La scène avait quelque chose d’irréel. En ce samedi 29 novembre 2025, sous les voûtes majestueuses de la Mosquée bleue d’Istanbul, un homme de 70 ans avançait en chaussettes blanches sur les tapis de prière. Léon XIV, le premier pape américain de l’histoire, venait de franchir pour la première fois depuis son élection le seuil d’un lieu de culte musulman. Autour de lui, le silence n’était troublé que par le crépitement des appareils photo et, de temps à autre, par le cri d’un corbeau tournoyant sous les coupoles recouvertes de céramiques d’İznik.
Pas de génuflexion, pas de prière visible. Juste une visite de courtoisie, millimétrée jusqu’à la pointe des orteils. Car en Turquie, chaque geste du souverain pontife est scruté, pesé, interprété. Chaque pas est une déclaration politique autant que spirituelle. Et ce samedi, Léon XIV a enchaîné les symboles comme on pose des pièces sur un échiquier géopolitique, avec une précision qui en dit long sur sa vision de la diplomatie religieuse.
Istanbul, théâtre d’une chorégraphie interreligieuse
Le matin : de la Mosquée bleue à l’église syriaque, deux mondes en quelques kilomètres
Imaginez la scène comme un road trip spirituel. Tôt le matin, le convoi papal traverse Istanbul encore endormie. Première étape : la mosquée de Sultanahmet, que tout le monde appelle la Mosquée bleue pour ses 20 000 carreaux de faïence qui tapissent l’intérieur. Sur l’esplanade, le mufti d’Istanbul, Emrullah Tuncel, attend aux côtés du ministre turc de la Culture, Mehmet Nuri Ersoy.
Ce qui frappe d’abord, c’est ce que Léon XIV ne fait pas. Contrairement à ce qu’avait annoncé le Vatican, le pape n’observe pas de moment de prière silencieuse. Un imam de la mosquée aurait même invité le pontife à prier, arguant que la mosquée est « la maison d’Allah », mais Léon XIV décline l’invitation. Une nuance qui pourrait sembler anodine, mais qui en dit long. Son prédécesseur François, lui, s’était recueilli dans ce même lieu en 2014.
Pourquoi cette différence ? La réponse officielle du Vatican parle d’un pape qui a visité la mosquée « dans un esprit de recueillement et d’écoute, avec un profond respect pour le lieu et pour la foi de ceux qui y étaient réunis en prière ». Mais la vérité est probablement plus nuancée. Dans un contexte où le président Erdogan a fait de l’islam politique un pilier de son pouvoir, où la reconversion de Sainte-Sophie en mosquée en 2020 a provoqué un tollé international, chaque geste du pape doit éviter de donner l’impression d’une quelconque soumission ou, à l’inverse, d’un manque de respect.
Le choix de ne pas se rendre à Sainte-Sophie illustre parfaitement cette prudence calculée. Contrairement à ses prédécesseurs, Léon XIV ne s’est pas rendu à Sainte-Sophie, l’ancienne basilique byzantine située à 300 mètres en face, devenue un musée puis transformée en mosquée en 2020 par le président islamo-conservateur Recep Tayyip Erdogan. François s’était dit « très affligé » par cette décision. Léon XIV, lui, a choisi l’évitement. Une absence qui parle autant qu’une présence.
Quelques minutes de voiture plus tard, changement de décor radical. Le convoi s’arrête devant l’église syriaque orthodoxe de Mor Ephrem, dans le district de Yeşilköy, à une quinzaine de kilomètres de la Mosquée bleue. Inaugurée en 2023, c’est la première église construite en Turquie depuis la fondation de la République, un événement historique pour la communauté syriaque orthodoxe. En d’autres termes, c’est la seule église nouvelle en un siècle dans un pays de 86 millions d’habitants, dont 99% sont musulmans.
La symbolique est puissante. En quelques kilomètres, Léon XIV est passé du joyau de l’architecture ottomane, symbole de la grandeur islamique, à cette église modeste mais ô combien significative qui représente l’espoir des minorités chrétiennes en Turquie. Autour d’une même table, le pape rencontre les chefs des différentes Églises et communautés chrétiennes. Parmi eux, le patriarche syriaque Ignace Ephrem II, dont l’Église orthodoxe syriaque compte environ deux millions de fidèles dans le monde.
À l’issue de cette rencontre, Léon XIV signe le livre d’honneur de l’église avec ces mots : « En cette occasion historique où nous célébrons les 1 700 ans du concile œcuménique de Nicée, nous nous réunissons pour renouveler notre foi en Jésus-Christ, vrai Dieu et vrai homme, et célébrer la foi que nous partageons ensemble. » Ces mots résument tout le sens de ce voyage : l’unité des chrétiens face aux défis contemporains.
L’après-midi : le Phanar et la déclaration qui fait histoire
Le quartier du Phanar, sur les rives de la Corne d’Or, est un lieu chargé d’histoire. C’est là, dans l’église patriarcale Saint-Georges, que bat le cœur de l’orthodoxie orientale depuis des siècles. C’est là aussi que Léon XIV retrouve le patriarche Bartholomée Ier de Constantinople, figure tutélaire du christianisme orthodoxe, pour ce qui restera comme l’un des moments forts de ce pontificat.
Pour comprendre l’importance de cette rencontre, il faut remonter le temps. Bartholomée Ier, né en 1940 sur l’île d’Imbros, est depuis 1991 le primat de l’Église orthodoxe de Constantinople. Il porte le titre d’« archevêque de Constantinople, nouvelle Rome et patriarche œcuménique » et jouit de certains privilèges que n’ont pas les autres primats des Églises orthodoxes. Surnommé le « patriarche vert » pour son engagement écologique pionnier, il a été classé en 2008 par le magazine Time parmi les 100 personnes les plus influentes du monde pour avoir « défini l’écologie comme une responsabilité spirituelle ».
Mais Bartholomée n’est pas qu’un écologiste en soutane. C’est surtout un bâtisseur de ponts. En mars 2013, il était devenu le premier chef de l’Église orthodoxe à assister à la messe d’intronisation d’un pontife romain depuis le schisme de 1054. C’est dire l’importance des relations qu’il entretient avec Rome.
Ce samedi 29 novembre, après une cérémonie de doxologie dans l’église Saint-Georges, les deux hommes se retirent au palais patriarcal pour signer une déclaration commune. Soixante ans après Paul VI et Athénagoras, le pape Léon XIV et le patriarche de Constantinople Bartholomée signent une déclaration commune dans laquelle ils se réjouissent des progrès accomplis dans le dialogue œcuménique.
Le texte est dense, mais quelques passages méritent qu’on s’y attarde. La déclaration insiste sur la nécessité de poursuivre le dialogue interreligieux et de « rejeter toute utilisation de la religion » pour justifier la violence. Une formulation qui, sans jamais nommer personne, semble viser aussi bien les extrémistes de tous bords que certains dirigeants qui instrumentalisent la foi à des fins politiques.
Dans des lignes qui dépassent le simple dialogue œcuménique et rappellent le document sur la Fraternité humaine signé par le pape François et l’imam d’Al-Azhar en 2019 à Abu Dhabi, le pape et Bartholomée disent rejeter « toute utilisation de la religion et du nom de Dieu pour justifier la violence ». Ils ajoutent croire « qu’un dialogue interreligieux authentique, loin d’être une source de syncrétisme et de confusion, est essentiel à la coexistence des peuples aux traditions et cultures différentes ».
La déclaration aborde également un sujet qui préoccupe les deux Églises depuis des siècles : la date de Pâques. Les deux hommes comptent poursuivre leurs efforts pour fixer une date commune pour Pâques, fête la plus importante du calendrier chrétien célébrée séparément par les catholiques et les orthodoxes. En 2025, hasard du calendrier, toutes les Églises chrétiennes ont célébré Pâques à la même date. Un signe encourageant, selon les deux dirigeants.
Le soir : une messe dans une salle de concert pour une communauté minuscule mais fervente
La journée se termine de manière inattendue, dans un lieu qui n’a rien d’une cathédrale : la Volkswagen Arena d’Istanbul, une salle de spectacles habituellement réservée aux concerts de rock et aux événements sportifs. Sur l’estrade où défilent d’ordinaire les stars de la pop, un autel a été dressé, encadré de chandeliers et surmonté d’une grande croix.
Environ 4 000 membres de la petite communauté catholique du pays – 33 000 personnes sur 86 millions d’habitants – accueillent le pape avec des chants et des applaudissements. C’est peu, comparé aux foules que le pape peut rassembler à Rome ou lors de ses voyages en Amérique latine. Mais c’est beaucoup pour une communauté qui représente moins de 0,1% de la population turque.
Parmi les fidèles, des témoignages émouvants. Kasra Esfandiyari, un réfugié chrétien iranien de 27 ans venu d’Izmir avec sa mère, a fait six heures de route pour assister à la messe. « Je ne pouvais pas manquer ce moment historique », confie-t-il. Cigdem Asinanyan, une habitante d’Istanbul qui a patienté sous la pluie pour accéder à la salle, se réjouit : « C’est une visite significative et j’espère qu’elle contribue à sensibiliser. »
La messe elle-même est un moment de recueillement intense, mais aussi de communion avec le patriarche Bartholomée, qui accompagne Léon XIV dans les travées tamisées de l’arène. La présence du chef de l’orthodoxie orientale à une messe catholique est un geste fort, qui témoigne de la proximité croissante entre les deux Églises malgré les divisions théologiques qui les séparent depuis près d’un millénaire.
Le concile de Nicée : 1 700 ans après, un héritage toujours vivant
Retour sur un événement fondateur
Pour comprendre pourquoi Léon XIV a choisi la Turquie comme destination de son premier voyage apostolique, il faut remonter à l’an 325, dans une ville qui s’appelait alors Nicée et que les Turcs nomment aujourd’hui Iznik. C’est là que l’empereur Constantin convoqua le premier concile œcuménique de l’histoire chrétienne, réunissant quelque 300 évêques venus de tout l’Empire romain.
Autour de 325, des querelles théologiques divisaient le christianisme, en particulier sur la nature du Christ. Arius, prêtre d’Alexandrie, affirmait que Jésus-Christ était une créature créée par Dieu le Père et donc qu’il n’était ni éternel ni de même nature que lui, alors que d’autres théologiens, dont Athanase, soutenaient qu’il était de même substance que le Père.
Le concile de Nicée mit fin à cette controverse en adoptant le Credo de Nicée, une profession de foi qui affirme que le Fils est « consubstantiel » au Père, c’est-à-dire de même nature divine. Ce texte aboutit au « Credo de Nicée », qui serait complété au Concile de Constantinople en 381 et servirait de fondement à la théologie chrétienne : « Le Fils est engendré, non pas créé, consubstantiel au Père ».
Ce qui est remarquable, c’est que ce Credo est encore récité aujourd’hui, chaque dimanche, dans les églises catholiques, orthodoxes et protestantes du monde entier. Il est « la profession commune de toutes les traditions chrétiennes », unissant catholiques, orthodoxes et protestants autour de la même foi. C’est dire l’importance de ce texte vieux de 17 siècles.
La prière œcuménique d’Iznik : un moment suspendu au bord du lac
La veille de son marathon stambouliote, le vendredi 28 novembre, Léon XIV s’était rendu à Iznik pour une prière œcuménique sur les vestiges de la basilique Saint-Néophyte. Cette basilique fut détruite par un tremblement de terre en 740 et engloutie par les eaux du lac d’Iznik. Mais des fouilles archéologiques récentes ont permis de mettre au jour ses ruines immergées, visibles depuis la rive.
1 700 ans après sa formulation, le Credo de Nicée a été récité en chœur sur les lieux même où il fut élaboré pour la première fois, par les chefs des Églises et les représentants des communautés chrétiennes mondiales. Un moment de communion rare, presque irréel, sur les bords d’un lac paisible où se reflétaient les montagnes environnantes.
Le pape a prononcé un discours en anglais dans lequel il a souligné l’actualité de cet événement fondateur : « En cette période dramatique à bien des égards, où les personnes sont soumises à d’innombrables menaces contre leur dignité, le 1700e anniversaire du premier Concile de Nicée est une précieuse occasion pour nous demander qui est Jésus-Christ dans la vie des femmes et des hommes d’aujourd’hui. »
Ce qui frappe dans ce discours, c’est l’absence de triomphalisme. Léon XIV ne célèbre pas une victoire de l’Église sur ses ennemis ou une domination du christianisme sur d’autres religions. Il invite plutôt à une introspection, à un retour aux sources de la foi chrétienne dans un monde marqué par les conflits, les divisions et la montée des extrémismes.
Dans sa déclaration, le pape a appelé à « rejeter avec force » l’« utilisation de la religion pour justifier la guerre et la violence, comme toute forme de fondamentalisme et de fanatisme », sans jamais citer ouvertement aucun responsable d’aucune religion. Une formulation diplomatique qui laisse à chacun le soin d’identifier les coupables.
L’absence remarquée de Moscou
Un absent de marque à Iznik : le patriarche Kirill de Moscou. Le puissant patriarcat de Moscou ne figure pas parmi les quatre patriarcats anciens invités à Iznik. Une absence qui n’est pas anodine dans le contexte actuel.
En 2018, le patriarcat de Moscou, dirigé par Kirill, soutien du président russe Vladimir Poutine, avait rompu avec le patriarcat de Constantinople après que celui-ci avait reconnu une Église indépendante en Ukraine. Depuis lors, les relations entre Moscou et Constantinople sont au plus bas.
Moscou redoute que le Vatican renforce le rôle de Constantinople comme interlocuteur privilégié et fragilise son influence. La visite de Léon XIV en Turquie et sa proximité affichée avec Bartholomée ne peuvent que renforcer ces craintes.
Il faut également rappeler que le patriarche Kirill a soutenu l’invasion de l’Ukraine par la Russie en 2022, qu’il a qualifiée de « guerre sainte ». Une position qui l’a considérablement isolé sur la scène internationale et qui explique pourquoi il n’a pas été convié aux célébrations de Nicée.
Un pape américain face au « sultan » Erdogan
Ankara : la rencontre avec le président turc
Avant de se rendre à Istanbul et à Iznik, Léon XIV avait fait escale à Ankara le jeudi 27 novembre pour rencontrer le président Recep Tayyip Erdogan. Une rencontre au sommet entre deux hommes que tout semble opposer, mais qui partagent un intérêt commun : la stabilité de la région.
Après la visite du mausolée d’Atatürk et la réception au palais présidentiel d’Ankara pour un entretien privé avec le président, Léon XIV a rejoint la Bibliothèque nationale de Turquie pour prononcer le premier discours de son voyage apostolique.
Le ton était résolument diplomatique. Le pape a appelé la Turquie à être « un facteur de stabilité et de rapprochement entre les peuples » tout en mettant en garde contre son « homogénéisation ». Une formule élégante pour rappeler que la diversité religieuse et culturelle du pays est une richesse qu’il convient de préserver.
Célébrant un pays « carrefour de sensibilités », dont les chrétiens représentent à peine 0,1 % des 86 millions d’habitants, le pape a prévenu que l’« homogénéisation » du pays « représenterait un appauvrissement ».
Face à lui, Erdogan a assuré que « la Turquie, où 99 % des citoyens sont musulmans, encourage le respect de toutes les confessions, y compris les communautés chrétiennes ». Des paroles rassurantes, mais qui contrastent avec certaines décisions controversées de son gouvernement, notamment la reconversion de Sainte-Sophie en mosquée.
Le président turc a également salué la « position avisée » du pape sur la question palestinienne. Une déclaration qui en dit long sur les convergences possibles entre le Vatican et Ankara sur certains dossiers géopolitiques, notamment le conflit au Proche-Orient.
Qui est Léon XIV ? Portrait d’un pape atypique
Pour comprendre le style diplomatique de Léon XIV, il faut revenir sur son parcours hors du commun. Le cardinal américain Robert Francis Prevost a été élu pape le 8 mai 2025 sous le nom de Léon XIV. Né à Chicago en 1955, il s’est illustré par un parcours international entre missions au Pérou, responsabilités à la tête de l’Ordre de Saint-Augustin et hautes fonctions au Vatican.
Il est le premier pontife américain et péruvien de l’histoire. Considéré comme un outsider par rapport aux papabili plus en vue, il était proche du pape François et a été perçu comme un candidat de compromis. Ses partisans ont soutenu qu’il représentait une « voie médiane digne » entre les tendances conservatrices et progressistes de l’Église.
Son choix de nom est révélateur de ses priorités. Léon XIV fait référence au pape Léon XIII et à sa « doctrine sociale ». Dans son explication du choix de son nom, le pape a déclaré : « Léon XIII, avec l’encyclique historique Rerum novarum, a abordé la question sociale dans le contexte de la première grande révolution industrielle. Aujourd’hui, l’Église offre à tous son héritage de doctrine sociale pour répondre à une autre révolution industrielle et aux développements de l’intelligence artificielle. »
Polyglotte, maîtrisant l’anglais, l’espagnol, l’italien, le français et le portugais, le pape est reconnu pour sa capacité à dialoguer avec des cultures diverses et à s’adapter aux réalités locales. Son expérience au Pérou, notamment dans des contextes de crise, a forgé un pasteur attentif aux défis contemporains.
La question épineuse de Sainte-Sophie
L’ombre de Sainte-Sophie a plané sur tout le voyage de Léon XIV en Turquie. En juillet 2020, le Conseil d’État turc avait accédé à la requête de plusieurs associations en annulant une décision gouvernementale datant de 1934 conférant à Sainte-Sophie d’Istanbul le statut de musée. Quelques heures plus tard, Erdogan signait un décret reconvertissant l’édifice en mosquée.
Cette décision était la fin d’un long processus politique et juridique engagé à l’automne 2013 par le gouvernement islamo-conservateur de Recep Tayyip Erdogan. Pour de nombreux chrétiens, elle constituait une provocation inacceptable.
À Rome, le pape François s’était dit « très affligé », tandis qu’à Moscou, l’Église orthodoxe russe avait regretté que « l’inquiétude de millions de chrétiens n’ait pas été entendue ». Le patriarche Bartholomée avait également condamné vigoureusement cette décision.
En choisissant de ne pas se rendre à Sainte-Sophie, Léon XIV a évité de se trouver dans une situation délicate. Visiter l’ancienne basilique reconvertie en mosquée aurait pu être interprété comme une validation tacite de la décision d’Erdogan. Ne pas la visiter du tout permettait d’éviter toute polémique, tout en envoyant un signal silencieux mais clair.
Les chrétiens de Turquie : une minorité invisible ?
La visite de Léon XIV a également permis de braquer les projecteurs sur la situation des chrétiens en Turquie, une communauté souvent oubliée. Les autorités turques limitent strictement la capacité d’initiative ou d’actions du patriarcat œcuménique de Constantinople et empêchent le renouvellement de ses cadres, leur recrutement étant ouvert uniquement aux citoyens turcs nés en Turquie, alors que le séminaire de Halki dans les Îles des Princes a été fermé sine die sans explication.
Cette situation est d’autant plus paradoxale que la Turquie est le berceau du christianisme. Les huit premiers conciles œcuméniques se sont tenus sur le territoire de l’actuelle Turquie. C’est en Anatolie que saint Paul a fondé plusieurs des premières communautés chrétiennes. C’est à Constantinople que s’est développée l’Église orthodoxe orientale.
Mais au fil des siècles, la population chrétienne a fondu comme neige au soleil. Les échanges de populations avec la Grèce en 1923, les pogroms contre les minorités grecques en 1955, l’émigration massive des années suivantes ont réduit la communauté chrétienne à portion congrue. Le patriarche Bartholomée a évoqué de nombreuses fois « la réduction du nombre des chrétiens dans cette région fragilisée », s’inquiétant que « le berceau du christianisme risque de devenir un endroit d’églises-musées sans chrétiens ».
La construction de l’église Mor Ephrem en 2023, après un siècle sans nouvelle église construite en Turquie, représente un timide signe d’ouverture. Mais le chemin reste long vers une véritable liberté religieuse pour les minorités chrétiennes du pays.
Un voyage qui marque un tournant
Au terme de ces trois jours intenses en Turquie, que retenir du premier voyage apostolique de Léon XIV ? D’abord, un style. Le nouveau pape se distingue par sa prudence, sa mesure, son refus des gestes spectaculaires au profit d’une diplomatie feutrée mais efficace. Là où certains auraient pu être tentés de défier Erdogan ou de faire de la visite à Sainte-Sophie un symbole de résistance chrétienne, Léon XIV a préféré l’évitement et le dialogue.
Ensuite, une priorité : l’unité des chrétiens. La proximité affichée avec le patriarche Bartholomée, la déclaration commune signée au Phanar, les appels répétés à dépasser les divisions historiques témoignent d’une volonté réelle de faire avancer le dialogue œcuménique. Dans son discours aux patriarches réunis, Léon XIV leur a rappelé que « la division entre les chrétiens est un obstacle à leur témoignage ».
Il a également évoqué la prochaine Année sainte que les chrétiens célébreront en 2033, à l’occasion de l’anniversaire de la crucifixion du Christ, et les a invités à se rendre à Jérusalem pour « un pèlerinage vers la pleine unité ». Un horizon ambitieux, mais qui donne la mesure des espoirs que place ce pape dans le rapprochement des Églises chrétiennes.
Enfin, un message politique sous-jacent. En appelant la Turquie à jouer un rôle de « stabilisateur » dans un monde « fortement conflictuel », Léon XIV reconnaît l’importance stratégique d’Ankara sur l’échiquier géopolitique mondial. La Turquie, membre de l’OTAN mais courtisant les BRICS, soutien de l’Ukraine tout en maintenant ses liens avec la Russie, est devenue un acteur incontournable. Le Vatican l’a bien compris.
Dans l’avion qui le menait de Rome à Ankara, le premier pape américain de l’histoire avait confié aux journalistes son impatience pour ce périple qu’aurait dû effectuer son prédécesseur François, décédé en avril. « J’ai beaucoup attendu ce voyage en raison de ce qu’il signifie pour les chrétiens, mais c’est aussi un beau message pour le monde entier. »
Mission accomplie. Léon XIV a prouvé qu’on pouvait être ferme sur les principes tout en restant ouvert au dialogue, qu’on pouvait défendre les minorités chrétiennes sans se mettre à dos le pouvoir en place, qu’on pouvait célébrer l’unité des chrétiens sans humilier ceux qui n’ont pas été invités à la fête. Une diplomatie millimétrée, en effet, qui augure d’un pontificat placé sous le signe de l’équilibre et de la prudence.
Le pape a ensuite poursuivi son voyage au Liban, où d’autres défis l’attendaient. Mais ça, c’est une autre histoire.

