Cette semaine au Vatican, une expression ancienne a résonné comme un écho. « Racines chrétiennes de l’Europe. » Léon XIV l’a prononcée deux fois en deux jours. D’abord devant des eurodéputés conservateurs, puis face à des archéologues. Même formule, mêmes mots… mais un sens profondément déplacé.
Ce qui aurait pu ressembler à un simple rappel historique s’est transformé en message politique subtil. Le premier pape américain de l’histoire, élu en mai dernier, vient de montrer qu’il n’a pas l’intention de laisser cette expression devenir une arme identitaire. Au contraire, il la reprend pour mieux la redéfinir.
Une expression répétée, deux jours, deux publics
10 décembre : face aux conservateurs européens
Le mercredi 10 décembre, dans la salle Clémentine du Vatican, Léon XIV reçoit une délégation du groupe des Conservateurs et réformistes européens (ECR). Parmi eux, des figures comme Marion Maréchal ou la députée belge Assita Kanko. Ce groupe politique rassemble environ 80 eurodéputés de droite et d’extrême droite : le parti Fratelli d’Italia de Giorgia Meloni, le mouvement polonais Droit et Justice, ou encore Identité-Libertés en France.
Ces parlementaires sont à Rome pour plusieurs jours d’étude sur « les fondements conservateurs et chrétiens de l’Europe ». La veille, lors de tables rondes, certains députés n’ont pas mâché leurs mots. L’un d’eux dénonce les « idéologies LGBT et climatiques » qui comblent selon lui le vide spirituel européen. Une autre affirme que « beaucoup d’Européens redécouvrent leurs racines chrétiennes » face au « wokisme et au multiculturalisme ».
Le contexte est donc chargé. Ces eurodéputés attendent du pape une validation de leur combat identitaire. Ils veulent entendre que l’Europe doit se défendre contre l’islam, protéger ses traditions, ériger des barrières.
Léon XIV commence son discours en anglais. Il rappelle effectivement, comme ses prédécesseurs Jean-Paul II et Benoît XVI, que « l’identité européenne ne peut être comprise et promue qu’en référence à ses racines judéo-chrétiennes ». Il évoque les cathédrales, l’art, la musique sublime, les progrès scientifiques, la diffusion des universités. Il reconnaît ce « lien intrinsèque entre le christianisme et l’histoire européenne ».
Jusque-là, les conservateurs pourraient applaudir.
Mais voilà que le pape ajoute immédiatement une précision capitale : « L’objectif de protéger l’héritage religieux de ce continent n’est toutefois pas simplement de sauvegarder les droits de ses communautés chrétiennes, ni principalement de préserver des coutumes ou des traditions sociales particulières, qui varient de toute façon d’un endroit à l’autre et au cours de l’histoire. Il s’agit avant tout d’une reconnaissance des faits. »
Une reconnaissance des faits. Pas un programme politique. Pas une identité à défendre contre un ennemi. Juste un constat historique.
Le pape poursuit en soulignant que ces racines chrétiennes doivent servir à répondre « aux défis posés par la pauvreté, l’exclusion sociale, la précarité économique, ainsi que par la crise climatique actuelle, la violence et la guerre ».
Là où les eurodéputés veulent ériger des murs, Léon XIV rappelle la doctrine sociale de l’Église. Là où certains parlent d’immigration comme d’une menace, le pape insiste : « Je vous encourage tout particulièrement à ne jamais perdre de vue les oubliés, ceux qui se trouvent aux marges, ceux que Jésus-Christ a appelés ‘les plus petits’ parmi nous. »
Le message est limpide : oui, l’Europe a des racines chrétiennes. Mais ces racines commandent l’accueil, la justice sociale, l’attention aux pauvres. Pas la fermeture ni le repli.
11 décembre : devant les archéologues
Le lendemain, jeudi 11 décembre, le pape reçoit les membres de l’Institut pontifical d’archéologie chrétienne. L’institution fête son centenaire. Créée en 1925 par Pie XI pendant un « jubilé de la paix », elle forme des spécialistes des monuments du christianisme antique.
Dans ce contexte académique et scientifique, Léon XIV prononce un discours et publie une lettre apostolique sur l’importance de l’archéologie. Il y revient sur les fameuses « racines chrétiennes ».
Cette fois, il cite Jean-Paul II : « L’Europe a besoin du Christ et de l’Évangile, car c’est là que se trouvent les racines de tous ses peuples. » Puis il ajoute : « Parmi les racines de la société et des nations européennes, il y a certainement le christianisme avec ses sources littéraires et monumentales ; et le travail des archéologues est une réponse à l’appel que je viens d’évoquer. »
Mais attention : pour Léon XIV, l’archéologie chrétienne n’est pas une simple discipline historique. C’est un « instrument valide pour l’œcuménisme », une manière de « montrer aux peuples la fécondité des racines chrétiennes et les fruits pour le bien commun qui peuvent en découler ».
Deux fois en deux jours, donc. Deux publics différents. Mais dans les deux cas, le pape reprend cette expression qui fait débat en Europe depuis vingt ans… pour mieux en déplacer le sens.
Des racines chrétiennes… mais pas comme vous l’entendez
Un refus de l’instrumentalisation identitaire
Léon XIV sait parfaitement ce qu’il fait. Il connaît l’histoire récente de cette expression « racines chrétiennes de l’Europe ».
Au début des années 2000, Jean-Paul II avait ardemment souhaité que la nouvelle Constitution européenne mentionne explicitement ces racines. Le Vatican avait même exprimé ses « regrets » quand le texte adopté en 2004 ne contenait pas ces termes. Benoît XVI, une semaine après son élection en 2005, avait cité les « incontournables racines chrétiennes » de l’Europe lors de sa première audience générale.
Depuis, cette expression est devenue un marqueur politique. Elle divise. Pour certains, c’est une évidence historique qu’il faut reconnaître. Pour d’autres, c’est une tentative de nier la laïcité ou d’exclure d’autres apports culturels. Pour d’autres encore — et c’est là que Léon XIV intervient — c’est devenu un slogan identitaire vidé de son contenu évangélique.
Le pape refuse cette dernière dérive. Il ne renie pas l’expression. Il ne la rejette pas. Mais il la reprend pour lui redonner un sens chrétien authentique.
« Veiller à ce que la voix de l’Église, notamment à travers sa doctrine sociale, continue d’être entendue, ne signifie pas restaurer une époque révolue, mais garantir que les ressources essentielles à la coopération et à l’intégration futures ne soient pas perdues », précise-t-il devant les eurodéputés.
Autrement dit : non, il ne s’agit pas de nostalgie. Non, il ne s’agit pas de revenir à une chrétienté médiévale fantasmée. Oui, il s’agit de puiser dans cet héritage des ressources pour construire l’avenir.
Les cathédrales… et les pauvres
Quand Léon XIV parle des racines chrétiennes, il cite les cathédrales, l’art, les universités. C’est indéniable : le christianisme a façonné la culture européenne. Personne ne peut le contester sérieusement.
Mais voilà ce qu’il ajoute immédiatement : ces racines portent aussi « la richesse des principes éthiques et des modes de pensée qui constituent le patrimoine intellectuel de l’Europe chrétienne ». Et ces principes sont « fondamentaux pour répondre aux défis posés par la pauvreté, l’exclusion sociale, la précarité économique ».
Vous voyez le déplacement ? Les racines chrétiennes ne sont pas qu’un patrimoine architectural ou culturel à préserver. Elles sont d’abord un appel à la justice sociale.
Le pape cite même saint Thomas More comme « source d’inspiration intemporelle pour ceux qui cherchent à promouvoir le bien-être de la société ». Thomas More, le chancelier d’Angleterre qui refusa de reconnaître Henri VIII comme chef de l’Église et fut exécuté pour cela. Un homme qui choisit sa conscience plutôt que le pouvoir.
Le message implicite aux eurodéputés conservateurs est clair : vous voulez parler de racines chrétiennes ? Très bien. Mais cela implique de servir le bien commun, pas vos agendas politiques. Cela implique de défendre les marginalisés, pas seulement les traditions.
« Ne jamais perdre de vue les plus petits »
L’insistance du pape sur ce point est frappante. À plusieurs reprises, il revient sur les « oubliés », les « marginalisés », ceux qui sont « aux marges ».
Ce n’est pas un hasard. Léon XIV a été missionnaire au Pérou pendant plus de vingt ans. Il a dirigé un séminaire dans les quartiers pauvres de Trujillo. Il a été évêque dans le diocèse difficile de Chiclayo. Il connaît la pauvreté. Il l’a côtoyée, pas seulement théorisée.
Durant son séjour au Pérou, il a rencontré Gustavo Gutiérrez, l’un des pères de la théologie de la libération — ce courant qui associe l’Évangile et l’émancipation des pauvres. Sans adhérer totalement à cette doctrine, Prevost (le nom civil de Léon XIV) en a gardé une sensibilité aiguë aux questions sociales.
Sa première exhortation apostolique, publiée le 9 octobre dernier, s’intitule « Dilexi Te » (« Je t’ai aimé »). Sur 121 points, elle traite entièrement de l’attention de l’Église envers les pauvres. Il y écrit que l’engagement pour les marginalisés n’est pas une « conséquence » de la foi chrétienne, mais « la foi elle-même ».
Quand il parle des racines chrétiennes de l’Europe devant des députés conservateurs, Léon XIV ne fait donc pas que répéter une formule creuse. Il rappelle l’essentiel : ces racines commandent une préférence pour les pauvres.
Difficile de ne pas voir la tension. D’un côté, des eurodéputés qui parlent de lutte contre « l’immigration clandestine » et de défense des « valeurs traditionnelles ». De l’autre, un pape qui insiste sur l’accueil, la justice sociale, la dignité des migrants.
Dans sa lettre « Dilexi Te », Léon XIV écrit même : « Là où le monde voit des menaces, l’Église voit des fils ; là où l’on construit des murs, elle construit des ponts. »
Impossible de ne pas comprendre le message.
Un message cohérent avec le pontificat naissant
Un héritage assumé
Léon XIV ne fait pas mystère de sa filiation avec son prédécesseur. François est mort le 21 avril dernier, après avoir préparé l’exhortation « Dilexi Te ». Dans le préambule de ce texte, le nouveau pape écrit : « Ayant reçu en héritage ce projet, je suis heureux de le faire mien. »
C’est une manière d’affirmer la continuité. François avait dénoncé sans relâche les dérives d’un capitalisme guidé par la spéculation au détriment des marginalisés et de l’environnement. Léon XIV reprend le flambeau. Il cite d’ailleurs son prédécesseur : « La grandeur d’une société se mesure à la manière dont elle traite les plus démunis. »
Certains observateurs s’étaient demandé si le nouveau pape, membre de l’ordre augustin et plus discret que François, allait infléchir la ligne. La réponse est claire : non. Sur les questions sociales, sur l’accueil des migrants, sur la critique du système économique, Léon XIV se situe dans le même sillage.
Un religieux français, Frédéric-Marie Le Méhauté, commente : « Ce texte vient nous dire qu’on ne pourra pas dire que le pape François aura été une parenthèse dans l’Église. C’est le même enseignement qui est assumé depuis 2000 ans. »
L’archéologie comme pont
Il est fascinant que Léon XIV ait choisi de parler des racines chrétiennes devant des archéologues le lendemain de son discours aux eurodéputés. Ce n’est pas un hasard de calendrier.
L’archéologie chrétienne, explique-t-il dans sa lettre apostolique, n’est pas qu’une discipline scientifique. C’est une « forme de charité ». Pourquoi ? Parce qu’elle « redonne leur dignité à ceux qui ont été oubliés », parce qu’elle « met en lumière la sainteté anonyme de tant de fidèles qui ont fait l’Église ».
Le pape insiste : l’archéologue chrétien ne touche pas seulement la matière. « Il étudie non seulement les vestiges, mais aussi les mains qui les ont forgés, les esprits qui les ont conçus, les cœurs qui les ont aimés. Derrière chaque objet, il y a une personne, une âme, une communauté. »
Vous voyez le lien ? Que ce soit devant des politiques ou des scientifiques, Léon XIV ramène toujours à l’humain. Aux personnes concrètes. Aux oubliés que l’histoire ou la société moderne ont tendance à effacer.
L’archéologie, dit-il, devient ainsi « un instrument précieux d’évangélisation ». À une époque où « l’on perd souvent ses racines », elle permet de retrouver ce qui nous constitue vraiment.
Un œcuménisme central
Autre élément important : Léon XIV fait de l’archéologie chrétienne un « instrument valide pour l’œcuménisme ». Pourquoi ? Parce qu’elle étudie « la période historique de l’Église unie », avant les grandes divisions entre catholiques, orthodoxes et protestants.
Cela rejoint son premier voyage apostolique, fin novembre en Turquie et au Liban. Il s’était rendu sur le site du premier concile de Nicée (325) pour une grande prière œcuménique. Sa devise pour ce voyage : « Un seul Seigneur, une seule foi, un seul baptême. »
Là encore, le message est clair. Quand Léon XIV parle des racines chrétiennes de l’Europe, il ne pense pas à une identité catholique fermée. Il pense à l’Église unie des premiers siècles, à ce qui rassemble plutôt qu’à ce qui divise.
Dans sa lettre apostolique « In unitate fidei » publiée avant son voyage en Turquie, il écrivait : « Nous avons besoin d’un œcuménisme spirituel de prière, de louange et de culte. » Il appelait les chrétiens à « redécouvrir le cœur de leur foi : Jésus-Christ ».
Pas une identité contre l’islam. Pas une culture contre la modernité. Mais le Christ au centre.
Les racines… et les fruits
Dans sa lettre sur l’archéologie, Léon XIV cite Pie XI, le pape qui avait fondé l’Institut en 1925. Celui-ci disait que l’archéologie « montre aux peuples la fécondité des racines chrétiennes et les fruits pour le bien commun qui peuvent en découler ».
Les fruits pour le bien commun. Voilà l’essentiel.
On ne parle pas de racines chrétiennes pour se replier sur un passé idéalisé. On n’en parle pas pour dresser des barrières. On en parle pour comprendre d’où viennent certaines valeurs — la dignité de chaque personne, la primauté du bien commun, la préférence pour les pauvres — et pour les faire fructifier aujourd’hui.
Le pape l’a dit clairement devant les eurodéputés : « Il ne s’agit pas de restaurer une époque révolue, mais de garantir que les ressources essentielles à la coopération et à l’intégration futures ne soient pas perdues. »
Coopération. Intégration. Pas fermeture. Pas exclusion.
Un pape qui dérange
Cette double intervention de Léon XIV va évidemment déplaire. Les conservateurs qui espéraient une caution romaine à leur combat identitaire en seront pour leurs frais. Les laïcistes qui voient dans toute mention des racines chrétiennes une tentative de cléricalisme auront du mal à attaquer un pape qui lie cet héritage à la justice sociale et à l’accueil des migrants.
C’est peut-être là le coup de maître : reprendre l’expression, la valider historiquement… et la vider de toute charge identitaire pour la remplir de contenu évangélique.
Léon XIV, sept mois après son élection, commence à dessiner les contours de son pontificat. Il se situe clairement dans la continuité de François sur les questions sociales. Mais il apporte aussi sa propre sensibilité : celle d’un Américain devenu Péruvien, d’un missionnaire qui a vécu vingt ans au contact des pauvres, d’un augustin pour qui la charité n’est pas une option mais le cœur même de la foi.
Sa devise épiscopale est « In Illo uno unum » : « Dans l’unique Christ, nous sommes un. » C’est exactement ce qu’il vient de rappeler à l’Europe. Vous voulez parler de racines chrétiennes ? Très bien. Mais alors parlons du Christ. De son amour pour les pauvres. De son appel à servir « les plus petits ». De sa volonté que nous soyons un.
Pas des murs. Des ponts.
Pas la peur de l’autre. L’accueil du frère.
C’est cela, les véritables racines chrétiennes de l’Europe selon Léon XIV. Et c’est un message qui, manifestement, dérange autant qu’il rassemble.


