« Que veux-tu que je fasse pour toi ? – Seigneur, que je retrouve la vue » (Lc 18, 35-43)

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Évangile de Jésus Christ selon saint Luc

Tandis que Jésus approchait de Jéricho, un aveugle était assis au bord du chemin et demandait l’aumône. Entendant une multitude passer devant lui, il demanda ce qui se passait. On lui annonça que c’était Jésus de Nazareth qui passait.

Il se mit à crier : « Jésus, fils de David, aie compassion de moi ! » Ceux qui marchaient devant le réprimandaient pour qu’il se taise. Mais lui criait encore plus fort : « Fils de David, aie compassion de moi ! »

Jésus s’arrêta et demanda qu’on le conduise vers lui. Lorsqu’il fut proche, Jésus l’interrogea : « Que souhaites-tu que je fasse pour toi ? » Il répondit : « Maître, que je recouvre la vue. »

Et Jésus lui dit : « Recouvre la vue ! Ta foi t’a guéri. »

Au même instant, il recouvra la vue, et il accompagnait Jésus en glorifiant Dieu. Et tout le peuple, témoin de cela, rendit louange à Dieu.

Oser crier vers Christ pour voir le monde (et sa vie) transformé

Plongée biblique et spirituelle dans l’Évangile de l’aveugle de Jéricho pour retrouver la lumière au cœur de nos propres ténèbres et oser enfin demander la guérison.

Cet Évangile, c’est peut-être le vôtre. C’est l’histoire d’un homme au bord du chemin, marginalisé par son handicap et sa pauvreté, qui refuse de se taire quand passe sa seule chance. C’est un récit sur la foi qui ose, qui insiste et qui dérange. Cet article s’adresse à vous, si vous vous sentez parfois dans le noir, si vous avez l’impression que la « foule » de vos soucis ou des opinions des autres vous empêche d’accéder à Dieu. Nous allons explorer ensemble comment cet échange bref mais intense entre Jésus et cet homme peut devenir le paradigme de notre propre prière et de notre transformation.

  • Contexte : Comprendre la tension et le décor de Jéricho.
  • Analyse : Décortiquer le dialogue, du cri à la guérison.
  • Déploiement : L’audace de crier, le rôle de la foule, et le pouvoir de la question de Jésus.
  • Applications : Traduire cette vision retrouvée dans nos vies.
  • Résonances : La foi qui sauve et la lumière du monde (Jean 8).
  • Pratique, défis et prière : Comment faire de ce texte une expérience vivante.

« Au bord du chemin » : le décor de la rencontre

Pour saisir la puissance de cet épisode, nous devons d’abord planter le décor. Où sommes-nous ? L’évangéliste Luc nous précise que Jésus « approchait de Jéricho ». Ce n’est pas un détail anodin. Depuis le chapitre 9, Jésus est engagé dans une longue « montée vers Jérusalem » (cf. Lc 9, 51). Ce n’est pas un simple voyage touristique ; c’est une marche délibérée vers sa Passion, sa mort et sa résurrection. L’atmosphère est donc chargée de tension eschatologique. Chaque miracle, chaque enseignement sur cette route prend une signification plus grave : le Royaume de Dieu est imminent.

Jéricho elle-même est une ville saturée d’histoire biblique. C’est la première ville conquise par Josué lors de l’entrée en Terre Promise, celle dont les murailles se sont effondrées au son des trompettes (Josué 6). C’est un lieu de victoire divine, mais aussi un lieu de malédiction (Josué 6, 26). C’est près de là qu’Élie fut enlevé au ciel (2 Rois 2, 4-11). Jéricho est donc une « ville-frontière », un lieu de passage obligé entre la Galilée et la Judée, mais aussi un symbole de l’intervention de Dieu qui renverse les obstacles.

Dans ce contexte, nous trouvons notre protagoniste : « un aveugle mendiait, assis au bord de la route ». Sa situation est un cumul de détresses. Il est aveugle, ce qui, à l’époque, n’est pas seulement un handicap physique mais souvent perçu (à tort) comme une conséquence du péché (cf. Jean 9, 2). Il est mendiant, donc dépendant de la charité publique, sans statut social. Et il est « assis au bord de la route » : il est à la marge, spectateur passif de la vie qui passe, exclu du mouvement.

L’acclamation de l’Alléluia qui précède cet Évangile dans la liturgie, tirée de Jean 8, 12 (« Moi, je suis la lumière du monde… »), vient éclairer ce tableau sombre. Le drame de l’aveugle de Jéricho n’est pas seulement physique ; il est l’icône de l’humanité assise dans les ténèbres, attendant la « lumière de la vie ». L’enjeu de la scène n’est donc pas seulement la restauration de deux yeux, mais la manifestation que Jésus, en route vers la Croix, est bien celui qui accomplit les prophéties et apporte le salut. La rencontre se prépare : l’humanité dans sa misère la plus totale est sur le point de croiser la Lumière du monde en personne.

« Que veux-tu ? » : anatomie d’un dialogue qui sauve

L’interaction entre Jésus, l’aveugle et la foule est un chef-d’œuvre de pédagogie spirituelle. Elle se déroule en plusieurs temps forts, chacun révélant une facette de la foi.

D’abord, il y a la perception. L’aveugle ne voit pas, mais il « entend » la foule. Il est à l’écoute du monde. Son handicap a aiguisé son ouïe. Il sent qu’il se passe quelque chose d’anormal. Il « s’informa ». Il n’est pas passif dans sa nuit ; il cherche à comprendre. C’est la première étincelle de la foi : une curiosité, une inquiétude, un désir de savoir.

Ensuite, vient la proclamation. On lui apprend que « c’était Jésus le Nazaréen qui passait ». Cette information est le déclencheur. L’aveugle ne se contente pas de l’information ; il la transforme en invocation. Il « s’écria ». Et ce qu’il crie n’est pas « Jésus le Nazaréen », mais « Jésus, fils de David, prends pitié de moi ! ». C’est une confession de foi christologique majeure. « Fils de David » est un titre messianique, royal, attendu par Israël. Cet aveugle, assis à la marge, « voit » théologiquement plus clair que beaucoup d’autres. Il reconnaît en Jésus l’héritier du trône promis, celui qui a le pouvoir de restaurer.

Puis, l’opposition : « Ceux qui marchaient en tête le rabrouaient pour le faire taire. » La foule, l’avant-garde, les « gens bien » qui entourent Jésus, deviennent un obstacle. Ils veulent du décorum, du silence. La clameur de ce miséreux dérange l’ordre de la procession. C’est l’épreuve de la foi. Combien de fois nos prières sont-elles « rabrouées » par nos propres doutes, par le cynisme ambiant, ou même par une communauté religieuse qui trouve notre désespoir trop bruyant ?

Face à l’opposition, la persistance. « Mais lui criait de plus belle ». Sa foi n’est pas une suggestion timide ; c’est une conviction désespérée et tenace. L’obstacle ne l’arrête pas, il intensifie son désir. Il sait que c’est maintenant ou jamais.

L’intervention divine. « Jésus s’arrêta ». C’est le cœur du récit. Le centre du monde, le Verbe de Dieu en marche vers son destin à Jérusalem, s’arrête pour un marginal. Un cri interrompt la procession. Dieu s’arrête pour la misère humaine qui l’invoque. Jésus « ordonna qu’on le lui amène ». La foule, qui était un obstacle, devient (probablement à contrecœur pour certains) un instrument.

Le dialogue central. Quand l’homme est là, Jésus pose une question surprenante : « Que veux-tu que je fasse pour toi ? ». La question semble absurde. Que peut bien vouloir un aveugle, sinon voir ? Mais Jésus ne présume jamais. Il veut que l’homme articule son désir, qu’il transforme son cri de « pitié » (un appel général) en une demande spécifique. Il restaure sa dignité en le rendant acteur de sa guérison.

La réponse et la guérison. « Seigneur (Kyrie), que je retrouve la vue. » L’homme passe de « Fils de David » (titre messianique) à « Seigneur » (titre de divinité, de maître). Sa foi s’est affinée. Il demande l’essentiel. La réponse de Jésus est immédiate : « Retrouve la vue ! Ta foi t’a sauvé. » Jésus lie explicitement la guérison physique (« retrouve la vue ») au salut spirituel (« ta foi t’a sauvé »). Le miracle n’est pas de la magie ; il est le fruit d’une rencontre de foi.

L’épilogue. « À l’instant même, il retrouva la vue, et il suivait Jésus en rendant gloire à Dieu. » La guérison n’est pas une fin en soi. Elle a deux conséquences indissociables : le discipulat (« il suivait Jésus ») et la louange (« rendant gloire à Dieu »). L’aveugle guéri ne retourne pas à sa vie d’avant. Il change de route, il quitte le « bord du chemin » pour se mettre « en chemin » à la suite de Jésus. Et son témoignage entraîne toute la foule dans la louange. Le marginal est devenu un évangélisateur.

L’audace du cri quand la foi refuse de se taire

Le premier axe de déploiement théologique de ce texte est, sans conteste, la puissance du cri. Dans notre monde moderne, souvent policé, empreint de stoïcisme ou de pudeur, l’idée de « crier » vers Dieu semble primitive, voire embarrassante. Nous préférons les prières murmurées, les méditations silencieuses, les demandes polies. L’aveugle de Jéricho nous enseigne une tout autre voie : celle de l’audace, de la parrêsia (la parole franche et assurée).

Ce n’est pas un cri d’hystérie, c’est un cri de foi. Comme nous l’avons vu, le contenu de son cri est une théologie en acte : « Jésus, fils de David, prends pitié de moi ! ». C’est la reconnaissance de l’identité de Jésus (le Messie) et la reconnaissance de sa propre condition (un pécheur ayant besoin de miséricorde). Ce cri est l’ancêtre de ce que la tradition spirituelle orientale appellera la « Prière de Jésus » ou la « Prière du cœur » : « Seigneur Jésus Christ, Fils de Dieu, aie pitié de moi, pécheur. »

Ce cri est une arme contre le silence de Dieu ou, plus exactement, contre notre perception de son silence. Les Psaumes sont remplis de ces clameurs : « De mon cœur opprimé, je crie vers toi, Seigneur » (Ps 130), « Dieu, mon Dieu, je t’appelle tout le jour, et tu ne réponds pas » (Ps 22). Le cri est le langage de l’urgence. L’aveugle n’a pas le temps pour une requête formelle. Il sait que Jésus « passe ». L’opportunité est fugace.

La théologie du cri, c’est la théologie de l’instant décisif (kairos). Il y a des moments dans nos vies où une prière polie ne suffit plus. Il y a des moments de ténèbres si denses – un deuil, une addiction, une dépression, une crise de foi – où la seule prière possible est un cri brut, qui monte des entrailles. L’aveugle nous donne la permission de crier. Il nous montre que Dieu n’est pas offensé par l’intensité de notre désespoir, mais qu’Il est, au contraire, arrêté par elle.

De plus, ce cri est un acte de résistance. La foule lui dit de se taire. La foule représente la voix de la « raisonnable » résignation. C’est la voix qui dit : « N’y pense plus », « C’est comme ça », « Ne dérange pas les gens avec tes problèmes », « Dieu a d’autres chats à fouetter ». Crier « de plus belle », c’est refuser de laisser cette voix de résignation avoir le dernier mot. C’est affirmer que notre détresse vaut la peine d’être entendue et que celui qui passe a le pouvoir d’y répondre. La foi de cet homme n’est pas une douce quiétude ; c’est un combat.

« Que veux-tu que je fasse pour toi ? – Seigneur, que je retrouve la vue » (Lc 18, 35-43)

La foule, obstacle et catalyseur : naviguer dans l’Église visible

Le deuxième axe thématique est le rôle profondément ambivalent de la « foule » (ochlos). Cet aveugle est entouré par la foule, et cette foule est, pour lui, à la fois source d’information et obstacle majeur. C’est une métaphore puissante de notre propre expérience de la communauté, et plus spécifiquement de l’Église.

D’abord, la foule est un catalyseur. C’est « entendant la foule passer » que l’aveugle est tiré de sa torpeur. C’est en s’informant auprès d’elle qu’il apprend la nouvelle décisive : « Jésus le Nazaréen passe ». Sans la foule, sans cette communauté en mouvement, l’aveugle serait resté assis, ignorant de l’opportunité de sa vie. La communauté, l’Église, est le lieu où la rumeur de Jésus circule, où la mémoire de ses passages est entretenue, où la Parole est proclamée. C’est par la communauté que nous entendons parler de Jésus.

Aussi, cette même foule devient un obstacle quasi immédiat. « Ceux qui marchaient en tête le rabrouaient ». L’avant-garde, les disciples les plus proches (dans le texte parallèle de Marc 10, 48, ce sont « beaucoup » qui le rabrouent), ceux qui sont censés être les plus « initiés », sont ceux qui tentent de faire taire le cri de la marge. Ils protègent l’accès à Jésus. Ils ont leur idée de la manière dont on doit s’approcher du Maître : avec ordre, avec respect, sans doute pas en hurlant comme un mendiant.

C’est une critique théologique cinglante de toutes nos « bonnes intentions » communautaires qui deviennent des barrières. Quand nos liturgies sont si parfaites qu’elles n’ont plus de place pour le sanglot de celui qui souffre. Quand nos comités paroissiaux sont si occupés à gérer l’ordinaire qu’ils n’entendent plus le cri de l’extraordinaire besoin à leur porte. Quand notre « entre-soi » de croyants devient imperméable à la clameur de ceux qui sont « au bord du chemin » de la société.

L’aveugle nous enseigne à ne pas confondre la foule avec Jésus. Il crie par-dessus la foule pour atteindre Jésus. Notre foi doit parfois être assez robuste pour endurer les « rabrouements » de la communauté elle-même, pour ne pas laisser les imperfections de l’Église (qui est la nôtre) étouffer notre désir personnel du Christ.

Toutefois, l’histoire se termine bien. Quand Jésus s’arrête et appelle l’homme, c’est la foule qui doit le lui amener. La communauté, d’abord obstacle, est remise à sa juste place : celle de servante, de médiatrice qui facilite la rencontre. Et à la fin, c’est « tout le peuple » qui, voyant le résultat, se joint au guéri pour louer Dieu. La communauté, initialement exclusive, est finalement transformée et unifiée par le miracle qu’elle a voulu empêcher.

Qu’est-ce que le titre « Fils de David » ? Pour un auditeur juif du premier siècle, ce titre est explosif. Il ne signifie pas simplement « descendant de David ». Il désigne le Messie promis, l’Oint du Seigneur qui viendrait restaurer le royaume d’Israël, accomplir les prophéties de Nathan (2 Samuel 7) et, selon des prophéties comme celle d’Isaïe 35, 5, « ouvrir les yeux des aveugles ». En utilisant ce titre, l’aveugle de Jéricho pose un acte de foi théologique immense : il identifie le prédicateur itinérant de Nazareth comme l’accomplissement des promesses d’Israël. C’est pour cela que la foule, qui le suit peut-être pour ses miracles mais n’est pas prête à cette proclamation politique et divine, tente de le faire taire.

La question de Jésus : le désir au cœur de la foi

Le troisième axe de réflexion est peut-être le plus bouleversant sur le plan personnel : la question de Jésus. « Que veux-tu que je fasse pour toi ? ». Cette question est au centre de l’Évangile.

Pourquoi Jésus pose-t-il cette question ? L’omniscient Fils de Dieu ne sait-il pas ce que veut un aveugle qui crie au secours ? Bien sûr que si. Mais Jésus ne cherche pas une information ; il cherche une confession. Il ne veut pas d’un patient passif, il veut un interlocuteur libre.

Tout d’abord, cette question restaure la dignité. Pendant des années, cet homme a été un objet de pitié, défini par son manque. On lui donnait l’aumône sans lui demander son avis. Jésus est le premier, peut-être depuis longtemps, qui s’adresse à lui comme à un sujet, comme à une personne ayant un désir propre et la dignité de l’exprimer. En lui demandant « Que veux-tu ? », Jésus le sort de son statut d’objet pour en faire un acteur.

Ensuite, cette question force à la clarification du désir. Souvent, nos prières sont des « prends pitié » vagues. Nous sommes malheureux, anxieux, perdus, et nous demandons à Dieu d’arranger les choses. La question de Jésus nous pousse à l’introspection : « Mais au fond, que veux-tu vraiment ? ». L’aveugle aurait pu demander de l’argent pour vivre mieux sa cécité. Il aurait pu demander la sécurité. Il demande l’impossible : « que je retrouve la vue ». Il nomme son désir le plus profond, le plus radical.

Cette question nous est posée à nous, aujourd’hui. Dans le tumulte de nos vies, Jésus s’arrête et nous regarde : « Que veux-tu que je fasse pour toi ? ». Sommes-nous capables de répondre avec autant de clarté ? Savons-nous ce que nous désirons le plus ? Est-ce que nous voulons un simple anesthésiant pour nos douleurs, ou voulons-nous vraiment « voir » ?

Car « voir », dans l’Évangile, signifie bien plus que la perception optique. C’est comprendre le sens de sa vie, c’est voir la présence de Dieu dans le quotidien, c’est voir les autres comme Dieu les voit, c’est voir le chemin à suivre. L’aveugle demande la vue, et quand il la reçoit, la première chose qu’il voit, c’est Jésus. Et il le suit. Sa demande était prophétique : il ne voulait pas seulement voir le monde, il voulait voir le chemin.

La théologie du désir est centrale chez Luc. Jésus ne s’impose jamais. Il attend que nous formulions notre demande. Car Dieu, qui nous a créés libres, veut notre participation à notre propre salut. La foi n’est pas seulement croire que Dieu existe ; c’est désirer activement son intervention et oser la nommer.

Voir et suivre : L’Évangile dans nos sphères de vie

La rencontre de Jéricho n’est pas un simple fait divers antique ; elle est une matrice pour notre action et notre transformation. Si nous prenons au sérieux cet Évangile, il doit avoir des implications concrètes dans toutes les sphères de notre existence.

Dans notre vie personnelle : Cet homme est « assis au bord de la route ». C’est l’image de nos blocages, de nos inerties, de nos résignations. Où suis-je « assis » dans ma vie, persuadé que rien ne peut changer ? L’Évangile nous invite à un audit de nos propres cécités. Quels sont mes angles morts ? Quels préjugés, quelles peurs, quelles addictions m’empêchent de voir la réalité, les autres, ou Dieu, tels qu’ils sont ? La première application est d’oser « s’informer » (Qu’est-ce qui ne va pas ?) et de « crier » (Oser demander de l’aide à Dieu).

Dans notre vie relationnelle et familiale : Sommes-nous la « foule qui rabroue » ou celle qui « amène à Jésus » ? Quand un proche exprime une souffrance, un doute, un cri, quelle est notre première réaction ? Sommes-nous de ceux qui disent « Tais-toi, n’exagère pas, ça va passer », ou de ceux qui s’arrêtent, écoutent, et tentent de mettre cette personne en présence de ce qui peut la sauver (que ce soit l’écoute, l’amour, ou pour un croyant, la prière) ? Sommes-nous un obstacle ou un pont ?

Dans notre vie professionnelle et sociale : L’aveugle est un exclu économique. Il est au bord de la route, dépendant. Notre monde est plein de « bords de route » : les sans-abri, les chômeurs de longue durée, les personnes isolées, les migrants. « Voir », après avoir rencontré Jésus, c’est refuser de ne plus les voir. C’est développer une « vue » qui perce l’indifférence. La foi retrouvée nous pousse à ne pas seulement « suivre Jésus » spirituellement, mais à nous arrêter, comme lui, pour ceux que la procession de notre économie performante laisse sur le côté.

Dans notre vie ecclésiale (en Église) : Cet Évangile est un avertissement permanent pour nos communautés. Sommes-nous un lieu où les « cris » dérangeants sont les bienvenus ? Ou sommes-nous une « avant-garde » bien ordonnée qui protège son confort spirituel ? L’application concrète est de s’assurer que nos structures, nos liturgies et nos accueils sont pensés non pas pour nous qui sommes déjà là, mais pour celui qui est dehors, dans le noir, et qui crie.

« Moi, je suis la lumière du monde » : portée théologique et spirituelle

L’acclamation (Jean 8, 12) qui accompagne ce texte de Luc lui donne une profondeur théologique immense. Jésus dit : « Moi, je suis la lumière du monde. Celui qui me suit aura la lumière de la vie. » L’épisode de Jéricho est la mise en acte de cette déclaration johannique.

La portée théologique de cette guérison est donc triple : elle est christologique, sotériologique et ecclésiologique.

Christologique (Qui est Jésus ?) : Jésus est la Lumière (Phos). La guérison de l’aveugle n’est pas seulement un miracle de compassion, c’est un « signe » qui révèle l’identité de Jésus. Dans le prologue de Jean, la Lumière vient dans le monde, mais « les ténèbres ne l’ont pas arrêtée » (Jn 1, 5). Ici, Jésus, la Lumière, rencontre les ténèbres physiques et existentielles de cet homme et les dissipe. Il est celui qui inaugure la nouvelle création, restaurant ce qui était brisé depuis l’origine.

Sotériologique (Comment sommes-nous sauvés ?) : Jésus le dit clairement : « Ta foi t’a sauvé » (hè pistis sou sesôken se). Le verbe grec sōzō signifie à la fois « guérir » (physiquement) et « sauver » (spirituellement). Luc adore ce verbe. Pour lui, la guérison physique est le signe visible du salut total, intérieur, que Jésus apporte. Et la condition de ce salut, c’est la foi (pistis). Mais attention : la foi n’est pas une « bonne œuvre » qui mérite la guérison. Ce n’est pas un paiement. La foi, ici, est l’acte d’ouvrir la main, de crier, de s’abandonner à la miséricorde de Celui qui passe. C’est la confiance radicale que seul Jésus peut répondre au désir profond. Comme le dit saint Augustin, la foi, c’est « croire ce que nous ne voyons pas, et la récompense de cette foi, c’est de voir ce que nous croyons. »

Ecclésiologique (Qu’est-ce que l’Église ?) : Le miracle n’est pas privé. Il commence par un cri public, est contesté par la foule, et se termine par une louange collective. « Et tout le peuple, voyant cela, adressa une louange à Dieu. » L’aveugle guéri devient un missionnaire. Sa transformation personnelle a un impact communautaire immédiat. Il n’est pas sauvé de la communauté ; il est sauvé pour la communauté, devenant un catalyseur de louange. C’est le but de tout miracle : non pas seulement le bien-être de l’individu, mais la gloire de Dieu et l’édification du peuple. L’Église naît de ces rencontres transformatrices qui font d’un individu guéri un disciple qui loue Dieu et entraîne les autres à sa suite.

Cinq étapes pour articuler notre désir

Ce récit est une invitation à renouveler notre propre prière. Voici une manière simple de méditer ce texte, en cinq étapes inspirées de la progression du récit, à la manière d’une Lectio Divina active.

  1. S’asseoir au bord du chemin. Prenez un temps de silence. Ne cherchez pas à « bien prier ». Acceptez simplement d’être là où vous en êtes. Reconnaissez votre « bord de route » : votre fatigue, votre confusion, votre sentiment d’impuissance. Nommez votre cécité.
  2. Écouter la « foule ». Quels sont les bruits qui vous entourent ? Les voix de l’anxiété, les médias, les exigences des autres, vos propres critiques intérieures ? Essayez de discerner, dans tout ce bruit, la « rumeur » qui annonce que « Jésus passe ». Peut-être un mot lu, un geste d’amitié, un moment de beauté.
  3. Oser le cri. Laissez monter de votre cœur la prière de l’aveugle. N’ayez pas peur de votre désespoir ou de l’intensité de votre désir. Formulez-le, peut-être même à voix haute si vous êtes seul : « Jésus, Fils de David, prends pitié de moi ! ». Répétez-le, même si la « foule » en vous (vos doutes) vous dit de vous taire.
  4. Répondre à la question. Imaginez Jésus qui s’arrête. Il vous regarde et vous demande personnellement : « Que veux-tu que je fasse pour toi ? ». Prenez le temps de laisser décanter cette question. Ne vous contentez pas d’un « prends pitié » général. Qu’est-ce que cela signifie concrètement pour vous, aujourd’hui ? « Seigneur, que… » (que je pardonne à telle personne ; que je sorte de cette addiction ; que je voie clair dans cette décision ; que j’aie le courage de…).
  5. Se lever et suivre. Après avoir nommé votre désir, recevez la parole de Jésus : « Ta foi t’a sauvé. » Visualisez-vous « retrouvant la vue ». Quelle est la première chose que vous feriez si vous étiez exaucé ? L’aveugle, lui, « suivait Jésus ». Engagez-vous à un petit pas concret de « discipulat » et terminez en « rendant gloire à Dieu », par un temps de gratitude pour ce qui a été vu et reçu.

« Que veux-tu que je fasse pour toi ? – Seigneur, que je retrouve la vue » (Lc 18, 35-43)

Nos aveuglements modernes

Traduire cet Évangile aujourd’hui demande de nommer nos cécités contemporaines. Elles sont peut-être moins physiques, mais tout aussi paralysantes.

Le premier défi est celui de l’aveuglement par le bruit. L’aveugle entend la foule et s’informe. Nous entendons la « foule » numérique permanente (réseaux sociaux, informations en continu) mais elle nous informe rarement sur « Jésus qui passe ». Elle nous sature d’urgences éphémères qui couvrent le son de l’essentiel. Le défi est de retrouver une écoute sélective, de faire taire le bruit pour entendre la rumeur du divin.

Le deuxième défi est l’aveuglement par l’autosuffisance. L’homme de Jéricho est un mendiant ; il sait qu’il a besoin d’aide. Notre culture valorise l’indépendance, la performance, le « self-made man ». Admettre sa cécité, crier « prends pitié », est perçu comme une faiblesse. Le défi est de redécouvrir que la vulnérabilité n’est pas une faille, mais la condition même de la rencontre avec Dieu. Nous ne pouvons être sauvés que de ce que nous acceptons de ne pas maîtriser.

Le troisième défi est l’aveuglement par la « foule » idéologique. Plus que jamais, nous sommes « rabroués » par des « avants-gardes » qui nous disent ce qu’il faut penser, croire ou dire. La polarisation de la société crée des foules qui exigent le silence de ceux qui ne pensent pas comme elles. Le défi de l’aveugle est de garder une parole de foi personnelle, un cri du cœur, qui ne se laisse pas intimider par le « correct » ambiant, qu’il soit politique, social ou même religieux.

Enfin, il y a l’aveuglement du désespoir « raisonnable ». Face à l’ampleur des crises (écologiques, guerres, injustices), la tentation est de se dire que crier ne sert à rien, que Jésus « ne passe plus » ou qu’il ne s’arrête pas pour si peu. La foi de l’aveugle, qui crie « de plus belle » contre toute évidence, est un acte de résistance contre le cynisme. C’est l’affirmation que, oui, l’histoire est encore ouverte et que, oui, Dieu s’arrête encore au bord de nos routes.

Prière pour celui qui cherche la lumière

Inspirée par Luc 18, 35-43

Seigneur Jésus, Lumière du monde, Toi qui passes sur nos routes, souvent sans que nous te voyions, Toi qui t’arrêtes quand un cœur t’appelle, Nous venons vers toi comme l’aveugle de Jéricho.

Pour les fois où nous sommes assis au bord de la route, Résignés à nos ténèbres, incapables d’avancer, Mendiants d’un peu d’amour ou d’un peu de sens, Ô Jésus, Fils de David, prends pitié de nous !

Pour les fois où nous entendons le bruit du monde, Le passage des foules, sans comprendre ce qui arrive, Pour notre manque de curiosité spirituelle, Ô Jésus, Fils de David, prends pitié de nous !

Pour la grâce de ceux qui nous annoncent : « C’est Jésus qui passe », Pour les témoins, l’Église, la Parole qui nous réveillent, Donne-nous de reconnaître l’instant de ta visite, Ô Jésus, Fils de David, prends pitié de nous !

Quand nous crions vers toi, et que la foule nous rabroue, Quand nos propres doutes nous disent de nous taire, Quand le monde se moque de notre espérance, Seigneur, donne-nous de crier de plus belle !

Quand la fatigue nous gagne et que la prière semble vaine, Quand nous pensons que tu es trop loin, trop occupé, Quand nous n’osons plus déranger le ciel, Seigneur, donne-nous de crier de plus belle !

Toi qui t’arrêtes pour le dernier des derniers, Toi dont le cœur est saisi par le cri du pauvre, Arrête-toi, Seigneur, au bord de notre vie, Et ordonne qu’on nous amène à toi.

Quand nous sommes enfin devant toi, Ne nous laisse pas dans le vague de notre plainte. Pose-nous la question qui nous rend notre dignité : « Que veux-tu que je fasse pour toi ? »

Seigneur, que nous retrouvions la vue. La vue sur nos préjugés qui nous aveuglent, La vue sur nos enfants, pour les voir comme tu les vois, La vue sur nos frères, pour voir ta présence en eux. Seigneur, que nous retrouvions la vue !

Seigneur, que nous retrouvions la vue. La vue pour discerner ta volonté dans nos choix, La vue pour voir la beauté qui nous entoure, La vue pour lire les signes de ta tendresse. Seigneur, que nous retrouvions la vue !

Donne-nous la foi qui sauve et qui guérit, La foi qui n’est pas savoir, mais confiance audacieuse. Dis-nous encore aujourd’hui : « Retrouve la vue ! » Et qu’à l’instant même, nos yeux s’ouvrent.

Et quand nous aurons vu ton visage, Ne permets pas que nous retournions à notre ancienne place. Donne-nous la grâce de nous lever, Et de te suivre en rendant gloire à Dieu.

Que notre vie transformée, Notre joie retrouvée, notre parole libérée, Entraîne nos frères, nos sœurs, et tout le peuple À adresser avec nous une louange à Dieu.

Amen.

De la marge au centre l’appel à se lever

L’histoire de l’aveugle de Jéricho est le résumé parfait du chemin chrétien. Elle commence à la marge, dans la cécité, la pauvreté et l’immobilité. Elle est déclenchée par une rumeur, alimentée par un désir, et exprimée par un cri de foi. Elle rencontre des obstacles – non pas de la part de Dieu, mais de la part des hommes. Elle triomphe par la persévérance.

Au cœur de tout, il y a un Dieu qui s’arrête. Notre Dieu n’est pas un principe philosophique lointain, ni une force cosmique indifférente. C’est un Dieu qui, en Jésus, a un visage, des oreilles qui entendent, et des pieds qui s’arrêtent sur la route pour un mendiant.

La rencontre culmine dans un dialogue qui redonne la dignité : « Que veux-tu ? ». Dieu nous prend au sérieux. Il prend notre désir au sérieux. Il veut que nous soyons partenaires de notre propre guérison.

Et enfin, la guérison n’est pas une fin. C’est un commencement. L’aveugle n’est pas simplement « réparé » et renvoyé à sa vie. Il est « sauvé » et appelé. Le résultat final n’est pas seulement « je vois », mais « je te suis ». De la marge, il passe au centre de la procession. De mendiant passif, il devient disciple actif. De spectateur aveugle, il devient témoin lumineux.

L’Évangile d’aujourd’hui s’arrête et nous pose la même question qu’à cet homme. Au milieu du bruit de nos vies, la procession de Dieu passe. Entendons-nous la rumeur ? Oserons-nous crier ? Et si Jésus s’arrête et nous demande : « Que veux-tu que je fasse pour toi ? », aurons-nous le courage de nommer notre désir le plus profond : non pas seulement le confort, mais la lumière ; non pas seulement l’aide, mais le salut ; non pas seulement voir, mais Le voir, et Le suivre ?

Pratique

  • Identifier cette semaine une « foule » (une habitude, une opinion reçue, une peur) qui tente de faire taire ma prière ou mon désir de changement.
  • Prendre 10 minutes pour répondre par écrit à la question : « Concrètement, qu’est-ce que je veux que Jésus fasse pour moi aujourd’hui ? ».
  • Poser un acte de « disciple » : faire une démarche que je remets à plus tard, à la suite de ma prière (pardonner, appeler, aider).
  • Repérer une personne « au bord du chemin » dans mon entourage et, au lieu de la rabrouer ou de l’ignorer, l’écouter activement.
  • Utiliser la « Prière de Jésus » (« Jésus, Fils de David, prends pitié de moi ») comme un mantra dans un moment de stress ou d’anxiété.
  • Rendre gloire à Dieu : Terminer ma journée en notant une « lumière » reçue, un moment où j’ai « mieux vu », et en remercier Dieu.

Références

  1. Bible : Évangile selon saint Luc (not. Lc 18) ; Évangile selon saint Jean (not. Jn 8 et 9) ; Livre de Josué (ch. 6) ; Psaumes.
  2. Commentaire biblique : François Bovon, L’Évangile selon saint Luc (15,1–19,27), Commentaire du Nouveau Testament (CNT).
  3. Commentaire biblique : Joel B. Green, The Gospel of Luke, The New International Commentary on the New Testament.
  4. Patristique : Saint Augustin, Sermons sur le Nouveau Testament (particulièrement les sermons traitant de la guérison des aveugles, où il développe la notion de l’œil intérieur).
  5. Spiritualité : Récits d’un pèlerin russe (Anonyme), pour une exploration de la « Prière de Jésus » (Prière du cœur) qui découle directement du cri de l’aveugle.
  6. Théologie : Karl Barth, Dogmatique, Vol. IV (La doctrine de la réconciliation), où il explore comment Jésus s’arrête pour l’individu.
Équipe Via Bible
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