytique, étendu sur un lit. Jésus, voyant leur foi, dit au paralytique : « Mon fils, aie confiance, tes péchés te sont remis. » – on lui présenta… D’après les narrations parallèles de S. Marc et de S. Luc, le miracle opéré par Jésus‑Christ dans cette circonstance remonterait à une période antérieure de sa Vie publique. Il est probable qu’ici encore le premier Évangéliste a sacrifié l’ordre chronologique à l’ordre logique. Jésus revenait de Gadara à Capharnaüm : à Gadara il a expulsé toute une légion d’esprits mauvais, à Capharnaüm il a guéri un paralytique ; cette liaison générale suffit pour S. Matthieu, qui en profite pour raconter les deux prodiges comme s’ils se fussent suivis immédiatement. Plusieurs commentateurs croient néanmoins que son enchaînement est le meilleur et qu’il est véritablement historique. – Un paralytique : c’est le second paralytique miraculeusement guéri par Notre‑Seigneur ; le serviteur du centurion, Cf. 8, 5 et ss., avait été le premier. D’après les récits beaucoup plus étendus des deux autres synoptiques, le mal semble avoir consisté cette fois dans une paralysie proprement dite qui avait atteint tout le corps. Voyez la note de 8, 6. – Voyant leur foi. Pourquoi ce pluriel, et en quoi consistait cette foi extraordinaire ? S. Matthieu, supposant le fait bien connu de ses lecteurs, garde le silence sur ces deux points : heureusement S. Marc et S. Luc les exposent tout au long. Le paralytique avait été apporté sur son grabat par quatre de ses amis jusqu’à la maison dans laquelle se trouvait alors le Sauveur. Mais la foule, avide d’entendre ce divin Orateur qui parlait comme nul autre ne l’avait fait jusque‑là, non contente d’envahir les appartements, s’était amoncelée autour de la porte de manière à en obstruer complètement l’entrée. Ne pouvant pénétrer jusqu’au Thaumaturge par la voie ordinaire, les porteurs d’accord avec leur malade hissèrent celui‑ci jusqu’au toit ; puis, après avoir fait une ouverture au plafond en enlevant quelques tuiles, ils firent descendre le paralytique jusqu’aux pieds de Jésus. C’était là, de la part de l’infirme et de la part de ses amis, un sublime et vigoureux acte de foi qui méritait assurément une récompense. – Aie confiance, mon fils. Sois plein de confiance, car ta demande est exaucée. Remarquons l’appellation tendre et compatissante que Jésus adresse ici, et en plusieurs autres cas semblables, aux malheureux qu’il soulage : Mon fils. Cf. Marc. 2, 5 ; 10, 24 ; Luc. 16, 25 ; ou bien : Ma fille. Matth. 9, 22, etc. – Tes péchés te sont remis. Voilà une parole bien étonnante à propos d’une guérison de membres perclus. À une demande qui concernait la santé du corps, Jésus répond par une formule d’absolution. Car il y a certainement ici une véritable absolution : Jésus‑Christ ne souhaite pas, il déclare, « te sont remis ». Le mot grec correspondant est généralement regardé comme la forme dorique du parfait de l’indicatif passif : Tes péchés viennent d’être pardonnés, je te l’assure. De l’avis à peu près unanime des exégètes, ce langage inattendu, tenu par le divin Maître à un malade qui venait chercher auprès de lui sa guérison physique, démontre visiblement que l’infirmité était, dans le cas présent, la suite directe ou du moins le châtiment d’une vie coupable. Le paralytique avait conscience de la relation étroite qui existait entre ses fautes passées et ses souffrances actuelles, et il se tenait humblement sous le regard de Jésus, implorant la pitié du Christ pour son âme tout autant que pour son corps. Notre‑Seigneur qui lit au fond de ce cœur désolé, répond précisément à ses désirs les plus secrets et les plus ardents, lorsqu’il dit : Aie confiance, mon fils, tes péchés te sont remis. Le bienfait accordé sera complet ; il embrassera tout à la fois les misères intérieures et celles du dehors. Mais, ainsi qu’il était naturel, Jésus attaque d’abord la cause, puis l’effet ; il va chercher le mal jusque dans ses racines les plus profondes pour l’extirper totalement. N’était‑ce pas la croyance des Juifs que « aucun malade n’est guéri de son mal, avant que tous ses péchés ne lui aient été remis » ? Nedarim, f. 41, 1.
Mt9.3 Aussitôt quelques Scribes dirent en eux-mêmes : « Cet homme blasphème. » – Quelques Scribes… Ils étaient là en assez grand nombre avec leurs amis les Pharisiens, Cf. Luc. 5, 17. Jaloux de la réputation toujours croissante de Jésus, ils sont venus de tous côtés pour voir s’ils pourront saisir dans sa conduite quelque point défectueux, qui leur permettra de l’accuser ensuite publiquement avec quelque apparence de justice. Leurs souhaits ne pouvaient être mieux réalisés : aussi est‑ce à partir de ce jour que nous allons leur voir prendre une attitude ouvertement hostile vis-à-vis du Sauveur. La parole que Jésus vient de prononcer les a profondément scandalisés. – dirent en eux‑mêmes : cet homme blasphème. « En eux‑mêmes », non pas entre eux, les uns aux autres, mais au‑dedans d’eux‑mêmes, car telle est la signification du grec, Cf. 3, 9 ; le contexte, v. 4, est d’ailleurs formel à ce sujet. Plus tard les Scribes seront moins timides et ne craindront pas de formuler tout haut leurs jugements iniques. – Le verbe « blasphémer », calqué sur le grec, signifie en général injurier, accabler de reproches ; mais dans la littérature sacrée il désigne tout particulièrement les insultes dirigées contre la divinité. On sait qu’il y a différentes manières de blasphémer : « Il y a blasphème lorsque 1° On attribue à Dieu des choses indignes, 2° On nie les dignes attributs de Dieu, 3° On communique les biens de Dieu à des personnes auxquelles ils ne sont pas applicables », Bengel, Gnomon, in h.l. C’est en ce dernier sens que les Scribes accusent Jésus‑Christ de blasphémer. Dans la religion mosaïque, personne, pas même les prêtres, n’avait le pouvoir de remettre les péchés ; c’était un privilège exclusivement divin, que Dieu n’avait pas encore voulu communiquer aux hommes, et voici que Jésus s’attribuait cette prérogative toute divine. Sans doute, les Scribes avaient raison de s’écrier, comme ils le font d’après la rédaction de S. Marc et de S. Luc : « Qui peut remettre les péchés, si ce n’est Dieu seul ? » ; mais ils commettaient une souveraine injustice et se rendaient eux‑mêmes coupables de blasphème, en refusant de reconnaître en Jésus une nature supérieure, après tous les miracles qu’il avait opérés jusqu’à ce jour.
Mt9.4 Jésus, connaissant leurs pensées, leur dit : « Pourquoi pensez-vous le mal dans vos cœurs ? – Connaissant leurs pensées… S. Marc, 2, 8, est plus précis : « Percevant aussitôt dans son esprit ». C’est donc son omniscience divine qui lui révéla les secrètes pensées de ces cœurs endurcis. Notons en passant les trois profonds regards de Jésus durant toute cette scène : il a vu la foi du malade et de ses amis, il a vu la vraie cause du mal, il voit maintenant la malice de ses adversaires : « Dieu scrute les reins et les cœurs ». Il montre donc par là-même qu’il est Dieu. – Pensez-vous le mal. Il met à nu leurs murmures intérieurs, qu’il appelle à bon droit « choses mauvaises » : n’y avait‑il pas malveillance évidente à juger comme ils l’avaient fait celui qu’ils savaient avoir donné tant de preuves de sainteté et de l’union la plus étroite avec Dieu ?
Mt9.5 Lequel est le plus aisé de dire : Tes péchés te sont remis, ou de dire : Lève-toi et marche ? 6 Or, afin que vous sachiez que le Fils de l’homme a sur la terre le pouvoir de remettre les péchés : Lève-toi, dit-il au paralytique, prends ton lit, et va dans ta maison. » – Lequel est le plus facile… A leur raisonnement pervers, Jésus en oppose un autre plein de justesse et de vérité, qui les enserrera dans ses mailles vigoureuses. D’après l’enseignement des Pères (Voir en particulier S. Augustin, Tract. in Jean 27), en soi il est plus difficile de remettre les péchés d’un seul homme que de créer le ciel et la terre ; et, en effet, nous concevons sans peine que l’action de laver les souillures produites par le péché dans une âme réclame un degré de puissance supérieur à celui qu’exigerait la création d’un monde nouveau. Aussi Notre‑Seigneur se garde‑t-il bien de comparer entre elles les deux opérations qu’il mentionne. Il ne demande pas aux Scribes : Lequel est le plus aisé ? Pardonner les péchés de cet homme, ou le guérir de son infirmité ? Sa question est arrangée d’une autre manière : « DIRE que tes péchés sont remis…, DIRE lève‑toi… ? » et c’est sur le verbe « dire » deux fois répété que porte la force de l’argument. A ne considérer que les paroles, il est tout aussi facile de dire : Vos péchés vous sont remis, que de dire : Levez-vous et marchez. Mais si l’on envisage la manifestation extérieure de l’effet que ces paroles sont destinées à produire, la seconde présente une difficulté spéciale que n’a pas la première ; car la guérison d’une maladie tombe nécessairement sous les sens ; la rémission des péchés est un fait mystérieux que l’œil de Dieu peut seul contempler. Le mensonge, possible dans un cas, est donc tout à fait impossible dans l’autre. Mais Jésus n’a pas à s’inquiéter de pareilles distinctions : quoi qu’il commande, sa volonté se réalise à l’instant. Puisqu’on s’offusque de sa formule d’absolution, il prouvera qu’il a le droit de la prononcer. – Pour que vous sachiez… « Il fit un miracle sur la chair, pour prouver un miracle spirituel », S. Jérôme. Jésus démontre la réalité d’un fait invisible à l’aide d’un fait évident et palpable. Cette fois, on ne pourra plus rien objecter, Dieu, comme l’enseignaient les Docteurs de la Loi, étant incapable de permettre qu’un miracle soit accompli en faveur d’une fausse doctrine. – Le Sauveur appuie à dessein sur chacun des mots qui composent la première moitié du v. 6. Fils de l’homme, cet homme qui vous apparaît en ma personne sous un extérieur si ordinaire,… a le pouvoir, un droit strict, ainsi qu’il le prétend et qu’il l’affirme. Sur la terre, par opposition au ciel où réside le Seigneur, détenteur unique du privilège de remettre les péchés, de telle sorte que Jésus apparaît véritablement comme le Représentant de Dieu ici‑bas, ou plutôt comme Dieu lui‑même. « Cette parole montre une intelligence d’origine céleste », Bengel. – Dit‑il… La phrase commencée est laissée suspendue, on trouve subitement l’emploi du langage direct. Les exemples du même genre abondent dans la Bible ou chez les classiques cf. Genèse 3, 22-23. – Lève‑toi, prends ton lit. « Afin que ce qui prouvait son infirmité devienne la preuve de sa guérison », Glossa ordin. Le lit, chez les Orientaux, était facile à porter ; il consistait en deux couvertures, l’une qui recouvre le dormeur, l’autre placée sous lui.
Mt9.7 Et il se leva, et s’en alla dans sa maison. – Le miracle ne se fait pas attendre ; l’infirme subitement rendu à la santé obéit à Jésus et s’en retourne joyeux dans sa maison au su et au vu de tout le monde, ainsi que l’ajoute S. Marc.
Mt9.8 La multitude voyant cela fut saisie de crainte et rendit gloire à Dieu, qui avait donné une telle puissance aux hommes. – Avant de passer à un autre prodige, l’évangéliste nous fait connaître en peu de mots l’impression produite sur la foule par cette guérison qui avait eu lieu parmi des circonstances exceptionnelles. Les dispositions du peuple contrastent heureusement avec celles qu’avaient manifestées les Scribes. – Furent remplies de crainte. Les témoins du miracle sont d’abord saisis d’un sentiment de respectueuse frayeur en face du surnaturel et du divin Cf. Luc. 5, 26 ; mais à la crainte s’associent bientôt la joie et la reconnaissance. – Glorifièrent Dieu. Leur action de grâces porte sur un point spécial que l’évangéliste n’a pas négligé : qui avait donné un tel pouvoir aux hommes. « Tel », le pouvoir de remettre les péchés et d’en prouver l’existence par de grands prodiges, ou bien, en général, une puissance aussi considérable. Il y a plusieurs manières d’expliquer le substantif « hommes ». Baumgarten‑Crusius le regarde comme un « datif de don ». Le sens serait alors : au bénéfice de l’humanité, en faveur des hommes. Mais la plupart des exégètes préfèrent le traiter comme un datif ordinaire, et alors ils expliquent l’emploi du pluriel tantôt en admettant que l’humanité tout entière est réellement désignée dans ce passage, bien que ses principaux représentants, et Jésus à leur tête, aient seuls joui du pouvoir d’opérer des miracles, tantôt en recourant au pluriel de catégorie ou de majesté (Grotius, Kuinœl, etc. Cf. 2, 20). Dans ce cas « hommes » ne représenterait que Jésus. La foule en tenant ce langage, pensait assurément à Jésus‑Christ d’une façon toute spéciale, mais elle le considérait comme étroitement lié avec le reste des hommes, de sorte que l’autorité dont il jouissait rejaillissait jusqu’à un certain point sur tous les humains. – La foule loue et admire : que font les Scribes ? Le silence gardé à leur sujet par l’évangéliste semble être de mauvais augure. Couverts de confusion par le Sauveur, ils s’effacent de leur mieux ; toutefois, le coup reste profondément enfoui dans les esprits. Le conflit est engagé, nous le verrons grandir chaque jour jusqu’à la mort de Notre‑Seigneur Jésus‑Christ.
h. Vocation de S. Matthieu, vv. 9-17. Parall. Marc., 2, 13-22 ; Luc., 5, 27-39.
Les trois synoptiques sont d’accord pour rattacher cet événement à la guérison du paralytique, preuve que les deux faits se suivirent de près ; il est même probable qu’ils eurent lieu le même jour. – S. Matthieu interrompt donc momentanément la série des miracles qu’il a groupés dans les chap. 8 et 9, pour raconter l’histoire de sa propre vocation et pour citer quelques paroles importantes de Jésus qui s’y rapportent. Ou plutôt, ce n’est pas une interruption proprement dite, la conversion si extraordinaire d’un publicain étant un prodige des plus éclatants. On a depuis longtemps et bien justement admiré le récit de S. Matthieu en cet endroit : il demeure si calme, on pourrait dire si froid, qu’on le croirait de prime abord écrit par toute autre personne que par le héros principal de l’événement. Sa personnalité disparaît entièrement, tant il est habile à se cacher ; son nom seul indique qu’il raconte un trait de sa vie privée. Mais les Saints n’ont jamais aimé à parler d’eux‑mêmes, et surtout de ce qui pouvait tourner à leur gloire. Heureusement, S. Marc et S. Luc, par permission spéciale de la Providence, se sont plu à combler le déficit laissé par leur prédécesseur.
Mt9.9 Étant parti de là, Jésus vit un homme, nommé Matthieu, assis au bureau de péage, et il lui dit : « Suis-moi. » Celui-ci se leva et le suivit. – Parti de là. De la maison où il avait guéri le paralytique, le divin Maître vient sur le rivage du lac. « Jésus sortit de nouveau le long de la mer ; toute la foule venait à lui, et il les enseignait », Marc. 2, 13. C’est alors que il vit un homme… assis au bureau des impôts. Le bureau d’octroi, comme nous disons en France. C’était tantôt une maison ordinaire, tantôt une baraque construite en planches, parfois même une simple table exposée en plein air et auprès de laquelle le publicain de service se tenait assis, comme dans la circonstance présente. Voir à ce sujet un curieux rapprochement fait par Maldonat. La charge des employés de l’octroi à Capharnaüm était considérable, car, outre les taxes personnelles, ils avaient à prélever de nombreux droits de péage ou de transit pour les marchandises. Sur les rives du lac se croisaient, chargées des produits de cent pays divers, les caravanes de la Phénicie, de l’Arabie, de l’Égypte, de l’Europe et des Indes, et rien ne passait gratuitement. – Appelé Matthieu. Ce nom est complètement hébreu par son origine, mais les hébraïsants ne sont pas tout à fait d’accord sur sa prononciation primitive ni, par conséquent, sur sa dérivation exacte. Plusieurs croient qu’il équivalait à Matthiâ, mot formé de « don », et de l’abréviation de Dieu, de sorte qu’il correspondrait presque littéralement à l’appellation grecque de Théodore (Don de Dieu). D’autres le rapprochent de Matthaï, « le donné », et, ce semble, avec beaucoup plus de justesse, les dénominations de Matthias et de Matthieu étant soigneusement distinguées dans le Nouveau Testament. – Mais d’où vient que le premier évangéliste soit le seul à attribuer ce nom au publicain converti de Capharnaüm, tandis que les deux autres synoptiques le désignent par celui de Lévi ? Cette divergence a été cause qu’on a parfois essayé de nier l’identité des personnages et des événements, soit pour admettre deux vocations distinctes, celle de Matthieu et celle de Lévi, soit pour prétendre qu’il y a contradiction entre les récits. Toutefois l’identité est parfaitement certaine puisque nous avons de part et d’autre les mêmes antécédents et les mêmes conséquents. La différence des noms cesse d’être une difficulté, si l’on se rappelle que plusieurs des Apôtres avaient deux noms distincts, ainsi que nous le verrons bientôt (voir la note de 10, 2-4), et que la coutume juive était alors assez favorable à ce qu’un changement de vie amenât aussi un changement de nom. Le même personnage aura donc été appelé Lévi et Matthieu : S. Marc et S. Luc adoptent le premier nom qui paraît avoir été celui de la famille, « Levi Alphæi », Marc. 2, 14 ; le premier évangéliste choisit au contraire le second, le nom de la conversion et de l’apostolat. Pour lui, car il s’agit bien ici de sa propre vocation comme la tradition l’a toujours enseigné, l’appellation juive avait disparu devant le nom chrétien. Au reste elle disparaît de même à partir de ce moment dans les autres Évangiles ; les listes des Apôtres qui nous ont été transmises par S. Marc et par S. Luc ne mentionnent plus le publicain Lévi, mais simplement Matthieu. De même que S. Paul s’humilie en racontant tout au long les persécutions qu’il avait fait autrefois endurer à l’Église naissante de Jésus‑Christ, de même S. Matthieu avoue publiquement le rôle ignominieux qu’il jouait avant sa conversion. – Suis‑moi. Ce mot, dont Jésus se servait pour attacher définitivement à sa personne les disciples qu’il avait choisis, Cf. 8, 22, retentit aux oreilles du nouvel élu tandis qu’il est en plein exercice des fonctions de son métier : c’était une épreuve de plus, que d’être appelé en de telles conditions, à son comptoir de publicain ; mais il la surmonte comme avaient fait avant lui Simon et André, Jacques et Jean, 4, 18 et ss. Ce n’était sans doute pas la première entrevue qu’il avait avec Jésus : son obéissance immédiate, généreuse, et se levant il le suivit, s’explique donc d’elle‑même. Et puis, quand on admettrait que sa conversion fut vraiment l’œuvre d’un instant, ce phénomène psychologique n’est‑il pas en parfait rapport avec la puissance exercée par Jésus sur les cœurs, qu’a si bien décrite S. Jérôme ? « Certes, l’éclat lui‑même de la majesté de la divinité qui reluisait sur la face humaine, pouvait attirer à lui au premier regard. Si, comme l’on dit, se trouve dans l’aimant et l’ambre une force qui attire à soi les anneaux, le chaume et les fétus de paille, à plus forte raison le Seigneur de toutes les créatures pouvait‑il attirer ceux qu’il voulait ». – Nous devons de belles reproductions de cette scène au pinceau de Valentin, de Carrache et d’Overbeck. La suivante, ou « Repas chez Lévi », a été l’occasion de l’un des chefs‑d’œuvre de Paul Véronèse.
Mt9.10 Or il arriva que Jésus étant à table dans la maison de Matthieu, un grand nombre de publicains et de pécheurs vinrent prendre place avec lui et ses disciples. – Or, il arriva que… La construction de la phrase grecque est ici tout hébraïque. Les Hébreux disaient de même. – Étant à table, allusion à la manière dont les anciens prenaient leurs repas ; ils étaient étendus sur des divans et appuyés sur le bras gauche en face d’une table peu élevée qui portaient les mets cf. 8, 11. S. Matthieu poursuit sa narration avec le mélange frappant de modestie et de brièveté que nous avons signalé. S. Luc parle d’une « grande réception » donnée en l’honneur de Jésus par le nouvel Apôtre. Ce repas eut‑il lieu le jour même de la vocation ou seulement quelque temps après ? Les trois récits demeurent muets sur ce point, qui ne présentait du reste aucune importance spéciale. Toutefois S. Marc et S. Luc paraissent favoriser davantage la seconde hypothèse, en renvoyant à une époque plus tardive la résurrection de la fille de Jaïre qui, d’après S. Matthieu, suivit immédiatement le festin ; voir la note du v. 18. Il y a donc tout lieu de croire que la fête ne fut pas improvisée ce jour là-même, mais que le publicain devenu Apôtre prit le temps de la préparer, pour lui donner toute la solennité qui convenait à un repas d’action de grâces et à un repas d’adieux. Les Orientaux et les Juifs en particulier ont toujours aimé à fêter par un grand repas les événements heureux de leur vie. – Dans la maison, dans la maison de saint Matthieu, comme l’affirme expressément saint Luc, 5, 29, et non dans celle de Jésus, selon que le prétendent plusieurs auteurs modernes. – Beaucoup de publicains et de pécheurs. Ainsi qu’il arrive en pareille circonstance, l’hôte a invité ses amis pour faire honneur à celui qu’il veut fêter ; mais ses amis sont naturellement de sa condition, ils appartiennent eux aussi à la classe détestée des publicains. Ce sont des pécheurs par là-même ; à moins donc qu’il ne méritent ce titre pour quelque autre motif analogue.
Mt9.11 Ce que voyant, les Pharisiens dirent à ses disciples : « Pourquoi votre maître mange-t-il avec les publicains et les pécheurs ? » – Ce que voyant. Les Pharisiens, c’est-à-dire quelques‑uns des Pharisiens : on nomme le parti tout entier bien qu’un certain nombre seulement de ses membres soient en cause, parce qu’un même esprit les unissait. De même en beaucoup d’autres passages. – Ils ont épié la conduite de Jésus et ont vu soit à l’entrée, soit à la sortie du festin, les convives auxquels leur adversaire n’a pas craint de s’associer : peut-être même grâce à la familiarité des mœurs orientales, ont‑ils pris la liberté d’entrer dans la salle à manger vers la fin du repas. – Disaient à ses disciples. Ils ont bien garde de s’adresser directement à Jésus‑Christ qu’ils redoutent ; ils préfèrent prendre leurs informations auprès de ses disciples, espérant les mettre plus facilement dans l’embarras et en même temps leur inspirer des sentiments de défiance contre leur Maître. – Pourquoi mange‑t-il… ; ils appuient sur cette expression, car si, d’après leurs principes, il était déjà très mal de converser avec des publicains et des pécheurs, que sera‑ce de manger avec eux ? Les Rabbins n’avaient‑ils pas porté cette règle : « le disciple sage ne se met pas à table avec la société des peuples de la terre », Berach. f. 43, 2 ? À plus forte raison devait‑il être interdit à un sage de s’asseoir à la même table qu’un pécheur public.
Mt9.12 Jésus, entendant cela, leur dit « Ce ne sont pas les bien portants qui ont besoin de médecin, mais les malades. – Le Sauveur, qui a tout entendu, répond lui‑même à l’objection des Pharisiens, qu’il réfute au moyen d’un triple argument basé sur le sens commun, sur les Saints Livres et sur le rôle du Messie. Il n’essaie pas de se disculper d’être avec des pécheurs ; au contraire, c’est précisément sur ce fait qu’il s’appuie pour démontrer qu’il ne saurait être en société plus conforme à sa mission divine. Premier argument. Ce ne sont pas ceux… Jésus commence sa défense par la citation d’un proverbe populaire, qu’on trouve cent fois répété par les auteurs grecs et romains : « Le médecin est inutile auprès des gens bien portants », Quintil. ; Cf Grotius et Wetstein. Antisthène accusé un jour de fréquenter des hommes d’une vie peu édifiante, répondit, lui aussi : « Même les médecins avec les malades », Diog. Laert. 6, 6. Les publicains sont malades et très malades au moral ; mais c’est justement pour cela que vous me voyez au milieu d’eux. La place du médecin n’est‑elle pas parmi les infirmes ? Jésus se manifeste ainsi comme le vrai médecin des âmes souffrantes, de même qu’il s’annoncera plus tard comme le bon Pasteur des brebis égarées. Déjà, dans l’Ancien Testament, Dieu prenait le titre de médecin d’Israël ; Exode 15, 26. – les bien portants désigneraient, au dire de S. Jean Chrysostome, de S. Jérôme et de plusieurs autres commentateurs, les Pharisiens eux‑mêmes qui se croyaient si justes, si bien portants au spirituel et auxquels Jésus‑Christ ferait ironiquement cette concession ; mais peut-être vaut‑il mieux prendre le proverbe dans sa simplicité obvie, sans y mêler aucune allusion de ce genre.
Mt9.13 Allez apprendre ce que signifie cette parole : Je veux la miséricorde et non le sacrifice. Car je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs. » – Second argument : Allez apprendre. « Il renvoie à l’école les docteurs de la loi en leur reprochant fortement leur grande ignorance des choses dont ils se glorifiaient de posséder la science », Maldonat.Les Rabbins employaient fréquemment cette formule : Allez et apprenez, quand ils voulaient exhorter quelqu’un de leurs disciples à faire de sérieuses réflexions sur un point donné. Il y avait aussi l’expression opposée, « Venez et apprenez », quand le Maître se chargeait lui‑même de donner l’explication nécessaire cf. Schœttgen, Horætalm. in. h.l. – Ce que signifie, c’est-à-dire ce que signifie le texte suivant d’Osée, 6, 6, cité d’après la traduction des Septante. – Je veux la miséricorde et non le sacrifice. Évidemment, la négation contenue dans ces paroles n’est pas absolue, mais seulement relative. « et non ne désigne pas une négation simple, mais une mise en parallèle”, Grotius. C’est là du reste une façon de parler tout à fait hébraïque, comme l’observe judicieusement Maldonat : « C’est un hébraïsme. Quand ils préfèrent l’un à l’autre, ils ne disent pas que l’un est plus grand et l’autre plus petit. Ils ne font qu’affirmer l’un et nier l’autre ». Dieu aime à coup sûr les sacrifices, puisqu’il les a prescrits ; mais il ne veut pas qu’ils soient vains, purement extérieurs, et ils le seraient s’ils étaient offerts par des hommes sans pitié pour leurs frères. L’esprit de religion, Jésus l’a déjà clairement indiqué, Cf. 5, 23 et ss., est inséparable de la charité fraternelle, et le Seigneur renoncerait plutôt à ses propres droits que de nous dispenser de nos obligations à l’égard du prochain. Il y avait dans cette citation d’Osée, un blâme sévère jeté sur les Pharisiens qui, s’ils étaient zélés pour le culte extérieur, étaient loin de pratiquer toujours la miséricorde à l’égard de leurs semblables. – Car je ne suis pas venu… C’est le troisième argument, qui est simplement rattaché au second par la particule « car ». Le premier s’appuyait sur un fait d’expérience vulgaire, le second sur la révélation : celui‑ci est tiré du rôle même du Messie. Le devoir principal du Christ, le but direct de sa venue sur la terre, c’est de racheter l’humanité coupable. Mais comment convertira‑t-il les pécheurs, s’il ne vit pas habituellement au milieu d’eux ? Au fond cette pensée diffère très peu de celle qui a été exprimée au v. 12 ; il n’y a que l’image en moins, et il n’y a en plus que l’application directe et personnelle à Jésus. Le langage tenu ici par le Sauveur ne doit pas plus se prendre à la lettre que la parole de Dieu dans la phrase précédente. Jésus est venu pour tous les hommes sans exception, même pour les justes ou plutôt, sans lui il n’y aurait pas de justes. Mais il faut qu’il s’occupe plus particulièrement des pécheurs et des âmes qui s’égarent, de même qu’un médecin s’occupe avant tout des malades, et paraît négliger les personnes valides pour se consacrer presque exclusivement à eux. C’est comme si Jésus‑Christ eût dit : « Je suis venu tous vous appeler, non seulement les justes, mais aussi les pécheurs ». Nous aurons un développement de la même pensée dans la parabole de la brebis perdue.
Mt9.14 Alors les disciples de Jean vinrent le trouver, et lui dirent : « Pourquoi, tandis que les Pharisiens et nous, nous jeûnons souvent, vos disciples ne jeûnent-ils pas ? » – Alors les disciples de Jean. Alors : c’est à dire après que Jésus eut réfuté les Pharisiens. Il y a en effet une connexion très étroite entre les deux scènes. A peine le Sauveur avait‑il répondu à l’objection des Pharisiens qu’on vint lui en proposer une autre, également relative à la conduite qu’il tenait dans la circonstance présente. – Cette fois, ce sont les disciples du Précurseur qui argumentent contre lui ; mais à côté d’eux, selon le témoignage explicite de S. Marc, 2, 18 cf. Luc. 5, 30, 33, nous apercevons encore les Pharisiens, qui les ont probablement excités à prendre la parole à leur tour, pour lancer un nouveau blâme contre Jésus. Il n’avait pas été nécessaire de les presser beaucoup pour leur faire prendre ce rôle d’accusateurs : il ressort en effet de plusieurs passages de l’Évangile que les disciples de S. Jean‑Baptiste, jaloux de voir l’autorité du Sauveur éclipser peu à peu celle de leur propre Maître, se montraient ouvertement défavorables à la conduite du nouveau Docteur, Cf. Jean 3, 26 et ss ; S. Luc. 7, 18 et ss. Du reste, soit que leur question ait eu la malice pour mobile, soit qu’elle ait eu pour but d’exposer simplement un scrupule qu’avait fait naître dans leur cœur la conduite de Jésus‑Christ, si différente de celle de leur Maître, peu importe ; la réponse de Notre‑Seigneur demeure exactement la même dans les deux cas. Notons qu’ils font preuve d’une certaine loyauté en s’adressant directement à Jésus, contrairement à ce que les Pharisiens venaient de faire, v. 11 ; mais, eux aussi, ils manquent de franchise en ayant l’air de n’accuser que ses disciples, tandis qu’il était lui‑même leur objectif réel et principal. – Nous et les Pharisiens jeûnons souvent. Ici encore, Cf. 6, 16 et ss., il ne s’agit que des jeûnes libres et privés. Les disciples du Précurseur jeûnaient donc fréquemment. Rappelons‑nous que l’esprit de S. Jean était essentiellement un esprit de pénitence et de mortification : le Baptiste avait jeûné toute sa vie, et il avait naturellement formé à son image les hommes qui s’étaient placés sous sa direction. Les Pharisiens aussi, nous l’avons vu, s’imposaient plusieurs fois chaque semaine des jeûnes de dévotion ; leur religion tout extérieure aidant, ils n’avaient pas tardé à devenir ridicules sur ce point comme sur tant d’autres, en se livrant au jeûne pour les motifs les plus futiles, par exemple, afin d’avoir d’heureux songes, afin d’obtenir la grâce de pouvoir interpréter ceux qu’ils avaient eus, etc. C’est ce que le Talmud appelle « jeûne pour le sommeil ». Cette raison était si grave aux yeux des Rabbins qu’elle suffisait pour autoriser le jeûne en un jour de Sabbat. – Vos disciples… Ce jour‑là même, ne venaient‑ils pas d’assister à un repas somptueux ? L’occasion paraissait donc excellente pour reprocher au Sauveur et à son entourage leur éloignement d’une pratique pieuse, alors en usage chez tous ceux qui faisaient profession de mener une vie fervente. Pourquoi d’une part cette mortification constante et de l’autre cet amour apparent de ses aises ?
Mt9.15 Jésus leur répondit : « Les amis de l’époux peuvent-ils s’attrister pendant que l’époux est avec eux ? Mais viendront des jours où l’époux leur sera enlevé, et alors ils jeûneront. – La réponse ne se fait pas attendre : elle est tout à fait péremptoire, mais elle est aussi pleine de bonté, car c’est avec la plus grande douceur que Jésus condescend à indiquer les motifs de sa conduite et de celle de ses disciples. Je vis avec les malades, avait‑il dit aux Pharisiens, parce que je suis le médecin. Mes disciples ne sauraient actuellement jeûner, répond‑il aux Joannites, parce que des convenances de divers genres s’opposent pour le moment à ce qu’ils se livrent trop à la pénitence extérieure. Ces convenances sont exposées de la façon la plus gracieuse sous la forme de trois comparaisons familières. – Première comparaison : Les amis de l’époux peuvent‑ils… Les Juifs appelaient « fils du fiancé », plus correctement d’après le texte grec, « fils de la chambre nuptiale », ou « amis du fiancé », Jean3, 29, les jeunes gens choisis par l’époux pour aller chercher la fiancée le jour du mariage, et pour la conduire processionnellement de la maison de ses parents à celle de son futur maître et seigneur. Ils assistaient ensuite à toutes les réjouissances des noces, qui duraient ordinairement sept jours. Leur nom classique était « Paranymphes » chez les Grecs. – Être dans le deuil, les deux autres Évangélistes disent « jeûner », mais cela revient au même. S. Matthieu indique la cause, S. Marc et S. Luc l’effet. On ne jeûne pas sans raison ; on jeûne moins encore lorsqu’on est dans la joie. Le jeûne présuppose toujours quelque tristesse intérieure ou extérieure. L’application se fait maintenant d’elle‑même : Jésus est le divin fiancé descendu sur la terre pour célébrer son mariage mystique avec l’Église, les Apôtres lui servent de paranymphes spirituels, qui lui conduisent les âmes auxquelles il désire s’unir ; serait‑il convenable de les condamner au jeûne, à d’incessantes mortifications, durant le temps joyeux des noces et tandis que l’époux est auprès d’eux visiblement, d’une manière sensible ? Non, il y aurait là un contre‑sens manifeste. – Mais il n’en sera pas toujours ainsi : Les jours viendront, jours plus nombreux que les disciples eux‑mêmes ne le soupçonnaient alors. – L’époux leur sera enlevé ; le verbe grec plus expressif encore que le verbe latin, désigne un enlèvement violent, douloureux, du fiancé, c’est-à-dire la passion et la mort de Jésus. – Et alors ils jeûneront. Après cette pénible séparation commencera une ère d’épreuves, de persécutions, de tristesses profondes pour les Apôtres, et ils trouveront dans leurs peines incessantes le motifs de jeûnes légitimes et nombreux : en attendant, qu’on les laisse à la joie. Cet « enlèvement » dure encore, malgré les affirmations contraires des protestants, qui seraient heureux de pouvoir le restreindre aux derniers jours de la vie du Sauveur, pour attaquer ensuite librement les jeûnes institués par l’Église catholique. Et il durera jusqu’à la fin du monde ; car alors seulement aura lieu d’une manière définitive la solennité des noces de l’Agneau, bien qu’elle ait été inaugurée à l’époque du premier avènement du Christ. Jusque‑là, le céleste fiancé nous est ravi, nous pouvons même le perdre totalement ; il y a donc des motifs sérieux de tristesse et de jeûne. – Cette raison de convenance, ainsi développée par Jésus, obtient une force toute nouvelle si l’on se rappelle que S. Jean‑Baptiste, dans le dernier témoignage qu’il rendit au Messie, le compare précisément à un fiancé, Cf. Jean 3, 29. « Jésus tint grand compte de ce témoignage de Jean, et il a voulu s’en servir tacitement surtout parce qu’il parlait aux disciples de Jean, auprès desquels le témoignage de leur maître était d’un grand poids. C’est pourquoi, il répond à leur question en les instruisant avec la doctrine de leur maître, et les invite à croire en lui », Estius, Annotat. in h. l. L’image d’un mariage spirituel convenait au reste d’autant mieux pour exprimer les rapports de Jésus‑Christ et de l’Église que plusieurs fois, dans l’Ancien Testament, Dieu s’était déjà comparé à un époux à l’égard d’Israël, Cf. Os. 2, 19, 20 ; Isaïe 54, 5, etc.
Mt9.16 Personne ne met une pièce d’étoffe neuve à un vieux vêtement, car elle emporte quelque chose du vêtement, et la déchirure en est pire. – Deuxième comparaison : Personne ne met… Jésus vient de prouver que ce n’est pas encore pour ses Apôtres le temps de jeûner ; il les excuse à présent par une autre démonstration, déduite de la nature même de l’institution nouvelle à laquelle ils appartiennent. – Une pièce de drap neuf : une pièce rapportée. Le grec est plus clair et plus précis que le texte latin, il porte « qui n’a pas été apprêté par le foulon » ; il est question par conséquent d’une étoffe non seulement neuve, mais toute crue et sans souplesse. Qui donc, à moins d’y être réduit par la nécessité, ou d’être un ouvrier inintelligent, songera à raccommoder un vieux vêtement à l’aide d’une pièce de ce genre ? S’il le fait, il verra bientôt les inconvénients de sa folie. – elle emporte quelque chose du vêtement… Le morceau d’étoffe non apprêté enlève au vêtement si maladroitement raccommodé sa plénitude, lui fait perdre son intégrité en le déchirant. « car la pièce ajoutée arrache une partie du vieux vêtement ». La pièce neuve se retire, comme l’on dit, et en se contractant elle déchire et emporte toutes les parties usées qui sont autour d’elle. Un raccommodage de cette sorte va donc très mal et dure peu. – Bien plus, la déchirure serait pire. Auparavant la déchirure était moins grande que le morceau surajouté ; maintenant elle est beaucoup plus considérable. Il y a ainsi double perte : perte complète du vieux vêtement, perte du morceau neuf qu’on a inutilement séparé de la pièce cf. Luc. 5, 36.
Mt9.17 On ne met pas non plus du vin nouveau dans de vieilles outres, autrement, les outres se rompent, le vin se répand et les outres sont perdues. Mais on met le vin nouveau dans des outres neuves, et tous les deux se conservent. »– Troisième comparaison. Cet exemple est emprunté, comme le précédent, à la vie domestique. Du reste les trois images s’enchaînent très bien et se complètent mutuellement : la première a parlé de la célébration d’un mariage, la seconde et la troisième poursuivent la même pensée, décrivant l’une les préparatifs de la toilette, l’autre les préparatifs du festin, en vue de cette fête de famille. On ne met pas non plus, à moins d’être insensé, ou du moins irréfléchi au dernier point. – Du vin nouveau, un vin qui sort du pressoir et qui est encore chaud, ardent, qui fermente et travaille avec force. – Dans de vieilles outres ; allusion à la coutume orientale de mettre le vin non en fûts et en bouteilles, mais dans des outres de peau de différentes grandeurs. Les Orientaux contemporains conservaient et transportaient la plupart des liquides, spécialement le lait l’huile et le vin. Les outres sont faites le plus souvent en peau de chèvre, quelquefois aussi en peau d’âne ou de chameau. On met en dedans le côté extérieur de la peau, et en dehors la partie interne après l’avoir enduite de poix pour bien fermer les pores. Un vin nouveau enfermé dans de vieilles outres les presse et les gonfle de toutes parts ; mais comme elles ont perdu leur première élasticité, il leur est impossible de résister à la pression, et elles éclatent : les outres éclatent, le vin se répand, ce qui produit une ruine complète des deux objets. – Mais on met le vin nouveau dans des outres neuves… Dans ce cas, il n’arrive aucun accident regrettable, car l’outre neuve, pleine de souplesse, résiste sans peine aux efforts du vin. – Nous nous sommes contentés d’exposer la signification littérale des deux dernières comparaisons : il nous reste maintenant à voir quelle application elles peuvent trouver dans le sujet traité par Jésus. Plusieurs auteurs, il faut bien le dire, sont tombés dans un erreur singulière en croyant et en affirmant que les vêtements usés ou les vieilles outres figuraient les Apôtres, tandis que l’étoffe crue et les outres neuves représentaient les maximes sévères, les rigoureux commandements du Christianisme ; d’où ils concluaient que, les Apôtres étant encore trop faibles pour jeûner et pour mener une vie mortifiée, Jésus les en dispensait momentanément, de crainte de les perdre eux‑mêmes et de gâter son œuvre, s’il exigeait trop d’eux pour commencer. Tertullien déjà s’égarait de la sorte, Cf. son traité contre Marcion, 4, 11 ; de même Théophylacte après lui. Maldonat lui‑même, d’ordinaire si judicieux dans sa critique, s’est laissé dérouter sur ce point : « Si Jésus avait prescrit à ses disciples encore faibles et formés aux mœurs d’autrefois un genre de vie trop rigide, dans le but de les rendre meilleurs, ce que, selon vous, il aurait dû faire pour les sanctifier, il les aurait rendus pires en les rebutant, et en les détournant de la voie du salut ». Comme si la première démarche que Jésus avait exigée de ces novices, au moment de leur vocation, n’avait pas consisté à tout quitter pour le suivre. Comme si des hommes qui s’étaient attachés à lui au point d’en venir, sur un seul mot, à un tel renoncement, eussent hésité à faire, s’il l’eût désiré, ce que ni les Pharisiens, ni les disciples du Précurseur ne trouvaient bien difficile. Non, il ne faut pas rapetisser ainsi la pensée du Sauveur, en transformant une grave question d’institutions en une mince question de personnes. Plusieurs Pères avaient cependant très bien indiqué le véritable sens, spécialement Origène, S. Basile, Hom. in Ps 32, S. Isidore, S. Cyrille, S. Hilaire et S. Augustin. Citons quelques mots de ces deux derniers Docteurs : « Il dit que les Pharisiens et les disciples de Jean n’accepteront pas les choses neuves à moins de devenir neufs », S. Hil. in h. l. « Par vieilles outres nous devons entendre les Scribes et les Pharisiens. L’étoffe du nouveau vêtement et le vin nouveau ce sont les commandements évangéliques que ne peuvent supporter les Juifs sans que ne s’opère une grande déchirure. Les Galates désiraient quelque chose de semblable quand ils mêlèrent les commandements de la Loi avec l’Évangile, et mirent le vin nouveau dans les vieilles outres, S. August. Quaest. Evang. 2, 18 ».Mais on peut parler en termes plus clairs et plus précis en réunissant toutes les idées des anciens auteurs sur ce point délicat. Les vêtements usés, les outres vieillies représentent, non seulement les Pharisiens et les disciples de Jean‑Baptiste, mais tout le système religieux auquel ils appartenaient, c’est-à-dire la théocratie de l’Ancien Testament, et en particulier cet ensemble de traditions et de pratiques sévères, qu’on aurait voulu imposer à Jésus et à ses Apôtres. Au contraire, l’étoffe neuve et le vin nouveau figurent l’esprit généreux que l’Évangile devait apporter au monde. Or, que proposait‑on au Sauveur dans la circonstance présente ? De conserver des choses surannées, tout en essayant de les rajeunir tant soit peu. Il s’y refuse à bon droit, ne voulant pas rattacher la Loi nouvelle à l’ancienne comme une pièce d’étoffe supplémentaire sur un vieil habit. Son œuvre sera complètement une ou elle ne sera pas ; et c’est le triste oubli de cette vérité qui, peu de temps après la mort de Jésus, créa un schisme dangereux dans l’Église primitive, les Judaïsants prétendant encore rapiécer le Mosaïsme à l’aide du Christianisme. C’est pour cela que les Apôtres ne pouvaient pas encore jeûner. Les jeûnes multiples des Pharisiens et des Joannites formaient une partie intégrante de la religion du Sinaï ; mais la religion du Sinaï devait, en se transformant et en se régénérant, faire place à celle de Jésus‑Christ. Il ne fallait pas qu’on pût confondre celle‑ci avec celle‑là, surtout au début, mais que celle‑ci apparût immédiatement avec son caractère distinct, autrement le Christ n’eut fait qu’un rapiéçage inutile. Un mélange de deux esprits très divers eût jeté le trouble et la confusion dans l’âme des premiers disciples et les eût rendus incapables du rôle auquel ils étaient destinés. Plus tard, quand leur formation aura été complétée par la descente de l’Esprit‑Saint, l’inconvénient signalé n’étant plus à redouter, ils pourront jeûner sans crainte. Pour le moment il y aurait eu un grave danger soit pour eux, soit pour la doctrine évangélique, à composer leur vie intérieure à l’aide d’éléments hétérogènes ; elle ne pouvait prospérer qu’à la condition d’avoir été coulée d’un seul jet. – Bien que les deux allégories des vv. 16 et 17 aient au fond le même sens, la seconde dit pourtant quelque chose de plus que la première ; car il est remarquable que Notre‑Seigneur Jésus‑Christ ne se répète jamais purement et simplement : alors même qu’il semble le faire, il ajoute toujours à sa pensée quelque trait nouveau, ou bien il la présente sous une autre face. Le symbole des vêtements est plus extérieur, celui des outres a quelque chose de plus intime. « Si le vin nous refait intérieurement, le vêtement nous couvre extérieurement », Vén. Bède. La première image peut s’appliquer aux doctrines, la seconde aux esprits des deux Testaments. La première dit seulement que ce qui est neuf ne saurait être cousu sur le vieux sans plus de façon, la seconde qu’un esprit entièrement nouveau réclame des formes entièrement nouvelles.
i. Résurrection de la fille de Jaïre et guérison de l’hémorrhoïsse, vv. 18-26. Parall. Marc., 5, 21-43, Luc., 8, 40-56 ;
Mt9.18 – Tandis qu’il leur disait cela, voici qu’un chef de synagogue s’approcha et se prosterna devant lui, en disant : Seigneur, ma fille est morte il y a un instant mais venez, imposez votre main sur elle et elle vivra. – Tandis qu’il leur disait cela. Nous avons déjà fait observer, Voir, v. 10, que S. Marc et S. Luc ont adopté ici une liaison des faits très différente de celle qui existe dans le premier évangile. Suivant eux, les deux miracles que nous étudions en ce moment n’auraient eu lieu qu’après les retour de Gadara, arrangement qui nous paraît beaucoup plus vraisemblable. Divers auteurs préfèrent néanmoins l’enchaînement proposé par S. Matthieu. Sur plusieurs points de ce genre, il est impossible de se prononcer avec une parfaite certitude. – La narration de S. Matthieu est de nouveau la plus courte des trois, mais il s’en faut bien qu’elle soit la plus précise : ce n’est qu’un sommaire incomplet des événements. – Un chef de synagogue s’approcha. Il existe à propos de ces mots de nombreuses variantes aussi bien dans les éditions que dans les manuscrits du texte grec. La leçon suivie par la Vulgate, nous paraît la meilleure de toutes. Les deux autres synoptiques nous font un peu mieux connaître le « chef » qui nous apparaît tout à coup aux genoux du Sauveur : il se nommait Jaïre et présidait une des synagogues de Capharnaüm. Peut-être avait‑il fait partie, à ce titre, de la députation qui était venue, peu de temps auparavant, Cf. Luc. 7, 3, plaider auprès de Jésus la cause du centurion païen ; mais aujourd’hui c’est pour lui‑même qu’il intercède. – Se prosterna ; par ce geste du plus profond respect, il exprime déjà sa demande : il l’exprimera mieux encore par quelques paroles entrecoupées, suppliantes. – Ma fille : c’était sa fille unique et elle était alors âgée d’environ douze ans cf. Luc. 8, 42. – Est morte. Ces mots, s’ils sont exacts, mettent le premier synoptique en contradiction avec les deux autres. En effet, d’après S. Marc et S. Luc, la jeune fille vivait encore à ce moment, et Jaïre n’apprit sa mort qu’un peu plus tard, lorsque Jésus était arrivé auprès de sa maison. On a proposé divers moyens pour résoudre cette difficulté. S. Jean Chrysostome, Hom. 31, in Matth., suppose que le pauvre père ou bien croyait réellement que sa fille, qu’il venait de laisser agonisante, avait rendu le dernier soupir depuis son départ, ou bien exagérait à dessein afin d’exciter plus sûrement la pitié de Jésus. Mais cela n’est guère probable, puisque S. Marc, 5, 23, lui fait dire positivement au divin Maître : « Ma fille est à l’extrémité ». D’autres pensent que Jaïre, dans le doute si son enfant vivait encore, aurait employé successivement les deux formules : « Seigneur, ma fille est à l’agonie…, elle est morte ; venez donc… ». D’autres encore (Kuinœl, Wahle, Rosenmüller, etc.), traduisent le parfait par le présent : Ma fille se meurt, croyant pouvoir s’autoriser de l’exemple de S. Luc, qui annonce seulement vers la fin de l’épisode, 8, 49, que la malade venait de mourir. Toutes ces solutions peuvent avoir du bon ; mais aucune d’elles ne fait disparaître foncièrement la difficulté. Il est beaucoup plus juste de dire, comme on le fait du reste généralement, que S. Matthieu, voulant simplement esquisser le miracle sans entrer dans l’exposé des détails, s’est permis de modifier lui‑même les paroles de Jaïre, afin de pouvoir ensuite passer sur les circonstances intermédiaires et aller tout droit pour placer le lecteur immédiatement au milieu de l’action, Cf. Corn. à Lapide in h. l. Nous avons été récemment témoins d’une abréviation semblable qui avait causé une difficulté du même genre, 8, 5. – Mais venez ; venez quand même. – Imposez votre main… Jaïre sait que Jésus a opéré de cette manière plusieurs guérisons ; d’ailleurs l’imposition des mains est un geste naturel pour exprimer la communication des grâces divines, Cf. Hébreux 6, 2 ; Actes des Apôtres 6, 6. – Et elle vivra ; il est sûr à l’avance du résultat, pourvu que le Thaumaturge consente à l’accompagner jusqu’auprès de sa fille moribonde.
Mt9.19 Jésus se leva et le suivit avec ses disciples. – Les suppliques de ce genre ne frappaient jamais en vain les oreilles du divin Maître, surtout lorsqu’elles étaient accompagnées d’une foi vive ; il se met donc à la disposition de Jaïre et part immédiatement avec lui, suivi non seulement de ses disciples, mais encore d’une foule considérable qui se pressait à ses côtés, Marc. 5, 24 ; Luc. 8, 42.
Mt9.20 Et voilà qu’une femme, affligée d’un flux de sang depuis douze années, s’approcha par derrière et toucha la houppe de son manteau. – La narration est coupée en deux par l’intercalation d’un autre prodige opéré chemin faisant par Jésus. « La grâce est tellement surabondante en ce Prince de la vie, que tandis qu’il se hâte pour aller accomplir une œuvre de puissance, il en produit une autre comme en passant », Trench, Notes on the Miracles, p. 200. – Et voici qu’une femme… L’évangéliste nous présente tout d’abord l’héroïne. Son état était bien digne de pitié. Elle souffrait d’une maladie aussi pénible pour l’esprit que pour le corps, qui la constituait dans un état d’impureté légale. – Qui souffrait d’une perte de sang cf. Levit. 15, 25. Le texte grec réunit tous ces mots en un seul dont nous avons fait Hémorrhoïsse. – Depuis douze ans, autre circonstance vraiment aggravante. S. Marc et S. Luc en ajoutent de nouvelles, du plus grand intérêt, montrant que cette pauvre femme avait eu recours à tous les remèdes humains pour se guérir, mais elle n’y avait gagné que l’accroissement de son mal et la perte de sa fortune. Heureusement pour elle, celui qui vient de se proclamer le grand médecin des hommes, v. 2, n’est pas loin et il est assez habile pour la guérir en un instant, et même, pense‑t-elle, tout à fait à son insu. – Dans cette croyance, elle s’approcha par derrière, se mêlant de son mieux à la foule de manière à rester inaperçue : elle agissait ainsi par pudeur et par timidité, afin de n’être pas obligée, si elle demandait ouvertement sa guérison, de révéler à toute l’assistance qu’elle souffrait d’une maladie regardée comme honteuse chez les Juifs et dont on aime partout à garder le secret pour soi. Elle craignait un petit interrogatoire de la part de Jésus. – Et toucha la frange. Il y a deux opinions relativement au mot « frange » : il peut désigner en effet, de même que son équivalent grec, soit le bord inférieur de la tunique ou du manteau, soit les franges de laine, que les Juifs, d’après une loi spéciale, Cf. Nombres 15, 38 et 39, portaient aux quatre coins de leur Tallith ou vêtement supérieur, comme un mémorial perpétuel des commandements du Sinaï. Peut-être l’hémorrhoïsse choisit‑elle de préférence les franges, parce que, grâce à leur origine et à leur fin exclusivement religieuses, elle attribuait à leur contact une influence plus puissante.
Mt9.21 Car elle disait en elle-même : « Si je touche seulement son manteau, je serai guérie. » – L’évangéliste nous communique ce petit monologue intérieur, afin que nous puissions mieux comprendre le motif pour lequel la pauvre infirme s’était décidée à toucher la frange du manteau de Jésus. – Si je peux seulement… un simple contact devra suffire, il n’en faudra pas davantage pour assurer sa guérison. En se parlant ainsi à elle‑même, elle établissait un contraste entre ce remède nouveau et les médecines coûteuses quoique inutiles qu’on lui avait prescrites depuis douze ans. Sa foi lui dit que le corps d’un homme si saint et qui opère de si grandes merveilles, doit être doué lui aussi d’une vertu mystérieuse, qu’il doit s’en échapper des grâces secrètes dont elle pourra profiter pour son propre avantage.
Mt9.22 Jésus se retourna, et la voyant, il lui dit : « Ayez confiance, ma fille, votre foi vous a guérie. » Et cette femme fut guérie à l’heure même. – Jésus, se retournant.. Les deux autres évangélistes ont conservé sur cette scène les plus touchants détails. Au moment où l’hémorrhoïsse subitement guérie allait disparaître dans les rangs pressés de la foule, Jésus se retourne brusquement et demande avec une certaine vivacité : Qui m’a touché ? Ses plus proches voisins lui répondent de toutes parts : Ce n’est pas moi. S. Pierre, de concert avec les autres disciples, se permet de faire ressortir ce qu’il y a d’extraordinaire dans la question du Sauveur, vu les circonstances. Mais le divin Maître insiste, et aussitôt on voit s’avancer la pauvre femme confuse et tremblante, qui avoue tout ce qui s’est passé. Alors Jésus‑Christ la rassure par ces paroles compatissantes : Aie confiance, ma fille… Dans cette foi, il y avait bien quelque mélange d’imperfection et de faiblesse : le paralytique et ses amis s’étaient élevés sous ce rapport à un degré supérieur ; mais enfin c’était de la foi, et Jésus récompensait cette vertu partout où il la rencontrait cf. 8, 13 ; 9, 29 ; Luc. 7, 50 ; 17, 19 ; 18, 42. Elle était même la condition « sine qua non » de ses miracles, Matth. 13, 58 ; Marc. 6, 5 et 6. – Tandis que l’Évangile apocryphe de Nicodème nous assure que l’hémorrhoïsse s’appelait Véronique, Cf. Thilo. Apocr. 1, 562, un ancien sermon faussement attribué à S. Ambroise la confond avec Marthe, sœur de Lazare. D’après une tradition mentionnée par Eusèbe, Hist. Eccl. 7, 18 cf. Fabricius, Cod. Novi Testamenti Apocr. 1, p. 252, en reconnaissance de sa guérison l’hémorrhoïsse aurait fait ériger à Césarée de Philippe, devant la maison qu’elle habitait, deux statues dont l’une représentait le Sauveur debout et lui adressant la parole, l’autre elle‑même agenouillée à ses pieds. Ce monument aurait subsisté jusqu’au règne de Julien l’Apostat, qui le fit renverser en haine du Christianisme.
Mt9.23 Lorsque Jésus fut arrivé à la maison du chef de la synagogue, voyant les joueurs de flûte et une foule qui faisait grand bruit, il leur dit : – Nous reprenons le premier récit, interrompu après le v. 19. – Lorsque Jésus fut arrivé à la maison... Mais avant qu’il y fût introduit, il se passa encore plusieurs incidents que racontent S. Marc et S. Luc ; contentons‑nous de mentionner l’ambassade envoyée à Jaïre pour lui apprendre la mort de sa fille, et la parole d’encouragement qu’il reçut en même temps de Notre‑Seigneur. Jésus n’entra pas seul dans la maison du chef de synagogue ; il prit avec lui trois de ses disciples, Pierre, Jacques et Jean, auxquels il accorda plusieurs fois durant sa vie publique le privilège de le suivre en des occasions mystérieuses et solennelles. – Et qu’il eût vu les joueurs de flûte. Les joueurs de flûte étaient, chez les Juifs et en général dans tout le monde ancien, l’accompagnement obligé des funérailles, pendant toute la durée desquelles ils faisaient retentir de lugubres mélodies. Le nombre de ceux qu’on employait était réglé par la dignité du défunt ou de sa famille ; une ordonnance rabbinique ne permettait pas d’en avoir moins de deux : « Même le plus pauvre des Israélites, à la mort de son épouse, ne lui offrira pas moins de deux flûtes et une pleureuse », tr. Chetuboth, c. 4. – Et une foule bruyante, ainsi qu’il arrive fréquemment dans une maison où quelqu’un vient de mourir. Cette foule se composait des amis et des proches de la famille, qui se trouvaient présents quand la jeune fille rendit le dernier soupir ; elle se composait surtout des pleureuses à gage qui faisaient déjà un bruit assourdissant : Cf. Marc. 5, 38. Schubert, dans le récit intéressant de son voyage en Orient, Reise in das Morgenland, 2, p. 125-126, trace la description suivante des cérémonies funèbres qui ont lieu en Égypte immédiatement après les décès. Elle pourra servir d’ « illustration » au passage que nous expliquons : « La lutte suprême terminée, on ferme les yeux au défunt, les hommes présents récitent une formule de prière qu’ils ont apprise par cœur : Allah. il n’y a de force et de puissance qu’en Dieu ; nous appartenons à Dieu et nous devons retourner à lui. Que Dieu ait pitié de lui (du mort). Pendant ce temps, les femmes poussent d’une voix aiguë des lamentations retentissantes (le Wilwal) auxquelles elles associent les manifestations extérieures de la douleur qui leur sont inspirées par la nature, ou qu’elles ont apprises par l’usage. Dès que le Wilwal se fait entendre, les voisines accourent et s’unissent aussitôt à ce lugubre concert. Il y a ensuite un moment de silence… Bientôt, les Neddabehs ou pleureuses à gage entrent à leur tour dans la chambre. Celle qui conduit le chœur s’est exactement informée des circonstances de famille et de l’histoire du mort, comme aussi de ses expressions favorites, de ses phrases les plus familières : elle commence alors un récit théâtral de sa vie, de ses occupations quotidiennes, s’arrêtant surtout aux traits les plus touchants. De temps à autre elle s’interrompt pour pousser des cris plaintifs qui sont alors répétés par les autres Neddabehs ». – Il n’est pas surprenant de voir les préparatifs des funérailles déjà commencés dans la maison de Jaïre, bien que le cadavre de la jeune fille ne fût pas encore refroidi : les Juifs avaient en effet la coutume d’enterrer leurs morts dès le jour même du décès.
Mt9.24 « Retirez-vous, car la jeune fille n’est pas morte, mais elle dort », et ils se moquaient de lui. – Retirez-vous ; vous êtes ici complètement inutiles. – Il ajoute le motif de cet ordre : Cette jeune fille n’est pas morte. Les rationalistes affectent de prendre à la lettre ces paroles de Notre‑Seigneur, pour pouvoir affirmer à leur aise qu’il n’y eut pas dans cette circonstance le plus petit miracle, Jésus s’étant simplement aperçu que la malade était tombée en syncope et l’ayant réveillée par les moyens ordinaires. Nous somme trop habitués à leurs explications fantaisistes pour être surpris de leur conduite en cette occasion. Il est plus étonnant de voir des auteurs sérieux, généralement pleins de foi, tels que Néander, Berlepsch, Olshausen, nier la signification symbolique des paroles de Jésus, et par suite la réalité de la résurrection de la fille de Jaïre. Suivant eux, le miracle aurait seulement consisté en un acte de prescience surnaturelle, à l’aide de laquelle le Sauveur reconnut que la jeune fille n’était qu’en léthargie, bien qu’elle portât tous les symptômes d’une mort véritable. Mais il faut vouloir s’aveugler soi‑même pour admettre de pareilles conclusions. Il est si clair en effet, d’après les trois récits de l’Évangile, que la mort avait eu lieu réellement, si clair aussi que les écrivains sacrés veulent rapporter une résurrection proprement dite. S. Luc, 8, 55, dit en propres termes que « l’esprit lui revint », ce qui suppose nécessairement une séparation momentanée de l’âme et du corps. Notre‑Seigneur, par les mots elle dort, indiquait donc, comme l’ont fort bien compris la plupart des commentateurs, que la mort n’existait que pour peu de temps. « Il dit qu’elle n’était pas vraiment morte, non parce qu’elle n’était pas vraiment morte, mais parce qu’elle n’était pas morte de la façon que la foule le croyait, i.e. qu’elle ne pouvait pas être rappelée à la vie », Maldonat. Si la mort ordinaire, la vraie mort, porte fréquemment dans la Bible, Cf. Psaume 75, 6 ; Jérémie 51, 39 ; Thess. 4, 12 et ss., dans les écrits rabbiniques (« On trouve chez les talmudistes le mot dormir employé au sens de mourir »), et dans le langage chrétien (comparez le beau nom de cimetière, « dortoir », pour désigner l’endroit où reposent les morts), le nom métaphorique de sommeil, pourquoi Jésus n’aurait‑il pas le droit d’employer cette image pour représenter un trépas qui devait durer moins d’une heure ? Lazare était assurément bien mort, et pourtant son divin ami tiendra de lui un langage semblable : « Lazare, notre ami, s’est endormi ; mais je vais aller le tirer de ce sommeil », Jean 11, 11. Le Seigneur parle ainsi, dit Bengel, parce que « Il s’avance vers le miracle sûr de lui‑même ». Il se proposait en outre d’exciter par ce langage la foi du père et de la mère, comme aussi d’éloigner plus facilement la foule en tumulte dont la curiosité aurait gêné son action si elle eût su d’avance qu’il allait opérer une résurrection. – Et ils se moquaient de lui, « sachant qu’elle était morte », ajoute S. Luc, 8, 53.
Mt9.25 Lorsqu’on eut fait sortir cette foule, il entra, prit la main de la jeune fille et elle se leva. – Lorsque la foule eut été renvoyée, sans voies de fait cependant, comme le voudraient plusieurs auteurs ; « non par la force et les menaces, mais par la voix et les commandements », Fritzsche. – Il entra : accompagné du père et de la mère de la défunte et de ses trois disciples, il entra dans l’appartement funéraire. La jeune fille était étendue sur son lit ; il lui prit la main, lui dit en syro‑chaldéen : « Jeune fille, je te le dis, lève‑toi ! », Marc. 5, 41, et aussitôt, la jeune fille se leva. Quelle simplicité dans le miracle et dans le récit. Jésus avait dit que la malade dormait, il la traite en effet comme une personne qu’on vient doucement éveiller. Ce n’est pas ainsi que les anciens prophètes, même des plus puissants, pouvaient ressusciter les morts.
Mt9.26 Et le bruit s’en répandit dans tout le pays. – Et le bruit s’en répandit… De même en grec, pour signifier « le bruit de ce miracle ». – Dans tout le pays. Et tout le monde crut à une résurrection véritable ; ce n’est qu’après dix‑huit siècles que l’on se mit à soupçonner que la mort pouvait bien n’avoir été qu’une syncope transitoire. – Telle fut, sinon d’après l’ordre des temps, du moins d’après l’ordre que nous présente la lecture successive des quatre Évangiles, la première des trois résurrections opérées par Jésus‑Christ pendant sa vie. Leur série offre une progression remarquable : la jeune fille qui vient d’expirer, le jeune homme qu’on porte au tombeau, Luc. 7, 11 et ss., l’homme fait qui est depuis quatre jours dans le tombeau, Jean 11, 1 et ss. Puis viendra le tour de Jésus qui, après avoir rendu la vie aux autres, se ressuscitera lui‑même, et qui s’écriera triomphalement : Je suis la Résurrection et la Vie. – Sous les arcades du cimetière de Munich, une fresque magnifique, exécutée d’après un dessin de Schraudolf, représente la fille de Jaïre rendue à la vie par Jésus‑Christ. Il existe aussi sur ce sujet un beau tableau de Rembrandt.
Mt9.27 Comme Jésus poursuivait sa route, deux aveugles se mirent à le suivre, en disant à haute voix : « Fils de David, ayez pitié de nous. » – S. Matthieu nous a seul conservé le souvenir de ce nouveau prodige, qui semble d’après l’agencement du récit – comme Jésus sortait de là – avoir succédé immédiatement à celui que nous venons d’étudier. L’adverbe « de là » ne peut en effet désigner que la maison de Jaïre. – Deux aveugles. Il est souvent parlé d’aveugles dans l’Évangile, et cela n’est pas surprenant, la cécité ayant toujours été très fréquente en Orient, surtout en Égypte, en Palestine et en Arabie. Les deux aveugles mentionnés ici par S. Matthieu ne l’étaient sans doute pas de naissance, car les Évangélistes ont coutume de signaler cette circonstance en termes exprès. – Criant, ainsi que l’ont fait les pauvres aveugles de tous les temps et de tous les pays (crier comme un aveugle). – Fils de David. En donnant ce titre à Jésus, les deux aveugles qui imploraient sa commisération le reconnaissaient publiquement pour le Messie ; car telle était bien à cette époque, nous l’avons indiqué au début de notre commentaire, Cf. 1, 1 et la note qui s’y rapporte, l’expression consacrée pour désigner le Christ : elle nous apparaîtra désormais presque à chaque chapitre du premier Évangile, Cf. 12, 23 ; 15, 22 ; 20, 31 ; 21, 9, 15 ; 22, 42-45. – D’où provenait cette foi si explicite de nos deux infirmes ? Sans doute de la connaissance qu’ils avaient des miracles opérés par Jésus, et particulièrement de celui qu’il venait d’accomplir chez Jaïre. Ils ont l’honneur de faire entendre le premier témoignage précis qui soit sorti des rangs du peuple en faveur du caractère messianique du divin Maître.
Mt9.28 Lorsqu’il fut entré dans la maison, les aveugles s’approchèrent de lui, et Jésus leur dit : « Croyez-vous que je puisse faire cela ? » Ils lui dirent : « Oui, Seigneur. » 29 Alors il toucha leurs yeux en disant : « Qu’il vous soit fait selon votre foi. » – Lorsqu’il fut venu dans la maison, à sa propre habitation de Capharnaüm, qu’il avait louée pour lui et pour sa mère lorsqu’il s’était établi dans cette ville. Les deux aveugles le suivent jusque‑là en tâtonnant et en criant toujours : Fils de David, ayez pitié de nous. Pourquoi ne voulut‑il pas les guérir dès le premier instant ? C’est qu’il était désireux d’éprouver leur foi, selon sa coutume ; c’est qu’il craignait d’exciter davantage encore l’enthousiasme déjà si grand de la foule qui l’avait accompagné de la maison de Jaïre à la sienne. – Croyez-vous que je puisse… ? En l’appelant Fils de David et en le conjurant de les guérir, ils avaient affirmé très expressément leur croyance à sa puissance miraculeuse ; mais Jésus leur demande un nouveau témoignage plus formel que le premier. Ils l’accordent aussitôt : Oui, Seigneur, et ils obtiennent alors la grâce qu’ils avaient demandée avec tant de persévérance. – Qu’il vous soit fait selon votre foi...; ils sont récompensés selon la mesure de leur foi.
Mt9.30 Aussitôt leurs yeux furent ouverts, et Jésus leur dit d’un ton sévère : « Prenez garde que personne ne le sache. » – Leurs yeux s’ouvrirent. Fréquent hébraïsme, pour dire qu’ils recouvrèrent la vue, Cf. 2 Rois 6, 17 ; Isaïe 35, 5 ; 52, 6. 7. « Les Hébreux disent que ceux qui ne voient rien ont les yeux fermés », Rosenmüller. – Et Jésus les menaça. C’est un mot très énergique, employé à dessein par l’Évangéliste, pour montrer la force particulière avec laquelle Jésus‑Christ appuya dans cette circonstance sur l’ordre prenez garde que personne ne le sache. Même avant le miracle, les deux aveugles l’avaient déjà appelé Fils de David, à plus forte raison proclameront‑ils partout qu’il est le Messie, maintenant qu’il les a guéris. Mais, après les nombreux et récents miracles qui ont vivement ému l’opinion publique, le Sauveur a des raisons toute spéciales de mettre des bornes à l’expression de la reconnaissance de ceux qu’il a merveilleusement secourus. Encore une fois, il ne faut pas que l’œuvre de Jésus soit troublée trop tôt, ni que les cris « à mort » remplacent prématurément les joyeux « Hosanna » du peuple.
Mt9.31 Mais, s’en étant allés, ils parlèrent de lui dans tout le pays. – Mais s’en étant allés… Ils ne sont pas plus fidèles à la recommandation du Thaumaturge que ne l’avaient été ceux à qui Jésus l’avait adressée précédemment. « Nous tendons vers ce qui est défendu ». On comprend du reste qu’il leur eût été bien difficile de garder un pareil secret, comme le fait observer S. Jérôme : « Parce qu’ils se souviennent de la grâce reçue, ils ne peuvent pas passer sous silence le bienfait ». – Plusieurs auteurs excellents, S. Gregoire le Grand, Moral. 19, S. Thom. Somme Theologique, 2. 2æ, q. 104, a. 4, Maldonat, etc., supposent que Jésus‑Christ en pareil cas n’avait pas l’intention d’intimer un commandement formel, et qu’il voulait avant tout donner à ses disciples une leçon d’humilité.
Mt9.32 Après leur départ, on lui présenta un homme muet, possédé du démon. 33 Le démon ayant été chassé, le muet parla, et la multitude, saisie d’admiration, disait : « Jamais rien de semblable ne s’est vu en Israël. » – Ce miracle, comme le précédent, n’est raconté que dans le premier Évangile. Il a une si grande affinité avec un autre prodige rapporté un peu plus bas par S. Matthieu, 12, 22 cf. Luc. 11, 14, qu’on a voulu parfois les regarder comme un seul et même événement. Mais les faits ont été certainement distincts, puisque l’évangéliste prend la peine de les distinguer : dans l’un des cas, le possédé est simplement muet ; dans l’autre, il est tout à la fois muet et aveugle. – Lorsqu’ils furent sortis ; la guérison des deux aveugles et celle du possédé se suivirent donc de très près. A peine les premiers avaient‑ils quitté la maison de Jésus que l’autre y était introduit par des personnes charitables qui intercédèrent pour lui auprès du Sauveur. – Un homme muet, possédé du démon. Il faut une virgule après l’adjectif « muet » qui ne se rapporte certainement pas à « démon », mais à « homme » ; le texte grec est très clair sur ce point. Le mutisme provenait, dans cette circonstance, non d’un défaut d’organisme, mais d’une influence psychologique : c’était un effet de la possession. Aussi, la cause disparaissant, le démon ayant été chassé, l’usage du langage revient immédiatement, le muet parla, ce qui n’aurait pas eu lieu sans un nouveau miracle, si les deux choses eussent été indépendantes l’une de l’autre. – L’écrivain sacré note ici encore la profonde impression que produisit sur le peuple la vue de cette merveilleuse guérison. Il a même conservé la réflexion principale qui sortait de toutes les bouches, ou du moins qui circulait à travers la foule enthousiasmée. – Jamais rien de semblable n’a été vu en Israël. Il est facile de saisir le sens général de cette exclamation ; néanmoins les exégètes sont loin de s’accorder pour en déterminer la signification exacte. Le mot « semblable » a tout particulièrement exercé leur sagacité. Les uns traduisent : « Jamais dans le peuple hébreu quelque chose de semblable n’était apparu ». C’est l’avis de Rosenmüller : « Le sens est : tant de signes, tant de prodiges, et si rapidement… et dans toutes les sortes de maladie, que personne jusque là n’avait produits ». D’autres sous‑entendent “quelqu’un” et traduisent : « Jamais en Israël quelqu’un de semblable n’était apparu ». Telle est l’opinion de S. Jean Chrysostome. D’autres encore restreignent la phrase à Jésus et aux manifestations de sa puissance : « Jésus n’avait jamais paru ainsi (d’une façon si imposante) en Israël ». Peut-être vaut‑il mieux, avec Meyer, Arnoldi, Schegg et plusieurs autres auteurs, appliquer au fait spécial qui venait d’avoir lieu, c’est-à-dire à l’expulsion des démons, la comparaison contenue dans cette expression populaire. La guérison des possédés, voulait‑on dire, n’a jamais été opérée si promptement, avec une pareille simplicité, durant toute l’histoire antérieure d’Israël. Rien n’était en effet plus compliqué chez les Juifs qu’une opération de ce genre : nous aurons bientôt l’occasion de le montrer en détail (Cf. l’explication de 12, 27). Il est vrai que l’art de l’exorciste était souvent transformé en un métier de charlatan ou même de sorcier.
Mt9.34 Mais les Pharisiens disaient : « C’est par le prince des démons qu’il chasse les démons. » – Mais les pharisiens… Ils sont blessés au vif par la réflexion de la foule et songent aussitôt à se venger. Ils n’essaient pas de nier la réalité du miracle, car c’était impossible en présence des résultats obtenus : ils tâchent du moins d’en anéantir l’effet au moyen de la suggestion la plus perfide. – C’est par le prince des démons... Ils accusent Jésus de chasser les démons non par sa propre puissance, non par la vertu qui lui aurait été communiquée d’en haut, mais grâce au concours que lui prêtait en cela le chef des esprits mauvais. La préposition exprime une communion ou plutôt une connivence très étroite, et fait de Béelzébub, ainsi qu’on le nommera plus tard, la vraie cause efficiente des guérisons de démoniaques opérées jusqu’alors par Notre‑Seigneur. Les Juifs se représentaient, conformément à l’enseignement biblique, l’armée des démons divisée en plusieurs catégories, les unes supérieures, les autres inférieures, et ils supposaient très justement que les plus puissants d’entre eux exerçaient une autorité réelle sur les plus faibles. – C’était sans doute la première fois que les Pharisiens portaient contre Jésus cette noire accusation : bientôt ils emploieront régulièrement la même formule pour dénigrer ses principaux miracles. Dans l’occasion présente, elle dut être prononcée par derrière : du moins le Sauveur n’y prend pas garde ; mais il sortira plus tard de sa réserve et relèvera le gant.
Mission des douze Apôtres, 9, 35-10, 42.
Mt9.35 Et Jésus parcourait toutes les villes et les bourgades, enseignant dans les synagogues, prêchant l’Évangile du royaume, et guérissant toute maladie et toute infirmité. – Or, Jésus parcourait… Nous avons ici une reproduction presque littérale de 4, 23. Jésus nous apparaît encore sous les traits d’un missionnaire ambulant, qui n’épargne aucune peine pour aller à la recherche des âmes. – Il commence probablement à cette époque sa troisième mission galiléenne : la première avait été consacrée plus spécialement à la région montagneuse, la seconde (voir le commentaire du chap. 13) aux environs du lac de Tibériade ; la troisième a lieu surtout dans les villes, dont il est fait en cet endroit une mention particulière. L’activité du divin Maître se déploie de la même manière qu’autrefois : il prépare le sol spirituel, jette partout la divine semence qu’il arrose ensuite par ses miracles opérés en très grand nombre.
Mt9.36 Or, en voyant cette multitude d’hommes, il fut ému de compassion pour eux, parce qu’ils étaient harassés et abattus, comme des brebis sans pasteur. – Voyant les foules. Chaque jour, durant ses voyages, il avait avec le peuple des relations intimes qui lui permettaient de le le pénétrer, de le juger. Mais il ne découvrait partout, hélas. que de profondes misères dont le spectacle lui déchirait le cœur. – Il fut ému. On lit dans le grec une belle métaphore usitée dans toutes les langues. Nous disons de même : avoir des entrailles de père, être sans entrailles pour quelqu’un. L’évangéliste exprime ainsi le vif sentiment de compassion qui remplissait l’âme du Sauveur à la vue du triste état de son peuple. – Car elles étaient… L’écrivain sacré trace en quelques mots une description profondément sentie de la déplorable situation morale où se trouvaient alors les Juifs : il les compare, suivant une image qui est d’un fréquent emploi dans tout l’Orient, à un troupeau de brebis, mais de brebis délaissées, qui dépérissent. – Accablées. Les éditions du texte grec ne sont pas uniformes à propos de cette expression. Dans la « Recepta » cette expression signifie languissants, en mauvaise santé ; mais la leçon primitive semble avoir été « enlever, déchirer la peau », ce qui donne un sens très énergique et représente les pauvres brebis déchirées par les loups, par les chiens et par les buissons du chemin. – Et prostrées. Le troupeau épuisé, malade, n’a d’autre ressource que de s’étendre à terre, attendant la fin de ses tourments. – Comme des brebis sans berger. C’est un fait d’expérience, déjà signalé par les anciens, que la brebis est un animal essentiellement domestique, qui ne saurait vivre loin de l’homme ou privé de ses soins. Un troupeau de moutons sans pasteur ou conduit par un berger négligent languit, contracte toute espèce de maladies et ne tarde pas à périr misérablement. Mais le peuple juif était‑il donc alors sans pasteur ? N’avait‑il pas les prêtres et les docteurs pour le conduire ? Sans doute, mais c’étaient de mauvais pasteurs, semblables à ceux qu’avaient autrefois décrits les prophètes Jérémie, 23, 1 et 2 et Ézéchiel, 34, 2 et ss. Ils égaraient eux‑mêmes, frappaient et immolaient sans pitié les brebis qui leur avaient été confiées par Dieu. Telle était donc la situation morale des Juifs à cette époque : « accablés, gisant à terre » ; des péchés sans nombre avaient produit en eux des plaies profondes, toute force les avait quittés.
Mt9.37 Alors il dit à ses disciples : « La moisson est grande, mais les ouvriers sont en petit nombre. 38 Priez donc le maître de la moisson d’envoyer des ouvriers à sa moisson. »– Alors il dit à ses disciples. Plus la perspective est sombre en elle‑même, plus elle doit inspirer de courage aux hommes de Dieu. Pour les yeux clairvoyants de Jésus, le malheureux troupeau du v. précédent se transforme tout à coup en une abondante moisson : La moisson est abondante. Cf. Jean 4, 35. Ces blés presque mûrs pour la récolte, ce sont précisément ces multitudes désolées, qu’il sera d’autant plus facile de convertir au royaume de Dieu qu’elles désirent elles‑mêmes davantage sortir de leur déplorable situation : la souffrance les a prédisposées au salut. « Il appelle la multitude des auditeurs à la moisson, de ceux qui sont venus entendre la parole de Dieu. Car, le semeur était sorti, i.e. le Christ, pour répandre sa semence. La semence croissait joyeusement, et le froment était déjà mûr pour la moisson. C’est pourquoi il ne l’appelle ni semence, ni froment mais moisson », Maldonat d’après S. Jean Chrys. et Euthymius. – Mais il y a peu d’ouvriers. Autre métaphore expressive pour désigner les apôtres, les missionnaires, ou, comme l’on dit, les ouvriers évangéliques, qui doivent être dans leurs rapports avec les peuples auxquels ils sont envoyés ce qu’est l’agriculteur à l’égard de la moisson. Les chefs spirituels de la nation théocratique ne valaient pas mieux en qualité de moissonneurs qu’en qualité de pasteurs et Jésus veut les remplacer ; mais qu’il a encore peu d’hommes à sa disposition et quel malheur, lorsque le temps de la moisson est venu, si les bras manquent pour la couper ou pour la rentrer ! Aussi le Sauveur engage‑t-il ses disciples à s’adresser à Dieu, le maître du champ et des blés mûrs qu’il faut récolter le plus promptement possible, pour lui rappeler que ses intérêts les plus chers sont en jeu et que s’il tient à ne pas laisser perdre sa moisson il doit envoyer, mais envoyer le plus promptement possible (on lit dans le grec « lancer avec vigueur » ), car le besoin est pressant, un grand nombre d’excellents ouvriers qui travailleront pour Lui. – Cette prière que les disciples firent sans doute à l’instant sur les recommandations de leur Maître, devait leur obtenir à eux‑mêmes d’être envoyés les premiers dans le champ du Seigneur, comme nous allons le voir par la suite du récit.


