La captive qui bâtit une Église : charité, guérisons et conversion d’un royaume.

D’esclave à mère spirituelle d’une nation
Nino naît au début du IVe siècle. Les sources anciennes, notamment l’historien Rufin d’Aquilée, taisent son pays d’origine. Certaines traditions la disent cappadocienne, d’autres la relient à Jérusalem. Ce qui compte, c’est son arrachement brutal. Jeune chrétienne, elle est capturée lors d’un raid et vendue comme esclave. Les routes du commerce antique la conduisent en Ibérie, région montagneuse du Caucase, entre mer Noire et mer Caspienne.
Elle arrive à la cour du roi Mirian et de la reine Nana, à Mzkhéta, près de l’actuelle Tbilissi. Le royaume ibère vit sous influence perse et pratique un culte astral. Nino découvre un monde où les divinités locales régissent la vie publique. Elle pourrait se fondre dans la masse, cacher sa foi, survivre. Elle choisit l’inverse : vivre pleinement son baptême dans l’esclavage.
Sa beauté frappe la cour. Mais c’est sa charité qui la distingue. Nino soigne les malades, console les affligés, partage le peu qu’elle possède. Elle prie sans cesse, observant des temps de jeûne. Les courtisans remarquent cette vie différente. Aucune plainte ne sort de sa bouche, aucune amertume ne ternit son regard. Elle porte une croix de sarments entrelacés qu’elle aurait reçue de Marie selon la tradition géorgienne.
Un événement change tout. L’enfant de la reine Nana tombe gravement malade. Les médecins se déclarent impuissants. Les prêtres des idoles multiplient les sacrifices sans résultat. On fait venir Nino en désespoir de cause. Elle ne touche pas l’enfant, ne prononce aucune formule magique. Elle le place simplement sous sa croix et prie le Christ. L’enfant guérit instantanément.
La reine Nana veut récompenser Nino. Celle-ci refuse tout bien matériel. « Je ne veux qu’une chose : que vous connaissiez le Christ qui a sauvé votre fils. » La reine écoute, interroge, reçoit l’enseignement. Elle se convertit au christianisme. Le roi Mirian reste distant. Il observe sa femme, constate le changement, mais hésite. Les dieux ancestraux protègent le royaume depuis des générations.
Mirian part chasser dans les montagnes avec sa suite. Un brouillard épais tombe brutalement, si dense qu’on ne distingue plus rien. Les chevaux refusent d’avancer. La panique gagne le groupe. Le roi se souvient des paroles de Nino sur le Christ lumière du monde. Désespéré, il invoque ce Dieu inconnu : « Si tu existes, Dieu de Nino, dissipe ces ténèbres. » Le brouillard se déchire instantanément. Le soleil resplendit. Mirian rentre au palais, bouleversé.
Il convoque Nino. « Parle-moi de ton Dieu. » L’esclave enseigne le roi. Elle explique l’Incarnation, la Passion, la Résurrection. Mirian décide d’embrasser la foi chrétienne. Mais il veut aller plus loin : christianiser tout le royaume. Nino le guide dans cette démarche. Le roi envoie une délégation à Constantinople auprès de l’empereur Constantin. Il demande un évêque pour baptiser son peuple.
L’évêque Jean arrive d’Antioche avec des prêtres. Nino participe activement à l’évangélisation. Elle ne se contente pas de convertir l’élite. Elle parcourt les campagnes, visite les villages reculés, enseigne les femmes, forme des catéchistes. Sa connaissance du terrain, sa proximité avec les gens simples, son exemple de vie font d’elle l’apôtre idéale pour ce peuple montagnard.
Le roi fait construire une cathédrale à Mzkhéta. Un miracle accompagne l’érection de la première colonne : elle se dresse seule, sans intervention humaine, selon la tradition. Ce prodige achève de convaincre les sceptiques. Le baptême collectif du peuple ibère s’organise. Nino assiste à la naissance de l’Église géorgienne, fruit de ses prières d’esclave.
Elle se retire ensuite à Bobdé, dans les montagnes de Kakhétie. Elle y vit en ermite, poursuivant son œuvre d’évangélisation auprès des populations rurales. Une communauté se forme autour d’elle. Elle meurt paisiblement vers 338-340, au terme d’une vie qui a transformé une nation. Le roi Mirian fait édifier une cathédrale sur sa tombe.
Rufin d’Aquilée, qui écrit vers 400, rapporte ces événements dans son Histoire ecclésiastique. Il souligne le contraste saisissant : une esclave anonyme devient mère spirituelle d’un royaume. L’Église géorgienne grandit rapidement. Au VIe siècle, elle possède déjà une liturgie propre et des monastères rayonnants. Nino reste vénérée comme « égale aux apôtres », titre rarissime accordé aux femmes dans la tradition orientale.
La croix de sarments et le pilier miraculeux
Distinguons soigneusement histoire et hagiographie. Fait établi : une chrétienne a joué un rôle décisif dans la conversion de l’Ibérie au IVe siècle. Rufin le confirme, les sources géorgiennes concordent. Fait établi : le roi Mirian a demandé un évêque à Constantinople pour baptiser son peuple. Fait établi : l’Église géorgienne date de cette époque et vénère Nino comme fondatrice.
La légende enrichit ces faits de détails merveilleux. Selon la Vie géorgienne de Nino rédigée au VIIe siècle, elle aurait eu une vision de la Vierge Marie avant de partir en mission. Marie lui aurait remis une croix faite de sarments de vigne entrelacés et liés par ses propres cheveux. Cette croix accompagne Nino tout au long de sa vie. Elle sert d’instrument aux guérisons miraculeuses. Aujourd’hui encore, la croix géorgienne traditionnelle reproduit ce modèle : branches courbes descendant vers le bas.
Autre récit légendaire : le pilier vivant de Mzkhéta. Lors de la construction de la première cathédrale, sept colonnes doivent être érigées. Six se dressent sans difficulté. La septième, plus haute que les autres, résiste à tous les efforts. Les ouvriers abandonnent pour la nuit. Nino prie toute la nuit devant la colonne couchée. Au matin, le peuple découvre la colonne debout, élevée par une force invisible. Une lumière en descend, guérissant les malades présents. Cette colonne baptisée « vivante » (sveti en géorgien, d’où Svetitskhoveli, nom de la cathédrale) devient le symbole de la foi géorgienne.
Portée symbolique de ces récits : ils expriment une théologie de la faiblesse transformée en puissance. Nino ne possède rien, pas même sa liberté. Sa seule force est la croix, instrument de mort devenu source de vie. Les sarments de vigne évoquent Jean 15 : « Je suis la vigne, vous êtes les sarmeaux. » Le lien fait avec les cheveux de Marie souligne la tendresse maternelle de l’Église qui enfante par la Parole.
Le pilier qui se dresse seul dit la gratuité de la grâce. L’évangélisation n’est pas œuvre humaine, fruit de stratégies ou de moyens. Elle jaillit de la prière contemplative. Nino passe la nuit en veille spirituelle ; Dieu élève la colonne. Ce schéma traverse toute l’histoire de la sainteté : Dieu choisit les faibles pour confondre les forts (1 Co 1, 27).
Les hagiographes géorgiens ajoutent d’autres prodiges. Nino aurait retrouvé la tunique du Christ, amenée en Géorgie par un Juif de Jérusalem au Ier siècle. Cette relique serait enfouie sous la cathédrale de Svetitskhoveli. Elle aurait aussi planté sa croix de vigne qui aurait pris racine et produit des grappes miraculeuses. Ces récits, invérifiables historiquement, témoignent de la vénération populaire.
La tradition géorgienne développe aussi la dimension mariale. Nino aurait été nièce du patriarche de Jérusalem Juvénal. Élevée à Jérusalem, elle aurait rencontré une vieille femme nommée Sara qui aurait connu Marie. Cette Sara lui aurait raconté la vie de la Mère de Dieu. Nino aurait alors désiré évangéliser la Géorgie, pays que Marie elle-même aurait choisi par tirage au sort des apôtres comme sa part d’héritage selon une tradition apocryphe.
Ces embellissements ne diminuent pas la vérité historique du noyau : une femme courageuse a porté le Christ dans un royaume païen. Sa charité a ouvert les cœurs. Ses prières ont obtenu des grâces visibles. Le reste relève de la mémoire pieuse qui amplifie pour enseigner. Les légendes médiévales autour de Nino visaient à renforcer l’identité chrétienne géorgienne face aux invasions perses et arabes. Elles ont rempli leur rôle : maintenir la foi dans l’épreuve.
Aujourd’hui, l’historien retient les faits vérifiables. Le croyant accueille aussi la dimension symbolique des récits hagiographiques sans les confondre avec l’histoire. Les deux niveaux de lecture enrichissent la compréhension de Nino : femme réelle et figure spirituelle.
Quand la charité évangélise mieux que les discours
Nino ne convertit pas par l’éloquence. Elle ne débat pas avec les philosophes de la cour. Elle ne force personne. Sa seule arme est l’amour concret, quotidien, patient. Esclave, elle soigne. Prisonnière, elle console. Pauvre, elle partage. Cette cohérence entre foi professée et vie vécue interroge son entourage.
L’Évangile résonne dans son parcours : « Ce que vous avez fait au plus petit d’entre les miens, c’est à moi que vous l’avez fait » (Mt 25, 40). Nino voit le Christ dans chaque souffrant. Elle ne fait pas de prosélytisme agressif. Elle rayonne simplement la présence divine qui l’habite. Les guérisons miraculières attestent cette présence mais ne la remplacent pas. Elles confirment une sainteté déjà visible dans les gestes ordinaires.
Paul écrivait : « Quand je parlerais les langues des hommes et des anges, si je n’ai pas la charité, je suis un airain qui résonne » (1 Co 13, 1). Nino incarne cette primauté de l’amour. Elle n’a pas besoin de long discours théologique pour toucher la reine Nana. Son service désintéressé parle plus fort que tous les traités. La charité possède une force d’évangélisation que nulle rhétorique n’égale.
Cette leçon traverse les siècles. Notre témoignage chrétien passe d’abord par nos actes. Les contemporains ne liront peut-être jamais le Catéchisme, mais ils observent notre manière de vivre. Sommes-nous, comme Nino, des signes visibles de l’amour du Christ ? Notre foi change-t-elle concrètement notre rapport aux autres, spécialement aux plus fragiles ?
Nino nous enseigne aussi la patience évangélisatrice. Entre son arrivée à la cour et la conversion du royaume, des années s’écoulent. Elle ne brusque rien. Elle laisse la grâce travailler les cœurs. Elle respecte la liberté de chacun. Cette patience spirituelle contraste avec notre époque de résultats immédiats. Semer la foi réclame du temps, de la constance, de l’humilité.
Image concrète : pensons à un jardin. Nino est la jardinière qui arrose patiemment, enlève les mauvaises herbes, protège les jeunes pousses. Elle ne fait pas pousser les plantes par la force. Elle crée les conditions favorables : prière, charité, exemple. Dieu seul donne la croissance (1 Co 3, 7). Notre rôle est de cultiver le terrain des cœurs avec amour et persévérance.
Prière
Seigneur Jésus-Christ,
Tu as choisi sainte Nino, femme esclave et sans pouvoir,
Pour apporter la lumière de l’Évangile au royaume de Géorgie.
Par son témoignage humble et sa charité rayonnante,
Elle a converti un roi, une reine et tout un peuple.
Donne-nous la grâce de suivre son exemple.
Accorde-nous de vivre notre foi avec cohérence,
Que nos actes parlent plus fort que nos paroles,
Que notre amour concret pour les plus petits
Devienne le signe visible de ta présence parmi nous.
Fortifie-nous dans l’épreuve comme tu as fortifié Nino.
Qu’aucune captivité, physique ou morale,
Ne nous empêche de rayonner ta joie et ton espérance.
Que notre prière devienne source de guérison
Pour ceux qui souffrent dans leur corps ou leur âme.
Apprends-nous la patience évangélisatrice de Nino.
Qu’on ne cherche pas les résultats immédiats,
Mais qu’on sème avec fidélité, jour après jour,
Les germes du Royaume dans notre entourage,
Faisant confiance à ton Esprit pour la croissance.
Par l’intercession de sainte Nino, égale aux apôtres,
Bénis l’Église de Géorgie et toutes les Églises d’Orient.
Fortifie les chrétiens persécutés,
Soutiens les missionnaires qui annoncent ton Nom,
Ravive en nous le zèle pour ton Évangile.
Que la croix de sarments de Nino nous rappelle
Que tu es la vraie vigne et nous les sarments,
Que séparés de toi nous ne pouvons rien,
Mais qu’unis à toi nous portons du fruit en abondance.
Amen.
À vivre
- Accomplir un service concret pour une personne en difficulté sans attendre de reconnaissance : visite à un malade, aide matérielle à un voisin, écoute prolongée d’un proche isolé.
- Prier 15 minutes pour une personne éloignée de la foi, en demandant au Seigneur de toucher son cœur par la charité des chrétiens qu’elle rencontre.
- Examiner notre cohérence : dans quelle mesure mes actes quotidiens reflètent-ils ma foi ? Où puis-je améliorer l’alignement entre ce que je crois et ce que je vis ?
Pèlerinages géorgiens et rayonnement oriental
La Géorgie honore sainte Nino comme sa patronne et fondatrice spirituelle. Son tombeau se trouve dans la cathédrale de Bodbe, construite au IVe siècle sur le lieu de sa mort. Ce sanctuaire, situé dans la région viticole de Kakhétie, attire des milliers de pèlerins chaque année. Une source miraculeuse jaillit au pied de la colline, réputée pour ses vertus curatives. Les fidèles y descendent par un long escalier de bois pour se recueillir et puiser l’eau bénite.
La cathédrale de Svetitskhoveli à Mzkhéta reste le cœur spirituel de la Géorgie. Classée au patrimoine mondial de l’UNESCO, elle abrite selon la tradition la tunique du Christ et le pilier miraculeux érigé par Nino. Les fresques médiévales racontent sa vie sur les murs du sanctuaire. Chaque patriarche géorgien y est intronisé depuis le VIe siècle. Les grandes fêtes liturgiques y rassemblent le peuple chrétien de Géorgie.
Un petit oratoire près de Svetitskhoveli marque l’endroit où Nino priait. Reconstructed plusieurs fois, il témoigne de la mémoire vivante du baptême national géorgien. Les couples viennent y demander la bénédiction de Nino avant leur mariage. Les mères y amènent leurs enfants malades, perpétuant la tradition des guérisons obtenues par son intercession.
L’iconographie géorgienne représente Nino tenant sa croix de sarments. Vêtue en simple tunique, sans ornements royaux, elle incarne l’humilité missionnaire. Certaines icônes la montrent enseignant le roi Mirian et la reine Nana. D’autres la dépeignent en prière devant le pilier de Svetitskhoveli. Les artistes insistent sur son regard doux et sa posture accueillante, reflet de sa charité légendaire.
Le monastère de Samtavro, également à Mzkhéta, conserve une partie de ses reliques. Le roi Mirian et la reine Nana y sont enterrés. Ce lieu illustre le lien indéfectible entre la sainte et les souverains qu’elle a convertis. Une vigne plantée dans le jardin du monastère passerait pour descendante de celle dont Nino fit sa croix.
En Occident, le culte de sainte Nino reste discret mais non inexistant. L’Église catholique la mentionne au martyrologe romain le 14 janvier. Quelques paroisses lui sont dédiées, notamment en France où des communautés géorgiennes immigrées perpétuent sa dévotion. La congrégation des Sœurs de Sainte-Chrétienne, fondée au XIXe siècle dans le diocèse de Reims, porte son nom français et se consacre à l’éducation et au soin des malades, prolongeant sa mission charitable.
La littérature hagiographique géorgienne consacre à Nino une place centrale. La Vie de sainte Nino, rédigée en géorgien au VIIe siècle, constitue l’un des plus anciens textes de la littérature géorgienne. Elle a été traduite en grec, arménien, arabe, slave, témoignant de son rayonnement dans tout l’Orient chrétien. Les poètes géorgiens médiévaux l’ont célébrée en vers, la comparant tantôt à Marie-Madeleine, tantôt à Marie mère du Christ.
Le chant liturgique géorgien, polyphonique et d’une beauté saisissante, comprend plusieurs hymnes à sainte Nino. Ces mélodies anciennes, transmises oralement pendant des siècles, résonnent encore dans les monastères de montagne. Elles évoquent sa douceur, son courage, sa foi inébranlable. Les pèlerins les entonnent en marchant vers Bodbe ou Svetitskhoveli.
La fête de sainte Nino le 14 janvier (27 janvier selon l’ancien calendrier julien encore utilisé par l’Église orthodoxe géorgienne) donne lieu à de grandes célébrations. Le patriarche préside la divine liturgie à Svetitskhoveli. Les fidèles jeûnent la veille, se confessent, communient en grand nombre. Des processions parcourent les rues de Mzkhéta avec icônes et reliques. Les danses traditionnelles géorgiennes animent les places publiques. La nation entière honore celle qui lui a apporté le Christ.
Liturgie
- Lectures : 1 Corinthiens 1, 26-31 (Dieu choisit les faibles) ; Matthieu 25, 31-40 (J’étais captif et vous m’avez visité)
- Psaume : Psaume 117 (116) – « Allez dans le monde entier, proclamez l’Évangile »
- Chant d’ouverture : « Peuple de l’Alliance » ou hymne à sainte Nino de la tradition géorgienne
- Préface : Des saints missionnaires
- Chant de communion : « Pain de vie » ou « Nous sommes le corps du Christ »
- Prière universelle : Pour les missionnaires, les Églises d’Orient, la conversion des cœurs, les captifs et prisonniers


