Évangile de Jésus Christ selon saint Luc
À cette époque, Jésus disait :
« Lequel d’entre vous, ayant un serviteur qui laboure ou qui garde le troupeau, lui dira quand il rentre des champs : « Viens tout de suite te mettre à table » ? Ne lui dira-t-il pas plutôt : « Prépare mon repas, habille-toi pour me servir pendant que je mange et que je bois. Après cela, tu pourras manger et boire à ton tour » ?
Aura-t-il de la gratitude envers ce serviteur parce qu’il a accompli ce qui lui était demandé ?
Il en va de même pour vous : quand vous aurez accompli tout ce qui vous a été commandé, dites : « Nous sommes des serviteurs quelconques : nous avons seulement fait ce que nous devions faire. » »
S’accomplir dans le service : l’humilité active selon l’Évangile
Sous-titre : Comment comprendre la vocation du chrétien comme serviteur libre, à partir du devoir évangélique et du lien filial à Dieu.
Si la grandeur du christianisme réside dans le mystère du don de soi, alors ce passage de l’Évangile selon saint Luc, où Jésus invite chacun à reconnaître son service humble et gratuit, nous met face à la vraie nature de notre existence devant Dieu : être serviteurs, et, plus fondamentalement encore, « n’avoir fait que notre devoir ». Cet enseignement, loin de condamner à l’effacement, ouvre sur une vie libre, profondément aimée et appelée à la communion. Ce texte s’adresse à ceux qui cherchent une vie où la théologie éclaire l’action, la foi nourrit le quotidien, et le sens se trouve dans la fidélité à la Parole.
- Genèse du texte et contexte biblique : pourquoi et comment Luc pose la question du service.
- Portée théologique : service, mérite et vie chrétienne.
- Axes thématiques (humilité, devoir, reconnaissance).
- Applications concrètes dans les sphères de vie.
- Ancrages : lectures traditionnelles, portée spirituelle.
- Pratique méditative et défis contemporains.
- Prière liturgique et conclusion engagée.
Un enseignement au carrefour du devoir et de la relation
Le passage de Luc 17,7-10 s’insère dans une série d’enseignements sur la foi, le pardon et la fidélité dans le quotidien du disciple. Jésus y interroge le rapport au service : le maître et le serviteur dialoguent sur la nature de l’obéissance. Mais ici, la finalité n’est ni la récompense, ni la recherche de reconnaissance sociale : la fidélité du serviteur est présentée comme intrinsèquement juste et nécessaire — ce qu’exprime le terme grec « achreios » (inutile, simple). Or, cette humilité n’est pas une dévalorisation mais l’acceptation d’une place auprès de Dieu, qui reste maître. Le contexte scripturaire relie cette parabole à d’autres passages sur la foi active : les Apôtres demandent « Augmente en nous la foi », et Jésus répond par cette image, invitant au service radical, sans attente de privilège.
Ce texte fut commenté depuis les premiers siècles comme une réponse à la tentation du mérite : « Tout le bien que nous faisons ne saurait récompenser ce que nous devons à Dieu », écrit Aristote, repris par Thomas d’Aquin dans la Somme théologique : le serviteur ne peut mériter de Dieu, car tout don reçu reste toujours infiniment supérieur à ce qu’on peut offrir. Dans la tradition chrétienne, ce passage a servi à contrebalancer des lectures trop moralisantes du disciple : la sainteté ne naît pas du calcul, mais du don et du service libre.
L’évangile de Jean 14,23, avec son « Si quelqu’un m’aime, il gardera ma parole ; mon Père l’aimera, et nous viendrons vers lui », introduit la dimension de relation et de réciprocité : Dieu vient habiter chez celui qui garde sa parole, non comme une récompense méritée, mais comme un don gratuit et libre, fruit de l’amour et de la fidélité.
Portée théologique : Mérite, service et grâce
Le paradoxe du mérite divin
À travers cette parabole, Jésus interroge la question du mérite devant Dieu. Dans la tradition hébraïque et chrétienne, le mérite est problématique, car personne ne peut revendiquer devant Dieu un droit basé sur ses œuvres. L’image du serviteur obéissant qui ne réclame rien pour avoir accompli son devoir est une invitation à entrer dans l’économie de la grâce : ce que Dieu donne, il le donne librement, aucun acte ne saurait l’acheter. Saint Thomas d’Aquin souligne que la disproportion entre la bonté de Dieu et nos actions rend caduc tout calcul : la bonté divine absorbe toute possible dette.
Le serviteur n’est pas mis dans un état de soumission servile : la théologie de la filiation divine, qui s’appuie sur Jean 14,23, invite à voir en toute fidélité une réponse d’amour, et non une servitude humiliée. Le chrétien est appelé à vivre l’obéissance comme un acte de liberté et de confiance, sachant que Dieu reste toujours le donneur de toute réalité.
L’articulation du texte entre devoir et amour permet de dépasser le strict service : Dieu n’est pas un maître sévère, mais un Père, et c’est en aimant et en gardant sa parole que le croyant accède à la maison divine. Le passage de Luc n’est pas une négation de la valeur du service : c’est une insistance sur la gratuité du don, sur la réalité du service comme engagement humble et lucide.

Humilité radicale et filiation
Être serviteur, être fils
L’humilité du serviteur est un thème central : elle n’est pas annihilation de soi, elle est connaissance lucide de la place de l’homme devant Dieu. Dans toute l’histoire biblique, l’homme appelé par Dieu est un serviteur (Abraham, Moïse, Marie). L’humilité chrétienne ne suppose pas le mépris de soi, mais la reconnaissance joyeuse que toute vie est don. Cette humilité permet, paradoxalement, d’accéder à la filiation : le serviteur qui accepte son statut devient fils, héritier, lorsque la Parole se fait demeure en lui (Jean 14,23).
En se déclarant « simples serviteurs », les disciples ne refusent pas la grandeur, ils acceptent d’être libres de toute revendication : leur joie est dans la fidélité, non dans la conquête d’un mérite. Cette logique – en rupture avec celle du monde antique où la dignité s’acquérait par l’honneur et les œuvres – fait de l’humilité une voie vers l’authenticité et la vraie grandeur.
Devoir, fidélité et fidélité active
Le devoir comme fidélité créative
L’expression « nous n’avons fait que notre devoir » est parfois interprétée comme une condamnation de l’engagement visible, mais l’Évangile invite au contraire à une fidélité agissante, créative, où le devoir devient espace de liberté. Le disciple est appelé à la conscience du commandement, non de façon mécanique mais comme réponse à une parole donnée, reçue et gardée. Le service du chrétien est quotidien : laborer la terre, garder les troupeaux, préparer le repas – autant d’actes ordinaires, sanctifiés par la fidélité.
Ce devoir évangélique n’est jamais contentement passif : il requiert une inventivité, une vigilance, une capacité à relire le quotidien à la lumière de la Parole. Ainsi, l’engagement chrétien ne se mesure pas à la quantité des œuvres, mais à la qualité de leur accomplissement.
Reconnaissance et non-attente
La reconnaissance sans attente de retour
L’un des paradoxes majeurs du texte est la question de la reconnaissance : le maître n’est pas tenu d’exprimer de gratitude pour un service accompli, car le service est la norme de la relation. Cette position peut sembler injuste, voire froide – mais elle replace le cœur de l’engagement chrétien non dans la récompense, mais dans la gratuité. Le croyant ne dessert pas la table du Seigneur en vue d’une rétribution, mais par amour pour la fidélité.
Cela ne signifie pas que Dieu néglige ou méprise le service : dans d’autres passages, il promet « alors il se ceindra, les fera prendre place à table » (Luc 12,37), signe que le don est toujours reçu et dépassé dans le don de Dieu. Mais ici, Jésus insiste sur le désintéressement : le serviteur est appelé à dépasser l’attente de reconnaissance, pour entrer dans la logique évangélique du « don sans retour ».
Applications concrètes dans la vie
Servir sans attente, aimer dans l’action
Comment cette parabole se déploie-t-elle dans la vie d’aujourd’hui ? Plusieurs sphères sont touchées :
- Vie professionnelle : vivre la responsabilité, la persévérance, le soin du travail non pour la reconnaissance mais par fidélité à une vocation intérieure.
- Vie familiale : éduquer, soutenir, aimer sans attendre retour constant – la Parole invite à une gratuité enthousiaste.
- Engagement social et ecclésial : le service du prochain, dans l’Église ou au sein de la société, est le lieu de la charité non calculée.
- Vie spirituelle : prier, célébrer, étudier – tout acte doit être porté par le désir de fidélité, non par la quête d’une récompense explicite.
- Quotidien et relations : dans l’amitié ou les rapports humains, apprendre à aimer sans poser de conditions, à donner sans mesurer ce que l’on reçoit.
L’encouragement du texte est simple : « Faites ce qui doit être fait, et découvrez-y la liberté du service humble ».

Résonances traditionnelles, sources et portée spirituelle
De la lecture patristique à la vie mystique
Les Pères de l’Église ont souvent relu ce texte comme un remède contre le volontarisme et le perfectionnisme : Basile de Césarée, Jean Chrysostome et Augustin rappellent que nous sommes des serviteurs, mais aussi des amis de Dieu, lorsque la Parole demeure en nous. Thomas d’Aquin, comme dit plus haut, placerait ce texte en tension avec l’idée de mérite : tout est don, tout est grâce. Le courant mystique médiéval – Maître Eckhart, Thérèse d’Avila – insiste sur la simplicité du service : le plus grand cadeau est d’aimer la volonté de Dieu, sans condition.
La spiritualité chrétienne tire de ce passage une école de la liberté : celle de n’attendre rien, pour tout recevoir. Quand l’homme cesse de se regarder, il s’ouvre à la grandeur du don divin. La théologie du service rejoint ici la mystique de la demeure : Jean 14,23 promet que le Père et le Fils viennent habiter chez celui qui aime, qu’il soit serviteur ou maître. Cette inhabitation introduit dans la vie le miracle d’une amitié divine, offerte gratuitement.
Pistes de pratique et méditation
Servir, méditer, recevoir
Voici une méthode en étapes, inspirée du texte et des traditions spirituelles :
- Lire lentement Luc 17,7-10 chaque matin, en demandant la lumière de la simplicité et de l’humilité.
- Écrire ou nommer chaque acte de service réalisé dans la journée, sans attendre remerciements ou reconnaissance.
- Relier chaque action à la Parole de Dieu, demandant : « Est-ce par amour pour Dieu ? Est-ce par fidélité à un appel intérieur ? »
- Méditer la phrase : « Nous sommes de simples serviteurs », comme une source de liberté, non d’effacement.
- Prononcer un merci intérieur à Dieu pour les dons reçus, puis à ceux pour qui et avec qui on agit, même sans retour explicite.
- En fin de semaine, contempler la réciprocité silencieuse : Dieu qui vient à la rencontre du cœur qui le sert humblement.
Défis actuels et réponses nuancées
Le service humble face à la société de la performance
Le texte se heurte à plusieurs objections contemporaines : vivre sans reconnaissance semble impossible dans une culture du mérite, de la visibilité et de la récompense. Comment préserver la motivation dans un monde qui ne valorise que le résultat ? La réponse chrétienne est nuancée : si l’absence de reconnaissance peut conduire à la lassitude, le texte invite à une conversion du regard : « Ne cherchez pas votre identité dans la comparaison ou la récompense, mais dans la fidélité à l’appel reçu ». Il s’agit alors de revoir le sens même de la réussite : non plus celle qui se mesure, mais celle qui se reçoit, dans la paix intérieure qui naît du service.
Le défi consiste aussi à ne pas sombrer dans le découragement : l’Évangile propose de relier tout acte, même le plus petit, à la source du don originel. Face au perfectionnisme, au burn-out, à la concurrence, le disciple est appelé à trouver une autre énergie, celle de la foi active et de la promesse contenue dans la Parole habité.
Prière
Prière du serviteur joyeux
Seigneur,
Accorde-moi la joie de servir sans attendre rien d’autre que ta présence,
Ouvre mon cœur à la fidélité quotidienne, humble et créative,
Donne-moi de vivre chaque acte comme accueil de ta Parole,
Que ma vie devienne demeure où tu viens, selon ta promesse,
Que le service, petit ou grand, ordinaire ou exceptionnel,
soit toujours un chemin vers toi, sans mesure ni attente de retour.
Amen.
Conclusion : Oser servir pour entrer dans la liberté
Le passage de Luc attire au service libre, à l’humilité active : la vocation chrétienne s’accomplit dans la fidélité à la Parole, sans calcul, dans la joie du don, porté par la promesse de la demeure divine. L’action juste n’attend pas de récompense ; elle est son propre fruit, espace ouvert à la grâce, à l’amitié, au miracle, à l’étonnement. Ose donc servir, humblement, et découvre que chaque acte fidèle construit la demeure où Dieu vient habiter.
Pratique
- Lire chaque matin le passage de Luc 17,7-10, en le liant à ton propre agenda.
- Choisir un acte de service gratuit à réaliser sans le mentionner à autrui.
- Noter chaque jour une Parole gardée et vécue, selon Jean 14,23.
- Prier pour ceux qui servent « dans l’ombre », à la maison, au travail, dans l’Église.
- Relire une fois par semaine les méditations des Pères sur le service humble.
- Offrir à Dieu, le soir, chaque action accomplie, sans en attendre récompense.
- Prendre un temps de silence pour accueillir la présence promise : « Nous viendrons vers lui ».
Références
- Évangile selon saint Luc 17,7-10 : texte source, traductions, commentaires.
- Jean 14,23 : parole de la demeure, commentaire exégétique.
- Thomas d’Aquin, « Somme de théologie », Ia-IIae, q. 114, a.1 : mérite et grâce.
- Jean Chrysostome, Homélies sur Luc : lectures patristiques.
- Maître Eckhart, Sermons : mystique du service.
- Basilique de Césarée, Catéchèses.
- Augustin, « Confessions » : humilité et don intégral.
- Commentaires modernes : Michel Quesnel, Passionistes de Polynésie, Jardinier de Dieu.


