CHAPITRE 2
2, 1‑12. Parall. Matth. 9, 1‑8 ; Luc 5, 17‑26.
Mc2.1 Quelque temps après, Jésus revint à Capharnaüm. — Jésus revint… Allusion au v. 21 du chapitre précédent. Jésus, après la grande course apostolique esquissée plus haut, regagne donc son centre d’action. Mais Capharnaüm se transforme aussitôt pour lui en un champ de bataille. — Quelques jours après. Cette formule est très vague et indique simplement, sans rien préciser, qu’un certain nombre de jours s’étaient écoulés depuis que Jésus avait quitté sa ville d’adoption.
Mc2.2 Lorsqu’on sut qu’il était dans la maison, il s’y assembla aussitôt un si grand nombre de personnes, qu’elles ne pouvaient trouver place, même aux abords de la porte et il leur prêchait la parole. — Lorsqu’on sut … Selon sa coutume, S. Marc, avant de raconter le fait principal, décrit d’abord en peu de mots les circonstances préliminaires. Il est vraiment dramatique dans ce verset, ou plutôt il l’est dans toute cette narration, car il dépasse S. Luc lui‑même par la vivacité des couleurs. — Bien que Jésus eût affecté de voyager depuis quelque temps en secret, Marc 1, 45, et qu’il eût probablement choisi la nuit pour rentrer à Capharnaüm, le bruit de son arrivée ne tarda pas à se répandre. Un parfum peut‑il rester caché ? — Qu’il était dans la maison. C’est là une sorte de construction prégnante équivalant à « le fait qu’il retournait à la maison ». — La maison en question était celle de S. Pierre, ou bien celle que Jésus, d’après divers exégètes, aurait louée à Capharnaüm pour y demeurer dans l’intervalle de ses voyages. — Il s’y rassembla un si grand nombre de personnes. Un grand concours se forme en un instant dans l’intérieur et aux abords de la maison. Un trait graphique, particulier au second Évangile, montre d’une manière saisissante jusqu’à quel point l’assemblée ainsi formée était nombreuse : Elles ne pouvaient trouver place. La pensée est claire. L’Évangéliste veut dire que non seulement les parties intérieures furent bientôt envahies par la foule, mais que les alentours de la porte, à l’extérieur, regorgeaient eux‑mêmes de visiteurs. Le texte grec équivaut littéralement en français à : « À tel point que les environs mêmes de la porte ne pouvaient plus contenir personne ». L’expression « l’espace devant la porte » désigne, d’après les anciens auteurs, le vestibule extérieur des maisons, une sorte de cour habituellement murée qui les séparait de la rue (« les vestibules qui sont devant la porte » [Vitruve (Marcus Vitruvius Pollio), De architectura, 7, 5.] ; « le lieu vide d’une maison placé devant la porte, par lequel on a, de la rue et du seuil, accès à la maison » [Aulus Gellius, Noctes Atticæ, 16, 5.]). Il y a donc dans la description un « a fortiori » très énergique ; car si la cour extérieure était elle‑même complètement remplie par la foule, à coup sûr il ne devait pas y avoir une seule place libre dans le logement. Comme Jésus était alors aimé de ce bon peuple. — Il leur prêchait la parole ; en grec, τόν λόγον avec l’article, la parole, c’est‑à‑dire la parole par excellence, l’Évangile. Et l’auditoire toujours grossissant écoutait avec ravissement.
Mc2.3 Alors on lui amena un paralytique porté par quatre hommes. 4 Et, comme ils ne pouvaient l’aborder à cause de la foule, ils découvrirent le toit à l’endroit où il était et par l’ouverture ils descendirent le brancard où gisait le paralytique. — Après la mise en scène, nous passons à l’épisode proprement dit. Quatre hommes (détail omis par les autres Évangélistes) s’avancent, portant sur leurs épaules une couchette, sur laquelle est étendu un pauvre paralytique dont ils viennent demander la guérison au divin Thaumaturge. Mais l’entrée de la maison est entièrement obstruée par la foule ; il leur est impossible de pénétrer jusqu’auprès de Jésus. Que faire ? Attendre que la multitude se soit dispersée ? Non, leur foi et celle du malade leur suggère un moyen plus rapide. — Ils découvrirent le toit. Pour comprendre cette opération et celles qui vont suivre, il faut se souvenir que la scène se passe en Orient, et que les maisons orientales diffèrent notablement de nos habitations européennes. D’abord les toits sont plats et communiquent avec la rue par un escalier ou par une échelle. Ils sont formés d’une litière de roseaux ou de branchages étendus sur la charpente, d’une couche de terre jetée par dessus cette couche végétale, et enfin, le plus souvent du moins, quoiqu’il y ait des exceptions à cette règle, d’une garniture de briques reliées ensemble avec de l’argile ou du mortier. Ajoutons qu’habituellement ils sont peu élevés au‑dessus du sol. Cela posé, il est facile de concevoir 1° comment les porteurs purent hisser le paralytique sur le toit ; 2° la manière dont ils réussirent, sans faire de bien grands dégâts, à y percer une ouverture suffisante pour que le malade, toujours étendu sur son grabat, pût passer à travers ; 3° comment il leur fut possible de descendre leur ami jusqu’aux pieds de Jésus. On lit dans le Talmud de Babylone [Talmud de Babylone, Moed Katan, f. 25, 1.], qu’un Rabbin étant mort, on ne put faire passer son cercueil par la porte de la maison. On fut contraint de le monter sur le toit, d’où on le descendit ensuite dans la rue. C’est le rebours de notre histoire, dont la possibilité se trouve par là‑même confirmée. — Où il était. On a pensé parfois que ces mots désignaient la chambre haute de la maison, parce que les Rabbins choisissaient volontiers cet appartement pour y donner leurs leçons ; mais c’est une conjecture peu probable, soit parce que toutes les habitations n’étaient pas munies d’une chambre haute, soit parce qu’il est plus conforme au contexte de dire que Jésus était alors au rez‑de‑chaussée. — Le grabat. En grec κράϐϐατον : c’est une de ces expressions latines grécisées par S. Marc, dont nous avons parlé dans la Préface, § 4, 3. Les anciens appelaient grabat « un lit petit et bas du genre le plus commun [Cicéron (Marcus Tullius Cicero), De Divinatione, 2, 63 ; Virgile (Publius Vergilius Maro), Moretum, 5.], semblable à ceux dont se servait le pauvre peuple, n’ayant qu’un réseau de cordes étendu sur un châssis [Lucil. Sat. 6, 13 ; Pierre Sat. 97] pour supporter le matelas ».
Mc2.5 Jésus, voyant leur foi, dit au paralytique : « Mon fils, tes péchés te sont remis. » — Voyant leur foi. Cette foi était vive et profonde, comme venait de le montrer la conduite qu’elle avait inspirée. Elle avait renversé tous les obstacles ; aussi Jésus lui accorde‑t‑il aussitôt la récompense qu’elle méritait. — Mon fils, douce parole qui dût aller au cœur du malade, et lui annoncer que ses vœux étaient exaucés. Elle ne prouve pas qu’il fût plus jeune que Jésus, car elle est prise ici au moral, de même qu’en un grand nombre de passages classiques. « Le mot τέϰνον a le plus souvent le sens de quelqu’un qu’on caresse ou encourage ». Le mot de S. Luc, ἄνθρωπε (homme), est plus froid ; S. Matthieu a τέκνον, comme S. Marc. — Tes péchés te sont remis. Voir dans l’Évang. selon S. Matthieu, 9, 2, le motif spécial pour lequel Jésus tint au paralytique ce langage, qui semble tout d’abord ne pas se rapporter à la situation. Les anciens étaient d’ailleurs portés à regarder le mal si terrible et si soudain de la paralysie comme le châtiment de péchés secrets ou publics. — Ces mots du Sauveur forment le nœud de l’épisode, car ce sont eux qui vont occasionner le conflit avec les Scribes.
Mc2.6 Or il y avait là quelques Scribes assis, qui pensaient dans leur cœur : 7 « Comment cet homme parle-t-il ainsi ? Il blasphème. Qui peut remettre les péchés sinon Dieu seul ? » — Il y avait là… D’après S. Luc, il y avait aussi des Pharisiens dans l’assemblée, indépendamment des Scribes. De plus, ils étaient venus les uns et les autres « de tous les villages de la Galilée, de la Judée et de Jérusalem », Luc 5, 17. Ils étaient donc là d’une manière pour ainsi dire officielle, en vue d’épier le Sauveur. — Qui pensaient dans leurs cœurs. Ils formèrent tous le même jugement téméraire ; toutefois, il ne l’exprimèrent pas au‑dehors. La promptitude avec laquelle Jésus répondit à leurs pensées les plus secrètes ne leur laissa pas le temps de se les communiquer. Cf. le v. 8. La locution « penser en son cœur » est un hébraïsme : d’après la psychologie des anciens Hébreux, le cœur était regardé comme le siège et le centre des opérations intellectuelles. — Pourquoi cet homme parle‑t‑il ainsi ? « cet homme » est dédaigneux ; « ainsi » est pris en mauvaise part : de cette manière coupable. — Il blasphème. Les Rabbins juifs, s’appuyant sur Lévitique 24, 15,16, distinguaient deux sortes de blasphème : le plus grave, qui était puni de mort, supposait une profanation ouverte du nom divin ; l’autre existait toutes les fois qu’on avait dit quelque chose d’outrageant pour Dieu, mais sans prononcer son saint nom [Cf. Sanhedrin, vi, 5.]. C’est de ce dernier blasphème qu’ils durent accuser Jésus, puisqu’il n’avait proféré aucun des noms divins.
Mc2.8 Jésus, ayant aussitôt connu par son esprit qu’ils pensaient ainsi en eux-mêmes, leur dit : « Pourquoi avez-vous de telles pensées dans vos cœurs ? — Connaissant aussitôt. Le Sauveur se plaint d’abord de l’injustice de ses adversaires. Pourquoi formez‑vous sans raisons de tels jugements ? leur demande‑t‑il. Il ne l’ignorait pas, le raisonnement qu’ils appuyaient sur ses paroles n’était nullement inspiré par un vrai zèle pour la gloire de Dieu, mais par la jalousie et la mauvaise volonté. — Par son esprit. Expression emphatique : « par lui‑même, sans que personne d’autre ne l’ait instruit », Patrizi. S. Marc a l’intention évidente de montrer que Jésus lisait au fond des cœurs et qu’il y découvrait les impressions les plus cachées. Les Prophètes avaient parfois une science semblable, mais elle leur était communiquée par l’Esprit de Dieu. Jésus la possède au contraire par son propre esprit : donc il est Dieu.
Mc2.9 Lequel est le plus facile de dire au paralytique : « Tes péchés te sont remis, ou de lui dire : Lève-toi, prends ton brancard et marche ? 10 Mais afin que vous sachiez que le Fils de l’homme a sur la terre, le pouvoir de remettre les péchés, 11 je te le commande, dit-il au paralytique : lève-toi, prends ton brancard et va dans ta maison. » — Le divin Maître fait maintenant une argumentation invincible contre les Scribes. Ceux‑ci lui ont fourni la majeure de son syllogisme : Qui, à part Dieu, est capable de remettre les péchés ? Il pose lui‑même la mineure : Moi, je puis remettre les péchés ; et il la prouve par un grand miracle. Là conclusion est évidente, bien qu’elle ne soit pas exprimée : Donc, j’agis au nom de Dieu, ou mieux encore : Donc, je suis Dieu [Cf. Francesco Saverio Patrizi, s.j., In Marcum commentarium, p. 18.]. Pour l’explication des détails, voir Matth. 9, 4‑6, et le commentaire. — Lequel est le plus facile… Voici une excellente pensée de Victor d’Antioche sur les paroles de Jésus : « Quel est le plus facile ? Dire ou agir ? Le premier, évidemment, attendu que le résultat n’est soumis à aucun contrôle. Eh bien puisque vous refusez d’ajouter foi à une simple assertion, j’y vais associer les faits, qui serviront de preuve à ce qui ne tombe pas sous les sens ». — Fils de l’homme. Cette expression importante et mystérieuse est employée quatorze fois par le second Évangéliste. nom important et célèbre que Jésus‑Christ aime à s’attribuer lui‑même dans l’Évangile. Les apôtres ne le lui donnent jamais ; seul, le diacre S. Étienne en fait usage dans son discours apologétique, Actes des Apôtres 7, 56. Ézéchiel le porte aussi dans sa Prophétie, 2, 1. 3-8 ; 3, 1-3, etc. ; mais alors c’est simplement l’expression que son interlocuteur céleste lui applique pour désigner la distance qui sépare leurs natures réciproques : d’un côté c’est un ange, de l’autre un simple « fils de l’homme », c’est-à-dire un mortel. Pour bien comprendre le sens de cette appellation quand c’est Jésus qui la prend, il faut recourir à une vision extatique de Daniel, pendant laquelle ce Prophète eut le bonheur de contempler le futur Messie revêtu de la forme humaine : « Je regardais en une vision nocturne et voici qu’avec les nuées du ciel venait quelqu’un qui était comme un fils d’homme », Dan. 7, 13. « Fils de l’homme » signifie certainement Messie dans ce passage : on s’en convaincra en lisant la suite de la narration du Prophète : c’est aussi en tant que Messie que Jésus se dit « le Fils de l’homme » par antonomase. Divers textes évangéliques ne laissent pas le moindre doute à ce sujet. Dans le récit de S. Matthieu, 26, 63 et ss., Caïphe somme Jésus au nom du Dieu vivant de lui dire s’il est le Christ, Fils de Dieu. Que répond Notre‑Seigneur ? « Tu l’as dit. Car je vous le dis, désormais vous verrez le Fils de l’homme assis à la droite de la puissance de Dieu et venant sur les nuées du ciel…. » cf. Marc. 14, 61-62 ; Luc. 22, 66-69. Bien plus, tel était le sens que les Juifs eux‑mêmes attribuaient à cette expression cf. Jean 12, 34, et surtout Luc. 12, 70, où ils tirent de la réponse ci‑dessus mentionnée du Sauveur la conclusion suivante : « Tu es donc le Fils de Dieu ? », ce qui revient à dire : Vous êtes donc le Messie ? Toutefois, comme on l’a répété avec beaucoup de raison à la suite de la plupart des Pères, ce titre de « Fils de l’homme » est loin d’être une dénomination glorieuse. « Le mot homme désigne souvent un homme d’une ville condition, e.g. Jud. 16, 7, 11 ; Psaume 82 (Vulg. 81), 7 ; et Psaume 49 (Vulg. 48), 3. On oppose fils de l’homme à fils de l’homme (hommes ordinaires à hommes courageux) », Rosenmüller, Schol. in h. l. « Parce que Dieu était aussi fils de Dieu, par une sorte d’antithèse, quant il parle de lui en tant qu’homme, il s’appelle fils de l’homme », Maldonat. Toutes les autres interprétations sont inexactes, depuis celle de Fritzsche qui réduit notre expression à un simple « Moi » (« Moi, c’est moi le fils de parents humains qui vous parle maintenant, cet homme que vous connaissez bien, c’est-à-dire : moi » : quelle platitude.), jusqu’à celle qui lui fait désigner Jésus comme l’homme par excellence, l’homme idéal. « de l’homme » doit se prendre d’une manière générale et ne représente pas spécialement Adam, comme l’a cru S. Grégoire de Nazianze, Orat. 30, c. 21. — Il dit au paralytique. Parenthèse ouverte par S. Marc entre deux paroles de Jésus, afin de mieux éviter toute amphibologie. Le pronom « te » du v. 11 est ainsi nettement déterminé. Le Sauveur, qui s’était adressé aux Scribes dans les versets précédents, se retourne tout à coup vers le malade, pour prononcer la parole de salut que celui‑ci attendait avec foi.
Mc2.12 Et à l’instant celui-ci se leva, pris son brancard et sortit en présence de tous, de sorte que tout le peuple était dans l’admiration et rendait gloire à Dieu, en disant : « Jamais nous n’avons rien vu de semblable. » — Et à l’instant celui-ci se leva… La scène est pour ainsi dire photographiée, tant elle est vivante et détaillée. On voit le paralytique se dresser sur son séant, sauter promptement à bas de sa couchette, la charger sur ses épaules et s’en aller en présence de tous. Comme tous les regards devaient être rivés sur lui. — Ils furent tous dans l’admiration… L’admiration est universelle, ou plutôt, suivant l’énergie du texte grec (cf. Luc 5, 26), c’est une sorte d’extase qui s’empare de toute l’assistance, tant le miracle a été frappant dans ses différentes circonstances. — Et rendaient gloire à Dieu. Du fait surnaturel dont elle vient d’être témoin, la foule remonte aussitôt à Dieu, l’auteur de tout don parfait. Ainsi donc, les Scribes accusaient Jésus de blasphème, et voilà qu’au contraire il avait porté le peuple à glorifier le Seigneur. — Le Talmud fait référence au fait de n’avoir pas cru en Jésus parce qu’il n’avait pas le pouvoir de remettre les péchés : « Auprès de lui ne se trouvait pas le pouvoir de remettre nos péchés. Nous l’avons donc répudié » [Sanhedrin, fol. 38, 2, Gloss.] — Voyez d’anciennes représentations artistiques de la guérison du paralytique [Charles Rohault de Fleury, L’Évangile : Études iconographiques et archéologiques, t. 1, p. 474.].
2, 13‑22. Parall. Matth. 9, 9‑17 ; Luc 5, 27‑39.
Mc2.13 Jésus sortit de nouveau le long de la mer et tout le peuple venait à lui et il les enseignait. Les trois synoptiques insistent sur la vocation de S. Matthieu à cause de sa grande importance au point de vue du salut messianique. Cet appel contient une profonde leçon soit pour les juifs, soit pour les païens. Si un publicain, un excommunié, peut devenir apôtre de Jésus alors personne ne doit donc désespérer d’être sauvé. — À la vocation de Lévi, S. Marc, de même que les auteurs du premier et du troisième Évangile, rattache un nouvel exemple de l’opposition vicieuse des Pharisiens contre Jésus. Il nous montre ces adversaires acharnés cherchant et trouvant partout des occasions de conflit. Sorti de nouveau. Jésus sort de Capharnaüm où nous l’avions vu entrer au début de ce chapitre, v. 4. L’adverbe « de nouveau » retombe sur les mots suivants, du côté de la mer, et nous rappelle qu’une fois déjà (cf. Marc 1, 16) Notre‑Seigneur était allé sur le rivage du lac. Cette nouvelle sortie aura le même résultat que la première, car elle aboutira, elle aussi, au choix d’un nouvel apôtre. Il n’est question de la mer que dans le récit de S. Marc : le concours du peuple auprès de Jésus, les instructions que le divin Maître lui donna avec son zèle accoutumé, sont également des traits intéressants qui appartiennent en propre à notre Évangéliste.
Mc2.14 En passant, il vit Lévi, fils d’Alphée, assis au bureau de péage, il lui dit : « Suis-moi. » Lévi se leva et le suivit. — En passant. Le sermon fini, Jésus continue sa promenade sur les bords du lac, et il fait en un clin d’œil la conquête d’un Apôtre. — Il vit. Les hommes s’étudient mutuellement avant de s’unir par des liens durables ; à Jésus un regard suffit, ses yeux pénétrants jusqu’au fond des cœurs. — Lévi, fils d’Alphée, sens ordinaire de cette tournure hébraïque. La mention du père de Lévi est encore une particularité que nous devons à S. Marc. Qu’était cet Alphée ? On l’ignore totalement : il paraît certain du moins qu’il ne faut pas le confondre, comme on l’a fait quelquefois, avec le père de S. Jacques le Mineur. Quant à Lévi, dont le nom était si célèbre chez les Hébreux (לוי, intimité, cf. Gn 27, 34), on a toujours généralement admis qu’il ne diffère pas de S. Matthieu [Comparez Apost. Const, 8, c. 22 ; Orig. Præfat. in Epistola ad Rom., Cat. in Matthieu ; Saint Augustin d’Hippone, De Consensu Evangelistarum, l. 2, c. 16 ; saint Jérôme de Stridon, De viris illustribus, c. 3.]. L’identité des deux personnages n’a été que très rarement contestée dans l’antiquité : elle l’est à peine de nos jours. Cf. Matth. 9, 9 et le Commentaire. Lévi était l’ancien nom, Matthieu fut la dénomination nouvelle, qui indique le grand changement par lequel le publicain avait été transformé tout d’un coup en Apôtre du Christ. — Suis‑moi. Jésus, dit admirablement Victor d’Antioche, reconnaît la perle qui gît dans la boue, il la ramasse et fait admirer au monde son éclat. — Et se levant, il le suivit. La perle, dirons‑nous pour continuer cette belle image, se laisse volontiers enchâsser par le divin joaillier.
Mc2.15 Il arriva que Jésus étant à table dans la maison de cet homme, plusieurs publicains et gens de mauvaise vie se trouvaient à table avec lui et ses disciples, car ils étaient nombreux à le suivre. — Comme Jésus était à table. Peu de temps après sa vocation, Lévi, soit pour honorer son nouveau Maître, soit pour prendre congé de ses amis et de ses anciennes fonctions, fit un repas solennel auquel Jésus assistait avec ses disciples. Cf. Luc.5, 29. — Dans la maison de cet homme. Évidemment, il s’agit de la maison de S. Matthieu, ainsi qu’il ressort du contexte et des récits parallèles : quelques exégètes, abusant de l’ambiguïté de l’expression, ont à tort prétendu que le festin avait eu lieu dans la maison de Notre‑Seigneur. — Plusieurs publicains et gens de mauvaise vie. « Plusieurs » est emphatique. Jésus et les siens n’étaient donc pas les seuls invités : Lévi, non sans raison, car il pensait probablement à leur bien spirituel, avait voulu mettre en contact avec le Sauveur tous ses collègues d’autrefois. Combien ne devait‑il pas désirer qu’ils se convertissent à leur tour. — Ils étaient nombreux à le suivre… « Marc a dit cela pour déclarer l’efficacité et le fruit de la prédication du Christ. Ébranlés par elle, plusieurs publicains et plusieurs pécheurs se sont faits les disciples d’un tel maître.
Mc2.16 Les Scribes et les Pharisiens, le voyant manger avec des pécheurs et des publicains, disaient à ses disciples : « D’où vient que votre Maître mange et boit avec des pécheurs et des publicains ? » — Les scribes et les pharisiens. Ce repas devait scandaliser doublement les Pharisiens. Premier scandale : Jésus ne craint pas de manger avec des publicains et des pécheurs. — Le voyant : ils ne tardèrent pas à s’en apercevoir, attendu qu’ils épiaient constamment les démarches de Jésus pour trouver de quoi l’accuser. — Disaient à ses disciples. N’osant s’adresser directement au Maître, dont ils redoutent les vertes répliques, ils prennent les disciples à partie. — Les publicains. Ce nom désigne dans les Évangiles des fonctionnaires inférieurs, chargés de recueillir les impôts au nom des chefs romains, auxquels l’État les avait affermés : leur vraie dénomination serait plutôt « douaniers, receveurs de péage ». Ils étaient généralement abhorrés à cause de leur odieuse rapacité. Aussi les épigrammes abondent‑elles sur eux dans les ouvrages classiques. Suétone raconte, que plusieurs villes érigèrent des statues à Sabinus « l’honnête publicain », et, comme on demandait à Théocrite quelles étaient les bêtes sauvages de la pire espèce, il répondit : « Sur les montagnes les ours et les lions ; dans les villes les publicains et les mauvais avocats » [Suétone, Vespas. 1.]. Les Juifs avaient excommunié ceux des leurs qui se livraient à ce métier [cf. Matth 5, 46 : On nommait publicains les employés chargés de prélever les impôts dans les pays annexés à l’empire romain. C’étaient tout d’abord des nobles ou des chevaliers qui, moyennant une annuité considérable qu’ils payaient à l’État, se chargeaient à leurs risques et périls de recouvrer la somme avancée par eux, grossie bien entendu d’intérêts considérables, car toute liberté ou peu s’en faut leur était laissée à cet égard. Toutefois cette dénomination servait plus communément à désigner non pas ces percepteurs en grand dont la principale fonction consistait à encaisser l’excédant toujours certain des recettes, mais leurs nombreux agents qui traitaient directement avec les contribuables. Ces employés inférieurs, désireux de s’enrichir comme leurs chefs, réclamaient plus encore que ceux‑ci n’avaient exigé, Cf. Luc. 3, 12 et 13, et se conduisaient en général avec une brutalité révoltante. C’était, on le voit, la concussion pratiquée sur toute la ligne, avec les abus les plus criants tolérés par les proconsuls. On comprend la haine que les pauvres provinciaux avaient dû concevoir pour les tyrans qui les dépouillaient avec une telle injustice. La classe des publicains, honnie chez les Grecs, l’était doublement chez les Juifs, aux yeux desquels elle avait en outre le tort impardonnable de servir les Romains, ces puissants ennemis de la cause théocratique. Aussi le Talmud affecte‑t-il de la ranger parmi celles des voleurs et des assassins ; il prétend même que le repentir, et par suite le salut des publicains, sont des choses impossibles. Le bon Jésus lui‑même parlant d’eux, soit selon leur malice réelle, soit en conformité avec les idées de ses compatriotes, les associe plus d’une fois à ce qu’il y a de pire dans la société, Cf. Mth. 18, 17 ; Mth. 21, 31-32, etc. Il mentionne donc ici leurs noms pour montrer qu’il y a bien peu de mérite à faire une chose qu’eux‑mêmes, hommes violents, brutaux, savent faire.]. Les Pharisiens, c’est‑à‑dire les séparés, d’après l’étymologie de leur nom [Cf. Matth. 3.7], se seraient bien gardés d’avoir le moindre rapport avec ces hommes profanes, et impurs, et voici que Jésus ne craignait pas de nouer avec eux les relations les plus intimes, il mange et il boit. C’était là un spectacle inouï en Israël, de la part d’un docteur et d’un saint. — La question ne fut sans doute posée aux disciples qu’après le festin ; car les Pharisiens et les Scribes n’entrèrent probablement pas dans la maison du publicain Lévi, surtout alors qu’elle était remplie de pécheurs.
Mc2.17 Entendant cela, Jésus leur dit : « Ce ne sont pas ceux qui se portent bien qui ont besoin de médecin, mais les malades, je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs. » — Ayant entendu cela. Jésus prend lui‑même la parole pour faire l’apologie de sa conduite. Dans sa réponse, il développe d’abord au moyen d’une image, puis au propre, l’idéal de son ministère parmi les hommes. — Ceux qui se portent bien. les gens robustes et biens portants. Le proverbe cité ici par Jésus se retrouve à peu près chez tous les peuples [Cf. Matth. 7, 12]. Le Sauveur daigne donc assurer qu’il est notre médecin aimable et tout‑puissant. Quelle consolation pour un monde si malade que le nôtre. « Je vois ce grand malade gisant dans tout l’univers, de l’Orient à l’Occident, et pour te guérir un médecin tout‑puissant est descendu du ciel » [Saint Augustin d’Hippone, Sermon 87.]. — Je ne suis pas venu appeler… Dans le langage du Nouveau Testament, le verbe « appeler » est une expression technique pour désigner la vocation au salut messianique. — Les justes. Théophylacte, et d’autres exégètes anciens et modernes, croient que Jésus appliquait ironiquement ce nom aux Pharisiens : Les justes, c’est‑à‑dire vous qui vous croyez justes. — Mais les pécheurs. Belle antithèse, qui exprime à merveille le but de l’Incarnation du Verbe, et qui montre que, dans la circonstance présente, Jésus était tout à fait à sa place et dans son rôle. Aussi, comme le dit saint Thomas d’Aquin, les Pharisiens se scandalisaient‑ils d’une chose qui aurait dû au contraire les édifier et les porter à l’admiration [2a 2æ, quæst. 25.]. — Voir dans Matth. 9, 13, une troisième proposition, tirée de l’Ancien Testament, que Jésus joignit à sa réponse.
Mc2.18 Les disciples de Jean et les Pharisiens avaient coutume de jeûner. Ils vinrent le trouver et lui dirent : « Pourquoi, tandis que les disciples de Jean et ceux des Pharisiens pratiquent le jeûne, vos disciples ne jeûnent-ils pas ? » — Second scandale : Les disciples du Sauveur négligent de jeûner. — Les disciples de Jean… Saint Marc place en avant de cette nouvelle scène une note archéologique qui pouvait être utile à ses lecteurs romains et grecs, peu au courant des usages juifs. Elle nous apprend que les disciples du Précurseur et les Pharisiens étaient dans l’habitude de jeûner fréquemment : les premiers imitaient ainsi la vie sévère de leur Maître ; les seconds suivaient en cela leurs traditions humaines, qui leur recommandaient deux jeûnes par semaine, celui du lundi parce que Moïse était descendu ce jour‑là du Sinaï, celui du jeudi parce qu’il en avait fait alors l’ascension [Cf. Babylonian Talmud, Bava Kama, f. 82.] — La construction de la phrase est extraordinaire : « étaient… jeûnants » au lieu du simple imparfait. Mais cette tournure a été choisie à dessein par l’écrivain sacré, parce qu’elle exprime très fortement une coutume fréquente, une chose qui a lieu d’une façon régulière. Comp. Matth. 9, 14 ; Luc 5, 33. — Étant venus, ils lui dirent. D’après S. Matthieu, la question aurait été posée par les seuls Joannites ; les seuls Pharisiens la lui adressent dans le troisième Évangile : S. Marc fait la conciliation en la mettant sur les lèvres et des uns et des autres. Quelques‑uns des disciples du Précurseur s’étaient rattachés aux Pharisiens après son emprisonnement, et ils avaient adopté la haine de la secte contre Notre‑Seigneur. Saint Jérôme réprouve par un blâme sévère, mais juste, la conduite qu’ils tinrent dans la circonstance présente : « Or ces disciples de Jean ne pouvaient pas ne pas être dominés par le mal, eux qui l’accusaient faussement sachant qu’il avait été célébré par les paroles du maître ; et ils étaient alliés aux Pharisiens qu’ils savaient avoir été condamnés par Jean » (Matth. 3, 7) [Saint Jérôme de Stridon, in Matthieu 9, 44.]. — Vos disciples ne jeûnent pas… Le contraste est habilement présenté. D’une part, la vie mortifiée des hommes qui étaient alors vénérés par tout le monde comme des saints ; d’autre part, Jésus et les siens qui font de bons repas. Cf. Matth. 11, 19.
Mc2.19 Jésus leur répondit : « Les compagnons de l’époux peuvent-ils jeûner pendant que l’époux est avec eux ? Aussi longtemps qu’ils ont avec eux l’époux, ils ne peuvent pas jeûner. 20 Mais les jours viendront où l’époux leur sera enlevé et alors ils jeûneront en ces jours-là. — Le Sauveur répond plus longuement à cette objection qu’à la première, parce qu’elle était en apparence plus grave et plus spécieuse. Il la réfute à l’aide de trois images familière, qui lui servent en même temps à caractériser d’une manière admirable la différence qu’il y a entre l’Ancien et le Nouveau Testament, entre la Loi et l’Évangile. Voir l’explication détaillée dans notre commentaire sur Matth. 9, 15. — Première image, vv. 19 et 20. Tant que durent les réjouissances données à l’occasion d’un mariage, aucun de ceux qui y participent ne saurait songer à jeûner : ce serait un vrai contresens. Mais, les fêtes nuptiales achevées, on peut se livrer au jeûne. Telle est la figure dans toute sa simplicité. Quelques expressions seulement demandent un commentaire rapide. — Les amis de l’époux ; dans le grec, « les fils de la chambre nuptiale », hébraïsme pour désigner ce qu’on nomme chez nous les « garçons d’honneur ». Jésus, le divin Époux, venu du ciel pour célébrer ses noces mystiques avec l’Église, appelait ainsi ses disciples. L’application du reste de la figure se fait maintenant d’elle‑même. — Peuvent‑ils jeûner. Ces mots n’expriment pas une impossibilité absolue, mais l’espèce d’inconvenance qu’il y aurait à jeûner en un pareil temps. — L’époux leur sera enlevé. C’est la première allusion que Jésus fait à sa Passion et à sa mort. En effet, le mot ἀπαρθῇ (enlever), employé de concert par les trois synoptiques, indique une séparation violente. La prévision de sa fin douloureuse était donc longtemps d’avance présente à la pensée du Sauveur : il est vrai que ceux qui devaient plus tard le condamner à mort, les Pharisiens, sont actuellement occupés à lancer contre lui de perfides attaques. — Alors ils jeûneront. C’est la coutume chez les Hindous de se livrer à diverses manifestations de tristesse le lendemain d’un mariage, quand le nouvel époux a quitté la maison de son beau‑père. Lorsque son céleste époux aura quitté la terre, l’Église pourra justement gémir et jeûner, exprimant ainsi la peine qu’elle aura de vivre loin de celui qu’elle aime par‑dessus tout. — La rédaction de S. Marc, dans ce passage, se fait remarquer par plusieurs redondances pleines d’emphase. Au v. 19, la même phrase est répétée deux fois avec de légères variantes. Dans le v. suivant, nous trouvons trois expressions pour une seule idée : « des jours viendront… alors… en ces jours‑là » (le singulier, pour signifier : « en ce triste jour. » serait préférable, car la leçon ἐν ἐκείνῃ τῇ ἡμέρᾳ est beaucoup plus accréditée que celle du Textus Receptus).
Mc2.21 Personne ne coud une pièce d’étoffe neuve à un vieux vêtement : autrement la pièce neuve emporte un morceau du vieux et la déchirure devient pire. — Ce verset contient la seconde image, qui est, au dire de saint Luc, Luc 5, 37, de même que la troisième, une sorte de petite parabole dans le sens large. Par ces deux comparaisons empruntées aux détails les plus pratiques de la vie de famille, Jésus se propose de démontrer, selon les uns, qu’un nouvel esprit se crée des formes nouvelles, c’est‑à‑dire que le Nouveau Testament peut se débarrasser de certaines observances cérémonielles de l’Ancien ; simplement, selon les autres, que les disciples étaient encore trop faibles pour mener une vie austère et pénitente. Nous avons examiné ces deux opinions dans l’Évangile selon S. Matthieu, 9, 17. — Personne ne coud… « Par ces deux comparaisons des vv. 21 et 22, (…) Jésus veut enseigner que pour recevoir sa doctrine, entrer dans la vie nouvelle qu’il inaugure, ses disciples doivent être animés d’un esprit nouveau, incompatible avec la stricte observance des traditions pharisaïques dénuées de réelles autorité. A cette heure de son ministère, il s’agit immédiatement pour Jésus de dégager ses disciples de tout lien sectaire pour se les attacher à lui seul comme Maître. Mais le principe est posé. Un jour viendra où, à la lumière conjointe du Saint-Esprit et de l’expérience chrétienne, ce ne seront pas seulement les observances pharisaïques, mais le Judaïsme lui-même qui apparaîtra aux disciples comme un vêtement usé qu’on ne peut coudre au Christianisme : l’Église se séparera de la Synagogue. » Cf. J. Huby, s.j., l’Évangile selon saint Marc, Paris, 1948, Les Éditions du Cerf, p.24.
Mc2.22 Et personne ne met du vin nouveau dans des outres vieilles : autrement, le vin fait rompre les outres et le vin se répand et les outres sont perdues. Mais le vin nouveau doit se mettre dans des outres neuves. » — Troisième image. Personne ne met du vin nouveau… Un hymne d’Adam de saint Victor pour la fête de la Pentecôte abrège ainsi la comparaison du Sauveur :
« Des outres neuves, non les vieilles,
sont adaptées au vin nouveau »
Dans de vieilles outres, la peau est incapable de résister à une vive pression, telle qu’est celle du vin nouveau. Quiconque l’oublierait, perdrait tout à la fois le contenant et le contenu. Le Seigneur répond avec une grande sobriété et avec enjouement. Il tire des vêtements et du vin (dont on se servait dans les banquets) des paraboles joyeuses, pour confondre la tristesse des plaignards.
Marc 2, 23‑28. Parall. Matth. 12, 1‑8 ; Luc 2, 1‑5.
Mc2.23 Il arriva, un jour de sabbat, que Jésus traversait des champs de blé et ses disciples, tout en s’avançant, se mirent à cueillir des épis. — Il arriva. Cf. v. 15. La date fixée par S. Luc, 6, 1, malgré l’incertitude qui règne, autour d’elle, semble indiquer que l’épisode des épis n’eut pas lieu immédiatement après la vocation de Lévi, mais à une époque plus tardive. S. Marc aurait donc suivi en cet endroit l’ordre logique et non celui des faits. — Un jour de sabbat. Voyez plus haut, Marc 1, 21 et l’explication. — Passant le long des blés un jour de sabbat, ses disciples se mirent… La phrase grecque est autrement construite, sa traduction littérale serait : « ils commencèrent à cheminer en arrachant des épis ». Quelques exégètes ont vu que les Apôtres s’avançaient jusque dans les champs pour prendre des épis. Mais comment se seraient‑ils permis un dégât aussi inutile, puisqu’ils avaient sur le bord du chemin plus d’épis qu’il ne leur en fallait ? D’après Fritzsche, les disciples auraient pour ainsi dire marqué leur chemin en le jonchant des épis égrenés qu’ils rejetaient. Un tel commentaire est‑il sérieux ? Le vrai sens semble pourtant bien simple : on n’a qu’à faire une légère transposition et l’on obtient cette phrase très claire : Chemin faisant, ils se mirent à arracher des épis. Que voulaient‑ils faire de ces épis ? Notre Évangéliste n’en dit rien ; mais le contexte le montre suffisamment ; cf. v. 26. Du reste, les deux autres synoptiques le racontent en toutes lettres : « ses disciples arrachaient des épis, et les mangeaient, après les avoir froissés dans leurs mains », Luc 6, 1 ; cf. Matth. 9, 1.
Mc2.24 Les Pharisiens lui dirent : « Voyez donc Pourquoi font-ils, le jour du sabbat, ce qui n’est pas permis ? » — Même dans le calme et la solitude de la campagne, Jésus n’est pas à l’abri de ses ennemis. Ils sont là pour incriminer aussitôt l’acte des disciples, dont ils rejettent sur lui toute la responsabilité. — Pourquoi font‑ils… ce qui n’est pas permis ? D’après ces esprits étroits, arracher quelques épis équivalait à moissonner. « Est coupable celui qui récolte du blé, le sabbat, de la quantité d’une figue » [Moïse Maïmonide, Schabb, c. 7.]. Les disciples avaient donc fait une œuvre servile, et violé par là‑même le repos du Sabbat. Voyez à ce sujet l’Évangile selon S. Matthieu, 12, 2. Les Juifs dits orthodoxes ont encore aujourd’hui, relativement au respect dû au sabbat, toute la largeur d’idées des Pharisiens.
Mc2.25 Il leur répondit : « N’avez-vous jamais lu ce que fit David lorsqu’il fut dans le besoin, ayant faim, lui et ceux qui l’accompagnaient : 26 comment il entra dans la maison de Dieu, au temps du grand prêtre Abiathar et mangea les pains de proposition, qu’il n’est permis de manger qu’aux prêtres seuls et en donna même à ceux qui étaient avec lui ? » — Jésus s’empresse de défendre les Apôtres contre l’injuste accusation de ses adversaires. Son argumentation vigoureuse, à laquelle les délateurs n’eurent rien à répondre, se compose de deux parties, l’une historique, l’autre rationnelle. — Premier argument, v. 25 et 26. — N’avez‑vous jamais lu ? Regarde, s’étaient écriés les Pharisiens. Lisez. s’écrie à son tour le divin Maître. Il renvoie ces Docteurs aux Saints Livres qu’ils étaient chargés d’interpréter. — Ce que fit David. Cf. 1 Samuel 21, 6. L’incident s’était passé à Nob, au temps où David fuyait la colère de Saül. Pressé un jour par le besoin (lorsqu’il fut dans le besoin, ce détail est spécial à S. Marc : il est important pour ramener l’exemple de David au cas des disciples), le royal proscrit alla demander des vivres au grand‑prêtre qui, n’ayant alors sous la main que les pains de proposition, n’hésita pas à les lui livrer, bien qu’il fût permis aux seuls prêtres de manger cette nourriture consacrée. — Au temps du grand prêtre Abiathar, c’est‑à‑dire durant le pontificat d’Abiathar. Nous disons dans le même sens : sous Pie IX, sous Léon XIII. La mention expresse du nom du grand‑prêtre alors régnant est une nouvelle particularité du récit de S. Marc. Toutefois, elle crée une très grande difficulté, puisque, d’après 1 Samuel 21, 1 et ss., le grand‑prêtre qui remit à David les pains de proposition ne fut pas Abiathar, mais son père Achimélech. Pour résoudre ce problème exégétique, on a fait plusieurs hypothèses. Il suffira de citer les principales. 1° Abiathar serait une faute de copiste, pour Achimélech. 2° L’Évangéliste, mal servi par sa mémoire, aurait confondu les deux noms. 3° Le grand‑prêtre d’alors se serait appelé en même temps Abiathar et Achimélech : de là l’emploi de noms différents par les deux écrivains sacrés. 4° Abiathar, comme précédemment les fils d’Héli, 1 Samuel 4, 4, aurait été le coadjuteur de son père dans les fonctions du souverain Pontificat : c’est pourquoi il put donner de ses propres mains les pains de proposition au prince fugitif. 5° Quoiqu’il ne fût pas alors grand‑prêtre, Abiathar était néanmoins employé au service du tabernacle. On le nommerait ici de préférence à son père à cause de la célébrité qu’il acquit plus tard sous le règne et au service de David. Les deux dernières opinions sont les plus vraisemblables : la seconde est rationaliste ; la première et la troisième ne reposent sur aucun fondement solide. — Dans la maison de Dieu : c’était alors un simple tabernacle, une simple tente. — Et en donna à ceux qui étaient avec lui. Plus exactement, d’après le récit du 1er livre de Samuel, le grand‑prêtre remit les pains à David, qui s’était seul présenté dans le tabernacle. Les compagnons du prince étaient restés à quelque distance.
Mc2.27 Il leur dit encore : « Le sabbat a été fait pour l’homme et non l’homme pour le sabbat, — Il leur dit encore. S. Marc signale par cette formule de transition le second argument de Jésus, compris dans les vv. 27 et 28. Ce nouveau raisonnement se compose de deux principes de la plus haute importance, non seulement pour le point particulier qui était à résoudre, mais encore d’une manière générale relativement aux observances religieuses. — Le sabbat a été fait pour l’homme… Premier principe, qui ne se trouve que dans la rédaction de S. Marc. C’est là une vérité aussi profonde qu’elle est obvie : mais la « micrologie » pharisaïque l’avait complètement obscurcie, en faisant du sabbat un but, tandis qu’il n’était qu’un moyen. Ainsi donc, le sabbat a été établi en vue de l’homme, pour son bien spirituel et temporel : par conséquent, faire souffrir l’homme à cause du sabbat, c’est aller contre l’institution divine et renverser l’ordre naturel des choses. Plusieurs Rabbins l’avaient compris, entre autres R. Jonatha ben‑Joseph, qui disait : « Le sabbat a été livré entre vos mains, mais vous n’avez pas été livrés entre les siennes, car il est écrit : Le sabbat est pour vous (Exode 16, 29) » [R. Jonatha ben‑Joseph, Ioma, f. 85, 2.]. Les contemporains de Jésus ne jugeaient pas de la même manière. — Voyez au second livre des Macchabées, 2Macc. 5, 19, un principe analogue à celui de Jésus : « Dieu n’a pas choisi le peuple à cause du lieu, mais le lieu à cause du peuple ».
Mc228 c’est pourquoi le Fils de l’homme est maître même du sabbat. » — Second principe, encore plus relevé que le premier : L’autorité du Christ est bien supérieure au sabbat. Jésus oppose donc maintenant son autorité messianique aux mesquines vexations des Pharisiens. — L’expression c’est pourquoi a été différemment comprise. Plusieurs exégètes la traduisent par « au reste, en fin de compte » (cf. Fr. Luc de Bruges), parce que, disent‑ils, elle n’introduit pas une conséquence rigoureuse des paroles qui précèdent, mais un argument nouveau et péremptoire. « Après tout (telle serait la pensée de Jésus), je puis dispenser mes disciples de la loi au sabbat, en vertu des pouvoirs dont je jouis comme Christ ». Mais n’est‑il pas plus naturel de conserver le sens de « en conséquence », et d’admettre une liaison réelle entre le v. 27 et le nôtre ? Si le sabbat est fait pour l’homme, comme Jésus vient de le dire, il est bien évident que le Fils de l’homme, c’est‑à‑dire le Messie, en est le Maître, et qu’il a le droit de dispenser à son sujet comme il lui plaît.


