« On est étrangers dans notre propre pays » : le lent effacement des chrétiens de Syrie

Share

Après quatorze années de guerre civile, la communauté chrétienne syrienne a perdu près de 80 % de ses membres. Entre violences confessionnelles, insécurité chronique et désillusion face au nouveau pouvoir islamiste, ceux qui restent oscillent entre espérance fragile et tentation de l’exil définitif. Un rapport alarmant et des témoignages poignants dessinent le portrait d’une communauté au bord de l’extinction.

Il y a des chiffres qui parlent plus fort que n’importe quel discours. En 2011, au moment où les premières manifestations du « printemps arabe » secouaient la Syrie, on comptait près de deux millions de chrétiens dans ce pays berceau de la chrétienté. Aujourd’hui, selon les estimations les plus récentes, ils ne seraient plus que 300 000 à 500 000, soit une chute vertigineuse de plus de 75 %. Cette hémorragie démographique, sans doute la plus brutale de l’histoire moderne des chrétiens d’Orient, menace tout simplement d’effacer une présence bimillénaire.

Car c’est bien à Damas que Saul de Tarse s’est converti pour devenir saint Paul. C’est en Syrie que les disciples du Christ furent pour la première fois appelés « chrétiens », à Antioche, il y a près de deux mille ans. C’est sur cette terre que se sont développées certaines des plus anciennes communautés chrétiennes du monde, parlant encore l’araméen, la langue du Christ lui-même. Aujourd’hui, cette terre fondatrice pourrait bientôt ne plus compter de chrétiens que dans les livres d’histoire.

Comment en est-on arrivé là ? Pour comprendre, il faut plonger dans une guerre qui a tout détruit sur son passage : les villes, l’économie, le tissu social, et avec eux les espoirs de millions de Syriens, toutes confessions confondues. Mais il faut aussi regarder en face ce qui s’est passé depuis la chute du régime Assad en décembre 2024, et les espoirs déçus d’une communauté qui avait cru pouvoir tourner la page.

L’effondrement d’une communauté millénaire

De la mosaïque confessionnelle au sauve-qui-peut général

Avant la guerre, la Syrie ressemblait à une mosaïque confessionnelle unique au Moyen-Orient. Les chrétiens y représentaient entre 8 et 10 % de la population, répartis en une douzaine de confessions différentes : grecs-orthodoxes (les plus nombreux avec environ 170 000 fidèles), grecs-catholiques melkites (200 000), syriaques orthodoxes et catholiques, arméniens grégoriens et catholiques, maronites, chaldéens, assyriens, latins, protestants… Cette diversité fascinante témoignait d’une histoire riche et complexe, où chaque communauté avait su préserver ses traditions tout en participant à la vie commune du pays.

Cette coexistence, aussi imparfaite qu’elle ait pu être sous le régime autoritaire des Assad, garantissait néanmoins une certaine tranquillité. Les chrétiens tenaient des écoles réputées, des hôpitaux de qualité, des dispensaires ouverts à tous, sans distinction de religion. Ils occupaient des postes dans l’administration, le commerce, les professions libérales. Leur présence faisait partie du paysage syrien comme les vieilles pierres d’Alep ou les jardins de Damas. Ils étaient des acteurs essentiels de la vie économique et sociale, des ponts naturels entre l’Orient et l’Occident.

Les grandes villes syriennes portaient toutes la marque de cette présence chrétienne : le quartier chrétien de Bab Touma dans la vieille ville de Damas, les cathédrales et les souks d’Alep, les monastères millénaires de Maaloula où l’on parle encore l’araméen, la vallée des chrétiens (Wadi al-Nassara) avec ses villages accrochés aux collines près de Homs. Chaque pierre, chaque clocher, chaque chant liturgique témoignait de cette enracinement profond.

Puis tout a basculé. Quand les manifestations pacifiques de 2011 se sont transformées en guerre civile, les chrétiens se sont retrouvés pris en étau. D’un côté, un régime brutal qui instrumentalisait leur peur pour se poser en protecteur des minorités, les utilisant comme alibi de sa prétendue laïcité. De l’autre, des groupes rebelles de plus en plus dominés par des mouvances islamistes radicales qui voyaient en eux des « croisés » ou des complices du pouvoir.

La réalité, bien sûr, était plus nuancée. Beaucoup de chrétiens ne soutenaient ni le régime ni les rebelles, préférant rester en retrait d’un conflit qui n’était pas le leur. Certains, notamment parmi les jeunes, avaient même rejoint l’opposition dans les premiers mois, rêvant d’une Syrie démocratique et pluraliste. Mais la montée en puissance des groupes jihadistes, l’arrivée de combattants étrangers, la radicalisation du conflit ont vite rendu cette position intenable.

Le résultat, tu le devines : un exode massif. À Alep, deuxième ville du pays et jadis cœur battant de la chrétienté syrienne, la population chrétienne est passée de 150 000 âmes avant la guerre à moins de 25 000 aujourd’hui, dont seulement 4 000 entre 18 et 30 ans. À Homs, c’est encore pire : les quartiers chrétiens ont été dévastés, leurs habitants dispersés aux quatre vents. Dans certaines régions tombées aux mains de l’État islamique, comme Raqqa ou Deir ez-Zor, la présence chrétienne a tout simplement été éradiquée, les habitants ayant le choix entre la conversion, le départ immédiat ou la mort.

Les chiffres d’une catastrophe annoncée

Les données sont édifiantes, presque irréelles. Selon le cardinal Mario Zenari, nonce apostolique à Damas depuis 2008 et seul diplomate du Vatican à n’avoir jamais quitté son poste pendant toute la durée du conflit, les chrétiens qui représentaient encore 6 % de la population syrienne juste avant le conflit n’en constituent plus que 2 % aujourd’hui. Une chute de deux tiers en à peine quinze ans.

Pour mesurer l’ampleur du désastre, il faut remonter le temps. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, les chrétiens représentaient 25 % de la population syrienne, soit environ trois millions de personnes sur un total de 12 millions d’habitants. Ce déclin progressif, d’abord lent puis accéléré, reflétait déjà des dynamiques démographiques défavorables : taux de natalité plus faible, émigration économique vers l’Occident, montée du nationalisme arabe.

Mais rien n’avait préparé la communauté à l’hémorragie provoquée par la guerre civile. Selon l’évêque chaldéen d’Alep, Mgr Antoine Audo, la moitié des 1,5 million de chrétiens présents en 2011 auraient quitté le pays durant les premières années du conflit. Et le mouvement n’a jamais cessé depuis. Entre mars 2011 et fin 2012 seulement, on estime que 260 000 chrétiens syriens se sont réfugiés au Liban voisin, déjà économiquement exsangue.

D’autres ont rejoint la diaspora en Europe, notamment en Allemagne et en Suède, en Amérique du Nord ou en Australie. Beaucoup ne reviendront jamais. Car l’émigration chrétienne a ceci de particulier qu’elle est rarement temporaire : les familles partent avec l’idée de recommencer leur vie ailleurs, de permettre à leurs enfants de grandir en sécurité, d’avoir un avenir qui ne soit pas rythmé par les bombardements, les pénuries et la peur.

« Chaque famille a perdu l’un de ses membres », résume Ibrahim, un habitant d’Alep d’une trentaine d’années, interrogé par l’ONG Portes Ouvertes. « La guerre a fait ressurgir la haine cachée entre chrétiens et musulmans. Les voisins se sont transformés en ennemis et dans certaines régions, comme à Raqqa, c’est la présence chrétienne dans son ensemble qui est en train de s’éteindre. » Son témoignage, recueilli après dix ans de guerre, résonne comme un cri d’alarme.

Ceux qui restent : entre résilience et épuisement

Pourtant, certains s’accrochent. Par attachement viscéral à leur terre ancestrale, par conviction religieuse profonde, par incapacité matérielle de partir, ou simplement parce qu’ils refusent de céder à la peur. Ces irréductibles forment le dernier rempart contre la disparition complète d’une présence deux fois millénaire.

Des organisations comme l’Œuvre d’Orient, engagée aux côtés des chrétiens d’Orient depuis plus de 160 ans et présente dans 23 pays, tentent de leur donner les moyens de rester. À travers des projets comme les « Hope Center » à Alep, Homs et Damas, elles proposent des microcrédits sans intérêt pour permettre aux familles de relancer une activité économique et de retrouver leur autonomie financière. L’idée est de briser le cercle vicieux de l’assistanat et de la dépendance.

« Le projet est d’aider les familles chrétiennes à devenir autonomes financièrement pour les encourager à rester dans leur pays et contribuer à la vie économique de leur nation », explique Safir Salim, coordinateur du programme Hope Center en Syrie. L’approche est pragmatique : plutôt que de l’aide ponctuelle, offrir les outils de la dignité retrouvée. Un coiffeur qui peut rouvrir son salon, un orfèvre qui retrouve son atelier, un chauffeur de taxi qui acquiert enfin son propre véhicule après des années à reverser la moitié de ses gains au propriétaire.

Vincent Gelot, directeur de l’Œuvre d’Orient pour la Syrie et le Liban, parcourt régulièrement les routes défoncées du pays pour rencontrer ces communautés éprouvées. « La Syrie est un pays ravagé », témoigne-t-il. « C’est un pays qui a connu plus de 50 ans de dictature, 14 années de guerres effroyables qui ont absolument détruit ce pays, ses villes, ses services publics. » Son constat est sans appel : les stigmates sont partout visibles, et au-delà des destructions matérielles, c’est le tissu social lui-même qui a été déchiré.

Ces efforts humanitaires se heurtent pourtant à une réalité économique catastrophique. Plus de 95 % de la population syrienne vit désormais sous le seuil de pauvreté. L’inflation a rendu les salaires dérisoires. Les pénuries d’électricité – parfois seulement deux heures par jour – de carburant et de produits de première nécessité rythment un quotidien épuisant. Les files d’attente pour acheter du pain peuvent durer jusqu’à cinq heures. Dans ces conditions, même les plus déterminés finissent par douter de leur capacité à tenir.

La chute d’Assad et l’espoir déçu

Décembre 2024 : la fin d’un régime, le début des incertitudes

Le 8 décembre 2024, le monde apprenait avec stupéfaction la chute de Bachar al-Assad, après une offensive éclair menée par une coalition de groupes rebelles dominée par Hayat Tahrir al-Cham (HTS). En douze jours à peine, le régime s’était effondré comme un château de cartes, le dictateur prenant la fuite vers la Russie où il avait obtenu l’asile politique.

Pour beaucoup de Syriens, ce fut un moment d’espoir intense. La fin de cinquante-quatre ans de dictature du clan Assad, la perspective de tourner enfin la page d’un conflit dévastateur qui avait fait entre 300 000 et 500 000 morts, 1,5 million de blessés, 5,6 millions de réfugiés et 6,2 millions de déplacés internes. Les images de prisonniers libérés des geôles du régime, les récits d’horreur émergeant des centres de torture, confirmaient ce que beaucoup savaient déjà : le régime Assad était une machine à broyer.

Mais pour les chrétiens, l’heure n’était pas à l’euphorie. Car qui étaient ces nouveaux maîtres de Damas entrés en vainqueurs dans la grande mosquée des Omeyyades ?

Ahmed al-Charaa – connu sous son nom de guerre « Abou Mohammed al-Joulani » – traînait un passé singulièrement encombrant. Passé par Al-Qaïda en Irak au début des années 2000 après l’invasion américaine, incarcéré à la sinistre prison d’Abou Ghraib où il avait côtoyé d’autres futurs chefs jihadistes, fondateur du Front al-Nosra (branche syrienne officielle d’Al-Qaïda) en 2012, longtemps considéré comme terroriste par les États-Unis, l’ONU, l’Union européenne et même la Russie, avec une prime de 10 millions de dollars sur sa tête.

Certes, il avait soigneusement travaillé son image ces dernières années, troquant la tenue de combat contre le costume-cravate, la barbe hirsute de combattant contre une barbe taillée de notable respectable. En 2016, il avait officiellement rompu avec Al-Qaïda et rebaptisé son mouvement Hayat Tahrir al-Cham. Il avait gouverné la région d’Idlib, dans le nord-ouest syrien, d’une main de fer mais sans imposer une application trop rigoriste de la charia, accordant une relative liberté de culte aux chrétiens et aux druzes. Mais pouvait-on vraiment lui faire confiance ?

« Nous avions bon espoir lorsque la chute d’al-Assad a été confirmée », témoigne Wakil, un chrétien syrien interrogé par l’organisation Christian Solidarity International. Mais très vite, les signaux inquiétants se sont multipliés, transformant l’espoir prudent en angoisse sourde.

Dès les premiers jours, des incidents ont été rapportés : sapins de Noël incendiés par des combattants cagoulés à Souqaylabiya près de Hama, intimidations dans les quartiers chrétiens, prédications islamistes agressives. Le nouveau pouvoir s’empressait de condamner ces débordements et promettait de poursuivre les auteurs – qualifiés de « non-Syriens » – mais le mal était fait. La confiance, déjà fragile, commençait à s’effriter.

Mars 2025 : le massacre des minorités

Début mars 2025, la situation a brutalement dégénéré. Dans les régions côtières à majorité alaouite – la communauté chiite dont est issu le clan Assad – des violences d’une extrême brutalité ont éclaté. Ce qui avait commencé comme une répression de « nostalgiques du régime » s’est transformé en massacres confessionnels d’une ampleur terrifiante.

Le 6 mars, des partisans présumés de l’ancien régime ont attaqué des forces de sécurité dans la région de Lattaquié. La riposte a été disproportionnée et indiscriminée. En trois jours, plus de mille civils ont été tués, principalement des alaouites mais aussi des chrétiens pris dans la tourmente. Des combattants proches du gouvernement de transition scandaient des slogans sectaires glaçants : « Ce sont des porcs alaouites ! » Les exécutions sommaires se sont multipliées dans les villages. Des familles entières ont été massacrées. Des dizaines de milliers de personnes ont fui vers d’autres régions.

À Lattaquié, grande ville portuaire cosmopolite, les chrétiens se sont barricadés chez eux, terrifiés. « Nous restons à la maison depuis le début de l’escalade et barricadons nos portes de peur de l’entrée de combattants étrangers », témoignait un habitant à l’AFP, sous couvert d’anonymat par crainte de représailles. Des jihadistes non-syriens, accusés d’avoir participé aux massacres, menaçaient ouvertement les minorités dans des vidéos circulant sur les réseaux sociaux.

Le patriarche orthodoxe d’Antioche, Jean X, a lancé un appel solennel au président par intérim Ahmad al-Charaa lors de son homélie dominicale à Damas : « Arrêtez les massacres ! Les zones visées étaient celles des Alaouites et des chrétiens. De nombreux chrétiens innocents ont également été tués. » L’Église, habituellement prudente dans ses déclarations politiques, sortait de sa réserve pour crier son indignation.

Le traumatisme fut immense et durable. « Je suis désormais convaincue que l’émigration est la seule solution », confiait Roueida, une chrétienne de 36 ans jointe par téléphone. « Nous sentons que personne ne nous protège. » Gabriel, un artisan de 37 ans, faisait le même constat amer : « Je ne suis pas rassuré quant à mon avenir, et je n’ose pas me marier et avoir des enfants ici. Il y a dix ans, j’ai eu l’occasion de partir au Canada, mais j’ai pensé que la situation allait s’améliorer. Aujourd’hui, je regrette amèrement de ne pas avoir saisi l’occasion. »

La constitution islamique : l’institutionnalisation de l’exclusion

Comme pour enfoncer le clou, le 13 mars 2025 – au lendemain même des massacres de la côte – Ahmed al-Charaa signait une nouvelle constitution intérimaire pour la Syrie, prévue pour rester en vigueur cinq ans. Un texte qui établit la loi islamique (charia) comme « source principale de législation » et stipule que le chef de l’État doit être un musulman sunnite.

Pour les minorités – kurdes, druzes, alaouites, chrétiens – c’était une douche froide. Certes, le texte promettait de « préserver les droits de tous les groupes religieux et ethniques », et quelques ministres issus de minorités ont été nommés au gouvernement de transition : un chrétien, une druze, un kurde, un alaouite. Mais comment croire à ces promesses inclusives quand la loi fondamentale institutionnalise explicitement une hiérarchie confessionnelle ?

« Les Syriens souhaitent une Constitution laïque qui donne à chaque citoyen la liberté de vivre sans ingérence de la religion ou de la loi islamique », témoigne Aliyah, une alaouite de 44 ans originaire de Jablé. Elle souligne une ironie cruelle : « Contrairement à l’opinion générale, les alaouites ne jouissaient d’aucun privilège sous Assad. Comme la plupart des Syriens, nous avons souffert des conséquences du monopole du pouvoir. Maintenant, nous avons le choix entre mourir de faim ou être tués à cause de notre appartenance religieuse. » Mais ce n’est manifestement pas le chemin que prend la « nouvelle Syrie ».

Au quotidien, des signaux inquiétants d’intolérance religieuse se multiplient : bouteilles d’alcool brisées dans les magasins, séparation des femmes et des hommes dans les transports en commun, affiches incitant les étudiantes à porter le voile intégral, prédication de l’islam dans les quartiers chrétiens, destruction de croix sur des tombes. « Il est vrai qu’on a réagi immédiatement à tous ces incidents », tempère Wakil, « mais les minorités ont vraiment peur. On ne sait pas où tout cela mène. »

L’attentat de juin 2025 : le coup de grâce ?

Le dimanche sanglant de l’église Mar Elias

Le 22 juin 2025, en fin d’après-midi, alors que les fidèles de l’église grecque-orthodoxe Mar Elias (Saint-Élie) du quartier de Dwelaa, dans la banlieue sud de Damas, assistaient à la liturgie dominicale du soir, l’impensable s’est produit. Un moment de recueillement et de prière s’est transformé en bain de sang.

Un homme armé a d’abord ouvert le feu depuis l’extérieur de l’édifice religieux, puis il a pénétré dans l’église au milieu des cris et de la panique. Des fidèles courageux ont tenté de l’arrêter, de le maîtriser. Peine perdue : il a déclenché la ceinture explosive qu’il portait sous ses vêtements.

Le bilan fut effroyable : 25 morts, plus de 60 blessés, dont beaucoup garderont des séquelles à vie. Des images insoutenables ont fait le tour du monde : débris de bois et icônes saintes éparpillés au sol couvert de sang, familles hurlant de douleur à la recherche de leurs proches disparus sous les décombres. Une mère, cherchant désespérément son fils dont le téléphone restait muet, confiait aux journalistes : « J’ai peur de ne plus jamais entendre sa voix. »

Le ministère syrien de l’Intérieur a rapidement attribué l’attentat à l’État islamique (Daech), affirmant que le kamikaze était « affilié au groupe terroriste ». C’était la première attaque suicide dans la capitale syrienne depuis la chute d’Assad, et surtout la plus meurtrière contre les chrétiens depuis… 1860, année des massacres qui avaient ensanglanté le Mont-Liban et Damas sous l’Empire ottoman.

Oui, tu as bien lu : depuis le massacre de 1860, dans un contexte historique totalement différent, jamais les chrétiens de Syrie n’avaient subi une telle tuerie dans un lieu de culte. Même pendant les pires années de la guerre civile, même lors des exactions de l’État islamique, aucune église n’avait été ciblée avec une telle violence meurtrière à l’intérieur de ses murs.

La colère des patriarches

Lors des funérailles solennelles, célébrées deux jours plus tard dans l’église de la Sainte-Croix à Damas, le patriarche grec-orthodoxe d’Antioche et de tout l’Orient, Jean X (Youhanna X), n’a pas mâché ses mots. S’adressant directement au président Ahmad al-Charaa, il a lancé avec une colère à peine contenue : « Nous n’acceptons pas que cela se produise à l’époque de la révolution et sous votre autorité. Hier, vous avez présenté vos condoléances par téléphone au vicaire patriarcal. Cela ne suffit pas. »

Le patriarche a insisté avec force : « Le gouvernement porte la pleine responsabilité » de la protection des chrétiens. Il a fustigé ce qu’il a qualifié de « massacre inacceptable ». Un message d’une rare fermeté adressé à un pouvoir qui peine manifestement à sécuriser les minorités malgré ses promesses répétées.

Au Vatican, la consternation était tout aussi profonde. Le cardinal Claudio Gugerotti, préfet du dicastère pour les Églises orientales et diplomate chevronné du Saint-Siège, a exprimé ses craintes les plus vives : « Malheureusement, je crains que nous ne puissions même pas imaginer ce qui pourrait se passer les jours prochains. La seule chose sûre est qu’un tel massacre de chrétiens signifie un décuplement de l’exode des chrétiens des pays du Proche-Orient. »

Dans un registre plus solennel encore, le cardinal a ajouté : « Face à ce qui s’est passé, exprimer sa proximité est insuffisant. Aujourd’hui, nous disons que nous sommes avec vous. Dans cette église de Damas, ils nous ont tués nous aussi. » Ces mots, prononcés par un prélat habituellement mesuré, disaient toute la gravité du moment.

Le pape Léon XIV, lors de son audience générale du 25 juin, a condamné l’« ignoble attentat » perpétré contre la communauté grecque-orthodoxe et appelé la communauté internationale à ne pas « détourner le regard » de ce pays martyrisé. Une injonction qui résonnait comme un appel à la responsabilité collective.

Après l’attentat : la peur comme compagne quotidienne

Dans les semaines et les mois qui ont suivi l’attentat de Mar Elias, le traumatisme s’est installé durablement dans la communauté chrétienne. Les mesures de sécurité ont été renforcées aux entrées des églises, avec des volontaires et des forces gouvernementales chargés de filtrer les fidèles. Mais paradoxalement, ces dispositifs visibles ont accentué le sentiment d’insécurité plutôt que de le dissiper.

« Les églises étaient des lieux où l’on trouvait paix et sécurité, des havres de recueillement », témoigne le frère Firas Lutfi, curé de la communauté latine Saint-Paul de Damas, dont la paroisse se trouve non loin du lieu du massacre. « Elles sont désormais perçues comme des lieux dangereux, des cibles potentielles. Les fidèles vivent dans la panique, même ceux qui n’étaient pas à l’église ce jour-là sont traumatisés. On constate une baisse significative de la fréquentation des messes dans tout le pays. »

Le 13 juillet, une tentative d’attentat a été déjouée de justesse devant une église maronite dédiée elle aussi à Mar Elias (Saint-Élie), dans le village d’Al-Kharibat près de Tartous. Une voiture piégée avait été repérée avant d’exploser, grâce à la vigilance des habitants et des forces de sécurité. Un soulagement immense, mais aussi la preuve que la menace reste omniprésente et que les chrétiens demeurent des cibles.

À Alep, le frère Bahjat Karakach, curé latin de la ville, témoigne du changement d’atmosphère : « Les mesures de sécurité dans nos églises, les contrôles, les portes fermées, la peur des attentats… Tout cela instaure un sentiment d’insécurité permanent. » Résultat concret : l’Église latine a réduit de manière significative ses activités pastorales. Les camps d’été annuels pour les enfants et les jeunes, rendez-vous attendu de l’été, ont été purement et simplement annulés.

L’évêque latin de Syrie, Mgr Hanna Jallouf, franciscain comme le frère Bahjat, a résumé la situation en chiffres accablants : « Avant l’attentat, environ 50 % des familles chrétiennes envisageaient d’émigrer à plus ou moins long terme. Aujourd’hui, ce chiffre atteint 90 %. » Neuf familles sur dix qui pensent à partir : le constat est vertigineux.

« Il n’y a rien de pire que de vivre dans un endroit où l’on ne se sent pas en sécurité », a confié Jenny Haddad, une jeune fonctionnaire de 21 ans qui venait de perdre son père dans l’attentat, à un correspondant de l’AFP venu couvrir les funérailles. « Je ne veux plus rester ici. La mort nous entoure de partout. On savait que notre tour viendrait. » Des mots terribles, prononcés par une jeune femme qui devrait avoir la vie devant elle.

Vers une disparition programmée ?

Les experts et les observateurs sont unanimement pessimistes quant à l’avenir de la présence chrétienne en Syrie. Fabrice Balanche, géographe et directeur de recherche à l’université de Lyon, spécialiste reconnu de la géopolitique syrienne depuis des décennies, observe un schéma tristement familier : « Comme constaté autrefois en Égypte ou en Irak, toute tuerie dans une église est suivie d’une hémorragie chrétienne. Les familles partent, les jeunes surtout, et ne reviennent jamais. »

L’exemple irakien est dans tous les esprits et hante les nuits des chrétiens syriens. Après la chute de Saddam Hussein en 2003 et l’invasion américaine, les chrétiens d’Irak, qui étaient 1,5 million, ont été réduits à moins de 400 000 par les persécutions, le terrorisme (notamment de la part d’Al-Qaïda puis de l’État islamique), l’instabilité politique chronique et les violences confessionnelles. La Syrie semble suivre le même chemin tragique, avec une rapidité peut-être même supérieure.

Le cardinal Zenari avait prévenu dès 2019, lors d’une intervention à Budapest : si rien ne change fondamentalement, les chrétiens pourraient disparaître de Syrie d’ici 2060. L’attentat de juin 2025, les massacres de mars et les violences qui ont suivi semblent avoir dramatiquement accéléré ce funeste calendrier. Certains parlent désormais d’une ou deux décennies, pas plus.

« Les chrétiens, trop dispersés géographiquement et affaiblis par une émigration intensive pendant le conflit, n’ont guère de territoire protecteur où se replier », analyse Tigrane Yégavian, chercheur à l’Institut Chrétiens d’Orient et auteur de « Minorités d’Orient, les oubliés de l’histoire ». Contrairement aux Kurdes qui contrôlent le nord-est du pays, ou aux Druzes concentrés dans la région de Soueïda au sud, les chrétiens sont éparpillés dans tout le pays, vulnérables partout, majoritaires nulle part.

Fin septembre 2025, deux jeunes hommes chrétiens ont été abattus dans le Wadi al-Nassara, la « vallée des chrétiens » à l’ouest de Homs, l’une des rares régions où ils restaient majoritaires. À Qosseyr, non loin de là, les réfugiés sunnites revenus après des années d’exil accusent les chrétiens locaux d’avoir participé à leur éviction aux côtés du Hezbollah libanais pendant la guerre. Ils les poussent au départ pour s’emparer de leurs biens et de leurs maisons. La ville chrétienne de Méhardeh, isolée dans une région à majorité sunnite, a dû payer les localités voisines pour éviter qu’elles n’assouvissent leur désir de vengeance.

Que reste-t-il d’espoir ?

Malgré tout, malgré la peur et le désespoir, certains refusent obstinément de baisser les bras. Le frère Bahjat Karakach, curé latin d’Alep, insiste avec une foi qui force le respect : « Nous devons être créatifs, sortir des schémas rigides d’évangélisation et trouver de nouvelles voies. Nous ne devons pas laisser le mal avoir le dernier mot. Nous croyons en la force de la grâce de Dieu et en la résurrection. » Des paroles qui puisent aux sources mêmes du christianisme, né justement sur cette terre.

L’Église, dans sa diversité confessionnelle, continue de jouer un rôle social essentiel auprès de toute la population syrienne, distribuant de l’aide alimentaire et médicale, gérant des écoles et des dispensaires ouverts à tous sans distinction de religion ni de confession. C’est peut-être là, dans ce service désintéressé et universel, que réside la meilleure réponse à la haine et au sectarisme.

L’événement « Light for Syria » (Lumière pour la Syrie), organisé du 25 au 27 novembre 2025 à Damas par le Comité épiscopal de Syrie sous la présidence du nonce apostolique Mario Zenari, a réuni les principales agences chrétiennes d’aide humanitaire et les acteurs locaux pour définir une vision stratégique commune. Éducation, santé, emploi, reconstruction, dialogue interreligieux, diaspora, gouvernance : les chantiers sont immenses, mais la volonté de reconstruire un avenir demeure.

La communauté internationale a aussi son rôle crucial à jouer. L’Union européenne, premier bailleur de fonds humanitaires en Syrie avec plus de 33 milliards d’euros mobilisés depuis 2011, dispose d’un levier considérable. Conditionner l’aide et la levée progressive des sanctions à des garanties concrètes pour les minorités pourrait peser dans la balance. Le Centre européen pour le droit et la justice (ECLJ) a déjà mobilisé des députés européens pour demander à la Commission d’exiger ces garanties dans toute discussion sur l’avenir du pays.

Mais le temps presse inexorablement. Chaque jour qui passe voit des familles boucler leurs valises pour ne plus revenir. Chaque attentat, chaque violence, chaque humiliation quotidienne, chaque croix brisée sur une tombe, rapproche un peu plus la communauté chrétienne de Syrie du point de non-retour démographique.

« On est étrangers dans notre propre pays », confient beaucoup de chrétiens syriens aux journalistes et aux humanitaires qui viennent à leur rencontre. Cette phrase, d’une tristesse infinie, résume leur sentiment d’être devenus des survivants sur une terre qui fut pourtant celle de leurs ancêtres depuis vingt siècles, bien avant l’arrivée de l’islam.

Le patriarche Jean X a posé la bonne question, la seule qui vaille, lors des funérailles de juin : « Nous ne demandons pas des privilèges. Nous demandons simplement de pouvoir vivre en paix et en sécurité, comme n’importe quel citoyen syrien. Est-ce trop demander ? »

L’avenir seul dira si cette demande, si élémentaire, si humaine, si universelle, sera enfin entendue par ceux qui ont le pouvoir de changer les choses. En attendant, les cloches des églises syriennes continuent de sonner, de plus en plus discrètement, de plus en plus rares, pour une communauté qui s’amenuise chaque jour un peu plus. Et qui refuse pourtant, envers et contre tout, de disparaître sans combattre, de s’éteindre sans témoigner, de mourir sans espérer.

Équipe Via Bible
Équipe Via Bible
L’équipe VIA.bible produit des contenus clairs et accessibles qui relient la Bible aux enjeux contemporains, avec rigueur théologique et adaptation culturelle.

A lire également

A lire également