Ils n’écoutent ni Jean ni le Fils de l’homme. (Mt 11, 16-19)

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Évangile de Jésus Christ selon saint Matthieu

En ce temps-là, Jésus déclarait aux foules : « À qui vais-je comparer cette génération ? Elle ressemble à des enfants assis sur les places publiques, qui interpellent d’autres enfants en disant : « Nous avons joué de la flûte, et vous n’avez pas dansé. Nous avons entonné des chants funèbres, et vous ne vous êtes pas lamentés. » Jean est venu, en effet ; il ne mange pas, il ne boit pas, et l’on dit : « Il est possédé par un démon ! » Le Fils de l’homme est venu ; il mange et il boit, et l’on dit : « Voilà un glouton et un ivrogne, un ami des collecteurs d’impôts et des pécheurs. » Mais la sagesse de Dieu a été reconnue juste par ses œuvres. »

Quand Dieu parle et que personne n’écoute : la parabole des enfants capricieux

Comment reconnaître la voix de Dieu quand nos préjugés nous rendent sourds à toute forme de sa présence.

Voilà une scène que nous connaissons tous : des enfants qui refusent de jouer, quel que soit le jeu proposé. Jésus utilise cette image quotidienne pour dénoncer l’incohérence spirituelle de ses contemporains. Ni l’austérité de Jean-Baptiste ni la convivialité du Fils de l’homme ne trouvent grâce à leurs yeux. Ce passage de Matthieu 11 nous interpelle sur notre propre capacité d’accueil face aux appels de Dieu, même quand ils bousculent nos attentes.

Dans cet article, nous explorerons d’abord le contexte historique et littéraire de ce passage controversé (Mt 11, 16-19), puis nous analyserons la dynamique du double rejet que Jésus dénonce. Nous déploierons ensuite trois axes théologiques majeurs : la résistance spirituelle par les préjugés, la diversité des chemins de Dieu, et la justification par les fruits. Enfin, nous déclinerons les implications concrètes pour notre vie spirituelle, proposerons une méditation pratique, et affronterons les défis actuels de discernement dans un monde pluriel.

Le cadre d’un affrontement : Jésus face aux critiques de son époque

Ce passage intervient dans un moment charnière du ministère de Jésus. Jean-Baptiste, emprisonné par Hérode Antipas, vient d’envoyer ses disciples demander à Jésus : « Es-tu celui qui doit venir ? » La réponse de Jésus consiste à énumérer les signes messianiques accomplis (aveugles qui voient, boiteux qui marchent, lépreux purifiés), puis à rendre un vibrant hommage au Baptiste : « Parmi ceux qui sont nés d’une femme, personne ne s’est levé de plus grand que Jean le Baptiste. »

Mais l’atmosphère change brutalement. Après avoir loué Jean, Jésus se tourne vers la foule et prononce notre passage : « À qui vais-je comparer cette génération ? » Le ton devient accusateur. Matthieu place ce discours dans une séquence où Jésus exprime sa frustration croissante devant l’incrédulité. Juste après notre péricope, il lancera ses « malheurs » contre les villes impénitentes (Chorazine, Bethsaïde, Capharnaüm) qui ont refusé de se convertir malgré ses miracles.

L’évangéliste écrit pour une communauté judéo-chrétienne qui connaît le rejet. Vers les années 80-85, les disciples de Jésus se heurtent à l’incompréhension de leurs compatriotes juifs qui n’ont pas reconnu le Messie. Matthieu conserve ce logion de Jésus parce qu’il éclaire l’énigme du refus : comment se fait-il que Dieu parle et que tant de gens n’entendent pas ?

La structure littéraire du passage est remarquable. D’abord, une parabole introductive (les enfants sur la place) ; ensuite, deux exemples concrets (Jean et Jésus) ; enfin, une sentence sapientielle (« la sagesse de Dieu a été reconnue juste »). Cette construction en triptyque mime le mouvement pédagogique de Jésus : image, application, principe théologique.

Le vocabulaire choisi révèle une intention polémique. Le terme « génération » (genea) dans l’évangile de Matthieu désigne souvent une génération perverse et adultère (Mt 12,39.45 ; 16,4 ; 17,17). Les « gamins » (paidiois) évoquent l’immaturité, non l’innocence. « Interpeller » (prosphonousi) suggère des railleries bruyantes. Tout le lexique construit une atmosphère de contestation stérile.

Matthieu précise que Jésus « déclarait aux foules » (tais ochlois). Les foules, chez cet évangéliste, représentent un groupe hésitant, ni franchement hostile ni vraiment engagé. Elles suivent Jésus par curiosité mais rechignent devant les exigences du Royaume. Notre passage s’adresse donc à ces indécis qui trouvent toujours une raison de ne pas s’engager.

L’anatomie d’un refus : quand les objections masquent la fermeture du cœur

La parabole des enfants capricieux fonctionne comme un miroir tendu à la foule. Jésus compare ses auditeurs à des gamins assis sur la place du marché, lieu emblématique de la vie publique au Proche-Orient antique. Ces enfants jouent à imiter les grandes occasions de la vie communautaire : mariages joyeux et enterrements tristes. Mais leurs camarades refusent de participer, ni à la danse ni aux lamentations.

L’image frappe par son absurdité. Des enfants qui refusent de jouer ? Voilà qui défie la nature même de l’enfance. Le refus ne porte pas sur un jeu en particulier, mais sur le jeu lui-même. Peu importe la proposition, la réponse est toujours négative. C’est cette incohérence fondamentale que Jésus dénonce.

L’application historique suit immédiatement. Jean-Baptiste incarne le prophète ascétique. Il vit au désert, porte un vêtement de poil de chameau, se nourrit de sauterelles et de miel sauvage. Son message est sombre : « Engeance de vipères, qui vous a appris à fuir la colère qui vient ? » Il ne mange pas, ne boit pas de vin. La réaction des autorités religieuses ? « C’est un possédé ! » Un daimónion echei – littéralement, « il a un démon ».

Puis vient Jésus, le Fils de l’homme. Lui ne fuit pas la vie sociale. Il accepte les invitations à dîner, fréquente les collecteurs d’impôts, se laisse approcher par les pécheurs notoires. Il boit du vin (son premier miracle à Cana !), partage des repas festifs. Et la réaction ? « Voilà un glouton et un ivrogne, un ami des publicains et des pécheurs. » L’accusation est double : morale (gloutonnerie) et religieuse (fréquentations impures).

Jésus met ainsi en lumière un mécanisme psychologique redoutable : la mauvaise foi. Les critiques ne portent pas sur des erreurs objectives mais sur des prétextes. Si Jean jeûne, il est trop extrême ; si Jésus festoie, il est trop laxiste. L’austérité est suspecte, la convivialité scandaleuse. Face à deux chemins opposés, les objections demeurent identiques dans leur fonction : justifier le refus d’accueillir le message de Dieu.

Cette dynamique révèle que le problème n’est pas dans le messager mais dans le récepteur. Les pharisiens et les scribes ne cherchent pas vraiment à discerner la volonté divine ; ils cherchent à maintenir leur système religieux intact, leurs privilèges préservés, leurs certitudes confortées. Toute nouveauté dérange, quelle que soit sa forme.

La sentence finale apporte une lumière essentielle : « Mais la sagesse de Dieu a été reconnue juste à travers ce qu’elle fait. » Le grec utilise le verbe dikaioō (justifier) et le substantif erga (œuvres). La sagesse divine – incarnée ici par Jean et Jésus – se justifie par ses fruits concrets, non par la conformité aux attentes humaines. Les aveugles voient, les boiteux marchent, les pécheurs se convertissent : voilà la vraie validation.

Ce renversement est capital. Jésus déplace le critère d’évaluation du style vers l’efficacité, de l’apparence vers la substance, des convenances vers les résultats. Peu importe si le prophète jeûne ou festoie, pourvu que la parole de Dieu porte du fruit. C’est une révolution herméneutique qui libère Dieu de nos cadres préconçus.

Les préjugés comme barrage à la grâce

Nos préjugés fonctionnent comme des filtres qui déforment notre perception du réel. Ils sont ces lunettes opaques à travers lesquelles nous regardons le monde, incapables de voir ce qui ne correspond pas à nos schémas mentaux préétablis. Dans le domaine spirituel, cette cécité devient tragique car elle nous empêche de reconnaître Dieu quand il se présente à nous.

Les pharisiens du temps de Jésus avaient construit une théologie précise du Messie attendu. Il devait être un roi davidique, un libérateur politique, un guerrier victorieux chassant les Romains. Leur grille de lecture était si rigide qu’elle les rendait aveugles à la nouveauté radicale de Jésus. Un Messie crucifié ? Impossible, c’était une contradiction théologique. Paul l’écrira plus tard : « Scandale pour les Juifs, folie pour les païens » (1 Co 1,23).

Mais les préjugés théologiques ne sont pas l’apanage des pharisiens. Chaque époque chrétienne a ses angles morts. Au Moyen Âge, les théologiens peinaient à concevoir que Dieu puisse parler en dehors de la scolastique aristotélicienne. À l’époque moderne, certains catholiques ne pouvaient imaginer que l’Esprit souffle dans les mouvements de réforme protestante. Aujourd’hui, nous avons nos propres filtres : sociologiques, idéologiques, culturels.

Prenons un exemple contemporain. Imaginons une communauté paroissiale très attachée à la liturgie traditionnelle, au silence contemplatif, à l’esthétique du sacré. Arrive un nouveau curé qui introduit des chants rythmés, privilégie la convivialité après la messe, mise sur l’accueil chaleureux. Les réactions fusent : « Ce n’est plus du sacré ! », « On dirait un concert ! », « La liturgie est bradée ! » Mais si les jeunes reviennent, si des familles éloignées se réengagent, si la charité concrète fleurit, n’est-ce pas le signe que l’Esprit travaille ?

Inversement, une paroisse très charismatique peut rejeter un prêtre contemplatif qui insiste sur l’adoration silencieuse et la lectio divina. « Il ne se passe rien ! », « Où est la ferveur ? », « On s’ennuie ! » Pourtant, si des fidèles découvrent la profondeur de l’oraison, si la Parole de Dieu s’enracine durablement, si la vie intérieure s’approfondit, l’Esprit n’est-il pas à l’œuvre ?

Le drame, c’est que nous confondons souvent nos préférences spirituelles avec la volonté de Dieu. Nous absolutisons notre sensibilité religieuse comme si elle était la seule légitime. Les contemplatifs méprisent les actifs, les engagés socialement jugent les mystiques éthérés, les traditionalistes dénoncent les progressistes et vice versa. Chacun croit détenir le « vrai » chemin et disqualifie les autres.

Cette attitude trahit un manque de foi en la créativité divine. Dieu est assez grand pour emprunter des chemins multiples. Il parle dans le silence d’un cloître et dans le brouhaha d’une soupe populaire. Il se manifeste dans la beauté d’un grégorien et dans la spontanéité d’un gospel. Il touche les cœurs par l’étude théologique et par le témoignage simple d’un converti. Réduire Dieu à notre propre expérience, c’est fabriquer une idole à notre image.

Les préjugés nous protègent aussi de la conversion. Accepter que Dieu parle autrement qu’on ne l’attendait, c’est reconnaître qu’on s’est peut-être trompé, qu’on doit élargir son horizon, sortir de sa zone de confort. C’est exigeant. Il est plus facile de discréditer le messager que de remettre en question ses certitudes. Les enfants de la parabole refusent de danser ou de se lamenter parce que cela les obligerait à sortir d’eux-mêmes, à entrer dans un mouvement qui les dépasse.

Saint Augustin, dans ses Confessions, raconte comment ses préjugés philosophiques l’empêchaient d’accueillir la foi chrétienne. Il trouvait les Écritures indignes d’un esprit cultivé, le style grossier, les récits naïfs. Ce n’est qu’en entendant Ambroise de Milan expliquer le sens spirituel des textes qu’il a découvert leur profondeur. Ses préjugés esthétiques masquaient sa résistance existentielle : accepter le Christ impliquait de renoncer à son ambition, à sa liaison, à sa vie confortable.

La libération commence par l’humilité intellectuelle et spirituelle. Reconnaître qu’on ne détient pas toute la vérité, qu’on peut avoir tort, que Dieu est plus grand que nos catégories. Cette humilité n’est pas du relativisme – toutes les positions ne se valent pas. Mais elle implique une ouverture critique : examiner honnêtement si nos objections portent sur le fond ou sur la forme, si notre rejet relève du discernement spirituel ou du simple préjugé.

La pluralité des chemins comme pédagogie divine

Si Dieu a envoyé à la fois Jean-Baptiste et Jésus, c’est qu’il reconnaît la diversité des tempéraments humains et des besoins spirituels. Certaines personnes ont besoin de la rigueur prophétique, du jeûne, du désert, de la pénitence radicale pour se convertir. D’autres s’épanouissent davantage dans la miséricorde gratuite, la joie partagée, la proximité fraternelle. Dieu ne privilégie pas un modèle unique mais adapte sa pédagogie à chaque âme.

Cette diversité n’est pas une concession à la faiblesse humaine mais une richesse voulue par Dieu. Paul l’exprimera magnifiquement dans sa métaphore du corps : « Il y a diversité de dons spirituels, mais c’est le même Esprit ; diversité de ministères, mais c’est le même Seigneur ; diversité d’opérations, mais c’est le même Dieu qui opère tout en tous » (1 Co 12,4-6). Chaque membre a sa fonction, et tous sont nécessaires.

L’histoire de la spiritualité chrétienne illustre cette pluralité. Les premiers ermites du désert égyptien (IIIe-IVe siècle) incarnent la voie ascétique : solitude, silence, combat spirituel, privations extrêmes. Antoine le Grand passe vingt ans seul dans un tombeau abandonné. Pacôme fonde des communautés cénobitiques où tout est réglé, du lever au coucher. Ces moines attirent des milliers de disciples en quête de radicalité.

Mais simultanément, l’Église développe d’autres modèles. Basile de Césarée privilégie une vie monastique intégrée dans la cité, au service des pauvres. Il crée des hospices, des orphelinats, des structures de charité. Pour lui, la vraie sainteté ne fuit pas le monde mais le transfigure par l’amour concret. Son monastère ressemble davantage à une entreprise sociale qu’à un désert solitaire.

Au Moyen Âge, cette diversité s’accentue. Les bénédictins offrent une spiritualité équilibrée : ora et labora, prière liturgique et travail manuel, stabilité et accueil. Les cisterciens radicalisent l’austérité avec leur retour aux sources contemplatives. Les franciscains choisissent la pauvreté joyeuse et l’itinérance évangélique. Les dominicains se consacrent à la prédication et à l’étude théologique. Chaque famille spirituelle répond à un besoin de l’Église et attire des tempéraments différents.

À l’époque moderne, les fondations se multiplient : jésuites missionnaires et éducateurs, carmélites contemplatives, salésiens pédagogues, vincentiens au service des pauvres, petites sœurs des pauvres auprès des vieillards. Chaque charisme exprime une facette du mystère christique. Jésus est à la fois le contemplatif qui passe ses nuits en prière, l’enseignant qui prêche sur la montagne, le thaumaturge qui guérit les malades, l’ami qui partage le repas des pécheurs.

Cette pluralité pose une question théologique : pourquoi Dieu ne révèle-t-il pas un chemin unique, clair, incontestable ? Ne serait-ce pas plus simple ? La réponse tient à la nature même de l’amour divin. Dieu ne veut pas de clones spirituels mais des personnes libres qui répondent à son appel selon leur singularité irréductible. Il respecte infiniment la diversité de ses créatures.

De plus, la diversité des chemins empêche l’absolutisation d’un seul modèle. Si l’austérité de Jean-Baptiste était la seule voie légitime, le christianisme deviendrait un rigorisme écrasant. Si la convivialité de Jésus était seule valable, il risquerait de basculer dans le laxisme. La tension entre les deux pôles maintient l’équilibre : exigence et miséricorde, justice et tendresse, conversion et consolation.

Concrètement, cela signifie qu’il n’y a pas de « taille unique » en spiritualité. Un jeune adulte bouillonnant d’énergie trouvera peut-être son chemin dans l’engagement missionnaire auprès des jeunes de banlieue. Une mère de famille épuisée par le quotidien découvrira la grâce dans la prière silencieuse de cinq minutes devant le tabernacle. Un intellectuel se nourrira de la lectio divina et de la théologie patristique. Un artiste louera Dieu par la beauté créée.

L’Église a toujours résisté aux tentatives de réduction uniformisante. Quand certains mouvements médiévaux (cathares, vaudois rigoristes) ont voulu imposer une pauvreté absolue à tous les chrétiens, Rome a défendu la légitimité d’une vie chrétienne dans le monde. Quand des quiétistes ont promu un détachement passif comme seule vraie sainteté, l’Église a rappelé la valeur de l’action et de l’engagement. Le magistère protège la diversité contre les totalitarismes spirituels.

Cette compréhension transforme notre rapport aux autres croyants. Au lieu de juger celui qui ne prie pas comme nous, nous pouvons reconnaître une autre expression légitime de la foi. Le contemplatif n’est pas meilleur que l’engagé social, ni l’inverse. Chacun répond à sa vocation propre. La communion ecclésiale ne naît pas de l’uniformité mais de l’unité dans la diversité, comme un orchestre où chaque instrument joue sa partition pour former une symphonie.

La justification par les fruits, critère ultime de discernement

« La sagesse de Dieu a été reconnue juste à travers ce qu’elle fait. » Cette phrase de Jésus établit un principe fondamental de discernement spirituel : c’est aux fruits qu’on reconnaît l’arbre. Non pas aux apparences, aux déclarations d’intention ou aux formes extérieures, mais aux résultats concrets, aux transformations effectives, aux œuvres de vie.

Jésus lui-même avait déjà formulé ce critère dans le Sermon sur la montagne : « Méfiez-vous des faux prophètes qui viennent à vous déguisés en brebis, alors qu’au-dedans ce sont des loups voraces. C’est à leurs fruits que vous les reconnaîtrez. Cueille-t-on du raisin sur des épines, ou des figues sur des chardons ? Tout arbre bon donne de beaux fruits, et l’arbre qui pourrit donne des fruits mauvais » (Mt 7,15-17).

Mais quels sont ces fruits qui authentifient la présence de Dieu ? Paul les énumère dans la lettre aux Galates : « Le fruit de l’Esprit, c’est l’amour, la joie, la paix, la patience, la bonté, la bienveillance, la fidélité, la douceur et la maîtrise de soi » (Ga 5,22-23). Ces fruits sont relationnels et intérieurs. Ils transforment le cœur et irradient dans les comportements.

Appliquons cela à Jean-Baptiste et Jésus. Malgré les critiques, leurs ministères portent des fruits indéniables. Jean baptise des foules au Jourdain, suscite un mouvement de repentance national, prépare le chemin du Messie. Même Jésus reconnaît son immense stature prophétique. Peu importe son ascétisme extrême : les cœurs se convertissent, les consciences s’éveillent, le peuple se prépare à accueillir le Royaume.

Jésus, de son côté, multiplie les signes de la présence salvifique de Dieu. Les aveugles retrouvent la vue, les sourds entendent, les lépreux sont purifiés, les paralytiques marchent. Mais plus encore : les pécheurs se convertissent. Zachée, le collecteur d’impôts collaborateur, promet de rendre le quadruple de ce qu’il a volé. La femme adultère repart sans condamnation mais avec l’exhortation : « Va, et désormais ne pèche plus. » Les fruits de conversion abondent.

Le critère des fruits libère le discernement de deux pièges symétriques. D’un côté, le formalisme qui juge tout sur l’orthodoxie apparente des formes extérieures. Un prêtre peut célébrer la messe avec une exactitude rubricale parfaite tout en méprisant ses paroissiens et en vivant dans l’orgueil. À l’inverse, quelqu’un peut improviser une liturgie peu conforme mais rayonner d’authentique charité. Où est le vrai culte agréable à Dieu ?

De l’autre côté, le sentimentalisme qui se contente d’émotions passagères. On peut pleurer d’émotion lors d’une célébration, se sentir « touché par Dieu », sans que cela change quoi que ce soit dans sa vie concrète. Les fruits véritables ne sont pas des frissons mystiques mais des transformations durables : plus de patience avec son conjoint, plus de générosité envers les pauvres, plus de vérité dans ses paroles, plus de pardon envers les offenseurs.

L’histoire de l’Église offre des exemples édifiants de ce discernement par les fruits. Au XIIIe siècle, François d’Assise dérange profondément le clergé par sa pauvreté radicale et sa prédication itinérante. Beaucoup le soupçonnent d’hérésie. Mais le pape Innocent III, homme prudent, observe les fruits : des milliers de jeunes se convertissent, la paix se répand dans les villes déchirées par les guerres, la joie évangélique rayonne. Il approuve la Règle franciscaine. Les fruits ont parlé plus fort que les soupçons.

Au XVIe siècle, Ignace de Loyola subit de multiples interrogatoires de l’Inquisition espagnole. Sa méthode des Exercices spirituels, son insistance sur le discernement personnel, son refus des habits monastiques traditionnels inquiètent les autorités. Mais ses disciples convertissent des milliers de personnes, créent des collèges qui deviennent des phares intellectuels, évangélisent le Japon et l’Amérique latine. Finalement, l’Église approuve et encourage la Compagnie de Jésus. Les fruits ont vaincu les préventions.

À l’inverse, certains mouvements au départ prometteurs se révèlent toxiques à l’examen de leurs fruits. Des communautés charismatiques fleurissent dans l’enthousiasme, attirent des jeunes fervents, multiplient les guérisons et les conversions. Puis, progressivement, on découvre des dérives sectaires : emprise psychologique des fondateurs, abus spirituels, manipulation des consciences, exclusion de ceux qui doutent. Les fruits s’avèrent amers : divisions, traumatismes, apostasies. L’arbre était pourri malgré les belles apparences.

Le critère des fruits demande du temps et de la patience. On ne juge pas un arbre à ses bourgeons de printemps mais à ses récoltes d’automne. Un mouvement spirituel peut susciter un enthousiasme initial qui s’étiole vite. D’autres initiatives paraissent timides au début mais déploient des fruits durables sur le long terme. Seul un regard dans la durée permet de discerner authentiquement.

Ce critère évangélique résonne aussi avec la sagesse universelle. Le bouddhisme enseigne que la valeur d’une pratique se mesure à l’apaisement qu’elle procure et à la compassion qu’elle développe. Le judaïsme talmudique insiste : « Ce n’est pas l’étude qui compte mais la pratique. » Toutes les grandes traditions spirituelles convergent vers cette sagesse : l’arbre se juge à ses fruits, non à ses déclarations.

Ils n’écoutent ni Jean ni le Fils de l’homme. (Mt 11, 16-19)

Vivre l’ouverture spirituelle au quotidien

Dans nos vies ordinaires, comment traduire cette leçon évangélique ? L’appel à l’ouverture spirituelle se décline dans plusieurs sphères de notre existence, chacune offrant des occasions concrètes de croissance.

Dans la vie de prière personnelle, accepter que notre relation à Dieu évolue et change de forme. Peut-être avons-nous longtemps prié avec des formules apprises, et voilà que ces mots sonnent creux. Au lieu de nous forcer ou de culpabiliser, osons explorer d’autres chemins : la prière silencieuse, la contemplation de la nature, la méditation des icônes, l’écoute de chants spirituels. Dieu nous attend dans ces nouvelles formes comme dans les anciennes. Il ne s’offense pas qu’on change de registre ; il se réjouit qu’on le cherche sincèrement.

Dans la vie familiale, reconnaître que chaque membre peut vivre sa foi différemment. Un conjoint a peut-être besoin de la messe quotidienne quand l’autre se nourrit davantage de la lectio divina hebdomadaire. Un adolescent se sent appelé à servir dans une association caritative plutôt qu’à participer au groupe de prière familial. Au lieu d’imposer un modèle unique, célébrons la diversité des vocations sous le même toit. L’unité familiale ne requiert pas l’uniformité spirituelle mais le respect mutuel et le soutien réciproque.

Dans la vie paroissiale, résister à la tentation du « c’était mieux avant » ou du « il faut tout moderniser ». Accueillir à la fois ceux qui sont nourris par le chant grégorien et ceux que touchent les cantiques contemporains. Proposer des parcours Alpha pour les chercheurs de Dieu en même temps que des groupes de lectio pour les contemplatifs. Créer des espaces pour les engagements sociaux et pour l’adoration du Saint-Sacrement. Une paroisse vivante ressemble à un banquet où chacun trouve son pain spirituel, non à un restaurant où tous mangent le même plat unique.

Dans nos relations avec les non-croyants, abandonner les jugements hâtifs. Quelqu’un affirme ne pas croire en Dieu mais consacre sa vie au service des sans-abri. Un autre fréquente l’église chaque dimanche mais exploite ses employés. Qui est le plus proche du Royaume ? Jésus a choqué en disant aux chefs religieux : « Les publicains et les prostituées vous précèdent dans le Royaume de Dieu » (Mt 21,31). Les fruits comptent plus que les étiquettes.

Face aux autres confessions chrétiennes, dépasser les réflexes d’exclusion. Un protestant qui lit la Bible quotidiennement et vit un engagement missionnaire exemplaire porte-t-il moins de fruits qu’un catholique qui ne pratique que sociologiquement ? Un orthodoxe qui prie le chapelet et jeûne rigoureusement n’est-il pas en communion spirituelle avec nous malgré les divisions institutionnelles ? Reconnaître l’action de l’Esprit partout où se manifestent les fruits évangéliques, tout en désirant ardemment l’unité visible.

Dans nos choix de vie professionnelle et sociale, oser des chemins inhabituels si les fruits de l’Esprit s’y trouvent. Pourquoi un chrétien ne pourrait-il pas servir Dieu comme infirmier de nuit, comédien, chef cuisinier ou jardinier ? Si ces métiers portent des fruits d’amour, de service, de beauté ou de vie, ne sont-ils pas des vocations légitimes ? Cessons de valoriser uniquement les « métiers d’Église » et reconnaissons la sainteté possible dans toute activité exercée avec conscience et amour.

Concrètement, posons-nous régulièrement ces questions : Est-ce que je laisse mes préférences spirituelles devenir des préjugés contre d’autres formes de foi ? Ai-je tendance à critiquer ceux qui ne prient pas comme moi, qui ne s’engagent pas dans les mêmes œuvres, qui expriment leur foi autrement ? Quand je rencontre une nouveauté dans l’Église, mon premier réflexe est-il de chercher les fruits ou de condamner la forme ?

L’exercice de discernement devient alors quotidien. Devant chaque réalité ecclésiale qui me dérange, je m’arrête et je demande : « Quels fruits cela porte-t-il ? » Si les fruits sont bons – plus d’amour, de joie, de paix, de conversions sincères –, alors peut-être que mon inconfort révèle mes propres limites plutôt qu’une erreur objective. Si les fruits sont mauvais – division, orgueil, mensonge, souffrance –, alors ma critique est justifiée et doit s’exprimer avec charité mais fermeté.

Les racines patristiques et la portée théologique du discernement

Les Pères de l’Église ont médité en profondeur cette question du double rejet et du discernement spirituel. Jean Chrysostome, dans ses homélies sur Matthieu, souligne l’absurdité du comportement dénoncé par Jésus : « Ils accusent Jean d’avoir un démon parce qu’il jeûne, et ils accusent le Christ de gloutonnerie parce qu’il ne jeûne pas. Voyez-vous leur malice ? Ils ne cherchent pas la vérité mais un prétexte pour rejeter. »

Chrysostome insiste sur le fait que cette attitude révèle une maladie spirituelle : l’endurcissement du cœur. « Quand quelqu’un ne veut absolument pas croire, il trouve toujours des objections. Mais celui qui cherche sincèrement la vérité reconnaît la lumière quelle que soit la lampe qui la porte. » Pour le patriarche de Constantinople, le problème n’est pas intellectuel mais moral. Les pharisiens ont volontairement fermé leur cœur.

Augustin d’Hippone, dans ses sermons, développe la notion de « sagesse justifiée par ses enfants ». Il comprend les « enfants » de la sagesse comme les saints, les prophètes, tous ceux qui ont porté du fruit. « Jean et Jésus sont les enfants de la sagesse divine. Par leurs œuvres différentes mais convergentes, ils manifestent la même vérité : Dieu sauve. » Augustin voit dans cette diversité une pédagogie divine qui adapte le message à la variété des âmes.

Saint Thomas d’Aquin, commentant ce passage dans sa Catena Aurea (chaîne d’or des commentaires patristiques), relève un principe de discernement théologique : « La vérité divine n’est pas liée à une seule expression. Elle se manifeste de multiples façons selon les temps, les lieux et les personnes. Ce qui importe n’est pas l’uniformité des moyens mais l’unité de la fin : conduire les âmes à Dieu. »

Cette théologie de la diversité des chemins s’enracine dans la doctrine de la Providence. Dieu, dans sa sagesse infinie, ordonne toutes choses vers le bien, mais il le fait en respectant les causes secondes et la liberté humaine. Il ne manipule pas les événements comme un marionnettiste mais les oriente avec une subtilité qui laisse intacte la contingence créée. De même, il n’impose pas un chemin spirituel unique mais suscite une multiplicité de vocations qui convergent vers l’unique nécessaire.

La tradition mystique approfondit cette intuition. Jean de la Croix distingue les « nuits des sens » et les « nuits de l’esprit », montrant que Dieu purifie chaque âme selon un itinéraire singulier. Thérèse d’Avila, dans Le Château intérieur, décrit sept demeures successives mais précise que « Dieu ne conduit pas toutes les âmes par le même chemin ». Ignace de Loyola développe tout un art du discernement des esprits basé sur l’observation des mouvements intérieurs et de leurs fruits.

Théologiquement, ce passage de Matthieu 11 pose la question de la reconnaissance de la révélation. Comment savons-nous que Dieu parle ? Karl Rahner, dans son anthropologie théologique, parle d’une « ouverture transcendantale » de l’être humain à l’Absolu. Chaque personne porte en elle une attente infinie que seul Dieu peut combler. Mais cette attente se décline selon des modalités infiniment variées. Certains la ressentent comme soif mystique, d’autres comme faim de justice, d’autres encore comme besoin de sens. Dieu répond à cette attente multiforme par une révélation elle-même plurielle.

Hans Urs von Balthasar, dans sa théologie de la beauté, ajoute que la gloire de Dieu se manifeste dans la « forme » (Gestalt) que prend la révélation. Mais cette forme n’est jamais réductible à une seule expression. Le Christ lui-même présente des visages multiples dans les évangiles : thaumaturge chez Marc, enseignant chez Matthieu, ami des pécheurs chez Luc, Verbe incarné chez Jean. Chaque évangéliste offre une « forme » différente de la même révélation christique. Prétendre réduire le Christ à une seule de ces formes serait appauvrir le mystère.

Dans l’ecclésiologie contemporaine, cette diversité se reflète dans la notion de « légitime diversité » défendue par Vatican II. Le décret Unitatis Redintegratio reconnaît la « variété légitime » des traditions liturgiques et théologiques dans l’Église. Lumen Gentium célèbre la diversité des charismes et des ministères. Le Concile refuse l’uniformisation et valorise la richesse de la catholicité – au sens étymologique d’universalité – qui intègre toutes les cultures, toutes les sensibilités, tous les tempéraments.

Cette portée théologique transforme notre compréhension de l’Église elle-même. L’Église n’est pas un club d’uniformes spirituels mais le corps mystique du Christ où chaque membre a sa fonction propre. Elle n’est pas une armée où tous marchent au pas mais une famille où chacun apporte sa contribution unique. Elle n’est pas un moule qui formate mais une matrice qui engendre des saints infiniment divers.

Une méditation pratique en trois mouvements

Pour intérioriser cette Parole et la laisser transformer notre regard, proposons un exercice méditatif structuré en trois temps. On peut le pratiquer sur une quinzaine de minutes, dans un lieu calme, en début ou en fin de journée.

Premier mouvement : reconnaître mes fermetures. Assis confortablement, je respire calmement quelques instants. Puis je relis lentement le passage évangélique, en laissant résonner la question de Jésus : « À qui vais-je comparer cette génération ? » Je m’interroge honnêtement : Dans ma vie spirituelle, quelles sont les « flûtes » auxquelles je refuse de danser ? Quelles invitations de Dieu ai-je écartées parce qu’elles ne correspondaient pas à mon idée préconçue ? Je note mentalement ou par écrit ces résistances, sans jugement mais avec lucidité.

Peut-être ai-je rejeté une invitation à un groupe de prière parce que « ce n’est pas mon style ». Peut-être ai-je ignoré un appel à m’engager dans une action caritative parce que « je préfère la contemplation ». Peut-être ai-je critiqué une nouvelle forme liturgique sans même l’expérimenter. Je laisse monter ces souvenirs, ces résistances, en demandant à l’Esprit de m’éclairer sur mes propres durcissements.

Deuxième mouvement : accueillir la diversité divine. Je médite maintenant sur la phrase : « Jean est venu, il ne mange pas, il ne boit pas… Le Fils de l’homme est venu, il mange et il boit. » Je contemple cette diversité voulue par Dieu. J’imagine Jean au désert, austère, prophétique, sa voix puissante appelant à la conversion. Puis j’imagine Jésus à table avec Zachée, partageant le pain et le vin, riant peut-être, créant une communion joyeuse.

Je réalise que ces deux attitudes opposées viennent du même Père, expriment le même amour, poursuivent le même but. Je me demande : Dans ma propre vie, quels sont les « Jean-Baptiste » que je dois reconnaître ? Quels sont les « Jésus » que je dois accueillir ? Peut-être ai-je besoin d’austérité dans certains domaines (discipline de prière, jeûne, silence) et de convivialité dans d’autres (partage avec les pauvres, joie communautaire, fêtes). Je laisse Dieu me montrer l’équilibre nécessaire pour ma croissance.

Troisième mouvement : s’ouvrir aux fruits. Je conclus en me tournant vers les « fruits de l’Esprit » : amour, joie, paix, patience, bonté, bienveillance, fidélité, douceur, maîtrise de soi. Je demande au Seigneur : « Dans ma vie concrète, quel fruit veux-tu voir croître davantage ? » Peut-être ai-je besoin de plus de patience dans mes relations familiales. Peut-être manque-t-il de joie dans mon engagement chrétien, devenu lourd et triste. Peut-être dois-je développer plus de douceur dans mes jugements sur les autres.

Je formule alors une intention simple et concrète pour la semaine à venir. Par exemple : « Cette semaine, quand je verrai une expression de foi différente de la mienne, au lieu de critiquer, je chercherai le fruit de l’Esprit qu’elle porte. » Ou encore : « Cette semaine, j’expérimenterai une forme de prière nouvelle pour moi, avec un cœur ouvert. » Je confie cette intention à Dieu dans une prière spontanée.

Cette méditation peut devenir un rendez-vous régulier, un exercice de discernement et d’ouverture qui assouplit progressivement nos rigidités spirituelles et élargit notre capacité d’accueil de la grâce multiforme de Dieu.

Face aux défis actuels : pluralisme et discernement

Notre époque confronte les croyants à des défis inédits en matière de discernement spirituel. Le pluralisme religieux et spirituel atteint une intensité sans précédent. Dans nos villes occidentales coexistent catholicisme, protestantisme, orthodoxie, islam, bouddhisme, hindouisme, mouvements New Age, athéisme militant, agnosticisme tranquille. Comment discerner sans tomber ni dans le relativisme mou (« tout se vaut ») ni dans l’intégrisme fermé (« tout est faux sauf nous ») ?

Le relativisme spirituel contemporain affirme : « Chacun sa vérité, tous les chemins se valent, l’important c’est d’être sincère. » Cette position, séduisante par sa tolérance apparente, nie finalement la possibilité même de la vérité. Si toutes les affirmations contradictoires sont également vraies, alors aucune n’est vraie. Jésus ne peut pas être à la fois Dieu incarné (christianisme) et un simple prophète parmi d’autres (islam), un avatar de Vishnou (hindouisme) et une invention mythologique (athéisme).

Face à ce défi, notre passage évangélique offre une clé précieuse : le critère des fruits. Sans renoncer aux affirmations de vérité (Jésus est bien le Fils de Dieu, mort et ressuscité pour le salut du monde), nous pouvons reconnaître honnêtement que l’Esprit souffle où il veut et que des fruits authentiques de bonté, de compassion, de sacrifice peuvent se trouver en dehors des frontières visibles de l’Église. Vatican II l’affirme dans Lumen Gentium : « Ceux qui, sans qu’il y ait de leur faute, ignorent l’Évangile du Christ et son Église, mais cherchent pourtant Dieu d’un cœur sincère et s’efforcent, sous l’influence de sa grâce, d’agir de façon à accomplir sa volonté telle que leur conscience la leur révèle et la leur dicte, eux aussi peuvent arriver au salut éternel. »

Un autre défi contemporain est la prolifération des « spiritualités alternatives » : méditation pleine conscience détachée de ses racines bouddhistes, yoga occidentalisé, développement personnel teinté de psychologie positive, quête du « bien-être » et de l’« épanouissement personnel ». Comment évaluer ces phénomènes ? Là encore, regardons les fruits. Une pratique de méditation laïque qui aide quelqu’un à sortir de l’anxiété et à vivre plus sereinement porte un fruit réel de paix. Mais si cette même pratique enferme la personne dans un ego encore plus centré sur lui-même, sans ouverture à l’autre ni au transcendant, le fruit devient ambigu.

Le discernement chrétien ne diabolise pas ces pratiques mais les évalue avec nuance. Il reconnaît que certaines techniques (respiration, concentration, pleine conscience) sont neutres en elles-mêmes et peuvent être intégrées dans une démarche chrétienne authentique. Mais il garde une vigilance critique : toute spiritualité qui élimine la dimension du péché, du salut, de la grâce, de la conversion, risque de devenir un outil de confort psychologique sans transformation réelle.

Un troisième défi est l’hypercommunication numérique. Les réseaux sociaux amplifient les voix extrêmes, créent des bulles où chacun ne rencontre que des opinions qui confirment les siennes, facilitent les jugements hâtifs et les condamnations publiques. Dans ce contexte, comment pratiquer un discernement patient, nuancé, attentif aux fruits sur la durée ?

La sagesse évangélique du « c’est aux fruits qu’on reconnaît l’arbre » nécessite du temps, de la profondeur, de la durée. Or, le monde numérique fonctionne sur l’immédiateté, le clic, le jugement instantané. Quelqu’un dit quelque chose de maladroit, et en quelques heures il est « cancelé », jugé, condamné, sans appel ni nuance. Cette logique est l’exact opposé du discernement évangélique qui observe patiemment les fruits dans la durée.

Les chrétiens sont appelés à résister à cette culture du jugement hâtif. Avant de partager une critique virale contre un prêtre, un évêque, un mouvement ecclésial, demandons-nous : « Ai-je vérifié les faits ? Ai-je regardé l’ensemble de la vie et du ministère de cette personne ? Ai-je cherché les fruits réels de son action ? » Souvent, nous découvrirons que la réalité est plus complexe que le tweet accusateur ne le laissait croire.

Enfin, un défi interne à l’Église : la tentation de faire de nos sensibilités spirituelles des critères absolus de jugement. Les « tradis » et les « progressistes » se regardent en chiens de faïence, chacun convaincu que l’autre trahit l’Évangile. Cette polarisation stérile oublie la leçon de notre passage : Dieu peut parler par Jean et par Jésus, par l’austérité et par la convivialité, par la tradition et par le renouveau.

La réponse n’est pas un relativisme ecclésial où toutes les pratiques se vaudraient également. Il y a objectivement des liturgies plus belles que d’autres, des théologies plus justes, des pratiques pastorales plus fécondes. Mais cette évaluation doit se faire selon le critère des fruits, non selon nos préférences esthétiques ou idéologiques. Une messe « bien dite » qui ne convertit personne porte moins de fruits qu’une célébration imparfaite qui enflamme les cœurs et suscite des vocations.

Prière d’ouverture du cœur

Inspirée des psaumes d’appel et des collectes d’ouverture, cette prière peut être utilisée en début de célébration ou lors d’un temps personnel de prière.

Dieu créateur de toutes choses,
toi qui as fait le jour et la nuit,
l’été brûlant et l’hiver glacé,
la tempête et le calme,
apprends-nous à reconnaître ta présence
dans toutes les saisons de nos vies.

Tu as envoyé Jean au désert,
vêtu de poils de chameau, nourri de sauterelles,
prophète de feu qui criait : « Convertissez-vous ! »
Et tu as envoyé ton Fils unique,
qui partageait le pain avec les pécheurs,
qui buvait le vin aux noces,
qui accueillait les enfants et les exclus.

Deux chemins si différents,
deux voix si contrastées,
et pourtant un seul message d’amour,
une seule volonté de salut.

Seigneur, pardonne-nous nos jugements hâtifs,
nos critiques faciles,
nos fermetures du cœur.
Combien de fois avons-nous dit :
« Ce n’est pas comme ça qu’il faut prier »,
« Ce n’est pas comme ça qu’il faut servir »,
« Ce n’est pas comme ça que Dieu parle » ?

Combien de fois avons-nous refusé de danser
quand tu jouais de la flûte,
refusé de nous lamenter
quand tu chantais les complaintes ?

Élargis notre cœur, Seigneur,
comme le ciel embrasse l’horizon.
Ouvre nos yeux pour voir tes œuvres
même là où nous ne les attendions pas.
Délivre-nous de nos préjugés,
de nos certitudes étroites,
de nos jugements qui enferment plutôt que de libérer.

Donne-nous le discernement véritable,
celui qui reconnaît l’arbre à ses fruits,
non à l’apparence de son écorce.
Que nous sachions voir dans le contemplatif
et dans l’engagé social,
dans le traditionaliste
et dans le novateur,
dans le mystique silencieux
et dans le prophète bruyant,
les multiples visages de ton unique amour.

Accorde-nous la grâce de l’humilité
pour reconnaître que nous ne possédons pas toute la vérité,
que ton Esprit souffle où il veut,
que ta sagesse dépasse infiniment la nôtre.

Fais de nous des chercheurs sincères de ta volonté,
non des juges impitoyables de nos frères.
Que nos désaccords soient féconds plutôt que destructeurs,
nos débats constructifs plutôt que diviseurs,
nos différences enrichissantes plutôt qu’excluantes.

Par Jésus Christ, ton Fils,
qui a réconcilié en lui l’exigence et la miséricorde,
la justice et la tendresse,
la vérité et la compassion,
et qui nous appelle à être un seul corps
dans la diversité de ses membres.

Avec Marie, qui a su accueillir l’inattendu,
qui a porté en elle le Tout-Autre,
qui a accepté de ne pas tout comprendre
mais de tout garder dans son cœur,
nous te prions :

Rends-nous dociles à ta Parole,
attentifs à tes signes,
ouverts à tes surprises,
disponibles à ta grâce.

Que ton Règne vienne,
non selon nos plans étroits
mais selon ta volonté immense.

Que ta volonté soit faite,
non selon nos préférences limitées
mais selon ta sagesse infinie.

Donne-nous aujourd’hui
le pain de l’ouverture du cœur,
le pain de l’humilité vraie,
le pain du discernement juste.

Et délivre-nous du mal
de la fermeture,
de l’orgueil spirituel,
du jugement destructeur.

Car c’est à toi qu’appartiennent
le Règne, la puissance et la gloire,
dans tous les chemins que tu traces,
dans toutes les voix que tu élèves,
dans tous les cœurs que tu touches,
pour les siècles des siècles.

Amen.

Devenir des instruments d’ouverture

L’enseignement de Jésus sur les enfants capricieux nous laisse face à une question décisive : serons-nous de ceux qui trouvent toujours une excuse pour ne pas accueillir la grâce, ou de ceux qui reconnaissent la sagesse de Dieu à travers ses fruits multiformes ? Notre réponse à cette question détermine notre capacité réelle à vivre l’Évangile dans toute sa radicalité et sa largeur.

Nous avons exploré comment nos préjugés fonctionnent comme des barrières qui nous empêchent de reconnaître Dieu quand il vient à nous par des chemins inattendus. Nous avons médité sur la pluralité voulue par Dieu, cette diversité des voies spirituelles qui reflète l’infinie créativité divine et respecte la singularité de chaque personne. Nous avons établi le critère évangélique fondamental : c’est aux fruits qu’on reconnaît l’arbre, non aux apparences extérieures.

Ce parcours n’est pas qu’intellectuel. Il engage toute notre existence. Vivre selon cet enseignement, c’est accepter quotidiennement d’être déstabilisé, surpris, dérangé par Dieu. C’est renoncer à l’installer confortablement dans nos catégories rassurantes. C’est consentir à l’aventure de la foi comme marche vers un horizon qui recule sans cesse, plutôt que comme installation dans une certitude figée.

L’appel à l’action est limpide. Dans les jours qui viennent, nous sommes invités à pratiquer l’ouverture spirituelle concrète. Repérer nos résistances, les nommer honnêtement, les offrir à Dieu pour qu’il les transforme. Expérimenter une forme de prière, d’engagement ou de célébration qui nous sort de notre zone de confort. Observer avec bienveillance les fruits que porte la foi des autres, même quand leur chemin diffère radicalement du nôtre.

Cette ouverture n’est pas naïveté. Elle ne dispense pas du discernement critique, de l’évaluation rigoureuse, du jugement informé. Mais elle change radicalement notre posture : nous passons du juge qui condamne au chercheur qui interroge, du censeur qui exclut au frère qui accompagne, du possesseur de vérité au pèlerin qui avance dans l’humilité.

L’Église a besoin de cette conversion collective du regard. Dans un monde fragmenté, polarisé, où chacun campe sur ses positions et diabolise l’adversaire, les chrétiens peuvent témoigner d’une autre logique : celle de l’unité dans la diversité, de la communion dans la pluralité, de la vérité qui s’enrichit du dialogue plutôt que de se figer dans le monologue.

Gestes concrets pour la semaine

  • Identifier une forme d’expression chrétienne que j’ai tendance à critiquer et m’informer honnêtement sur les fruits qu’elle porte avant de juger
  • Lire le témoignage ou la biographie d’un saint dont la spiritualité diffère radicalement de la mienne pour découvrir la richesse d’un autre chemin
  • Pratiquer un exercice de discernement des fruits dans ma propre vie : noter les moments où je porte effectivement les fruits de l’Esprit et ceux où j’en suis loin
  • Engager une conversation respectueuse avec quelqu’un dont la pratique religieuse me déroute, en cherchant à comprendre plutôt qu’à convaincre
  • Participer à une célébration ou activité paroissiale différente de mes habitudes pour expérimenter l’ouverture concrète
  • Examiner mes jugements sur les autres chrétiens (traditionalistes, progressistes, charismatiques, etc.) et demander pardon pour mes duretés de cœur
  • Choisir une lecture des Pères de l’Église ou d’un mystique pour approfondir la compréhension de la diversité des chemins spirituels

Références

Augustin d’Hippone, Sermons sur l’Évangile de Matthieu, particulièrement le commentaire de Mt 11,16-19 sur la sagesse justifiée par ses enfants.

Jean Chrysostome, Homélies sur l’Évangile de Matthieu, homélie 37, analyse détaillée de la parabole des enfants capricieux et du double rejet.

Thomas d’Aquin, Catena Aurea, compilation patristique commentant Mt 11,16-19 avec les principales interprétations traditionnelles.

Concile Vatican II, Lumen Gentium (Constitution dogmatique sur l’Église), n° 16, sur l’action de l’Esprit hors des frontières visibles de l’Église.

Ignace de Loyola, Exercices spirituels, « Règles pour le discernement des esprits », fondement du discernement chrétien par les fruits intérieurs.

Hans Urs von Balthasar, La Gloire et la Croix, tome I, sur la diversité des « formes » de la révélation divine dans l’histoire.

Karl Rahner, Traité fondamental de la foi, chapitre sur l’« ouverture transcendantale » de l’homme à Dieu et ses expressions multiples.

Paul Beauchamp, L’un et l’autre Testament, tome II, sur la relation entre la diversité des figures bibliques et l’unique Parole de Dieu.

Équipe Via Bible
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