Évangile de Jésus Christ selon saint Luc
À cette époque, Jésus raconta cette parabole à ses disciples : « Observez le figuier et tous les arbres. Contemplez-les : dès qu’ils produisent leurs bourgeons, vous comprenez que la saison chaude approche. De la même façon, quand vous verrez ces événements se produire, comprenez que le règne de Dieu est imminent. En vérité, je vous l’affirme : cette génération ne disparaîtra pas avant que tout cela ne se réalise. Le ciel et la terre disparaîtront, mais mes paroles demeureront. »
Discerner les signes du Royaume : comment reconnaître la proximité de Dieu dans notre monde
Quand Jésus nous apprend à lire l’invisible à travers le visible pour vivre dans l’espérance active de sa venue.
Dans un monde saturé de catastrophes annoncées et d’anxiété collective, Jésus nous invite à un autre regard. Sa parabole du figuier (Lc 21, 29-33) nous enseigne l’art de discerner les signes du Royaume qui pousse déjà au milieu de nous. Loin de nous paralyser par la peur de la fin, le Christ nous forme à une vigilance confiante, capable de reconnaître Dieu à l’œuvre même dans les bouleversements. Cette parole reste pour nous aujourd’hui une école de lucidité spirituelle et d’espérance incarnée.
Le fil conducteur : De l’observation de la nature à la reconnaissance du Royaume, Jésus nous forme à une nouvelle manière de voir qui transforme notre attente en action. Nous explorerons d’abord le contexte de cette parabole dans le discours eschatologique de Luc, puis nous analyserons la pédagogie divine du signe, avant de déployer trois axes : la lecture du monde comme langage de Dieu, l’urgence joyeuse de l’Avent, et la solidité de la Parole face à tout ce qui passe.
Une parole d’espérance au cœur de la crise
Le discours eschatologique selon Luc
Cet extrait s’inscrit dans le grand discours eschatologique de Jésus (Lc 21, 5-36), prononcé dans le Temple de Jérusalem quelques jours avant sa Passion. Les disciples viennent d’admirer la magnificence des pierres du sanctuaire quand Jésus annonce sa destruction prochaine. S’ensuit une série de prophéties sur les guerres, les persécutions, les bouleversements cosmiques – autant de réalités qui terroriseraient n’importe quel auditeur.
Pourtant, au milieu de ce discours apparemment sombre, Jésus insère cette parabole lumineuse du figuier. Le contraste est saisissant : après avoir évoqué la détresse des nations et les puissances ébranlées, voici qu’il parle de bourgeons et d’été proche. C’est comme si le Christ voulait recadrer notre vision. Les catastrophes ne sont pas le dernier mot ; elles sont les douleurs d’un enfantement.
Luc situe ce discours à un moment charnière. Jésus vient de dénoncer les scribes qui « dévorent les biens des veuves » (Lc 20, 47) et d’admirer l’offrande de la veuve pauvre (Lc 21, 1-4). Le Temple, symbole de la présence divine, sera détruit, mais quelque chose de plus grand advient. La véritable présence de Dieu se manifeste désormais dans l’humilité et la justice, non dans les pierres et l’or.
Cette parabole du figuier fonctionne donc comme une clé herméneutique : elle nous donne les lunettes pour lire les événements tragiques non comme des fins mais comme des commencements. Elle nous apprend que Dieu travaille même dans le chaos apparent pour faire advenir son Royaume. C’est cette pédagogie divine de l’espérance que nous devons saisir aujourd’hui.
La pédagogie du signe dans l’enseignement de Jésus
Une logique sacramentelle : le visible révèle l’invisible
Jésus utilise ici une méthode pédagogique qu’il affectionne particulièrement : partir du concret pour conduire à l’invisible. « Voyez le figuier et tous les autres arbres » (v. 29) – l’impératif est fort. Il ne dit pas « réfléchissez » ou « méditez », mais « regardez ». La contemplation de la nature devient ici école de théologie.
Cette approche s’enracine dans toute la tradition biblique. Déjà les Psaumes invitaient à lire dans la création la gloire du Créateur : « Les cieux racontent la gloire de Dieu » (Ps 19, 2). Jésus radicalise cette intuition : non seulement la nature révèle Dieu, mais elle devient signe de son action dans l’histoire. Le figuier qui bourgeonne n’est pas qu’une illustration commode ; il est réellement analogique au Royaume qui vient.
La structure du raisonnement est simple mais profonde : « Dès qu’ils bourgeonnent, vous savez que l’été est tout proche. De même… » (v. 30-31). Jésus établit un parallèle rigoureux entre deux ordres de réalité. Dans le premier, nous exerçons spontanément un discernement : personne ne doute que les bourgeons annoncent l’été. Dans le second, il nous faut apprendre à exercer le même discernement spirituel : certains événements annoncent infailliblement la proximité du Royaume.
Cette logique est profondément sacramentelle. Elle suppose que le monde matériel n’est pas opaque à la grâce, que l’histoire profane peut devenir lieu de manifestation du sacré. C’est exactement ce que vivra l’Église dans ses sacrements : l’eau devient signe de la nouvelle naissance, le pain devient présence du Christ. Jésus nous forme ici à regarder toute réalité comme potentiellement chargée de la présence divine.
L’enjeu est de taille : si nous apprenons à lire ainsi, nous cessons d’être les spectateurs passifs d’un monde incompréhensible pour devenir les témoins actifs d’un Royaume qui advient sous nos yeux.

Apprendre à lire le monde comme langage de Dieu
La première invitation de Jésus consiste à développer une véritable herméneutique du réel. Trop souvent, nous vivons dans un rapport instrumental à la nature et aux événements. Nous calculons, nous gérons, nous prévoyons – mais nous oublions de contempler et de discerner.
Le figuier dont parle Jésus était un arbre familier pour ses auditeurs. En Palestine, il symbolisait la paix et la prospérité : chacun « sous sa vigne et sous son figuier » (1 R 5, 5 ; Mi 4, 4). Mais Jésus ne fait pas d’abord référence à ce symbolisme culturel. Il part d’une observation encore plus simple : le cycle naturel de l’arbre. En hiver, le figuier perd toutes ses feuilles et paraît mort. Puis, au printemps, les premiers bourgeons apparaissent – et tout le monde sait que l’été approche.
Cette sagesse paysanne devient chez Jésus sagesse théologique. Dieu se révèle dans les rythmes du monde créé. Il y a une parole de Dieu inscrite dans les saisons, dans les cycles de mort et de renaissance que connaît toute la création. Paul le dira magnifiquement : « La création tout entière gémit en travail d’enfantement » (Rm 8, 22). Ce n’est pas une métaphore poétique mais une réalité ontologique : quelque chose de nouveau cherche à naître à travers toute l’histoire cosmique.
Concrètement, cela signifie que nous devons réapprendre à observer. Dans nos vies surchargées d’informations mais pauvres en attention, Jésus nous rappelle l’importance du regard contemplatif. Regarder un arbre bourgeonner n’est pas perdre son temps ; c’est se former à reconnaître les signes de Dieu. Celui qui ne voit plus les saisons ne saura pas non plus discerner les temps spirituels.
Cette lecture du monde suppose aussi une confiance fondamentale dans la cohérence de la création. Si les bourgeons annoncent immanquablement l’été, c’est qu’il existe une fiabilité inscrite dans l’ordre créé. Dieu n’est pas capricieux ; il se révèle selon une logique que nous pouvons apprendre. Cette confiance est décisive pour notre vie spirituelle : nous pouvons nous fier aux signes que Dieu nous donne.
Mais attention : Jésus ne dit pas que tout est signe. Il parle de « cela » (v. 31), désignant des événements précis qu’il vient de décrire. Le discernement ne consiste pas à sacraliser n’importe quoi, mais à reconnaître les vrais signes parmi le bruit de fond de l’histoire. C’est un art qui requiert formation, humilité, et ancrage dans la Parole.
L’urgence joyeuse de l’Avent – vivre tendu vers le Royaume
Le deuxième enseignement de cette parabole concerne notre posture existentielle. Jésus ne dit pas simplement que le Royaume est proche ; il affirme que nous pouvons et devons « savoir » qu’il est proche (v. 31). Cette connaissance doit transformer notre manière d’habiter le temps.
L’Avent chrétien, dont cette parabole est l’évangile du premier dimanche, n’est pas d’abord un compte à rebours jusqu’à Noël. C’est une attitude fondamentale : vivre tendu vers la venue du Seigneur. Les Pères de l’Église distinguaient trois venues du Christ : dans la chair à Bethléem, dans la gloire à la fin des temps, et dans les cœurs aujourd’hui par la grâce. L’Avent nous forme à reconnaître et accueillir ces trois dimensions.
Cette tension vers le Royaume crée une urgence, mais une urgence joyeuse. « Redressez-vous et relevez la tête, car votre rédemption approche » (Lc 21, 28) – l’acclamation d’Alléluia qui accompagne ce passage est révélatrice. Nous ne sommes pas dans l’anxiété apocalyptique mais dans l’expectative confiante. Comme une femme enceinte qui sent les premiers mouvements de l’enfant et sait que la naissance approche, ainsi l’Église discerne dans les événements les prémices du monde nouveau.
Cette urgence devrait transformer nos priorités. Jésus dit : « Cette génération ne passera pas sans que tout cela n’arrive » (v. 32). Certains exégètes ont vu là une difficulté, puisque deux mille ans ont passé. Mais le mot grec « genea » désigne moins une période chronologique qu’une qualité d’existence : l’humanité pécheresse, l’ordre ancien. Jésus affirme que cet ordre ancien est condamné, que le nouveau perce déjà, et que nous sommes appelés à vivre dès maintenant selon les lois du Royaume qui vient.
Pensons à Paul écrivant aux Romains : « La nuit est avancée, le jour approche » (Rm 13, 12). Cette conscience de l’imminence devrait nous libérer de l’attachement aux choses qui passent et nous rendre disponibles pour ce qui demeure. Non pas dans une fuite du monde, mais dans un engagement plus radical : puisque le Royaume pousse déjà, travaillons à le manifester par notre justice, notre paix, notre charité.
Cette urgence joyeuse s’oppose aussi bien au fatalisme désespéré qu’à l’optimisme naïf. Face aux crises de notre temps – écologiques, sociales, morales –, le chrétien n’est ni l’autruche qui nie les problèmes ni le prophète de malheur qui ne voit que déclin. Il est celui qui reconnaît que les douleurs actuelles sont douleurs d’enfantement, signes que quelque chose de neuf veut naître si nous collaborons avec la grâce.
La permanence de la Parole au milieu de tout ce qui passe
Le troisième axe nous conduit au cœur de la promesse christique : « Le ciel et la terre passeront, mes paroles ne passeront pas » (v. 33). Cette affirmation solennelle constitue le fondement de notre espérance.
Dans la Bible, « ciel et terre » désignent la totalité du cosmos créé. Jésus utilise ici une expression proverbiale pour signifier « absolument tout ». Même les réalités qui nous paraissent les plus stables – les astres, les montagnes, les institutions – sont soumises au changement et finiront par disparaître. Cette vision rejoint celle de la seconde lettre de Pierre : « Les éléments embrasés se dissoudront » (2 P 3, 12).
Mais au milieu de cette relativité universelle, une seule chose demeure absolue : la Parole du Christ. Pourquoi cette permanence ? Parce que cette Parole n’est pas un enseignement humain parmi d’autres, mais l’expression même du Verbe éternel. Jean l’a vu dès le Prologue : « Au commencement était la Parole, et la Parole était auprès de Dieu, et la Parole était Dieu » (Jn 1, 1). Les paroles de Jésus sont les paroles du Logos divin, et donc participent de l’éternité de Dieu.
Cette affirmation a des conséquences pratiques immenses. Elle signifie d’abord que nous pouvons nous appuyer sur la Parole du Christ comme sur le seul roc inébranlable. Dans un monde de bouleversements où toutes nos certitudes vacillent, la Parole tient. Jésus l’avait déjà dit dans la parabole des deux maisons : celui qui écoute ses paroles et les met en pratique est comme l’homme qui bâtit sur le roc (Mt 7, 24-25).
Ensuite, cela relativise tout le reste. Les empires passent, les idéologies s’effondrent, les modes intellectuelles se succèdent – mais la Parole demeure. Le Temple de Jérusalem, dont les disciples admiraient les pierres magnifiques, a effectivement été détruit en l’an 70. Les civilisations qui nous semblent éternelles ne le sont pas. Seule la Parole traverse les siècles sans perdre sa pertinence.
Cette permanence fonde aussi la mission de l’Église : transmettre intact le dépôt de la foi. Benoît XVI le rappelait souvent : l’Église n’est pas maîtresse de la Parole mais servante. Elle ne peut pas la modifier au gré des époques. Elle doit la garder fidèlement et l’annoncer dans toute sa radicalité, même quand elle dérange. Car c’est cette Parole immuable qui donne un point d’ancrage à l’humanité en dérive.
Enfin, cette promesse nourrit notre espérance eschatologique. Si les paroles du Christ ne passent pas, ses promesses se réaliseront. Quand il annonce : « Le royaume de Dieu est proche », nous pouvons en être certains. Quand il promet : « Je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin du monde » (Mt 28, 20), nous pouvons nous y fier absolument. La fiabilité de Dieu est engagée dans sa Parole.

Applications concrètes dans les différentes sphères de vie
Dans notre vie spirituelle personnelle
Cette parabole nous invite d’abord à cultiver un regard contemplatif sur notre propre existence. Où voyons-nous Dieu à l’œuvre ? Quels sont les « bourgeons » dans notre vie spirituelle qui annoncent une croissance nouvelle ? Peut-être est-ce un désir renouvelé de prier, une soif de la Parole, une sensibilité accrue à l’injustice, une capacité nouvelle à pardonner.
Concrètement, nous pourrions instaurer un temps hebdomadaire de relecture où nous identifions les signes de la présence de Dieu dans notre semaine. Non pas pour nous auto-congratuler, mais pour reconnaître que « c’est lui qui produit en nous le vouloir et le faire » (Ph 2, 13). Cette pratique développe notre capacité de discernement et nourrit notre gratitude.
Dans nos relations et notre vie familiale
Au sein de la famille, cette pédagogie du signe nous apprend à reconnaître les moments de grâce dans les petites choses quotidiennes. Un sourire d’enfant, une réconciliation après une dispute, un geste de service gratuit – autant de bourgeons du Royaume. Nous pouvons apprendre à nos enfants à nommer ces moments : « Tu vois, quand tu as partagé ton jouet, c’était le Royaume de Dieu qui grandissait entre nous. »
Cette attention transforme aussi notre manière de traverser les épreuves familiales. La maladie, les conflits, les deuils ne sont pas des signes que Dieu nous abandonne. Ils peuvent devenir, si nous les traversons dans la foi, des lieux d’une proximité nouvelle avec le Christ souffrant et des occasions de solidarité qui manifestent déjà la tendresse du Royaume.
Dans notre engagement social et professionnel
Dans notre travail et nos engagements citoyens, cette parabole nous libère du cynisme comme de l’utopisme. Nous ne prétendons pas bâtir le Royaume par nos propres forces – ce serait l’illusion prométhéenne. Mais nous reconnaissons que chaque geste de justice, de solidarité, de respect de la création est un bourgeon du Royaume, un signe que Dieu travaille dans l’histoire.
Vous travaillez dans l’éducation ? Chaque élève qui découvre sa dignité est un signe du Royaume. Vous êtes soignant ? Chaque patient accompagné avec humanité manifeste la compassion du Christ. Vous êtes en entreprise ? Chaque relation professionnelle vécue dans l’intégrité et le respect dessine déjà le monde de justice que Dieu veut.
Cette vision donne un sens profond à notre action sans nous écraser sous le poids du messianisme. Nous ne sommes pas les sauveurs du monde – le Sauveur est déjà venu. Mais nous sommes appelés à collaborer avec son œuvre, à préparer les chemins, à rendre visible ce qui pousse invisiblement.
Dans notre lecture de l’actualité et de l’histoire
Face aux nouvelles anxiogènes qui saturent nos écrans, cette parabole nous donne un autre regard. Plutôt que de nous laisser emporter par le flot d’informations catastrophiques, nous pouvons exercer un discernement : où Dieu est-il à l’œuvre malgré tout ? Où l’Esprit suscite-t-il des réponses de solidarité, de courage, de créativité ?
Chaque fois qu’une communauté se mobilise pour accueillir des réfugiés, chaque fois que des jeunes s’engagent pour la justice climatique, chaque fois qu’un mouvement de réconciliation émerge dans un conflit – voilà des bourgeons du Royaume. Notre rôle n’est pas de nier les drames, mais de savoir aussi reconnaître et encourager les signes d’espérance qui pointent au milieu de la nuit.
Résonances dans la tradition
L’herméneutique patristique du signe
Les Pères de l’Église ont abondamment médité cette parabole. Augustin, dans ses commentaires sur l’Évangile, y voit l’illustration de la « théologie naturelle » : Dieu se révèle à travers la création avant même de se révéler par les prophètes et le Christ. Le figuier devient ainsi la métaphore de toute l’humanité qui, observée avec les yeux de la foi, porte les signes de la rédemption à venir.
Origène développe une lecture allégorique plus audacieuse : le figuier représente Israël, et les « autres arbres » les nations païennes. Tous ensemble bourgeonnent au printemps de l’Évangile, manifestant que le salut est universel. Cette lecture christologique et ecclésiologique fait de la parabole une prophétie de la mission : partout où l’Évangile est annoncé, le Royaume bourgeonne.
Cyrille d’Alexandrie insiste sur la dimension eschatologique : les bourgeons ne sont pas le fruit final, mais son annonce certaine. De même, les signes du Royaume dans l’histoire ne sont pas encore sa plénitude, mais ils garantissent infailliblement que cette plénitude viendra. Cette distinction est cruciale pour éviter tout triomphalisme : nous sommes dans le temps des bourgeons, pas encore dans celui de la moisson.
Résonances liturgiques et sacramentelles
La liturgie de l’Avent fait de cette parabole un axe majeur de la spiritualité chrétienne du temps. Le temps n’est pas une répétition cyclique comme dans les religions cosmiques, ni une fuite linéaire sans sens comme dans le nihilisme moderne. C’est un temps « orienté », tendu vers une fin qui est aussi un accomplissement.
Les sacrements eux-mêmes fonctionnent selon cette logique du signe : l’eau du baptême est vraiment de l’eau, mais elle signifie et réalise la nouvelle naissance. Le pain eucharistique est vraiment du pain, mais il signifie et réalise la présence du Christ. Chaque sacrement est un « bourgeon » du Royaume, une anticipation réelle de la vie éternelle que nous vivons déjà dans la foi.
Cette perspective sacramentelle invite à ne pas séparer le visible et l’invisible, le matériel et le spirituel. Le christianisme n’est pas une gnose qui méprise la chair, mais une foi incarnée qui reconnaît que la grâce passe par les réalités concrètes. C’est pourquoi les gestes liturgiques – l’eau, le pain, le vin, l’huile, l’imposition des mains – sont si importants : ils manifestent que le salut rejoint l’homme tout entier, corps et âme.
Portée eschatologique et espérance chrétienne
Cette parabole articule de manière magistrale le « déjà là » et le « pas encore » du Royaume. Les théologiens protestants du XXe siècle, notamment Oscar Cullmann, ont parlé du « temps de l’Église » comme temps intermédiaire : entre la victoire décisive du Christ à Pâques (le « D-Day ») et la manifestation plénière de cette victoire à la Parousie (le « V-Day »).
Les bourgeons signifient que la bataille décisive est gagnée – le printemps a vaincu l’hiver –, mais la pleine manifestation de cette victoire demande encore du temps. Cette tension est constitutive de l’existence chrétienne : nous vivons dans la certitude de l’espérance, mais pas encore dans la vision. « Nous marchons par la foi, non par la vision » (2 Co 5, 7), tout en sachant que cette foi repose sur des signes tangibles.
Cette eschatologie a des implications éthiques majeures. Elle nous empêche de sacraliser l’ordre présent (puisqu’il est appelé à passer) tout en donnant une valeur éternelle à nos actes d’amour (puisqu’ils bourgeonnent pour le Royaume). Elle nous libère de l’activisme anxieux (Dieu fait venir son Royaume) sans nous autoriser la passivité (nous devons collaborer comme des intendants fidèles).
Piste de méditation
Un exercice hebdomadaire de discernement des signes
Chaque dimanche soir ou lundi matin, prenez quinze minutes pour une relecture spirituelle de votre semaine. Dans un carnet dédié, notez sous trois colonnes : « Bourgeons » (signes d’espérance, de grâce, de croissance), « Hiver » (épreuves, sécheresses, difficultés), et « Vigilance » (ce à quoi je suis appelé à être attentif cette semaine).
Cette pratique régulière forme progressivement votre regard. Vous apprenez à ne plus voir que le négatif, mais aussi à ne pas nier les réalités difficiles. Vous développez cette « sobre ivresse de l’Esprit » dont parlent les Pères : lucidité et espérance ensemble. Au bout de quelques mois, relisez vos notes – vous serez étonné de voir combien de « bourgeons » ont effectivement donné du fruit.
Méditation contemplative à partir de la nature
Choisissez un arbre près de chez vous – si possible un arbre à feuilles caduques qui manifeste clairement les saisons. Visitez-le régulièrement, au moins une fois par mois. Observez ses transformations : l’apparition des bourgeons au printemps, l’épanouissement des feuilles en été, les couleurs d’automne, le dépouillement hivernal.
Pendant ces moments d’observation, priez à partir de ce que vous voyez. Demandez-vous : dans quelle saison spirituelle suis-je ? Où sont mes bourgeons ? Qu’est-ce qui doit mourir en moi pour que du neuf puisse naître ? Laissez l’arbre devenir votre maître spirituel, celui qui vous enseigne les rythmes de la grâce.
Prière de l’Avent avec les textes scripturaires
Durant tout le temps de l’Avent, méditez quotidiennement un verset de ce passage de Luc. Prenez un verset par jour : lundi « Voyez le figuier », mardi « Dès qu’ils bourgeonnent », mercredi « L’été est proche », etc. Répétez lentement le verset, laissez-le résonner en vous, notez ce qu’il éveille comme désir, comme question, comme consolation.
Vous pouvez aussi prier avec le corps : mettez-vous en posture de veille, debout, les bras légèrement levés (comme l’acclamation « Redressez-vous et relevez la tête »). Maintenez cette posture quelques minutes en répétant intérieurement : « Viens, Seigneur Jésus. » Cette prière corporelle exprime et nourrit l’attitude d’attente active que Jésus veut éveiller en nous.
Partage communautaire et relecture en Église
Si vous faites partie d’un groupe de prière ou d’un mouvement, proposez un temps de partage où chacun nomme un « bourgeon du Royaume » qu’il a observé récemment dans sa vie, dans l’Église, dans le monde. Ce partage des signes d’espérance est profondément évangélique : il édifie la communauté, nourrit la foi des plus fragiles, et rend gloire à Dieu qui agit.
Attention toutefois à ne pas tomber dans l’angélisme. Le partage doit rester réaliste : nous nommons aussi les hivers, les nuits, les sécheresses. Mais nous les nommons dans la lumière de Pâques, c’est-à-dire en confessant que même là, Dieu peut faire naître du neuf. Cette confession commune de foi fortifie notre espérance personnelle.
Défis contemporains
Comment discerner sans tomber dans l’illuminisme ?
Un premier défi concerne le discernement lui-même. Comment savoir si ce que j’identifie comme « signe du Royaume » en est vraiment un ? Ne risque-t-on pas de projeter nos désirs sur les événements, de voir des signes là où il n’y en a pas ?
Ce risque est réel, et l’histoire de l’Église connaît hélas des dérives illuministes où des individus ou des groupes ont prétendu lire dans les événements des messages divins fantaisistes. La réponse réside dans trois critères de discernement : la cohérence avec l’Écriture, la confirmation par la communauté ecclésiale, et les fruits concrets dans la vie.
Un vrai signe du Royaume ne contredira jamais l’Évangile. Si quelqu’un prétend discerner que Dieu l’appelle à la haine, au mépris des pauvres, à l’injustice, c’est une illusion à coup sûr. Ensuite, le discernement ne peut être purement individuel : il doit être confirmé par d’autres croyants mûrs, idéalement en lien avec la tradition et le Magistère. Enfin, les vrais signes portent des fruits de paix, de joie, de charité – pas d’agitation, de division, d’orgueil.
L’urgence eschatologique ne conduit-elle pas au désengagement ?
Deuxième objection : si « le ciel et la terre passeront », pourquoi s’engager pour améliorer le monde ? Ne risque-t-on pas de tomber dans un quiétisme désesponsabilisant ?
L’histoire montre au contraire que l’espérance eschatologique chrétienne a été un puissant moteur de transformation sociale. Ce sont les moines qui ont défriché l’Europe, préservé la culture antique, développé l’agriculture. Ce sont des chrétiens qui ont fondé hôpitaux, écoles, œuvres de charité. Pourquoi ? Précisément parce qu’ils croyaient que leurs actes avaient une portée éternelle.
La clé est de distinguer « passer » et « disparaître totalement ». Dans la théologie catholique, notamment chez Thomas d’Aquin et dans Gaudium et Spes, on affirme que tout ce qui a été vécu dans l’amour sera transfiguré et assumé dans le Royaume. Le ciel et la terre « passeront » au sens où ils seront transformés, purifiés, embellis – non annihilés. Ainsi, nos actes de justice et de charité ne sont pas perdus ; ils préparent et anticipent le monde nouveau.
Comment maintenir l’espérance face aux catastrophes ?
Troisième défi : les crises écologiques, sociales, morales de notre temps sont d’une ampleur inédite. Comment continuer à « voir les bourgeons » quand tout semble s’effondrer ?
D’abord, en refusant le catastrophisme médiatique qui ne voit que le négatif. Les médias, pour des raisons commerciales, mettent en avant les drames et occultent les milliers d’initiatives positives qui fleurissent partout. Un travail d’information alternative est nécessaire : chercher activement les « bonnes nouvelles », les projets de solidarité, les innovations au service du bien commun.
Ensuite, en relativisant nos angoisses à la lumière de l’histoire longue. Chaque époque a vécu ses apocalypses : invasions barbares, pestes, guerres mondiales. Et pourtant, l’Église a traversé tout cela, l’humanité a survécu, Dieu n’a cessé de susciter des saints et des prophètes. Notre époque n’est ni pire ni meilleure que les autres – elle est la nôtre, celle où Dieu nous appelle à témoigner.
Enfin, en cultivant une espérance théologale qui ne dépend pas des circonstances. L’espérance chrétienne n’est pas l’optimisme qui croit que « tout ira bien ». C’est la certitude que Dieu est fidèle et que son dessein de son amour s’accomplira, quoi qu’il advienne. Même si le pire arrivait, même si notre civilisation s’effondrait, Dieu resterait Dieu, et son amour resterait le dernier mot de l’histoire.
Prière d’attente et d’accueil
Seigneur Jésus, Parole éternelle du Père,
Toi qui as enseigné à tes disciples l’art du discernement,
apprends-nous à regarder le monde avec tes yeux.
Ouvre nos cœurs aveugles à la beauté de ton Royaume qui germe déjà au milieu de nous.
Fais de nous des veilleurs vigilants,
Ni endormis dans l’indifférence,
ni paralysés par l’angoisse,
mais debout dans l’attente joyeuse de ta venue.
Comme le figuier qui bourgeonne annonce l’été,
Que nos vies soient des signes de ton Royaume :
par notre justice, soyons bourgeons de ta paix ;
par notre charité, soyons bourgeons de ton amour ;
par notre espérance, soyons bourgeons de ta victoire.
Quand la nuit se fait épaisse autour de nous,
Quand les nouvelles du monde pèsent sur nos épaules,
quand nos propres épreuves nous font douter,
redis à nos cœurs ta promesse inébranlable :
« Le ciel et la terre passeront, mes paroles ne passeront pas. »
Ancre-nous dans cette Parole qui ne passe pas,
Roc solide au milieu des tempêtes,
lumière certaine au milieu des ténèbres,
chemin sûr au milieu de nos égarements.
Viens, Seigneur Jésus,
Viens dans nos églises qui t’attendent,
viens dans nos familles qui ont soif de ta paix,
viens dans nos sociétés blessées qui cherchent ton visage,
viens dans nos cœurs qui languissent après toi.
Donne-nous de préparer tes chemins,
En aplanissant par le pardon les montagnes d’orgueil,
en comblant par la solidarité les vallées d’indifférence,
en redressant par la vérité les sentiers tortueux du mensonge.
Que notre Avent ne soit pas une simple attente passive,
Mais un engagement actif à collaborer avec ton Esprit,
à reconnaître tes signes,
à annoncer ta Bonne Nouvelle,
à manifester par nos vies que ton Royaume est déjà là.
Redresse-nous quand nous sommes courbés sous le poids du péché,
Relève nos têtes quand le découragement nous accable,
car tu es notre rédemption qui approche,
tu es notre joie qui vient,
tu es notre espérance qui ne déçoit pas.
Nous te rendons grâce, Seigneur de l’histoire,
Pour tous les bourgeons de ton Royaume que nous avons observés :
pour chaque geste de réconciliation qui défait la haine,
pour chaque main tendue qui relève le pauvre,
pour chaque parole de vérité qui démasque le mensonge,
pour chaque prière qui monte vers toi du cœur de tes enfants.
Fais-nous passer de l’hiver de notre péché au printemps de ta grâce,
Du sommeil de l’indifférence au réveil de l’amour,
de la mort qui passe à la vie qui demeure,
car tu es le Seigneur qui vient,
aujourd’hui, demain et pour les siècles des siècles.
Maranatha ! Viens, Seigneur Jésus !
Amen.
Devenir des lecteurs actifs des signes de Dieu
Cette parabole du figuier nous offre bien plus qu’un enseignement abstrait sur la fin des temps. Elle nous forme à une manière nouvelle d’habiter notre présent. Dans un monde où le sens semble faire défaut, où les catastrophes s’accumulent, où tant de nos contemporains oscillent entre cynisme désabusé et activisme frénétique, Jésus nous propose une troisième voie : celle de la vigilance confiante.
Apprendre à discerner les signes du Royaume, c’est refuser aussi bien l’aveuglement qui ne voit rien que l’illusion qui voit n’importe quoi. C’est développer un regard contemplatif et critique à la fois, un regard qui sait reconnaître Dieu à l’œuvre sans le confondre avec nos projections. Cette sagesse spirituelle demande du temps, de l’exercice, de l’humilité – mais elle porte des fruits de paix et d’espérance.
La promesse centrale demeure : la Parole du Christ ne passera pas. Dans un monde de flux incessant où tout change et s’effondre, cette ancre est décisive. Nous pouvons bâtir nos vies sur le roc de cette Parole, investir nos énergies dans ce qui demeure, orienter nos existences vers le Royaume qui vient. Non pas pour fuir les urgences du présent, mais au contraire pour les affronter avec la juste mesure de celui qui sait distinguer l’éternel du périssable.
L’appel est donc à une conversion du regard. Cessons de regarder le monde comme un ensemble de problèmes à résoudre ou de menaces à éviter. Regardons-le comme le lieu où Dieu sème son Royaume, où l’Esprit fait germer du neuf, où le Christ nous précède et nous attend. Partout où la justice grandit, partout où la solidarité se manifeste, partout où la vérité est dite avec courage, partout où le pardon réconcilie – là, le figuier bourgeonne, là, le Royaume approche.
Puissions-nous devenir ces témoins lucides et joyeux dont notre temps a tant besoin : ni les prophètes de malheur qui prophétisent la catastrophe, ni les optimistes naïfs qui nient les drames, mais les veilleurs qui savent reconnaître l’aube au milieu de la nuit et qui, par leur manière de vivre, manifestent déjà la lumière du jour qui vient.

Pratiques concrètes à mettre en œuvre
- Instaurer un moment hebdomadaire de relecture spirituelle où vous identifiez trois signes de la présence de Dieu dans votre semaine, en les notant dans un carnet dédié pour suivre le chemin parcouru.
- Adopter un arbre près de chez vous comme compagnon spirituel, en le visitant régulièrement pour observer ses transformations et méditer sur les saisons de votre propre vie spirituelle.
- Créer dans votre foyer un coin « Avent » avec une bougie que vous allumez chaque soir en lisant un verset de ce passage et en partageant un signe d’espérance observé dans la journée.
- Rejoindre ou former un petit groupe de partage où chacun nomme mensuellement un « bourgeon du Royaume » repéré dans sa vie, son travail, son quartier, pour édifier mutuellement la foi.
- Choisir une situation difficile de votre vie et vous demander en prière : « Où Dieu est-il à l’œuvre ici ? Quel bourgeon pourrait pousser à travers cette épreuve ? » sans forcer de réponse mais dans l’ouverture confiante.
- Cultiver un jeûne médiatique partiel en remplaçant quinze minutes de consommation d’actualités anxiogènes par quinze minutes de lecture de témoignages chrétiens ou de projets solidaires qui manifestent le Royaume.
- Apprendre par cœur le verset 33 « Le ciel et la terre passeront, mes paroles ne passeront pas » pour le répéter comme une ancre dans les moments de doute, d’angoisse ou de découragement.
Références principales
- Évangile selon saint Luc, chapitre 21 – Le discours eschatologique complet offre le contexte indispensable pour comprendre la parabole du figuier et son message d’espérance.
- Constitution pastorale Gaudium et Spes (Vatican II, 1965) – Particulièrement les numéros 39 à 45 sur la dignité de l’activité humaine et sa relation au Royaume de Dieu.
- Augustin d’Hippone, Commentaire sur l’Évangile de saint Jean – Pour sa réflexion sur les signes et la pédagogie divine à travers la création et l’histoire.
- Hans Urs von Balthasar, La Dramatique divine (tome IV) – Pour sa théologie de l’histoire comme lieu de manifestation progressive du dessein de Dieu.
- Oscar Cullmann, Christ et le Temps (1946) – Étude fondamentale sur la conception chrétienne du temps comme temps orienté entre l’accomplissement en Christ et la Parousie.
- Jürgen Moltmann, Théologie de l’espérance (1964) – Pour sa réflexion sur l’eschatologie comme moteur de l’engagement chrétien dans l’histoire et non comme fuite du monde.
- Benoît XVI, Encyclique Spe Salvi (2007) – Sur la vertu d’espérance chrétienne, sa différence avec l’optimisme, et sa capacité à transformer notre regard sur le présent.
- Romano Guardini, La fin des temps modernes – Pour sa lecture théologique des signes des temps et son invitation à un discernement spirituel de l’histoire contemporaine.


