Lecture de la lettre de saint Paul apôtre aux Romains
Frères,
je sais que le bien n’habite pas en moi,
c’est-à-dire dans l’être de chair que je suis.
En effet, ce qui est à ma portée, c’est de vouloir le bien,
mais pas de l’accomplir.
Je ne fais pas le bien que je voudrais,
mais je commets le mal que je ne voudrais pas.
Si je fais le mal que je ne voudrais pas,
alors ce n’est plus moi qui agis ainsi,
mais c’est le péché, lui qui habite en moi.
Moi qui voudrais faire le bien,
je constate donc, en moi, cette loi :
ce qui est à ma portée, c’est le mal.
Au plus profond de moi-même,
je prends plaisir à la loi de Dieu.
Mais, dans les membres de mon corps,
je découvre une autre loi,
qui combat contre la loi que suit ma raison
et me rend prisonnier de la loi du péché présente dans mon corps.
Malheureux homme que je suis !
Qui donc me délivrera de ce corps qui m’entraîne à la mort ?
Mais grâce soit rendue à Dieu
par Jésus Christ notre Seigneur !
– Parole du Seigneur.
La liberté au-delà du combat intérieur : sortir de la prison du péché
Comment saint Paul nous révèle le chemin vers une libération authentique face au déchirement moral qui traverse chaque existence humaine
Vous connaissez ce sentiment déchirant : vouloir sincèrement le bien, et pourtant retomber dans les mêmes impasses, les mêmes compromissions, les mêmes faiblesses. Dans ce cri de détresse de saint Paul aux Romains, « Qui donc me délivrera de ce corps qui m’entraîne à la mort ? », résonne l’expérience universelle du combat intérieur. Ce texte biblique ne décrit pas seulement un conflit psychologique : il expose la condition humaine fondamentale et annonce une libération radicale. Pour tous ceux qui aspirent à la cohérence entre leurs convictions et leur vie, ce passage ouvre un chemin d’espérance inédit.
Nous découvrirons d’abord le contexte théologique de cette lettre majeure de Paul, puis nous analyserons la dynamique paradoxale du péché qui habite l’homme. Trois axes déploieront ensuite la portée existentielle de ce texte : la lucidité sur notre condition, la reconnaissance de notre impuissance, et l’ouverture à la grâce libératrice. Enfin, nous explorerons comment incarner concrètement cette libération dans la vie quotidienne et spirituelle.
Contexte
La lettre aux Romains, rédigée vers l’année 57 ou 58 de notre ère, représente l’exposé théologique le plus systématique de saint Paul. Écrite depuis Corinthe, cette lettre s’adresse à une communauté chrétienne que Paul n’a pas fondée, mais qu’il souhaite visiter. Il y développe sa compréhension du salut offert par le Christ, de la justification par la foi, et de la condition humaine face au péché.
Le chapitre 7 s’inscrit dans une section cruciale où Paul expose la relation complexe entre la Loi mosaïque, le péché et la grâce. Après avoir établi que la foi au Christ libère de l’obligation de respecter la Loi juive pour être sauvé, Paul répond à une objection potentielle : la Loi serait-elle donc mauvaise ? Non, répond-il avec force. La Loi est sainte, juste et bonne. Mais elle révèle le péché sans pouvoir en délivrer.
Le passage que nous examinons constitue le sommet dramatique de cette réflexion. Paul y décrit une expérience intérieure déchirante que les commentateurs ont longtemps débattue : parle-t-il de son expérience personnelle avant sa conversion ? Décrit-il la condition du croyant lui-même ? Adopte-t-il un « je » rhétorique pour décrire toute l’humanité ? La majorité des exégètes contemporains penchent pour cette dernière interprétation : Paul utilise la première personne pour rendre universelle une expérience que tout être humain connaît, croyant ou non.
Cette utilisation liturgique de ce texte dans l’Église catholique intervient souvent lors des lectures du temps ordinaire, particulièrement quand la liturgie explore les thèmes de la conversion, du combat spirituel, et de la vie nouvelle dans le Christ. Ce texte résonne profondément avec l’expérience sacramentelle de la confession et le désir de transformation intérieure.
Le texte lui-même révèle une structure dramatique remarquable. Paul décrit d’abord l’impuissance : « Je sais que le bien n’habite pas en moi. » Cette affirmation radicale pourrait sembler pessimiste, mais elle traduit une lucidité spirituelle extraordinaire. Paul distingue ensuite entre le vouloir et le faire : « Ce qui est à ma portée, c’est de vouloir le bien, mais pas de l’accomplir. » Cette dissociation entre intention et action manifeste la division intérieure qui caractérise l’homme.
Le texte progresse ensuite vers l’identification de la cause : « Si je fais le mal que je ne voudrais pas, alors ce n’est plus moi qui agis ainsi, mais c’est le péché, lui qui habite en moi. » Paul personnifie le péché comme une force autonome, presque comme une puissance étrangère qui occupe le territoire intérieur de l’homme. Cette vision dépasse la simple psychologie pour atteindre une anthropologie théologique : l’homme est divisé contre lui-même par une réalité qui le dépasse.
Le climax survient avec le cri de détresse : « Malheureux homme que je suis ! Qui donc me délivrera de ce corps qui m’entraîne à la mort ? » Cette exclamation n’est pas désespoir absolu mais reconnaissance d’impuissance ouvrant sur l’attente d’un libérateur. Et immédiatement, Paul répond : « Mais grâce soit rendue à Dieu par Jésus Christ notre Seigneur ! » Cette action de grâce finale renverse tout le tableau : le combat décrit n’est pas sans issue, une libération existe.

Analyse
L’idée directrice de ce passage paulinien réside dans le paradoxe d’une volonté bonne prisonnière d’une incapacité radicale à accomplir le bien qu’elle désire. Cette tension n’est pas accidentelle mais structurelle : elle révèle la condition humaine fondamentale depuis la Chute. Paul ne décrit pas un problème psychologique personnel mais une loi universelle de l’existence humaine non encore pleinement transformée par la grâce.
Le texte expose trois mouvements essentiels qui s’enchaînent logiquement. D’abord, la reconnaissance lucide : « Je sais que le bien n’habite pas en moi. » Cette affirmation ne nie pas la dignité humaine ni l’image de Dieu en l’homme. Elle constate simplement qu’après le péché originel, la nature humaine est blessée, inclinée vers le mal, incapable par elle-même de réaliser pleinement le bien qu’elle conçoit. Paul distingue finement entre vouloir et accomplir : la volonté reste orientée vers le bien, mais l’exécution fait défaut. Cette distinction révèle que le problème n’est pas d’abord intellectuel ou intentionnel, mais ontologique.
Ensuite, le diagnostic existentiel : « Je découvre une autre loi, qui combat contre la loi que suit ma raison. » Paul utilise le vocabulaire juridique de la « loi » pour décrire deux forces antagonistes en l’homme. La loi de la raison correspond à la loi morale, à la conscience du bien, au désir authentique de faire ce qui est juste. L’autre loi, celle du péché dans les membres, représente la pesanteur de la chair, l’attraction vers le mal, la facilité de la transgression. Ce combat intérieur n’est pas métaphorique : c’est l’expérience quotidienne de tout être humain honnête avec lui-même.
Enfin, l’issue christologique : « Grâce soit rendue à Dieu par Jésus Christ notre Seigneur ! » Cette conclusion, apparemment abrupte, révèle en réalité toute la dynamique du texte. Paul a délibérément peint un tableau sombre de l’impuissance humaine pour faire resplendir davantage la grâce du Christ. Sans cette grâce, l’homme reste prisonnier du péché. Avec elle, la libération devient possible, non par effort propre mais par don gratuit.
La portée théologique de ce passage est immense. Paul établit que la Loi, malgré sa sainteté, ne peut sauver. Elle révèle le péché, elle montre la voie du bien, mais elle ne donne pas la force de l’accomplir. Cette révélation renverse toute approche moraliste ou volontariste du salut. L’homme ne se sauve pas par ses efforts, même vertueux. Il est sauvé par la grâce qui vient d’ailleurs, qui transforme de l’intérieur, qui libère vraiment.
Cette vision paulinienne traverse toute l’anthropologie chrétienne ultérieure. Elle fonde la théologie augustinienne de la grâce, la réflexion protestante sur la justification par la foi seule, et même la compréhension catholique du combat spirituel et de la nécessité des sacrements. L’homme est simultanément capable de concevoir le bien et incapable de l’accomplir pleinement par lui-même : cette tension définit notre condition de pèlerins vers la sainteté.
Sur le plan existentiel, ce texte libère de la culpabilité stérile. Si le péché est une force qui nous dépasse, si la division intérieure est structurelle, alors nos échecs répétés ne sont pas d’abord des défaillances morales personnelles mais des manifestations de notre condition blessée. Cette reconnaissance ne justifie pas le mal, mais elle déplace le regard : du jugement moral vers l’appel à la grâce, de l’auto-accusation vers l’humilité confiante.
La lucidité spirituelle face au péché qui habite
Le premier axe fondamental de ce texte paulinien concerne la lucidité spirituelle, cette capacité à voir clairement la réalité de notre condition intérieure sans illusion ni déni. Lorsque Paul affirme « je sais que le bien n’habite pas en moi », il ne cède pas au pessimisme mais pratique ce que les spirituels appellent la connaissance de soi. Cette lucidité représente paradoxalement le premier pas vers la libération.
Dans notre culture contemporaine saturée d’optimisme psychologique et de pensée positive, reconnaître sa propre faiblesse morale peut sembler contre-productif. On nous répète qu’il faut croire en soi, cultiver l’estime de soi, affirmer sa valeur. Ces encouragements ont leur place, mais Paul nous invite à une démarche plus profonde et plus vraie : regarder honnêtement ce qui se passe en nous, sans faux-semblant. Cette honnêteté radicale n’est pas masochisme mais réalisme spirituel.
La lucidité paulinienne identifie précisément où réside le problème : non dans l’intention, mais dans l’exécution. « Ce qui est à ma portée, c’est de vouloir le bien, mais pas de l’accomplir. » Cette distinction subtile révèle que l’homme n’est pas totalement corrompu dans ses aspirations fondamentales. Son désir reste orienté vers le bien, sa volonté conserve une droiture initiale. Le problème surgit au moment de la réalisation concrète, quand il s’agit de traduire l’intention en acte.
Cette analyse éclaire d’innombrables situations quotidiennes. Combien de fois avons-nous décidé sincèrement de changer un comportement, de corriger un défaut, d’adopter une nouvelle pratique vertueuse, pour constater quelques jours ou semaines plus tard que nous sommes revenus aux anciennes habitudes ? Le fumeur qui veut arrêter, la personne colérique qui souhaite devenir patiente, le chrétien qui décide de prier davantage chaque matin : tous connaissent ce fossé entre résolution et réalisation.
Paul ne psychologise pas ce phénomène mais le théologise. Il ne dit pas : « Je manque de volonté » ou « Je n’ai pas assez d’autodiscipline. » Il dit : « Le péché habite en moi. » Cette personnification du péché comme une force quasi autonome peut surprendre nos mentalités modernes. Pourtant, elle rend compte d’une expérience universelle : celle d’une puissance en nous qui semble agir contre notre gré, qui nous pousse vers des comportements que nous réprouvons consciemment.
Les Pères du désert, ces moines des premiers siècles chrétiens qui ont exploré systématiquement la vie intérieure, parlaient des « pensées » ou « logismoi » : ces suggestions intérieures qui viennent tenter l’âme, la détourner de sa résolution spirituelle. Ils reconnaissaient, comme Paul, que ces pensées ne sont pas simplement des productions psychologiques neutres mais des manifestations d’une réalité spirituelle objective : la présence et l’action du mal dans le monde et dans l’homme.
Cette lucidité spirituelle implique aussi de reconnaître la division intérieure elle-même. Paul parle de deux lois en conflit : « Dans les membres de mon corps, je découvre une autre loi, qui combat contre la loi que suit ma raison. » Cette métaphore juridique décrit une guerre civile intérieure. L’homme n’est pas un bloc homogène, mais un champ de bataille où s’affrontent des forces contraires.
La tradition spirituelle chrétienne a abondamment commenté cette division. Saint Augustin, dans ses Confessions, décrit comment sa volonté était « enchaînée » par l’habitude du péché, créant une « dure servitude ». Même converti intellectuellement au christianisme, Augustin ne parvenait pas à franchir le pas de l’engagement total, retenu par ses attachements désordonnés. Cette expérience augustinienne illustre parfaitement le propos paulinien.
La lucidité ne conduit pas au désespoir mais à l’humilité. Reconnaître objectivement notre impuissance à nous sauver nous-mêmes, c’est abandonner l’illusion orgueilleuse de l’autosuffisance morale. C’est accepter notre statut de créatures blessées, ayant besoin d’un Sauveur. Cette humilité n’est pas humiliation mais vérité : elle nous situe correctement dans la relation entre créature et Créateur, entre pécheur et Rédempteur.
Concrètement, cette lucidité transforme notre vie spirituelle. Au lieu de nous épuiser dans des résolutions héroïques destinées à l’échec, nous apprenons à compter sur la grâce. Au lieu de cultiver une culpabilité stérile après chaque rechute, nous revenons simplement vers Dieu avec confiance, sachant que notre faiblesse est connue et que le pardon est offert. Au lieu de juger durement les autres pour leurs faiblesses, nous reconnaissons en eux le même combat intérieur que nous menons nous-mêmes.

L’impuissance radicale comme porte vers la grâce
Le deuxième axe majeur de ce texte explore l’impuissance humaine face au péché, non comme fatalité désespérante mais comme condition préalable à l’accueil de la grâce divine. Quand Paul s’écrie « Malheureux homme que je suis ! », il ne se complait pas dans l’apitoiement mais exprime la reconnaissance douloureuse d’une limite absolue : seul, l’homme ne peut se libérer.
Cette reconnaissance d’impuissance heurte profondément notre culture contemporaine. Nous vivons dans une époque qui célèbre l’autonomie, l’empowerment, la capacité individuelle à surmonter tous les obstacles. Les slogans motivationnels nous martèlent : « Tu peux tout accomplir », « Seule ta volonté compte », « Crée ta propre réalité ». Face à cette idéologie de la toute-puissance personnelle, Paul affirme quelque chose de radicalement différent : non, vous ne pouvez pas tout par vous-mêmes, et cette impuissance n’est pas une faiblesse à surmonter mais une réalité à accepter.
L’impuissance paulinienne ne concerne pas les capacités naturelles ordinaires. Paul ne dit pas que l’homme ne peut rien accomplir dans l’ordre naturel : bâtir des civilisations, créer des œuvres d’art, développer des sciences, exercer des vertus naturelles. L’impuissance dont il parle est d’ordre spirituel et sotériologique : l’homme ne peut se sauver lui-même, se transformer radicalement, vaincre définitivement le péché qui l’habite.
Cette distinction est cruciale pour éviter tout quiétisme ou fatalisme. Reconnaître notre impuissance spirituelle ne signifie pas renoncer à tout effort, abdiquer toute responsabilité, tomber dans la passivité. Cela signifie comprendre que nos efforts doivent s’articuler avec l’action de la grâce, que notre volonté doit collaborer avec la volonté divine, que notre liberté trouve sa plénitude non dans l’autonomie mais dans la communion avec Dieu.
Le cri « Qui donc me délivrera ? » exprime cette impuissance tout en ouvrant vers son dépassement. Paul ne dit pas « Personne ne peut me délivrer » mais « Qui me délivrera ? », manifestant ainsi l’attente d’un libérateur extérieur. Cette attente n’est pas résignation mais espérance active. Elle reconnaît que le salut vient d’ailleurs, qu’il est don avant d’être conquête, grâce avant d’être mérite.
La tradition chrétienne a constamment médité cette dialectique de l’impuissance humaine et de la toute-puissance divine. Saint Thomas d’Aquin, synthétisant la théologie catholique, enseigne que l’homme, dans son état de nature déchue, ne peut par ses seules forces accomplir toute la loi naturelle, éviter tous les péchés graves, ou aimer Dieu par-dessus tout durablement. Il a besoin de la grâce habituelle qui guérit et élève sa nature.
La spiritualité carmélitaine, illustrée par sainte Thérèse d’Avila et saint Jean de la Croix, insiste particulièrement sur cette nécessité de reconnaître notre impuissance pour accueillir l’action de Dieu. Thérèse parlait de son « néant » non par fausse humilité mais par lucidité spirituelle : sans Dieu, elle ne peut rien ; avec Dieu, tout devient possible. Jean de la Croix décrit le chemin spirituel comme un dépouillement progressif de toute prétention à se sauver soi-même.
Cette reconnaissance d’impuissance révolutionne la pratique sacramentelle. Le sacrement de réconciliation, la confession, prend tout son sens : non comme un exercice humiliant d’auto-accusation, mais comme reconnaissance joyeuse que nous avons besoin du pardon divin, que nous ne pouvons nous absoudre nous-mêmes. L’Eucharistie devient nourriture indispensable, non supplément optionnel : le chrétien reconnaît qu’il ne peut vivre spirituellement par ses propres forces mais a besoin d’être nourri du Corps du Christ.
La prière elle-même se transforme. Au lieu d’être performance spirituelle où nous démontrons notre ferveur, elle devient mendicité confiante : « Seigneur, j’ai besoin de Toi. Sans Toi, je ne peux rien. Viens à mon secours. » La prière de demande, parfois méprisée comme spiritualité inférieure, reprend sa dignité fondamentale : elle exprime la vérité de notre condition dépendante.
Cette impuissance reconnue libère aussi des comparaisons stériles. Si personne ne peut se sauver par soi-même, alors tous sont égaux devant la nécessité de la grâce. Le saint n’est pas celui qui a réussi par effort propre mais celui qui a accueilli avec une particulière docilité l’action de Dieu en lui. Cette égalité fondamentale dans l’impuissance nourrit l’humilité et la compassion mutuelles.
Paradoxalement, accepter notre impuissance nous rend plus puissants spirituellement. Tant que nous comptons sur nos forces propres, nous restons limités à nos capacités naturelles. Quand nous acceptons de dépendre totalement de Dieu, sa toute-puissance peut opérer en nous. Saint Paul l’affirme ailleurs : « Quand je suis faible, c’est alors que je suis fort », car dans sa faiblesse reconnue, la puissance du Christ peut se déployer pleinement.

La libération offerte : de la loi à la grâce
Le troisième axe central explore la réponse à l’impuissance : « Grâce soit rendue à Dieu par Jésus Christ notre Seigneur ! » Cette exclamation de reconnaissance inaugurale renverse tout le tableau précédent. Après avoir dépeint l’enfermement, Paul proclame la libération. Mais cette libération ne vient pas d’un effort humain redoublé, d’une meilleure stratégie morale ou d’une volonté plus forte : elle vient de Jésus Christ.
Cette dimension christologique est absolument centrale dans la pensée paulinienne. Le Christ n’est pas simplement un exemple moral à imiter, un sage dont on suivrait l’enseignement. Il est le Libérateur qui brise effectivement les chaînes du péché. Sa mort et sa résurrection ont objectivement vaincu le pouvoir du péché et de la mort. Par le baptême, le croyant participe à cette victoire, meurt et ressuscite avec le Christ, reçoit une vie nouvelle.
Cette nouvelle vie n’est pas automatique ni magique. Elle demeure vie de foi, combat spirituel, croissance progressive. Mais elle s’inscrit dans une réalité transformée : le croyant n’est plus sous la domination du péché, même s’il continue de pécher. Il appartient désormais à un ordre nouveau, celui de la grâce, où la victoire finale est assurée même si le chemin reste exigeant.
La libération chrétienne se distingue radicalement de toutes les formes de libération purement humaines ou psychologiques. Elle n’est pas libération par la connaissance (gnose), ni par l’effort moral (pélagianisme), ni par la négation du mal (optimisme naïf). Elle est libération par la grâce, c’est-à-dire par un don gratuit de Dieu qui transforme réellement l’être humain de l’intérieur.
Cette transformation s’opère par l’Esprit Saint que le Christ ressuscité répand dans les cœurs des croyants. L’Esprit est la « loi nouvelle » dont parle Paul ailleurs : non plus une loi écrite sur des tables de pierre ou de papier, mais une loi inscrite dans les cœurs, une présence divine intérieure qui guide, éclaire, fortifie. L’Esprit donne la force d’accomplir ce que la simple volonté humaine ne pouvait réaliser.
Concrètement, comment cette libération s’expérimente-t-elle dans la vie chrétienne ? D’abord par une paix intérieure fondamentale. Malgré les rechutes et les combats qui persistent, le chrétien sait qu’il est pardonné, accepté, aimé inconditionnellement par Dieu. Cette certitude du salut en Christ libère de l’angoisse du jugement, de l’obsession du péché, de la spirale de la culpabilité. La conscience du péché demeure, mais elle n’écrase plus : elle conduit simplement au retour confiant vers le Père miséricordieux.
Ensuite par une capacité nouvelle à résister au mal et à pratiquer le bien. Cette capacité n’élimine pas le combat, mais elle change la dynamique. Au lieu de se battre seul avec ses seules forces contre un ennemi supérieur, le chrétien combat avec la force de l’Esprit. Les tentations restent présentes, mais leur emprise diminue progressivement. Les vertus, qui semblaient impossibles à pratiquer durablement, deviennent progressivement naturelles, fruits de la grâce plutôt que productions de la volonté.
Cette libération transforme aussi le rapport à la Loi. Paul explique longuement dans Romains et Galates que le chrétien n’est plus « sous la Loi » mais « sous la grâce ». Cela ne signifie pas antinomisme, abolition de toute norme morale. Cela signifie que la loi morale n’est plus un fardeau écrasant impossible à porter, mais une expression de l’amour que l’Esprit rend possible. Le chrétien accomplit la loi non par contrainte externe mais par dynamisme intérieur de l’amour.
Les saints illustrent merveilleusement cette libération. Ils ne sont pas des surhommes moraux qui auraient réussi par volonté exceptionnelle à observer parfaitement tous les commandements. Ils sont des hommes et des femmes qui ont laissé la grâce opérer pleinement en eux, qui ont collaboré avec docilité à l’action de l’Esprit, qui ont accueilli avec une confiance totale la miséricorde divine. Leur sainteté n’est pas leur œuvre mais l’œuvre de Dieu en eux.
Sainte Thérèse de Lisieux, avec sa « petite voie », exprime parfaitement cette logique de la grâce. Consciente de sa faiblesse, elle renonce à gravir « l’escalier de la perfection » par effort propre et se laisse porter dans les bras du Père. Sa sainteté ne consiste pas à accomplir des exploits spirituels mais à s’abandonner totalement à l’amour miséricordieux. Cette voie d’enfance spirituelle est pure application de la théologie paulinienne de la grâce.
La vie liturgique et sacramentelle de l’Église rend présente cette libération. Chaque sacrement est canal de grâce, moyen par lequel le Christ communique sa vie divine. Le baptême nous fait naître à la vie nouvelle, la confirmation nous fortifie par l’Esprit, l’Eucharistie nous nourrit du Corps du Ressuscité, la réconciliation nous renouvelle dans le pardon, l’onction des malades nous unit à la Passion du Christ, le mariage et l’ordre nous consacrent pour des missions spécifiques. Tous ces sacrements manifestent que la grâce n’est pas idée abstraite mais réalité concrète, communication réelle de la vie divine.
Cette libération, enfin, est déjà réelle mais pas encore achevée. La théologie parle de l’« eschatologie inaugurée » : le Royaume est déjà commencé en Christ, mais pas encore pleinement manifesté. De même, notre libération du péché est déjà effective, mais sa plénitude attend la résurrection finale. Cette tension entre « déjà » et « pas encore » explique pourquoi le combat spirituel persiste, pourquoi nous continuons de pécher même justifiés. Mais elle nous assure aussi que la victoire finale est certaine, que notre espérance n’est pas vaine, que ce qui est commencé sera achevé.
Tradition
Ce texte de Romains 7 a profondément marqué toute la tradition chrétienne, suscitant d’innombrables commentaires, controverses théologiques et applications spirituelles. Sa résonance traverse les siècles, illustrant sa pertinence permanente pour l’expérience humaine et la foi chrétienne.
Saint Augustin d’Hippone fut particulièrement marqué par ce passage. Dans sa controverse avec Pélage, qui affirmait la capacité humaine à accomplir le bien par effort propre sans grâce spéciale, Augustin s’appuya fortement sur Romains 7 pour démontrer l’impuissance radicale de l’homme sans la grâce. Pour Augustin, ce texte décrit authentiquement la condition de tout homme, même croyant, tant qu’il reste dans ce monde. Le combat entre chair et esprit perdure jusqu’à la mort, même si la grâce donne la victoire progressive.
La tradition monastique orientale et occidentale a fait de ce texte un fondement de son anthropologie spirituelle. Les Pères du désert reconnaissaient dans la description paulinienne leur propre expérience du combat contre les pensées, les passions, les démons. Leur pratique ascétique visait précisément à purifier le cœur de cette division intérieure, non par force propre mais par collaboration avec la grâce divine, notamment par la prière continuelle du nom de Jésus.
La théologie médiévale, particulièrement chez Thomas d’Aquin, intégra cette vision paulinienne dans une anthropologie sophistiquée. Thomas distingue soigneusement nature et grâce : la nature humaine, même déchue, conserve sa bonté fondamentale et ses capacités propres, mais elle a besoin de la grâce pour son accomplissement surnaturel. Le péché originel a blessé mais non détruit la nature humaine, créant cette division dont parle Paul entre raison et concupiscence.
La Réforme protestante plaça Romains au cœur de sa théologie. Luther, particulièrement, trouvait dans ce chapitre 7 la description parfaite du croyant justifié qui reste pourtant pécheur. Sa formule « simul justus et peccator » (simultanément juste et pécheur) s’inspire directement de la tension paulinienne. Pour Luther, le croyant reste toujours divisé intérieurement, mais il est déclaré juste par la foi en Christ, couvert par sa justice.
La spiritualité carmélitaine, avec Thérèse d’Avila et Jean de la Croix, médita profondément cette impuissance humaine comme prélude indispensable à l’union mystique. Jean de la Croix, dans sa Nuit obscure, décrit comment Dieu purifie progressivement l’âme de toutes ses attaches désordonnées, la conduisant à reconnaître son néant pour s’ouvrir totalement à la grâce transformante.
La théologie catholique contemporaine, particulièrement depuis le Concile Vatican II, a renouvelé la lecture de ce texte en insistant sur l’appel universel à la sainteté. Si tous les baptisés sont appelés à la perfection de la charité, ce n’est pas par capacité propre mais par la grâce de l’Esprit qui habite en eux. Le combat décrit par Paul n’est pas fatalité mais passage obligé vers la transformation progressive en Christ.
Dans la liturgie, ce texte résonne particulièrement pendant le temps du Carême, période de conversion et de combat spirituel. Il rappelle aux fidèles que leur pénitence ne vise pas à mériter le salut par effort propre, mais à s’ouvrir davantage à l’action transformante de la grâce. La confession pascale, traditionnellement encouragée pendant le Carême, manifeste concrètement cette reconnaissance de l’impuissance et cet accueil du pardon libérateur.
Méditations
Comment vivre concrètement cette libération annoncée par saint Paul ? Voici un chemin de méditation et de pratique spirituelle inspiré de Romains 7, articulé en sept étapes progressives pour incarner ce message dans la vie quotidienne.
Pratiquer l’examen de conscience quotidien. Chaque soir, pendant dix minutes, revisitez votre journée avec lucidité bienveillante. Identifiez les moments où vous avez voulu le bien sans pouvoir l’accomplir. Ne vous jugez pas durement, mais reconnaissez simplement la réalité de ce combat intérieur. Terminez en remerciant Dieu pour sa patience et sa miséricorde.
Accepter l’impuissance comme chemin spirituel. Quand vous constatez une faiblesse récurrente, un défaut persistant, une chute répétée, résistez à la tentation du découragement ou de l’acharnement volontariste. Dites simplement : « Seigneur, seul je ne peux pas. Viens à mon aide. » Cette prière d’impuissance est très puissante spirituellement.
Recevoir régulièrement le sacrement de réconciliation. Ne voyez pas la confession comme corvée humiliante mais comme rencontre libératrice avec la miséricorde divine. Préparez-vous en relisant Romains 7, en identifiant non seulement vos fautes mais aussi votre incapacité à les éviter seul. Accueillez l’absolution comme parole efficace qui vous libère réellement.
Nourrir la vie intérieure par l’Eucharistie. Communiez aussi souvent que possible, en conscience que vous avez besoin de cette nourriture spirituelle. Avant de communier, priez : « Seigneur, je ne suis pas digne de te recevoir, mais dis seulement une parole et je serai guéri. » Cette prière manifeste la conscience de notre indignité et la confiance en la puissance transformante du Christ.
Cultiver la prière du nom de Jésus. Dans les moments de tentation ou de combat intérieur, invoquez simplement : « Seigneur Jésus Christ, Fils de Dieu, aie pitié de moi pécheur. » Cette prière millénaire de la tradition orientale exprime parfaitement la reconnaissance de notre besoin et l’appel au libérateur. Répétée avec foi, elle pacifie le cœur et fortifie contre la tentation.
Accompagner spirituellement et être accompagné. Partagez votre combat intérieur avec un prêtre, un accompagnateur spirituel ou un ami chrétien de confiance. Cette transparence brise l’isolement du péché et permet de recevoir encouragement, conseil, prière fraternelle. Elle manifeste concrètement que nous ne sommes pas seuls dans notre combat.
Méditer régulièrement Romains 7 en lectio divina. Prenez ce texte comme base de méditation mensuelle. Lisez-le lentement, identifiez le verset qui résonne particulièrement, ruminez-le, priez avec lui, laissez-le habiter votre cœur. Cette familiarité avec le texte paulinien ancre en vous la conscience juste de votre condition et de la grâce qui vous sauve.

Conclusion
Le cri de saint Paul, « Qui donc me délivrera de ce corps qui m’entraîne à la mort ? », traverse les siècles pour rejoindre chaque être humain honnête avec lui-même. Cette question existentielle trouve sa réponse non dans nos efforts héroïques mais dans la grâce libératrice de Jésus Christ.
La force révolutionnaire de ce message tient précisément dans ce renversement : notre faiblesse devient porte de salut, notre impuissance ouvre vers la toute-puissance divine, notre combat intérieur manifeste notre besoin du Sauveur. Loin d’être fatalisme, cette reconnaissance est libération authentique. Elle nous délivre de l’illusion orgueilleuse de l’autosuffisance, de l’épuisement des efforts stériles, de la culpabilité paralysante.
Vivre cette vérité paulinienne transforme radicalement l’existence chrétienne. La vie spirituelle n’est plus course épuisante vers une perfection inaccessible, mais accueil confiant de la grâce qui opère en nous ce que nous ne pouvons accomplir seuls. Le combat moral ne disparaît pas, mais il se déplace : de la lutte solitaire vers la collaboration avec l’Esprit, de l’effort tendu vers l’abandon confiant, du mérite vers le don.
Cette conversion du regard et du cœur porte des fruits concrets : paix intérieure malgré nos imperfections, patience envers nos lenteurs spirituelles, compassion pour les faiblesses d’autrui, fidélité joyeuse à la vie sacramentelle, espérance invincible malgré les rechutes. Le chrétien apprend progressivement à vivre dans la logique de la grâce plutôt que dans celle de la performance morale.
L’urgence de ce message pour notre époque est manifeste. Face à l’idéologie contemporaine de la toute-puissance personnelle, de l’autonomie absolue, de la construction de soi par soi-même, Paul annonce une sagesse radicalement différente : nous avons besoin d’être sauvés, libérés, transformés par une puissance qui nous dépasse. Cette dépendance n’est pas infantilisation mais vérité libératrice.
L’appel final résonne avec force : acceptez votre impuissance, accueillez la grâce, laissez-vous transformer par l’Esprit. Ne restez pas prisonniers de vos propres efforts, de vos culpabilités, de vos échecs répétés. Criez comme Paul : « Qui me délivrera ? » Et recevez la réponse dans la foi : « Grâce soit rendue à Dieu par Jésus Christ notre Seigneur ! »
Cette libération offerte n’attend que votre consentement humble et confiant. Elle s’expérimente dans la prière quotidienne, la vie sacramentelle, l’abandon progressif de toute prétention à vous sauver vous-même. Elle se manifeste par une joie paradoxale : celle de savoir qu’en nos faiblesses mêmes, la puissance de Dieu se déploie et nous conduit vers la plénitude de la vie en Christ.
Pratique
- Examinez votre cœur chaque soir en identifiant vos divisions intérieures sans jugement, simplement avec lucidité et confiance en la miséricorde divine qui renouvelle chaque jour.
- Confessez-vous mensuellement en préparant le sacrement par la lecture de Romains 7, reconnaissant votre besoin du pardon libérateur plutôt que votre capacité à vous corriger seul.
- Invoquez quotidiennement le nom de Jésus dans les moments de tentation en disant : « Seigneur Jésus Christ, aie pitié de moi pécheur, viens à mon aide. »
- Communiez chaque dimanche et davantage si possible, en conscience que cette nourriture spirituelle vous donne la force intérieure que votre volonté seule ne peut produire.
- Méditez Romains 7 mensuellement en lectio divina, laissant ce texte façonner progressivement votre compréhension de vous-même et de l’action de la grâce en votre vie.
- Partagez votre combat spirituel avec un accompagnateur ou ami chrétien de confiance, brisant ainsi l’isolement et recevant encouragement dans la foi commune.
- Abandonnez tout perfectionnisme moral en acceptant joyeusement que votre sainteté sera l’œuvre de Dieu en vous plutôt que votre production personnelle, vous libérant ainsi de l’anxiété spirituelle.
Références
Textes bibliques : Lettre de saint Paul aux Romains, chapitres 6-8 (contexte complet de la théologie paulinienne de la grâce et du péché) ; Lettre aux Galates, chapitre 5 (combat entre chair et esprit).
Pères de l’Église : Saint Augustin, Confessions (livres VII-VIII, sur la conversion et l’impuissance de la volonté) ; Saint Augustin, La Grâce et le libre arbitre (traité théologique fondamental sur la grâce).
Théologie médiévale : Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, Prima Secundae, questions 109-114 (traité sur la grâce nécessaire) ; Commentaire de l’Épître aux Romains, chapitre 7.
Spiritualité carmélitaine : Sainte Thérèse d’Avila, Le Château intérieur (particulièrement les premières demeures) ; Saint Jean de la Croix, La Nuit obscure de l’âme (sur la purification passive).
Théologie contemporaine : Hans Urs von Balthasar, La Dramatique divine (anthropologie théologique) ; Karl Rahner, Traité fondamental de la foi (sur la grâce et la liberté humaine).
Documents ecclésiaux : Concile de Trente, Décret sur la justification (1547) ; Catéchisme de l’Église catholique, paragraphes 1987-2029 (la grâce) ; Jean-Paul II, Veritatis Splendor (1993, sur la morale et la grâce).



