CHAPITRE 18
Jean 18.1 Après avoir ainsi parlé, Jésus se rendit, accompagné de ses disciples, au-delà du torrent du Cédron, où il y avait un jardin, dans lequel il entra lui et ses disciples. – Ici commence, le récit de la Passion selon S. Jean. Pour le fond comme pour la forme, il ne présente aucune des contradictions que la critique rationaliste prétend y découvrir ; seulement, l’apôtre bien‑aimé choisit ici comme ailleurs, parmi les détails biographiques, ceux qui cadrent le mieux avec son plan, il glisse sur les autres ou les omet entièrement. Il insiste, selon la coutume, sur les idées qui jaillissent des faits, sur les détails psychologiques, sur les aspects spirituels. Il aime à représenter la Passion comme une glorification réelle de Jésus, comme un acte tout à fait volontaire de sa part, comme l’accomplissement d’un dessein providentiel concerté d’avance. – Jean 18, 1-11 = Matth. 26, 36-56 ; Marc 14, 32-52 ; Luc 22, 39-53 – Après avoir ainsi parlé. Aussitôt après avoir achevé sa divine prière, 17, 1-26. – Jésus se rendit. Il sortit du cénacle, selon les uns ; plus probablement de la ville, d’après l’interprétation que nous avons admise (voyez 24, 31 et l’explication), et qui a le contexte en sa faveur. La nuit devait être assez avancée ; mais tout porte à croire qu’il n’était pas encore minuit, d’après les règles qui prescrivent de ne pas prolonger le festin pascal jusqu’à cette heure. – Accompagné de ses disciples. Moins le traître, qui était alors à ses occupations sinistres, cf. 13, 27-30. – Au‑delà du torrent du Cédron. Cette note topographique est propre à S. Jean ; elle fixe très nettement la situation de Gethsémani. Du reste, le Cédron n’est mentionné en aucun autre endroit du Nouveau Testament. C’est à bon droit que le texte grec le caractérise par l’épithète « torrent d’hiver » ; car, s’il roule des eaux assez abondantes à la saison des pluies, son lit est à peu près entièrement à sec durant le reste de l’année. Josèphe aussi emploie cette expression, Ant. 8 1, 5, et de même les Septante dans leur traduction de 2 Samuel 15, 23 ; 2 Rois 23, 6 ; 1 Maccabées 12, 37, etc. Son nom Kidrôn dérive de la racine kadar, être noir, et équivaut par conséquent à « Niger » des Latins ; il provient sans doute des eaux troubles et bourbeuses charriées pendant l’hiver (cf. Job 6, 16). La vallée du Cédron prend son origine à quelques pas au‑dessous du tombeau des Juges, à une demi‑heure environ de la porte de Damas. D’abord large et peu profonde, et dirigée vers l’Est, elle incline brusquement au Sud pour longer à droite le mur oriental de Jérusalem, et à gauche le pied du mont des Oliviers. Peu à peu son talus devient très escarpé du côté de la ville ; elle s’enfonce et se rétrécit graduellement, présentant ça et là un aspect très pittoresque, et garnie de tombeaux sur les deux rives. Deux ponts la traversent : le premier auprès de la porte de S. Étienne et de Gethsémani, le second en face du tombeau d’Absalom. Rejointe au S.-E. de Jérusalem par une autre vallée célèbre, celle d’Hinnom, elle continue de descendre jusqu’au puits de Rogel. De là elle se dirige vers la mer Morte à travers un dédale inextricable de rochers. – Où il y avait un jardin. Le domaine de Gethsémani des synoptiques. De nombreux jardins et vergers ornaient autrefois la déclivité occidentale de la montagne des Oliviers. Les pères aiment à voir dans ce jardin la contrepartie du jardin d’Eden (Genèse 2, 8) qui avait été témoin de la chute des premiers hommes. « Il était juste que le sang du médecin soit répandu (allusion à Luc. 22, 44), à l’endroit même où avait débuté la maladie du malade », S. Augustin. – Dans lequel il entra… Sur l’agonie et ses détails, que S. Jean passe totalement sous silence, voyez les autres narrations. D’après Strauss et Keim, notre évangéliste aurait laissé à bon escient ce mystère dans l’ombre, parce qu’il le croyait incompatible avec la grandeur et l’impassibilité avec la grandeur et l’impassibilité qu’il attribue à son héros. Comme si le Christ du quatrième évangile différait de celui dont les trois premiers retracent le portrait.
Jean 18.2 Judas, qui le trahissait, connaissait aussi ce lieu, parce que Jésus y était souvent allé avec ses disciples. – Note rétrospective, destinée à servir de transition. Elle explique au lecteur pourquoi Judas, bien qu’alors absent, vint directement et sûrement chercher Jésus à Gethsémani. – Ces deux tournures marquent fort bien le caractère actuel de l’action. – Qui le trahissait. Nouvelle omission du narrateur, qui ne dit rien du marché honteux de Judas. – Connaissait aussi ce lieu. Non seulement le traître connaissait ce lieu, pour le motif qui va être indiqué ; il savait, en outre, qu’il conviendrait à merveille à l’exécution de son infâme projet. – Parce que Jésus y était souvent allé. S. Luc lui‑même nous fournit le commentaire : 21, 37 : « Or, pendant le jour, il enseignait dans le temple, et la nuit il sortait, et demeurait sur la montagne appelée des Oliviers ». – Avec ses disciples. Judas aussi était souvent entré dans le clos de Gethsémani.
Jean 18.3 Ayant donc pris la cohorte et des gardes fournis par les Pontifes et les Pharisiens, Judas y vint avec des lanternes, des torches et des armes. – Ayant donc : précisément parce qu’il connaissait la retraite habituelle de Jésus. Après des préliminaires généraux, nous avons le fait même de la trahison et de l’arrestation, exposé avec une assez longue série de détails nouveaux. – la cohorte. Ce mot technique est déjà une particularité de S. Jean ; les autres parlent seulement d’une multitude. Il désigne la cohorte que le procurateur romain conduisait toujours à Jérusalem pour la Pâque, afin de maintenir l’ordre. Elle était casernée dans la citadelle Antonia, qui occupait l’angle N.O. de l’esplanade du temple. Une cohorte, dans le sens strict, formait la dixième partie d’une légion et comprenait environ 600 hommes ; mais il ne saurait être question en cet endroit que d’un détachement plus ou moins considérable, à la tête duquel s’était d’ailleurs placé en personne le chef de la cohorte. C’étaient assurément les princes des prêtres eux‑mêmes qui avaient prié Pilate de leur prêter ainsi main forte. Il suffisait, pour le succès d’une semblable requête, de représenter Jésus comme un homme dangereux ; les Romains, en effet, vivaient au temps des fêtes dans une anxiété perpétuelle, à cause des émeutes renouvelées sans cesse, et ils ne demandaient pas mieux que d’en faire disparaître les auteurs possibles. Nous verrons plus loin que Pilate avait déjà reçu des informations au sujet de Jésus quand il le fit comparaître à sa barre. Voilà, dès cet instant, les païens associés aux Juifs comme instruments dans la passion de N.-S. Jésus‑Christ. – et des gardes fournis par les Pontifes et les Pharisiens : les gardes du Sanhédrin ou des hommes pris dans la police du temple n’étaient pas munis d’armes proprement dites, ni exercés militairement ; les Romains ne l’eussent pas permis. – Judas… y vint. Il est le chef sinistre de l’expédition. Il a directement les gardes sous ses ordres pour arrêter Jésus ; quant à la cohorte, elle n’est là que pour les assister en cas de besoin. – Avec des lanternes et des torches. Les lanternes étaient bien connues des anciens, et ressemblaient à peu près aux nôtres sous leurs différentes formes. Les torches étaient des torches ordinaires. Malgré la pleine lune de Pâque, ces luminaires étaient indispensables pour fouiller l’oliveraie et y découvrir Jésus ; ils faisaient au reste parti de l’équipement des soldats romains pendant la nuit. – Et des armes. Ces armes consistaient, d’après les synoptiques, en glaives (pour les Romains) et en bâtons (pour les valets du Sanhédrin). Quel étonnant déploiement de forces contre Jésus. Mais les ennemis de Notre‑Seigneur s’attendaient à une vive résistance de la part de ses disciples, alors si nombreux à Jérusalem : ils prennent tous les moyens capables de s’assurer le succès.
Jean 18.4 Alors Jésus, sachant tout ce qui devait lui arriver, s’avança et leur dit : « Qui cherchez-vous ? » – Scène dramatique (vv. 4-8) et complètement propre au quatrième évangile. – Alors Jésus, sachant tout ce qui devait lui arriver. Jésus connaissait, par sa science naturelle et divine, tous les détails de sa passion, cf. Matth. 26, 46 et parall. Jésus sait donc d’avance tout ce qui l’attend, et il accepte tout avec générosité, malgré les horribles souffrances qu’il prévoit. – s’avança. Il « sortit » soit du jardin même, soit de l’endroit retiré où il se trouvait alors, soit du cercle de ses disciples. – Et leur dit : Qui cherchez-vous ? Ces détails font admirablement ressortir la noble majesté de Jésus, son courage invincible, la liberté avec laquelle il se livra de lui‑même entre les mains de ses ennemis. Il n’est pas arrêté par eux, c’est lui qui se constitue leur prisonnier. S’il a fui la royauté (6, 15), il ne fuira pas la mort. Origène mentionne, pour la combattre, l’odieuse et mensongère insinuation des Juifs, d’après laquelle le Sauveur aurait alors manqué de courage. – C’est ici la place du baiser de Judas ; ceux qui le renvoient à la fin du v. 8 n’ont pas remarqué qu’il perd alors toute sa signification, Jésus s’étend déjà fait connaître spontanément.
Jean 18.5 Ils lui répondirent : « Jésus de Nazareth. Il leur dit : « Jésus de Nazareth, c’est moi. » Or, Judas, qui le trahissait, était là avec eux. – Les gardes ne s’adressent pas directement à Notre‑Seigneur (C’est vous que nous cherchons), quoique plusieurs d’entre eux le connussent probablement de vue ; son apparition subite les avait vivement surpris. – Jésus de Nazareth. Ils emploient le nom populaire du Sauveur, cf. 1, 45. Quelques exégètes croient découvrir, dans la forme usitée ici‑même, une certaine teinte de mépris. – C’est moi, répond Jésus avec son noble calme et sa divine majesté. – Judas… était là. Par un de ces contraste saisissants dans lesquels il excelle, S. Jean nous montre (détail tragique qu’il n’avait pu oublier.) à côté de la figure majestueuse du Sauveur le masque satanique de Judas. – Avec eux. Deux troupes étaient donc en face l’une de l’autre à l’entrée du jardin ; le groupe des douze apôtres avec Jésus en tête, la bande commandée par Judas. Le traître, après son infâme baiser, s’était retiré vers les siens.
Jean 18.6 Lors donc que Jésus leur eut dit : « C’est moi, » ils reculèrent et tombèrent par terre. – La scène qui suit eut lieu aussitôt après la réponse de N.-S. Jésus‑Christ, et en fut le résultat direct. – Ils reculèrent. Ce fut leur premier mouvement : ils reculèrent épouvantés. – Et tombèrent par terre. Second mouvement. Comme le dit si bien S. Léon le Grand, Sermons sur la Passion, 1, « Cette troupe formée des hommes les plus féroces, il l’a étendue sur le sol comme si elle avait été frappée par la foudre. Ils s’écroulèrent ces brigands menaçants et terribles ». Divers exégètes modernes, protestants ou rationalistes, traitent cet incident comme s’il était du domaine purement naturel, et ils se complaisent à rapprocher la terreur des agents de Judas des marques d’effroi manifestées subitement aussi par les assassins de Marius, d’Antoine, par les Gaulois en face des sénateurs romains, etc. C’est une erreur, car nous sommes visiblement en face d’un grand miracle ; miracle que le Sauveur était en quelque sorte tenu d’accomplir, pour manifester sa puissance en même temps qu’il allait accepter l’humiliation. S’il n’y avait eu qu’un saisissement momentané de la peur, il n’est pas croyable qu’il eût atteint toute la bande, même les prétoriens romains pour lesquels Jésus était un inconnu. Les anciens commentateurs n’ont jamais hésité à reconnaître le miracle, et de nombreux auteurs hétérodoxes ne peuvent s’empêcher de l’admettre à leur tour, même Strauss et M. Reuss, tant il ressort visiblement du texte. Nous avons rencontré déjà, 2, 15-16 ; 7, 46, et surtout Luc 4, 30, des effets analogues, quoique moins étonnants, produits par la majesté et la puissance surhumaine de N.-S. Jésus‑Christ.
Jean 18.7 Il leur demanda encore une fois : « Qui cherchez-vous ? » Et ils dirent : « Jésus de Nazareth. » – Lion et agneau tout ensemble, Jésus réitère doucement sa question. Les sbires répondent eux‑mêmes dans les mêmes termes, mais évidemment avec moins d’arrogance que la première fois, car ils étaient à peine remis de leur frayeur.
Jean 18.8 Jésus répondit : « Je vous l’ai dit, c’est moi. Si donc c’est moi que vous cherchez, laissez aller ceux-ci. » – De nouveau le divin Maître se dénonce lui‑même et se livre librement entre les mains de ses ennemis. – Mais il ajoute aussitôt, dans sa tendre sollicitude pour ses amis « si donc c’est moi que vous cherchez, laissez aller ceux‑ci ». Le pronom fut accompagné d’un geste qui désignait le groupe des douze apôtres rangé autour de Jésus. Voilà bien le bon berger, qui jusqu’à la fin, pense au salut de son troupeau.
Jean 18.9 Il dit cela, afin que fût accomplie la parole qu’il avait dite : « Je n’ai perdu aucun de ceux que vous m’avez donnés. » – S. Jean, comme S. Matthieu, se complaît à faire la philosophie de l’histoire du Sauveur. – La parole qu’il avait dite. Voyez 17, 12 ; c’était la seconde partie de la prière sacerdotale. – Je n’ai perdu aucun de ceux que vous m’avez donnés. Plus haut, Notre‑Seigneur avait dit : « aucun d’eux ne s’est perdu » ; la citation n’est donc pas tout à fait littérale. En outre, il s’agissait alors avant tout d’une ruine spirituelle et morale, tandis que S. Jean parle directement ici d’une préservation matérielle et physique. Mais ceci était compris dans cela ; car les apôtres auraient été incapables actuellement de supporter la persécution et le danger, sans courir un grand risque de perdre la foi.
Jean 18.10 Alors Simon-Pierre, qui avait une épée, la tira et frappant le serviteur du grand prêtre, il lui coupa l’oreille droite : ce serviteur s’appelait Malchus. – Ce verset et le suivant racontent la courageuse mais intempestive intervention de S. Pierre, épisode commun aux quatre évangélistes. – Alors Simon‑Pierre. S. Jean a seul nommé le héros de l’incident ; on pense que les synoptiques s’étaient tenus sur la réserve pour ne pas compromettre S. Pierre, qui vivait encore au temps où ils écrivaient. – Qui avait une épée. Probablement l’un des deux glaives mentionnés par S. Luc, 23, 38. – Le serviteur du grand prêtre. Désigne peut être le serviteur particulier de Caïphe. Il est vraisemblable que cet homme se montrait plus ardent contre Jésus que les autres valets. – il lui coupa l’oreille droite : S. Luc aussi mentionne l’oreille droite. – Ce serviteur s’appelait Malchus. D’après M. Schegg, ce nom hébreu (mélach) signifie « sel » ; l’étymologie véritable est plutôt mélech, roi, comme le disait S. Jérôme : « Malchus, qui signifie, pour nous, en latin roi ». Ce nom était très fréquent alors, cf. Flavius Josèphe, Antiquités Judaïques 1, 15, 1 ; 14, 5, 2 ; Guerre des Juifs 1, 8, 3, etc. On le prononçait Malchâ.
Jean 18.11 Mais Jésus dit à Pierre : « Remets ton épée dans le fourreau. Ne boirai-je donc pas le calice que mon Père m’a donné ? » – Le Sauveur ne veut pas permettre que sa cause soit défendue par la violence, cf. Matth. 26, 52 et ss. – Ne boirai‑je pas le calice… S. Jean seul a conservé cette admirable parole, qui est un écho de l’agonie du jardin, cf. Marc 14, 36 et parall. Mais alors Jésus éprouvait une vive répugnance à boire la coupe d’amertume ; en ce moment il est prêt à la vider. – Que mon Père m’a donné : Le calice de la passion était déjà entre les mains de Jésus. La volonté du Christ doit être en parfaite conformité avec celle du Père, cf. 4, 34.
Jean 18.12 Alors la cohorte, le tribun et les gardes des Juifs se saisirent de Jésus et le lièrent. – cf. l’explication du v. 3. Cette énumération est imposante : Les différentes parties de la troupe qui accompagnait Judas se réunissent pour opérer l’arrestation. On comprend, après ce qui venait d’arriver, qu’ils aient cru devoir associer toutes leurs forces. – Jésus fut lié comme Isaac, disent les anciens écrivains ecclésiastiques, cf. Genèse 22, 9, et S. Méliton. S. Jean est seul à mentionner ici ce détail ; les synoptiques ne parlent qu’un peu plus loin des liens de N.-S. Jésus‑Christ, cf. Matth. 27, 2 et parall.
Jean 18.13 Ils l’emmenèrent d’abord chez Anne parce qu’il était beau-père de Caïphe, lequel était grand-prêtre cette année-là. – Ils l’emmenèrent d’abord chez Anne. Trait spécial, d’une grande importance pour l’histoire de la Passion. Au dire des rationalistes, ce serait une contradiction ; comme si S. Jean n’allait pas raconter, lui aussi, que Jésus eut à comparaître devant Caïphe. « D’abord » : par conséquent, au sortir de Gethsémani. Sur Anne, voyez commentaire de S. Luc 1. v.3. Peut-être, comme on l’a souvent conjecturé, habitait‑il le même palais que son gendre Caïphe, vers le sommet du mont Sion. – Car il était… S. Jean expose le motif pour lequel Jésus ne fut pas conduit immédiatement à Caïphe, le grand‑prêtre alors régnant, mais à l’ancien pontife. – Le beau‑père de Caïphe. Encore un trait propre au quatrième évangile. Caïphe avait d’excellentes raisons pour soumettre à son beau‑père l’affaire si grave qu’il voulait mener à bonne fin. Anne, qui avait lui‑même exercé de longues années le souverain pontificat, jouissait toujours d’une influence énorme sur toutes les classes de la nation ; c’était en outre un vieillard astucieux, intriguant, qui pouvait donner d’excellentes inspirations. – Sur l’expression qui était pontife cette année‑là, voyez 11, 49 et le commentaire.
Jean 18.14 Or, Caïphe était celui qui avait donné ce conseil aux Juifs : « Il est avantageux qu’un seul homme meure pour le peuple. » – Caïphe était celui… Note rétrospective qui nous ramène à 11, 50. – Qui avait donné ce conseil... Conseil tout ensemble cynique et prophétique, qui allait recevoir bientôt sa réalisation : voilà pourquoi S. Jean le mentionne de nouveau en cet endroit. Le narrateur se proposait peut-être, en même temps, d’insinuer la façon inique dont allait être dirigée une cause judiciaire qui avait un tel président. – Il est avantageux qu’un seul homme meure… Pendant l’audience préliminaire et simplement officieuse qui avait lieu chez Anne, le Sanhédrin, averti en toute hâte, se rassemblait chez Caïphe pour procéder officiellement. Mais jusqu’où s’étend, dans ce chapitre, le récit de l’audience préliminaire, et où commence l’interrogatoire de Jésus devant le Sanhédrin ? C’est là une de ces questions qu’il n’est pas possible de trancher avec certitude d’une manière plutôt que de l’autre. Au premier regard, et si nous n’avions pas les narrations parallèles des synoptiques, il ne semblerait pas douteux que S. Jean raconte, jusqu’à la fin du v. 23, la comparution de Notre‑Seigneur devant Anne, puisqu’il ajoute au v. 24 : « Anne l’envoya lié à Caïphe, le grand prêtre ». Et beaucoup de commentateurs anciens et modernes adoptent en effet ce sentiment. Toutefois, en étudiant plus attentivement le texte, et en le rapprochant des trois récits antérieurs, d’autres exégètes non moins nombreux et non moins savants (tels que S. Cyrille, Maldonat, Tolet, Jansénius, Noël Alexandre, Grotius, Lücke, de Wette, Tholuck, A. Maier, Langen, Bäumlein, Edersheim, Geikie, etc.) n’ont pas cru pouvoir prolonger l’audience chez Anne au‑delà du verset 14 : elle serait, suivant eux, simplement indiquée (v.13) et motivée (v.14), mais sans aucun détail. Leurs principaux arguments, qui nous ont toujours paru concluants, se ramènent à ces trois points : 1° Si les versets 15-23 se rapportent à Anne comme les deux précédents, il faudra dire que S. Jean est demeuré tout à fait muet sur la séance principale et officielle du procès religieux de Notre‑Seigneur ; or cela nous parait inadmissible. 2° Le titre de grand‑prêtre, qui désigne Caïphe au v.13, ne peut de même désigner que lui seul dans ce passage entier (vv. 13-23) ; par conséquent, c’est de Caïphe qu’il est question aux versets 15-19, et c’est Caïphe qui dirige l’interrogatoire des vv. 19-23. Toute autre conclusion ferait violence au texte. 3° La triple scène du reniement de S. Pierre se passa en entier chez Caïphe d’après les synoptiques ; la façon dont S. Jean raconte de son côté l’infidélité du prince des apôtres montre que les deux premières négations (vv. 15-18) eurent lieu dans un même local que la troisième (vv. 25-27), et il place formellement cette dernière dans la cour du palais de Caïphe : c’est donc pareillement chez Caïphe qu’il place l’interrogatoire des vv. 19-23. Assurément, le verset 24 nous est objecté par les partisans de l’opinion contraire ; on tâche de résoudre la difficulté réelle qu’il renferme, en admettant un oubli momentané du narrateur. Celui‑ci, arrivé à la fin de son récit, se souvenant qu’il n’avait pas mentionné le changement de lieux, l’aurait noté après coup, mais malheureusement de manière à créer une certaine obscurité sur la marche réelle des faits. Ainsi donc, nous croyons que notre évangéliste s’est borné à noter, sans aucun détail, la comparution de Jésus devant Anne, parce qu’elle fut entièrement privée, rapide, sans aucun caractère officiel, et qu’elle n’amena rien de décisif.
Jean 18.15 Cependant Simon-Pierre suivait Jésus, avec un autre disciple. Ce disciple, étant connu du grand-prêtre, entra avec Jésus dans la cour du grand-prêtre, – Jean 18, 15-18 = Matth. 26, 69-70 ; Marc 14, 66-68 ; Luc 22, 55-57. – Simon‑Pierre suivait Jésus. « à distance », ajoutent les synoptiques. – Avec un autre disciple. Quel était ce disciple dont nul apôtre évangéliste ne fait ici mention ? D’après l’opinion traditionnelle, qui est la plus communément admise, S. Jean se désigne lui‑même par cette locution modeste, cf. S. Jean Chrysost. Hom. 83, 2 sur Jean. Nous ne croyons pas le doute possible, car telle est bien la réserve habituelle de S. Jean quand il parle de sa propre personne, cf. 1, 40 ; 13, 23-25 ; 19, 26 ; 20, 2-8 ; 21, 20-24. Nous le trouvons d’ailleurs assez fréquemment associé à S. Pierre, cf. Luc 22, 8 ; Actes 3, 1 ; 4, 13 ; 8, 14. De plus, il est seul à mentionner le nom de Malchus, ce qui est en parfaite harmonie avec les lignes qui vont suivre. Aussi bien, est‑ce un singulier caprice que de vouloir substituer ici à Jean un autre disciple, par exemple son frère Jacques. Les onze apôtres avaient pris simultanément la fuite quand ils virent leur Maître arrêté ; S. Pierre et S. Jean, plus courageux et plus aimants, revinrent bientôt sur leurs pas, et suivirent le cortège jusqu’à la maison du grand‑prêtre. – Ce disciple étant connu… Tous ces détails encore et ceux du v. 16 sont propres au quatrième évangile. – Du grand prêtre. On ne saurait baser sur cette parenté prétendue de S. Jean et S. Jacques avec la famille pontificale, la coutume qu’ils auraient eue, au dire de plusieurs anciens auteurs de porter la plaque attachée à la mitre des grands prêtres juifs, cf. Polycr. ap. Euseb. Hist eccl. 5, 24 ; S. Epiph., Haer. 78, 14. Quand à la nature exacte des relations de S. Jean avec Caïphe, il est actuellement impossible de la déterminer. Du reste, chez les Juifs ancien, les différentes classes de la nation ne vivaient pas aussi à l’écart les unes des autres qu’elles le font dans notre société moderne. Notons aussi que, d’après 19, 27, S. Jean possédait peut-être une maison à Jérusalem. – Il entra avec Jésus. Connu du pontife, il l’était évidemment de ses serviteurs, qui le laissèrent entrer sans difficulté. – Dans la cour. Ces cours intérieures manquaient rarement dans les riches maisons ; voyez S. Matthieu, commentaire de 26, 3.
Jean 18.16 Mais Pierre était resté près de la porte, en dehors. L’autre disciple, qui était connu du grand-prêtre sortit donc, parla à la portière et fit entrer Pierre. – L’imparfait de la durée par opposition au prétérit de l’action (fit entrer Pierre). – Dehors, près de la porte. S. Pierre, qui ne connaissait aucun employé du palais, n’osa pas y pénétrer, ou fut arrêté par la portière. – Sortit donc. Encore un tableau bien vivant. Jean s’aperçoit que son ami n’est pas entré ; il en comprend aussitôt la cause, et il revient de la cour dans la rue pour lui prêter secours. – La portière, la femme qui gardait la porte. En Judée, comme ailleurs, la fonction de concierge était souvent confiée à des femmes, cf. 2 Samuel 4, 6, d’après les Septante ; Actes 12, 13 ; Flavius Josèphe, Antiquités Judaïques 7, 2, 1. – Elle permit alors à S. Pierre d’entrer dans la cour.
Jean 18.17 Cette servante, qui gardait la porte, dit à Pierre : « N’es-tu pas, toi aussi, des disciples de cet homme ? » Il dit : « Je n’en suis pas. » – Ce fut, hélas. pour son malheur que S. Pierre obtint ce privilège. L’attention de la gardienne de la porte ayant été attirée sur lui par la médiation de S. Jean, elle lui demanda aussitôt avec hardiesse : N’es‑tu pas toi aussi… « Toi aussi », par allusion à l’autre disciple, dont les relations avec Jésus étaient connues. – Des disciples de cet homme est dédaigneux, cf. 9, 16, 24 ; 11, 47, etc. – Je n’en suis pas. Si brave il n’y a qu’un instant, Pierre a perdu toute sa fermeté, et cela sur la simple question d’une humble femme. « Cette colonne qui se croyait si ferme, la voilà ébranlée jusque dans ses fondements par le moindre souffle du vent », S. Augustin, Traité sur S. Jean, 113, 2. L’arrestation de son Maître l’avait profondément attristé, découragé. – Tandis qu’avait lieu ce court entretien, désastreux pour la fidélité de S. Pierre, S. Jean s’était probablement avancé dans l’appartement qui servait alors de salle d’audience, afin d’assister à l’interrogatoire de Jésus.
Jean 18.18 Les serviteurs et les gardes étaient rangés autour d’un brasier, parce qu’il faisait froid et ils se chauffaient. Pierre se tenait aussi avec eux et se chauffait. – Autre trait graphique. Les gens du pontife et du Sanhédrin se tenaient assis, d’après les narrations synoptiques ; c’est que, d’un moment à l’autre, ils avaient changé de position. Ces différences « sont d’une importance si minime, qu’il ne vaut pas la peine de les relever », dit fort bien M. Reuss. Il est vrai que tous les rationalistes ne sont pas aussi conciliants. – Les serviteurs et les gardes… La première de ces expressions désigne les serviteurs personnels de Caïphe ; la seconde, la police du Sanhédrin, cf. v. 3. Il n’est plus question des soldats romains que le tribun avait ramenés à la caserne après l’arrestation. Leur concours était actuellement inutile. – étaient rangés autour d’un brasier, un feu de charbons de bois, que les Orientaux allument dans un brasero pour se chauffer. Ce genre de feu produit peu de flammes, mais il donne une lueur rouge, éclatante, qui dessine nettement les traits de ceux qui se tiennent auprès. – Parce qu’il faisait froid. Il arrive assez fréquemment que les nuits d’avril sont froides en Palestine, et surtout à Jérusalem, dont l’altitude est élevée. – Pierre se tenait aussi avec eux. Lui aussi, il est tantôt assis, tantôt debout, comme l’entourage, cf. Matth. 26, 69.
Jean 18.19 Le grand-prêtre interrogea Jésus sur ses disciples et sur sa doctrine. – Jean 18, 19-24 = Matth. 26, 57-66 ; Marc. 14, 53-54 ; Luc 22, 54. – Le récit nous ramène à N.-S. Jésus‑Christ, après l’interruption des vv. 15-18. Nous avons dit plus haut que le grand prêtre enquêteur est maintenant Caïphe, qu’entourait tout le grand Conseil rassemblé en toute hâte. – La première question du pontife portait sur deux points : ses disciples (leur nombre, leur condition, leur résidence, etc.) et sa doctrine (la substance générale de l’enseignement de Jésus). Elle était habilement posée et Caïphe était en droit d’espérer qu’il trouverait dans les réponses de Jésus de quoi formuler aussitôt contre lui une accusation officielle ; elle montre en outre que le grand prêtre connaissait dans le détail la vie et les habitudes du divin prévenu, sa manière de faire en tant que docteur.
Jean 18.20 Jésus lui répondit : « J’ai parlé ouvertement au monde, j’ai toujours enseigné dans la synagogue et dans le temple, où tous les Juifs s’assemblent et je n’ai rien dit en secret. – Noble et ferme réponse du Christ (vv. 20-21) qui va se montrer si supérieur à son juge. Le Sauveur néglige à dessein la partie de l’interrogatoire relative aux disciples, et il ne s’occupe que de sa propre prédication. – Jésus relève le caractère complètement public de sa doctrine : il n’a pas instruit seulement quelques disciples en particulier, à la façon de presque tous les docteurs de ces temps, mais quiconque voulait l’entendre, sans exception. Voyez dans l’Évangile selon S. Matth. ce que nous avons écrit sur l’universalité de l’enseignement de N.-S. Jésus‑Christ. – J’ai toujours enseigné… Le Sauveur réitère la même pensée, en y ajoutant un nouveau détail. Sa prédication n’était pas moins publique et universelle sous le rapport des lieux où il se faisait entendre, que sous celui des auditeurs auxquels il s’adressait. – Dans la synagogue et dans le temple… Il n’y avait qu’un seul temple, celui de Jérusalem. Voyez la confirmation historique de cette assertion aux passages suivants : 5, 14 et ss. ; 6, 60 ; 7, 14 et ss. ; 8, 20 et ss. ; 10, 23 et ss. ; Luc 4, 16, etc. Quand Jésus avait prêché ailleurs que dans les synagogues ou sous les galeries du temple, il l’avait toujours fait au grand jour et ouvertement. – Où tous les Juifs s’assemblent. Les synagogues étaient alors en effet les locaux les plus publics de toute la Palestine. – Je n’ai rien dit en secret. C’est encore la même pensée, exprimée en termes négatifs : ce qui lui confère une plus grande force, en supprimant toute exception possible. Pourquoi Jésus eût‑il tenu sa doctrine cachée ? « La vérité ne rougit de rien sauf de la dissimulation », Tertullien. « Même ce qui semblait dit secrètement, d’une certaine façon n’était pas dit en secret ; car Jésus le disait, non pas afin que ceux à qui il parlait gardassent le silence, mais au contraire pour qu’ils le répandissent partout », S. Augustin d’Hippone Traité sur S. Jean 113, 3. Il n’était pas un conspirateur occulte, ni le chef d’une société secrète. N’avait‑il pas prescrit à ses disciples de crier sur tous les toits ce qu’ils entendaient dans le secret de l’oreille ? cf. Matth. 10, 27. Jésus était le premier Docteur qui recherchait ainsi la publicité, au lieu de la fuir soigneusement comme tant d’autres.
Jean 18.21 Pourquoi m’interroges-tu ? Demande à ceux qui m’ont entendu, ce que je leur ai dit, eux, ils savent ce que j’ai enseigné. » – Jésus tire la conclusion du fait qu’il vient de signaler. – Demande à ceux qui m’ont entendu… L’argument est extrêmement fort. En pareil cas, les auditeurs ont beaucoup plus d’autorité et méritent plus de créance que l’orateur lui‑même, étant d’ordinaire moins intéressés que lui à ne pas dire la complète vérité. Sans compter qu’un grand nombre de ceux qui avaient entendu la parole du Sauveur étaient ses ennemis déclarés. – Ils savent ce que j’ai enseigné.
Jean 18.22 A ces mots, un des gardes qui se trouvait là, donna une gifle à Jésus, en disant : « Est-ce ainsi que tu réponds au grand-prêtre ? » – Caïphe demeure muet, et qu’aurait‑il pu répondre ? Un des valets du Sanhédrin vint à son aide. – Donna une gifle. Le substantif grec désigna d’abord un coup frappé au moyen d’un bâton, puis, d’après l’usage classique, une gifle appliquée avec la main. On ne le trouve que trois fois dans l’évangile : ici, 19, 3 et Marc 14, 65. Cette cruelle insulte ne doit pas être confondue avec les outrages plus graves encore que Jésus eut à subir à la suite de la séance, cf. Matth. 26, 67-68 et parall. – Est‑ce ainsi que tu réponds… Le misérable prétend justifier son acte de violence. Selon lui, le Sauveur avait manqué de respect au grand prêtre et méritait un châtiment immédiat. Les Actes des apôtres, 23, 2, racontent une scène analogue, où l’on voit également peint sur le vif le servilisme et la brutalité de l’Orient. Toute la honte retombe sur les pontifes qui tolèrent, sans protester, de telles indignités.
Jean 18.23 Jésus lui répondit : « Si j’ai mal parlé, fais voir ce que j’ai dit de mal, mais si j’ai bien parlé, pourquoi me frappes-tu ? » – « Quoi de plus vrai, de plus doux et de plus juste que cette réponse ? », demande à bon droit S. Augustin, Traité sur S. Jean, 113, 4. C’est, sous la forme d’un dilemme irréfutable, une majestueuse et calme protestation de Notre‑Seigneur. – Si j’ai mal parlé. Il est probable que ces mots font plutôt allusion à la prédication entière de Jésus‑Christ, à sa « doctrine » (v.19), qu’à la réponse qu’il venait d’adresser à Caïphe. – Montre ce que j’ai dit de mal. Fournis à qui de droit les preuves réclamées par la loi ; en aucune hypothèse tu ne peux ainsi me frapper de ta propre autorité.
Jean 18.24 Anne avait envoyé Jésus lié à Caïphe, le grand-prêtre. – Voir plus haut (note du v.14) l’explication de ce passage. D’après notre opinion, la vraie place de ce verset serait après le 14ème. – Anne l’envoya lié… Jésus avait été garrotté au moment même de son arrestation, v.12. Peut-être lui avait‑on enlevé ses liens durant l’interrogatoire qu’Anne lui fit subir ; dans ce cas, on les lui remit pour le conduire au tribunal de Caïphe.
Jean 18.25 Or, Simon-Pierre était là, se chauffant. Ils lui dirent : « N’es-tu pas, toi aussi, de ses disciples ? » Il le nia et dit : « Je n’en suis pas. » – Jean 18, 25-27 = Matth. 26, 71-75 ; Marc. 14, 69-72 ; Luc, 22, 58-62.- Nous revenons, par cette simple transition, au récit de la triste chute de S. Pierre, cf. vv. 15-18. – L’évangéliste nous le montre dans la même situation qu’alors, debout, et se chauffant. Frappant contraste entre le Maître et le disciple : celui‑là debout et enchaîné, celui‑ci se chauffant auprès d’un bon feu. – Ils lui dirent… La question est, à part une petite abréviation, identiquement la même qu’au v.17. La réponse est la même aussi.
Jean 18.26 Un des serviteurs du grand-prêtre, parent de celui à qui Pierre avait coupé l’oreille, lui dit : « Ne t’ai-je pas vu avec lui dans le jardin ? » – Ce serviteur de Caïphe qui occasionna la troisième négation de S. Pierre est caractérisé par une circonstance spéciale : il était parent de celui à qui Pierre avait coupé l’oreille. En raison même de sa parenté, il avait été plus attentif que les autres à l’incident dont Simon‑Pierre s’était fait le héros. (v.10) ; aussi son affirmation est‑elle plus précise et plus énergique. – Ne t’ai-je pas vu avec lui dans le jardin… Il croit s’en souvenir ; c’est naguère, dans le jardin de Gethsémani, qu’il a vu son interlocuteur auprès de Jésus.
Jean 18.27 Pierre nia de nouveau et aussitôt le coq chanta. – C’est le troisième acte de ce drame. – Les quatre narrations insistent sur ce détail : le troisième reniement de S. Pierre fut immédiatement suivi du chant du coq. – En expliquant le passage parallèle de S. Matthieu, nous avons déjà indiqué le principe de solution au moyen duquel il est aisé de concilier les divergences que présentent les évangiles à propos de cet épisode. Le triple reniement de S. Pierre consiste non pas dans trois actes isolés, mais dans trois circonstances distinctes où l’apôtre renia plusieurs fois son Maître. Chacun des biographes du Sauveur a rapporté quelques unes des négations particulières : tout ce qu’ils disent est vrai ; il n’y a qu’à réunir les faits isolés qu’ils racontent, et l’on obtient un exposé complet, exact, mouvementé, photographie vivante de tout ce qui se passa. – Voici une ébauche de ce groupement. La première négation a lieu, ainsi que les suivantes, dans la cour (tous les récits), peu d’instant après que S. Pierre y avait pénétré (Jean, 18, 15). Le prince des apôtres est assis (Matth. 26, 69 ; Luc 22, 55) ou debout (Jean, 18, 18) auprès d’un feu de braise (S. Marc, S. Luc et S. Jean), qu’entourent les gens de Caïphe et du Sanhédrin (tous les récits), assis eux‑mêmes (S. Luc), ou debout (S. Jean). Une servante du grand prêtre (S. Matth., S. Marc et S. Luc), la portière même qui venait de lui ouvrir (S. Jean), demande à Pierre s’il n’est pas un disciple de Jésus, et il renie une première fois son Maître. Deuxième négation. Peu de temps après (S. Luc), l’apôtre infidèle, encore debout auprès du brasier (S. Jean), subit une interrogation analogue de la part de quelques‑uns des assistants, et il succombe avec la même faiblesse (S. Jean) : il fait alors un mouvement pour sortir ; auprès de la porte (S. Matth. et S. Marc) la même servante (S. Marc), auquel s’en adjoignit bientôt une autre (S. Matth.), certifie que Pierre est un partisan intime de Jésus. Il le nie. Un des serviteurs réitère la même assertion (S. Luc) ; Pierre nie encore. – Troisième négation. Une heure environ s’est écoulée depuis le second reniement (S. Luc) ; plusieurs serviteurs à la fois (S. Matth. et S. Marc), interpellant de nouveau le malheureux apôtre, assurent que sa prononciation le trahit malgré lui (S. Matth. et S. Marc). Un autre des assistants (S. Luc) répète que certainement Pierre est Galiléen et par conséquent disciple de Jésus (S. Luc). Enfin, le parent de Malchus se ressouvient de l’avoir vu dans le jardin (S. Jean) quand on arrêtait son Maître. A ces trois affirmations ; Simon‑Pierre répond par des reniements multipliés. – Tels sont les faits, groupés sans aucun artifices. Où est la contradiction ? L’harmonie ne se produit‑elle pas au contraire d’elle‑même, par une simple juxtaposition des textes ?
Jean 18.28 Ils conduisirent Jésus de chez Caïphe au prétoire : c’était le matin. Mais ils n’entrèrent pas eux-mêmes dans le prétoire, pour ne pas se souiller et afin de pouvoir manger la Pâque. – Jean 18, 28-32 = Matth. 27, 2 ; Marc 15, 1 ; Luc 23, 1-2b. – Ces mots se rattachent aux vv. 20 et ss. S. Jean condense les faits, sachant bien que ses lecteurs en connaissaient le détail par les évangiles antérieurs. – De chez Caïphe au prétoire. Du palais de Caïphe, situé sur la déclivité du mont Sion, à la citadelle Antonia où la tradition place la résidence temporaire de Pilate et de ses troupes, il n’y avait qu’une assez courte distance. Les Romains donnaient toujours le nom de prétoire au local occupé par un procurateur ou par un autre officier supérieur. S. Jean est seul à l’employer ici. – C’était le matin. Tout à fait à la première heure du jour, cf. Marc 15, 1 et Matth. 14, 25. A Rome et dans les provinces de l’empire, les affaires judiciaires se traitaient en effet « dès l’aurore » comme le dit Sénèque, De ira, 2, 7. – Ils n’entrèrent pas eux‑mêmes. Détail propre à S. Jean, comme tous les suivants jusqu’à la fin du v. 32. Le narrateur appuie sur le pronom « eux‑mêmes », opposant ainsi la victime à ses bourreaux juifs. Jésus, ayant été remis aux soldats romains, fut immédiatement conduit par eux dans l’intérieur du prétoire ; les Sanhédristes et la foule juive demeurèrent à la porte, dans la rue. – pour ne pas se souiller. Ils craignaient de contracter une souillure légale, en pénétrant dans une maison païenne qui contenait du pain fermenté et d’autres abominations, cf. Deutéronome 16, 4 ; Actes 10, 28 ; 11, 2, 3. Le cas est formellement prévu dans le Talmud, Obol. 18, 7 : « Les habitations des païens sont impures ». Ces consciences délicates ne craindront pourtant pas de se souiller en faisant condamner l’innocence même. « O aveuglement impie ! ils seraient souillés par la demeure d’un étranger, et ils ne le seraient pas par leur propre crime ! », S. Augustin Traité 114 sur S. Jean. – afin de pouvoir manger la Pâque. Ces mots fournissent l’une de leurs principales objections aux critiques ou commentateurs d’après lesquels N.-S. Jésus‑Christ aurait été crucifié le 14 nisan, veille de la Pâque, et non le 15, comme beaucoup d’autres exégètes l’affirment. D’après eux, en effet, « Pascha » serait synonyme d’agneau pascal, et c’est le soir du 14 que l’agneau était immolé et mangé. Mais leur supposition est erronée, car « Pascha » désigne ici les victimes que l’on sacrifiait et que l’on consommait dans la matinée du 15 nisan. Cela ressort nettement des passages Deutéronome 16, 2-3, 2 Chroniques 35, 7-9, et de divers textes rabbiniques qui les commentent. Dans ces passages, il est prescrit d’immoler sous le nom de « Pâque » du gros et du menu bétail ; or, comme le font remarquer les exégètes juifs, le gros bétail, c’est-à-dire les bœufs, les génisses, les veaux, étaient « in sacrificium Chaghigae ». Jamais un gros bétail n’aurait pu être employé comme agneau pascal. De plus, les victimes dites Chaghigae étant mangées vers midi, un impureté contractée le matin du même jour ne pouvait être lavée à temps pour participer à ce repas ; au contraire, s’il s’agissait de l’agneau pascal il n’y avait pas à s’inquiéter, vu que l’on avait jusqu’au soir pour se purifier. Le Talmud est formel là-dessus. « Une personne en deuil se lave et mange sa Pâque (l’agneau pascal, d’après le contexte) le soir », Pesach, c. 8. « Il y avait, à Jérusalem, des soldats qui ont pris un bain de purification et ont mangé leur Pâque le soir », Hieros. Pes. f. 36, 2.
Jean 18.29 Pilate sortit donc vers eux et dit : « Quelle accusation portez-vous contre cet homme ? » – Pilate sortit donc vers eux. Les Juifs refusant d’entrer dans le prétoire, Pilate fait cette concession à leurs scrupules religieux, et il vient lui‑même au devant d’eux. Voyez dans Flavius Josèphe, Antiquités Judaïques, 16, 2, 3, et Guerre des Juifs 6, 6, 2, d’autres accommodations analogues des Romains aux usages des pays conquis. S. Jean introduit brusquement Pilate sur la scène, ainsi qu’il avait agi pour Marthe et Marie (11, 1), sans le caractériser en aucune façon : il le suppose connu de ses lecteurs. Voyez la note sous Matth. 27, 2. Le nom complet du procurateur était Pontius Pilatus. Pilate appartenait à l’ « ordo equester » ; c’est à l’influence de Séjan qu’il devait l’honneur de gouverner alors la Judée. Tacite rattache à son nom (Ann. 15, 44) l’acte lâche et criminel dont nous étudions en ce moment le détail : « Jésus, par le procurateur Ponce Pilate, avait été condamné à un supplice ». – Il sortit sur le perron extérieur du prétoire. – Quelle accusation portez-vous… Cette question préalable était parfaitement conforme au Droit romain, qui requérait une accusation positive et formelle. « Que personne ne soit condamné sans qu’on en ait indiqué la cause » ; ou encore : « S’il n’a pas été accusé un coupable ne peut pas être condamné ». Rome s’est toujours vantée de professer un grand respect pour la loi, et ses fonctionnaires, fussent‑ils sceptiques, arbitraires et cruels comme Pilate, partageaient d’ordinaire ce sentiment, cf. Actes 17, 6 ; 18, 12 ; 25, 6 ; Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, 2, 9, 3 et 14, 8. – Pilate, depuis la veille au soir, avait pu prendre des informations au sujet de Jésus, et il ne lui avait pas été difficile de connaître que ce prétendu révolutionnaire était victime de la jalousie des hiérarques. Il procède donc froidement, comme un juge officiel auquel la cause était dévolue en dernier ressort. La conversation qu’il tint, soit avec les sanhédristes et la foule, soit avec le divin accusé, dut avoir lieu en grec, langue assez généralement connue en Palestine.
Jean 18.30 Ils lui répondirent : « Si ce n’était pas un malfaiteur, nous ne te l’aurions pas livré. » – Les juifs sont pris au dépourvu par cette simple question. Ils espéraient emporter, sans la moindre difficulté, la confirmation de leur propre sentence ; ils redoutent maintenant une instruction qui pourrait bien se terminer par la libération de leur ennemi. Leur première réponse est évasive, embarrassée. – Si ce n’était pas un malfaiteur. C’est un gros mot qu’ils emploient là contre Jésus ; mais ce mot est si vague qu’il ne signifie rien dans la circonstance. La justice demande des délits bien déterminés. – Nous ne te l’aurions pas livré. Voyez le v. suivant et l’explication. Comme ils affectent de paraître fiers et froissés. Comme ils se réfugient derrière leur conscience et leur honneur. C’était une nécessité pour eux : « Au manque de preuves, ils ont voulu suppléer de leur propre autorité », Grotius ; car, s’ils le peuvent, ils feront de Pilate un simple instrument, « l’exécuteur d’une sentence, non l’arbitre d’une cause », dit S. Léon le Grand, Sermons sur la Passion, 2.
Jean 18.31 Pilate leur dit : « Prenez-le vous-mêmes et jugez-le selon votre loi. « Les Juifs lui répondirent : « Il ne nous est pas permis de mettre quelqu’un à mort. » : – Voyant leur embarras, et piqué à son tour qu’ils le prennent de si haut avec lui, le procurateur ne tombera pas dans ce piège grossier. Voyant qu’ils ne veulent formuler aucune accusation précise, il réplique : Prenez-le vous‑mêmes, et jugez-le selon votre loi. L’ironie de ces paroles saute aux yeux. Juger N.-S. Jésus‑Christ d’après la loi juive. mais ils venaient justement de le faire, et ils n’étaient alors au prétoire que pour obtenir la confirmation de leur sentence. C’était leur dire : Votre résistance est vaine, car il vous faut ma sanction pour agir, et je ne l’accorderai qu’à bon escient. Et pourtant les gouverneurs romains, Pilate surtout, n’étaient rien moins que scrupuleux en pareille matière, malgré le respect extérieur pour la loi qui a été signalée plus haut ; mais il est visible que Jésus avait déjà produit, par son seul aspect, une profonde impression sur le procurateur, lequel mettra tout en œuvre, à partir de cet instant, ou pour apitoyer les Juifs sur leur victime, ou pour rejeter sur d’autres (Hérode, le Sanhédrin) la responsabilité et l’odieux de la condamnation à mort. Trois fois de suite, dans la narration de S. Jean, il insiste dans les termes les plus catégoriques sur l’innocence de Jésus : 18, 39 ; 19, 4 et 6. – Les Juifs lui répondirent… Confession bien humiliante pour ces Juifs orgueilleux. Ils avaient en effet perdu le « droit du glaive » depuis quelques années, le jour où Archélaüs avait été déposé et la Judée transformée en province romaine. On ne leur avait laissé que le droit illusoire de juger les causes qui touchaient à leur religion, d’excommunier et de fouetter les coupables. S’ils décrétaient la peine de mort, et ils avouent ici d’une manière indirecte que tel était le cas pour Jésus, la sentence ne devenait valable qu’après la ratification du gouverneur, et elle était mise à exécution par les soldats romains. Tout cela est historiquement certain, indépendamment même de ce passage ; aussi est‑ce à tort qu’on a voulu restreindre le sens du verbe mettre à mort, et l’entendre soit du crucifiement, soit de la peine capitale exécutée le jour de Pâque. Voyez les traités talmudiques Bab. Sanhedr. f. 24, 2 ; Bab Aboda sara, f. 8, 2 ; Flavius Josèphe, Antiquités Judaïques 20, 9, 1. La lapidation de S. Étienne (Actes 6, 9 – 7, 59) et la conjuration qui avait pour but la mort de S. Paul (Actes 23, 12 et ss.) ne prouvent rien contre cette thèse, car ce furent en réalité des assassinats accomplis sans aucune sentence préalable.
Jean 18.32 Afin que s’accomplît la parole que Jésus avait dite, lorsqu’il avait indiqué de quelle mort il devait mourir. – Jésus avait souvent prophétisé non‑seulement sa mort prochaine, mais même son genre de mort. S. Jean relève ici l’accomplissement de ces prédictions claires et multiples, cf. 3, 14 ; 8, 5 ; 10, 32 ; 12, 33 ; 21, 19 ; Matth. 21, 23 ; 22, 36 ; Luc 6, 32 ; 24, 19 etc. La redondance que Jésus avait dite appuie sur l’idée de la réalisation intégrale. – Lorsqu’il avait indiqué de quelle mort il devait mourir… c’est-à-dire sur la croix, ainsi qu’il l’avait annoncé en termes exprès. Si le Sanhédrin eût conservé tous les anciens privilèges, il aurait fait lapider N.-S Jésus‑Christ, comme un blasphémateur (cf. Lévitique 24, 14) ; mais il ne l’aurait pas crucifié, ce supplice était abhorré des Juifs. Sur l’importance du crucifiement pour le Christ, voyez Galates 3, 13 et ss. ; Éphésiens 2, 14 et s. ; Colossiens 2, 14 et s.
Jean 18.33 Pilate donc, étant rentré dans le prétoire, appela Jésus et lui dit : « Es-tu le roi des Juifs ? » – Jean 18, 33-38 = Matth. 26, 11-12 ; Marc 15, 2 ; Luc 23, 2-3. – C’est à cet endroit qu’il faut placer le trait raconté par S. Luc, 23, 2 : « Et ils commencèrent à l’accuser, en disant : Nous avons trouvé cet homme pervertissant notre nation, empêchant de payer le tribut à César, et se disant le Christ‑roi ». Persuadés maintenant que Pilate n’accédera pas sans preuves à leurs désirs sanguinaires, les hiérarques multiplient les accusations contre Jésus, en ayant soin de leur donner un air politique capable d’impressionner davantage le gouverneur. Plus tard seulement, 19, 7, ils mentionneront le grief religieux. – Pilate donc, étant rentré dans le prétoire. A cause de ce changement de tactique de la part des Juifs, Pilate va procéder à une enquête personnelle sur les faits qu’ils imputent à l’accusé ; il rentre « donc » dans l’intérieur du prétoire (quoique il y rentrât pour la première fois depuis le début de l’épisode), et il mande Jésus (cf 9, 18-24), que les soldats y avaient entraîné dès l’arrivée du sinistre cortège, v. 28.- Es‑tu le roi des Juifs ? Les quatre évangélistes signalent cette interrogation comme la première de celles que le procurateur adressa au Sauveur, cf. Matth. 27, 11 ; Marc 15, 2 ; Luc 23, 3. « Tu » marque un vif étonnement. Les apparences étaient à peu près toutes contre la royauté de Jésus : son costume était celui des artisans galiléens, il portait sur son visage les marques des récents outrages dont il avait été l’objet ; sa tenue majestueuse était pourtant celle d’un roi. L’expression « roi des Juifs » est caractéristique dans la bouche du païen Pilate ; les Mages l’avaient semblablement employée, Matth. 2, 1. Les juifs disaient : roi d’Israël, cf. 1, 50, etc.
Jean 18.34 Jésus répondit : « Dis-tu cela de toi-même, ou d’autres te l’ont-ils dit de moi ? » – Jésus répondit. Formule d’introduction que nous retrouverons encore aux versets 36 et 37. Elle est très solennelle dans sa simplicité. Cette première réponse de Jésus à Pilate n’est citée que par S. Jean. Il est à remarquer qu’elle n’est ni négative, ni positive. Dire : « Non, je ne suis pas le Roi des Juifs », c’eût été mentir à la vérité ; dire : « Oui, je suis le Roi des Juif »s, c’était induire en erreur celui qui posait la question. Le Sauveur suit donc une voie intermédiaire, et il répond, comme il aimait à le faire, par une contre‑question. – Dis‑tu cela (que je suis le roi des Juifs) de toi‑même ? De ton propre mouvement, d’après tes connaissances personnelles. – Ou d’autres te l’ont‑ils dit… On le voit, Notre‑Seigneur tient à établir une importante distinction à propos de sa royauté. A quel point de vue se plaçait Pilate en lui demandant s’il était roi ? Il pouvait parler de lui‑même, et dans ce cas le mot « roi » avait sur ses lèvres païennes un sens purement politique ; il pouvait avoir été informé par « d’autres », c’est-à-dire par les Juifs, ennemis de Jésus, et alors il s’agissait d’un empire spirituel, religieux. Ce n’est qu’après la réplique du gouverneur que Jésus précisera nettement, v. 36, la vraie nature de son royaume.
Jean 18.35 Pilate répondit : « Est-ce que je suis Juif ? Ta nation et les chefs des prêtres t’ont livré à moi : qu’as-tu fait ? » – Pilate se montre blessé dans sa fierté romaine. Me prends‑tu donc pour un Juif, que tu me poses une telle question ? Que m’importent, à moi, vos affaires spécifiquement juives ? Cela revenait à dire : Évidemment, je n’ai pas parlé de mon propre chef. Mais quel dédain dans ce « Est‑ce que je suis Juif, moi ? » – Le gouverneur indique ensuite la source où il avait puisé ses renseignements : Ta nation et les chefs de ton peuple. Il ajoute : quel est ton crime, pour qu’ils t’aient ainsi livré, toi, leur compatriote, à moi, votre ennemi commun, en demandant ta mort ? Pilate se défie des accusateurs, et il en appelle au témoignage de ce majestueux accusé.
Jean 18.36 Jésus répondit : « Mon royaume n’est pas de ce monde, si mon royaume était de ce monde, mes serviteurs auraient combattu pour que je ne fusse pas livré aux Juifs, mais maintenant mon royaume n’est pas d’ici-bas. » – Laissant de côté la première question du gouverneur (qu’as‑tu fait ?), Jésus revient sur celle qui concernait sa royauté personnelle, v. 35. Il avoue qu’il est roi, non toutefois dans le sens ordinaire et politique de ce nom (v. 36), mais au sens moral (v. 37). La réponse est concise, pleine de vigueur. – Mon royaume. Dans le texte grec : le royaume qui est mien, par opposition aux autres royautés purement terrestres. De même au verset suivant. – N’est pas de ce monde. La préposition « de » dénote l’origine, la source. Le royaume de Jésus ne tire donc pas son origine de ce monde profane, quoiqu’il ait ici‑bas son théâtre. Et le Sauveur donne de cela une preuve irréfragable, qui consiste en un fait d’expérience, rendu visible et palpable par la situation même où il se trouvait alors personnellement. – Si mon royaume était de ce monde. Dans ce cas, en effet, il aurait eu comme les autres rois ses légions, ses généraux, ses ministres fidèles, et ceux‑ci auraient certainement fait des efforts sérieux pour le délivrer, car le monde conserve ses royaumes par les luttes armées. – Mes serviteurs auraient combattu… Dans le texte grec le verbe indique, non un simple combat, mais des efforts violents et réitérés pour arriver à un but. – Pour que je ne fusse pas livré aux Juifs. Jésus ne prononce ce nom de Juifs que quatre fois, et toujours dans l’Évangile selon S. Jean. – Mais mon royaume n’est pas d’ici-bas. Répétition de la pensée initiale, avec la transition mais et la variante « d’ici ». Voyez un beau commentaire de ce verset dans S. Augustin, Traité 115 sur Jean, 2.
Jean 18.37 Pilate lui dit : « Tu es donc roi ? » Jésus répondit : « Tu le dis, je suis roi. Je suis né et je suis venu dans le monde pour rendre témoignage à la vérité : quiconque est de la vérité écoute ma voix. » – Tu es donc roi ? Sur le ton d’une vive surprise, en appuyant sur le pronom. Toi ! roi ? De ce que tu dis, il résulte que tu es roi. Ou bien : Tu avoues donc que tu es roi. En accentuant d’une autre manière on obtiendrait cette nuance : Tu n’es certainement pas roi ? – Jésus répondit : avec une majesté de plus en plus incomparable. – Tu le dis, je suis roi. A son tour Jésus appuie sur le pronom. Oui, moi‑même tel que tu me vois, je suis roi. Il revendique clairement et virilement la dignité royale, quoique d’après une signification supérieure. La formule « tu le dis » revient souvent dans le Talmud comme une affirmation très expressive ; c’est contredire l’usage reçu et le contexte, que d’en faire ici une négation indirecte, comme si la pensée de Notre‑Seigneur eût été la suivante : C’est toi qui dis que je suis roi, pour moi je ne dis rien de semblable. – Jésus continue maintenant de caractériser la nature de sa royauté. Il est né, directement pour régner, et son règne a pour but la diffusion de la vérité. – Je suis né. Cette seconde expression est fréquente dans le quatrième évangile, cf. 1, 9 ; 9, 39 ; 11, 27 ; 16, 28. Appliquée à N.-S. Jésus‑Christ elle implique sa préexistence éternelle et sa mission divine. Je suis né se rapporte au fait de l’Incarnation, de la naissance humaine du Verbe ; et je suis venu désigne des manifestations extérieures. – Pour rendre témoignage. Tel était donc le rôle royal de Jésus : être le témoin, c’est-à-dire le « martyr » de la vérité. Il y fut constamment fidèle, et l’on a pas manqué de l’en féliciter en divers endroits du Nouveau Testament, cf. 2 Corinthiens 1, 20 ; Apocalypse 3, 14, et surtout 1 Timothée 6, 13, où S. Paul vante expressément la « bonne confession » que le Sauveur fit de la vérité au tribunal de Pilate. – A la vérité. Le Christ ne se contente pas de rendre témoignage concernant la vérité, il la maintient et la défend. Nous avons vu dans la Préface que les expressions « témoignage, vérité » sont chères à notre évangéliste. Voyez surtout les chap. 1, 3, 5, 8. – Quiconque est de la vérité. De quelle manière se recrute le royaume de Jésus ? Quels en sont les véritables sujets ? Tous les hommes, sans exception, peuvent en faire partie, car c’est un royaume universel ; à une condition toutefois, qu’ils tirent de la vérité leur vie et leur vigueur, condition qui est en harmonie intime avec le rôle de monarque lui‑même, cf. 3, 21 ; 7, 17 ; 8, 47, etc. – Nous pouvons rapprocher de ce passage une anecdote rabbinique : « Après que les membres de la grande synagogue eurent longtemps pleuré, prié, jeûné, un petit rouleau leur tomba du ciel, sur lequel on lisait : Vérité. Rabbi Chananieh dit alors : Apprenez par là que la vérité est le sceau du Seigneur ». Bab. Sanhed. f. 64, 1.
Jean 18.38 Pilate lui dit : « Qu’est-ce que la vérité ? » Ayant dit cela, il sortit de nouveau pour aller vers les Juifs et il leur dit : – Qu’est‑ce que la vérité ? Faut‑il prendre au sérieux sa question ? Non assurément ; il va montrer lui‑même, en se retirant aussitôt après l’avoir posée (v. 38b), qu’il ne ressentait pas la moindre soif de la vérité, et qu’il ne désirait aucune réponse. Était‑ce donc une pure plaisanterie, comme l’a dit Lord Bacon ? ou bien, ainsi que d’autres l’ont prétendu, soit un sarcasme, soit la réflexion d’un homme dissipé, blasé ? Nous ne le croyons pas. Il nous paraît plus exact d’y voir la saillie d’un homme d’affaires frivole, superficiel, dépourvu de convictions, qui lance au hasard, quoique avec une certaine bonhomie, une question des plus graves, et qui rompt brusquement la conversation pour passer à autre chose, n’ayant pas le temps de s’occuper de sujets si abstraits. La réponse que Pilate ne voulut pas recevoir de N.S. Jésus‑Christ, on a essayé de la donner sous différentes formes. « Qu’est‑ce que la vérité ? C’est l’homme qui est ici présent », dit l’anagramme spirituel qu’on attribue à Charles 1er d’Angleterre. Cornelius a Lapide a groupé d’assez nombreuses définitions de la vérité, empruntées aux auteurs sacrés et profanes ; nous renvoyons les lecteurs à son commentaire. – Il sortit de nouveau, cf. v. 29. C’était en effet la seconde fois que Pilate sortait du prétoire. – Pour aller vers les Juifs. Il avait évidemment le désir et l’espoir de sauver l’accusé. Une foule énorme s’était accumulée devant le portail de la citadelle ; le gouverneur essaiera de s’appuyer sur le sentiment populaire, qu’il croyait favorable à Jésus. – Et il leur dit. Petit discours des plus habiles, dans lequel, après avoir attesté l’innocence du prisonnier (v. 38b), Pilate proposera de lui appliquer l’amnistie d’usage (v. 39).
Jean 18.39 « Pour moi, je ne trouve aucun crime en lui. Mais c’est la coutume qu’à la fête de Pâque je vous délivre quelqu’un. Voulez-vous que je vous délivre le roi des Juifs ? » – Jean 18, 38-40 = Matth. 27, 15-23 ; Marc. 15, 6-14 ; Luc 23, 13-23. – Je ne trouve aucun crime en lui. L’Esprit Saint, qui avait révélé avec tant de soin le caractère virginal de la naissance du Christ, insiste fortement, comme nous l’avons déjà indiqué, sur l’innocence parfaite de Jésus. – aucun crime. Le mot grec correspondant n’est pas employé ailleurs par S. Jean. Il désigne une base légale d’accusation et de condamnation, cf. Matth. 27, 37 ; Marc 15, 26 ; Actes 13, 28 etc. – Ce que Pilate venait de dire était un acquittement réel. Si le gouverneur avait été conséquent avec lui‑même, il ne lui restait plus qu’à mettre immédiatement Jésus en liberté ; mais il n’eut pas le courage, parce que, tout en traitant les Juifs avec dédain, il craignait d’en faire des ennemis personnels trop ardents. Sa conviction de l’innocence de Jésus et ce sentiment d’effroi produisirent dans son âme un singulier mélange de force et de faiblesse, qui se traduisit en expédients multiples, mais stériles, pour sauver l’accusé. C’est la seconde de ces tentatives qui est racontée dans les vv. 39-40 ; la première avait consisté dans le renvoi de Notre‑Seigneur au tribunal du tétrarque Hérode. Luc 23, 6-12. – C’est la coutume… L’amnistie ne pouvait s’étendre qu’à un seul prisonnier, choisi par le peuple. – Qu’à la fête de Pâque je vous délivre quelqu’un . Les synoptiques ont l’expression générale « pour la fête » ; S. Jean seul mentionne le nom spécial. – Voulez-vous que… Pilate s’efforce visiblement de peser sur le choix de la foule, proposant lui‑même Jésus comme le prisonnier qui méritait le mieux de jouir du privilège en question ; car il comprenait très bien l’intrigue du Sanhédrin, cf. Matth. 27, 18. – Que je vous délivre le roi des Juifs ? Votre roi ! cf. Marc 15, 9, où le langage de Pilate est identiquement le même. Est‑ce par dérision que le procurateur appliquait un tel titre à Jésus ? Assurément ; mais il voulait se moquer du peuple, non de son prisonnier : sarcasme peu habile toutefois dans la circonstance, car, en agissant ainsi, « Dans une fournaise déjà brûlante, Pilate a comme jeté, sciemment, une goutte d’huile », Rupert de Deutz, h. l.
Jean 18.40 Alors tous crièrent de nouveau : « Non pas lui, mais Barabbas ! » Or, Barabbas était un brigand. – Tous crièrent. Cri sinistre qui dut retentir de loin. Dans le texte grec, le verbe correspondant désigne des vociférations sauvages. S. Jean emploie assez souvent ce verbe (cf. 11, 43 ; 12, 13 ; 19, 6, 12, 15), qui n’apparaît qu’en deux autres passages du Nouveau Testament (Matth. 12, 19 ; Actes 22, 23). – De nouveau. Et pourtant aucun autre cri n’a été signalé dans la narration ; mais le biographe suppose de nouveau que le détail des faits est connu de ses lecteurs. Voyez S. Marc, 15, 8, et S. Luc, 22, 4-5, dont le récit est plus complet. – Non pas lui, mais Barabbas. Brièveté dramatique, qui rappelle la phrase « il faisait nuit » de 13, 30. Sur les antécédents de Barabbas, voyez les narrations de S. Marc et de S. Luc. Cet homme est appelé par S. Jean un « brigand », qui ne redoute ni la violence ni le meurtre, tandis que Judas n’était qu’un voleur vulgaire. – Barabbas fut relâché, Jésus garda ses chaînes. C’est ainsi que, par une étrange ironie du sort, les hiérarques juifs obtinrent l’élargissement d’un homme qui s’était précisément rendu coupable du crime politique dont il accusaient Jésus, la sédition… Ce que Jésus avait refusé de faire, prendre la direction d’un mouvement insurrectionnel contre Rome, Barabbas l’avait accompli.


